mercredi 24 juin 2020

Les secrets de l’après-guerre selon Michael Ondaatje


Il a fallu attendre sept ans depuis La table des autres, le précédent roman de Michael Ondaatje, mais la première phrase d’Ombres sur la Tamise donne envie de s’y remettre toutes affaires cessantes : « En 1945, nos parents partirent en nous laissant aux soins de deux hommes qui étaient peut-être des criminels. »
On ne sera pas déçu. Avec en arrière-plan, sous forme d’esquisse sans insister, une ville de Londres en partie écroulée, un frère et une sœur font connaissance avec les marges d’une société qui, en des temps troublés, a singulièrement élargi l’espace disponible pour des aventuriers peu regardants sur la morale. Nathaniel, le narrateur de quatorze ans, et Rachel, presque seize, sont abandonnés par un père nommé à de hautes fonctions en Asie et une mère qui, en bonne épouse, embarque peu après son mari pour le rejoindre. Les deux hommes inquiétants de la première phrase sont surtout connus par leurs surnoms, ce qui n’est pas bon signe : « le Papillon de nuit », locataire dans la maison familiale, fait office de tuteur, « le Dard de Pimlico », ancien boxeur, complète bientôt la paire.
Avec des audaces d’adolescents prêts à tout et des craintes d’enfants manquant de repères, Nathaniel et Rachel se retrouvent tout naturellement là où les deux hommes les conduisent, par exemple dans un trafic de chiens sur le réseau serré des voies navigables autour de Londres. Mais Nathaniel, qui raconte, ne voit des événements que ce qu’on veut bien lui montrer. La partie immergée de l’iceberg est immense, il lui faudra du temps avant de le comprendre. « Nous avons connu une époque où des événements en apparence très lointains se déroulaient en réalité à deux pas de chez nous », dira-t-il plus tard avec le sentiment d’avoir été amputé de plusieurs années : « J’avais perdu ma jeunesse. »
En fouillant des documents auxquels il n’a en principe pas accès, il reconstituera une partie du puzzle. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’il avait imaginé. Roman de l’absence et des failles, Ombres sur la Tamise (traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné) évoque une atmosphère à la Modiano qui aurait pu écrire : « Mais peut-être étais-je le seul à me souvenir de cette époque, de ces vies. » Sinon que Michael Ondaatje en fait un livre bien à lui, solide et fluide à la fois.

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