dimanche 6 octobre 2019

Haruki Murakami, bientôt le Nobel?

Bien malin qui pourrait le dire. On saura jeudi. Un site de paris le place en quatrième position sur la liste des prétendants - mais c'est loin d'être la première fois. En attendant, une nouveauté vient de paraître - Profession romancier - en même temps qu'un roman en deux volumes et une conversation avec un grand chef d'orchestre arrivent au format de poche, chez 10/18. Retour sur ces presque 1.500 pages traduites, pour le roman, du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Ooono et, pour les considérations musicales, de l'anglais par Renaud Temperini.

Moins un tableau affiche l’évidence, plus il intrigue et approche d’une vérité cachée. C’est l’un des axes sur lequel court, en deux volumes, le roman de Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur. Le narrateur est un peintre spécialisé dans le portrait et vit confortablement des commandes passées par des personnes aisées. Mais sa vie change quand son épouse, dont il n’avait pas mesuré la volonté de changement, envisage une séparation. Après quelque temps d’errance au volant de sa voiture, il se pose dans la maison d’un vieux peintre célèbre, Tomohiko Amada, installé dans une résidence médicalisée où, très affaibli, il termine sa vie. Le fils de celui-ci, Masahiko Amada, un ami du personnage principal, la lui prête contre un loyer dérisoire, surtout pour qu’elle ne reste pas inoccupée.
C’est là, au sommet d’une montagne, dans une demeure dédiée depuis longtemps à la création artistique solitaire et avec le soutien de cours qu’il donne à des enfants comme à des adultes de la ville la plus proche, que le portraitiste recommence à travailler. Il ne voulait plus prendre de commandes, il revient cependant sur sa décision pour répondre au désir d’un voisin agréable et prévenant, Wataru Menshiki, riche au point de proposer, pour le travail, une somme à laquelle il est difficile de résister. L’occasion est offerte, par la liberté que Menshiki l’autorise à prendre par rapport à son style habituel, d’expérimenter une forme inédite et d’explorer une voie nouvelle.
A travers ce portrait atypique, augmenté de celui d’une jeune adolescente à laquelle Menshiki croit être lié ainsi que d’un troisième, représentant un homme mystérieux croisé pendant son errance, le peintre cherche et croit trouver le moyen d’exprimer le plus intime d’une personnalité. Une quatrième toile, très différente, reproduit un lieu proche de la maison du peintre, une fosse qu’il a découverte en compagnie de son voisin grâce au son d’une clochette qui semblait en provenir. Etrange endroit après l'ouverture duquel « d’inexplicables événements s’étaient mis à se produire, l’un après l’autre. Ou bien, tout avait peut-être commencé lorsque j’avais découvert, dans le grenier, Le Meurtre du Commandeur et que je l’avais sorti de son emballage. »
Une autre toile encore, peinte à l’évidence par Tomohiko Amada, peut-être inspirée par un épisode de sa vie à Vienne avant la Seconde Guerre mondiale. Elle montre l’assassinat de celui qui, sous la forme d’un petit homme habillé comme le Commandeur et pas plus haut que soixante centimètres, apparaît dès lors devant le narrateur. Le Commandeur pratique une langue curieuse, pas toujours intelligible immédiatement et pleine d’énigmes destinées à se résoudre d’elles-mêmes à condition d’accepter quelques règles.
Une dimension fantastique double le réel comme pour lui ajouter une couche de sens, mais aussi pour en rendre la perception plus floue : « dans notre vie, il est fréquent de ne pas pouvoir discerner la frontière entre le réel et l’irréel. Et il me semble que cette frontière est toujours mouvante. Comme une frontière entre deux pays qui se déplacerait à son gré selon l’humeur du jour. Il faut faire très attention à ces mouvements. Sinon, on finit par ne plus savoir de quel côté on se trouve. »
De quel côté nous sommes, on ne le sait pas toujours dans Le Meurtre du Commandeur. Bien souvent, des deux côtés à la fois, superposés, confondus avec l’Idée du premier volume et la Métaphore du second. Chaque sous-titre introduit, majuscule comprise, une de ces notions : « Une Idée apparaît » et « La Métaphore se déplace ». L’Idée s’est d’abord concrétisée dans le Commandeur – elle prendra un autre sens à la fin du roman, rejoignant la Métaphore qui, avec minuscule cette fois, trouve sa place dans le glissement d’une signification vers une autre : « dans tout phénomène et dans toute chose, une bonne métaphore est à même de faire surgir une voie de possibilités cachées, de nous la montrer. De la même façon qu’un bon poète, avec sa propre vision, est à même de nous révéler une autre scène, nouvelle et différente. Et il va sans dire que la plus belle des métaphores fera le plus beau des poèmes. »
La coexistence de plusieurs mondes dont l’un n’est pas moins authentique que l’autre est un thème récurrent chez Haruki Murakami. On se souvient de la deuxième Lune de 1Q84, manifestation visuelle puissante de la dualité dans laquelle nous vivons tous, souvent sans le savoir. Le romancier japonais nous ouvre les yeux sur la part inconnue d’un environnement plus complexe qu’il le semblait. Il n’en épuise pas le mystère mais en approche le cœur jusqu’à faire douter de la raison sur laquelle nous fondions notre existence. A ébranler ainsi quelques certitudes, il offre l’exaltante possibilité d’envisager l’existence autrement, d’y tracer des chemins fascinants en compagnie de personnages qui deviennent des guides partageant l’inquiétude d’un lecteur plongé dans leur aventure.

A la sortie de 1Q84, les lecteurs étaient devenus mélomanes en se précipitant sur le Sinfonietta de Leos Janacek. L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage épousait le rythme d’une œuvre de Franz Liszt. Le narrateur du Meurtre du Commandeur défend une thèse selon laquelle il est important, pour certains disques, d’avoir à les retourner, face A, face B. Et l’on sait Murakami amateur de jazz. Dans De la musique, ses conversations avec le chef d’orchestre Seiji Ozawa sont la rencontre de deux manières différentes de s’intéresser à la même chose. Murakami en dilettante éclairé, Ozawa en professionnel averti.
Du coup, il y a de quoi satisfaire tous les publics (sauf, bien entendu, celui qui serait totalement réfractaire à cet art). L’écrivain prévient : « Au fil de nos conversations, certains de mes commentaires ont sans doute pu paraître amateurs, voire insultants ». Mais, ajoute-t-il, « Ozawa n’est pas du genre à se laisser atteindre par ces choses-là. » Le musicien dira d’ailleurs : « j’aime bien parler musique avec vous, parce que vous avez une tout autre perspective que la mienne. »
Le plus souvent, ils partent de l’écoute d’un enregistrement, puis d’un autre, pour comparer différentes interprétations et saisir leurs principales caractéristiques. Comprendre comment la musique vit, vibre et touche au cœur, c’est au fond le but ultime de leurs échanges. Et ceux-ci l’atteignent puisque, le livre refermé, on n’a rien de plus pressé que de réécouter Glenn Gould ou… Seiji Ozawa.

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