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vendredi 24 juillet 2015

70 ans de Série noire 1970-1974

La nouvelle génération d'auteurs français de polars débarque à la Série noire. Dans cette tranche de cinq ans, voici donc Jean-Patrick Manchette, Jean Vautrin et A.D.G. Rien que cela...

Clifton Adams, Du rif pour le shérif (n° 1330, 1970)
Barstow était allongé sous le jujubier depuis deux jours quand Morrasey le découvrit. Pendant quarante-huit heures, Barstow n'avait cessé de prier fiévreusement pour que quelqu'un, n'importe qui, passe par là et l'aperçoive. Il savait qu'il avait la jambe cassée, et que la gangrène s'y était déjà mise. Il était brûlant de fièvre et il se rendait compte qu'il n'avait pratiquement aucun espoir de survivre un jour de plus si on ne venait pas le secourir. Jamais il n'avait autant souhaité voir un visage humain, entendre une voix humaine... Mais il n'avait pas prévu quelqu'un comme Morrasey.
Même de loin, Morrasey avait quelque chose de sinistre. Il apparut brusquement au sommet d'une dune, à quelques centaines de mètres de là. Barstow l'appela d'une voix éraillée. Morrasey resta planté sur sa colline de sable comme un épouvantail dégingandé. Barstow cria plus fort :
— A l'aide, par pitié!
Le type resta immobile. Il avait sûrement aperçu Barstow et il avait dû se rendre compte que celui-ci se trouvait bien mal en point, mais plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il se décide à bouger. Il descendit la dune du pas lent et régulier des laboureurs, disparut dans le lit desséché d'un arroyo, et réapparut beaucoup plus près. Le sentiment d'euphorie qui avait submergé Barstow se dissipa d'un coup.

Jean-Patrick Manchette, L'affaire N'Gustro (n° 1407, 1971)
Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Butron fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots.
La nuit est assez avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée du port de Rouen.
Butron a terminé. Il se lisse la moustache et arrête le magnétophone. Il rembobine l’enregistrement. Il a l’intention de l’écouter. Sa propre vie le fascine.
La poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. La porte ne s’ouvre pas aussitôt parce que la serrure est fermée. Butron hoquette. Il n’y a aucune issue au bureau, que cette porte. Il aurait dû s’installer dans une autre pièce. Il est trop tard pour y penser. Quelqu’un envoie un coup de talon dans la porte, à la hauteur de la serrure ; ça casse, c’est ouvert. Butron essaie niaisement de s’incorporer au mur opposé. Il veut y enfoncer son dos. Ses mains griffent le papier à fleurettes, ses ongles pénètrent le plâtre qu’ils éraflent, ils se cassent.

Donald MacKenzie, Dormez, pigeons... (n° 1481, 1972)
C’était la fin d’une de ces tristes journées qui séparent Noël du Jour de l’An. Une espèce de neige fondue tombait depuis le matin et, dans King’s Road devenue un torrent de boue, les nombreuses voitures éclaboussaient les passants moroses. Depuis six heures, je regardais la télévision avec Sophie. J’avais baissé le son qui n’était plus qu’un murmure, et éteint la lumière du living. La neige tourbillonnait autour de la centrale électrique éclairée sur l’autre berge du fleuve. De temps en temps, le faible gémissement d’une sirène de remorqueur pénétrait dans la pièce. Nous étions chauffés par un radiateur électrique en forme de bûche et nous avions une illusion de bien-être. Une illusion, rien de plus, car un appartement de deux pièces n’a rien d’idéal pour vivre paisiblement avec une petite fille de sept ans. Mais c’est à peine si je me rappelais avoir vécu autrement. La mère de Sophie avait été entraîneuse aux Downtown Follies. Le mariage qui avait suivi son examen de grossesse positif fut une grossière erreur pour nous deux. Nous nous séparâmes exactement quatorze heures plus tard et je ne la revis plus jusqu’au jour où elle débarqua chez moi dans une voiture de location, près de deux ans après, pour me fourrer dans les bras une petite fille aux couches mouillées, en m’informant d’un ton vachard que je devais assumer mes responsabilités. Sur quoi, elle disparut dans la nuit. Quarante minutes plus tard, elle partait pour l’Australie avec un représentant en pompes à eau. Et personne n’a plus jamais eu de ses nouvelles.

Jean Vautrin, A bulletins rouges (n° 1611, 1973)
C’est pas difficile, ils l’ont ratée, leur ville moderne. Et toute leur grande ceinture parisienne idem. On est bien placés pour en parler. On y habite. C’est pas en plantant des conifères sur les toits des achélèmes à onze étages d’altitude qu’on arrange le coup. Ils nous feront quand même pas prendre des thuyas pour la forêt vosgienne.
Tout se ressemble. Toujours la même rengaine. Un balcon pour faire sécher les couches des mômes. Un living meublé en suédois deuxième choix. La télé pour nous asphyxier. Une plante caoutchouc pour ne pas devenir dingue. Et des rues.
Larges, longues, droites. Rien qu’à nous, la plupart du temps. Elle n’est pas tout à fait finie, leur cité merveille. Dans les derniers chantiers se dressent encore des grues. Plus loin, déjà réconfortants, des panneaux jalonnent les avenues coupées à angle droit. Ils ont le culot d’afficher amicalement : Ici, on en est aux fleurs. Total, les pâquerettes ne sont pas encore certaines de s’acclimater à la terre rapportée des plates-bandes, qu’il y a déjà 80 000 lapins dans les clapiers à loyers modérés. Ils viennent de partout. Des Causses, d’Algérie, de la Martinique, du Mali et même de Belleville. Mais qu’ils soient noirs, jaunes ou rouges, ils partent tôt le matin et reviennent seulement le soir pour dormir.

A.D.G., Notre frère qui êtes odieux... (n° 1662, 1974)
Simon était étendu à côté de la grosse putain, à peine repu. Jusqu’à un certain point, il n’avait guère confiance dans les femmes et on pouvait le comprendre. Depuis l’histoire de ce vieux Samson pourri avec sa gueule de raie et sa conne la mère Dalila qui profite de son sommeil pour lui chouraver son Colt ou quelque chose comme ça, qu’après ce vieux de con de père Samson, au lieu de s’argougner une chouette pépète à camembert Thompson ou un P. M. Uzi comme le mec sérieux qui connaît son boulot, il dessoude les affreux à coups de mâchoire d’âne, vous parlez d’un drôle d’outil, depuis donc l’histoire de ce vieux cave pourri, Simon craignait de pas pouvoir être totalement en confiance avec les grognasses et on verra qu’il avait bien raison.
— Tu veux une sèche ?
— Hon !
Comme ça elle causait, cette morue, le doulos St Pierre lui aurait – ce qu’à Dieu ne plaise, nom de nom ! – proposé illico la botte ou le Paradis, elle aurait répondu :
— Hon !
Simon pouvait en déduire que les bonnes femmes, ça a pas de conversation pour tout dire, ou alors que leur conversation – il pensait ça, mais jamais il avait pu en écouter de vraies conversations de bonnes femmes – ça se réduit à des machins et à des trucs sur la mode ou sur les entrailles, les ovaires pour tout dire et qu’en définitive, elles auraient bien mieux fait de fermer leur gueule, personne y aurait perdu.

mercredi 17 juin 2015

La perspective Vautrin

Jean Vautrin, que décidément je ne me résous pas à abandonner si vite, c'était une manière de voir la vie et les gens. Son regard et son écriture, en partie commune avec Dan Franck pour les aventures de Boro, ont suscité chez moi, au fil des années, quelques articles dont voici, parmi ceux que j'ai retrouvés dans les archives, les principaux.

Un grand pas vers le Bon Dieu est un roman ample et touffu, aux rebondissements multiples, à l’écriture singulière. Bref, un livre inclassable, à moins de suivre Jean Vautrin dans sa définition du roman « aventureux » où il lui plairait de voir rangé son nouveau roman.
De Billy-ze-Kick à La Vie Ripolin, la langue de Vautrin a toujours traîné assez loin d’un français classique et policé :
— J’adore une expression d’argot qui dit qu’un poivrot « creuse un verre ». Moi, j’ai envie de creuser les mots. Donc mon écriture est très large, pléthorique, et, dans tous mes livres, les mots ont parfaitement le temps et le droit de faire la pirouette.
Au cours de ses voyages, Jean Vautrin s’est intéressé à la Louisiane et au cajun qu’on y parle :
— Le français y est archaïque, il y a une démarche de défense de la langue française, mais qui n’empêche pas la présence de mots anglais, par capillarité. Je me suis dit : « Voilà un fantastique creuset pour toi ! »
Dans ce torrent de mots apparaissent rapidement les personnages principaux, paysans et bandits…
— Puisqu’on est à la campagne et que j’ai situé ça près du Texas, ces paysans ressemblent à des personnages de westerns. Il y a les broncos, les chevaux sauvages. Il y a les gens qui se battent en duel, il y a des shérifs, il y a des bandits, et des chasseurs de primes aussi, bien sûr.
Situons le point de départ en deux mots – ce qui est bien peu. Edius Raquin, très attaché à sa terre, a épousé Bazelle il y a dix-huit ans. Leur fille Azeline est très belle… Et le bon temps roulait. Jusqu’au jour où arrive à la ferme le bandit Farouche Ferraille Crowley, blessé mais beau aux yeux d’Azeline, et sûr à ceux d’Edius. Voilà un mariage en perspective, sous le regard de Palestine Northwood, un chasseur de primes qui a attaché ses pas à ceux de Ferraille. La fête commence, la fête est finie, une autre histoire prend naissance…
— J’ai voulu qu’il y ait aussi cet autre itinéraire, de la campagne à la ville, et que cela se joue sur plusieurs générations. En outre, la musique est là, sous-jacente, qui débute en country et qui va elle aussi vers la ville, vers le jazz.
Pour goûter ces réjouissances langagières et aventureuses, il suffit de s’y laisser aller. Le rythme du roman fait le reste. Les personnages ont une telle manière de traiter sur le même pied leur vie quotidienne et les valeurs éternelles qu’on se sent, avec eux, dans le partage du monde. Ambitieux, Jean Vautrin est allé jusqu’au bout de ce qu’il voulait réaliser, avec la sérénité d’un artisan qui se sait en pleine possession de ses moyens. Quand il parle maintenant, avec un peu de recul, d’Un grand pas vers le Bon Dieu, il le fait avec un plaisir gourmand :
— Je voulais renouer avec une grande tradition tout à fait perdue en France, qui va de Marquez à Irving en passant par Conrad – je les cite volontairement en vrac, en mélangeant les valeurs –, avec de grands romans où le temps passe, où on assume une multitude de personnages, où on peut se situer dans un quotidien terre à terre, presque folklorique, et puis fiche le camp à des hauteurs… et devenir brusquement lyrique, employer un langage qui n’est pas tout à fait de la prose…

Le temps des cerises (Franck & Vautrin, 1991)
Souvenez-vous : il y a quatre ans, un nouveau héros de feuilleton naissait sous une plume tenue à la fois par Dan Franck et Jean Vautrin – en réalité, on n’arrête pas le progrès, plutôt sous les touches de leur Macintosh, avec échange de disquettes pour se communiquer les versions successives du texte. Un héros séducteur jusque dans son défaut physique : une jambe raide qu’il attribue, selon les interlocuteurs, à différents hauts faits de sa vie aventureuse. Hongrois, Blèmia Borowicz, dit « Boro », a connu la gloire en 1933, quand il a photographié « le chancelier Hitler la main sur la croupe d’Eva Braun ». Depuis, il a fait son chemin, fondant avec deux amis une agence de presse qui fournit les journaux du monde entier en clichés sensationnels.
L’actualité du temps qui passe leur procure, il est vrai, un matériau de choix. Surtout si on choisit, comme l’ont fait les créateurs du personnage, de remonter le temps à petits bonds : Le Temps des cerises, deuxième volume d’un cycle qui devrait en compter cinq et nous conduire jusqu’en 1956, plonge dans l’époque du Front populaire et des débuts de la guerre d’Espagne. En France, des clans fermement campés sur leurs positions s’affrontent dans l’ombre, et parfois même dans la rue. La belle Ashton-Martin de Boro subit la loi des casseurs et, aux galeries Lafayette, il se passe toujours quelque chose. De mystérieux flacons de parfum « Rouge Sang », qui se révèlent contenir de l’acide, mettent Boro sur la piste d’un trafic d’armes qui le conduit en Italie. L’internationale fasciste possède ses réseaux, que notre reporter-photographe, fidèle au moins autant à son sens de la justice qu’à son goût du scoop, suivra jusqu’à connaître même l’humiliation de devoir « planquer » dans une maison de passe italienne pour démonter tous les rouages de ce trafic. Humiliation, c’est une manière de parler, car en fait, il aime plutôt ça, Boro. Les dames appartiennent à sa vie quotidienne comme la photographie. Il n’est pas cynique, il serait même plutôt généreux, mais il ne cesse de tomber amoureux, d’un visage, d’une peau, d’une pose… quand ce n’est pas de la fraîcheur de Liselotte, dix-sept ans, embarquée bien malgré elle dans une aventure où elle n’avait rien à faire. Entre ses études de droit et son emploi de vendeuse aux… galeries Lafayette (vous l’aviez deviné !), elle devient un témoin gênant qu’il faut éliminer. Devant elle, Boro se comporte en père – elle vient de perdre le sien suite à un accident minier, dans le Nord – plutôt qu’en amant. Avec, néanmoins, quelque dépit de se comporter de la sorte. Elle est mignonne, Liselotte. Mais elle sera pour quelqu’un d’autre…
Simple, pour respecter la règle du feuilleton qui permet au lecteur de ne pas se poser trop de questions sur le pourquoi et le comment des réactions des personnages, Boro n’est cependant pas simpliste. Et comme Franck et Vautrin n’ont pas oublié non plus qu’ils étaient écrivains – pas seulement des tâcherons qui tirent à la ligne pour remplir leur contrat –, on se régale sur tous les plans : le scénario est parfaitement au point, la documentation est précise sans être envahissante, et l’ensemble du récit est tenu par un style réjouissant qui aide à traverser, l’œil rivé sur le viseur du vieux Leica de Boro, les temps de troubles dont la dimension est véritablement romanesque.

Courage, chacun (1992)
Jean Vautrin aime les gens et ne s’en cache pas. Il leur invente des histoires. Un visage, une attitude, et le voilà qui démarre au quart de tour : « C’était. C’était banal comme une bougie éteinte. Un homme penché sur une femme. Un couple arrêté non loin du parapet d’un pont. » C’est le début de la nouvelle la plus courte de son recueil : Courage, chacun, en regroupe neuf, neuf doux délires qui parfois basculent dans « Ma Haine mortelle », parce qu’ainsi va la vie et qu’il ne faut pas toujours se laisser manipuler par les autres.
Jean Vautrin aime les gens et le leur dit à sa manière. Une manière bourrue, histoire de ne pas pleurer avec les autres mais de les engager au contraire à résister quand quelque chose vous fait mal, quand on croit que tout va bientôt s’arrêter. Il arrive que cela s’arrête, d’ailleurs : il ne faut pas imaginer que les choses durent éternellement.
Jean Vautrin aime les gens et ne se contente pas des romans pour les raconter. Animateur de la collection de nouvelles où il publie ce recueil, il reste le défenseur d’un genre auquel on se demande pourquoi le public ne fait pas davantage confiance. Alors que les nouvelles, et celles de Vautrin en particulier, permettent de multiplier les rencontres, d’avoir en kaléidoscope une vision de notre monde, entrevu parfois sous des angles tout à fait inattendus.
Jean Vautrin aime les gens, il serait juste que les gens le lui rendent en restant ou en devenant ses lecteurs.

Les noces de Guernica (Franck & Vautrin, 1994)
Il nous a déjà entraînés dans quelques aventures hautes en couleur, ce reporter-photographe à la jambe folle (une seule jambe, heureusement, abîmée après une histoire dont les versions diffèrent selon les interlocuteurs auxquels il la raconte). Boro, dans La Dame de Berlin, photographiait Hitler avant son grand avènement, dans une position compromettante. Dans Le Temps des cerises, il démontait la conjuration de la Cagoule et, déjà, donnait un coup de main aux Espagnols, côté République.
Car voici l’Espagne en plein, et même en pleine guerre, dans Les Noces de Guernica, troisième épisode des aventures de Boro dont Dan Franck et Jean Vautrin nous régalent depuis 1987. Le photographe boiteux et néanmoins talentueux a été fait prisonnier et se retrouve dans une sorte de nid d’aigle dont il paraît difficile de sortir autrement qu’en subissant l’envol final, celui qui précipite les corps des condamnés sur les rochers, beaucoup plus bas.
L’essentiel du roman nous entretiendra de cela : de cette détention qui prendra des aspects bien particuliers, dont il convient de ne pas trop parler ici pour laisser fonctionner l’effet de surprise. Disons seulement que la très belle Solana a bien des arguments pour troubler Boro, homme destiné à tomber d’un amour dans l’autre, comme à répétition. Car, tandis que Boro se morfond dans sa cellule avec un petit espoir d’en sortir (et, dans la cellule d’à côté, devinez qui on trouve ? Arthur Koestler !), sa cousine, la très belle, elle aussi, Maryika, amour de jeunesse dont il reste plus que des traces dans les sentiments partagés entre ces deux personnages, remue ciel et terre pour retrouver l’homme de sa vie…
Documentées comme seuls les meilleurs romans historiques le sont, Les Noces de Guernica nous emportent une fois encore dans des aventures à n’en plus finir, avec, d’ailleurs, la promesse, reçue avec plaisir, d’épisodes suivants, dès avant le traditionnel « À suivre » qui clôt l’épisode. Quelques allusions sont faites déjà, en effet, à ce qui se produira ensuite, au cours de la seconde guerre mondiale, dans le maquis du Vercors. Il ne faut même pas demander le programme, il nous est offert, et on est heureux de prendre rendez-vous.
En attendant cette suite, les cinq cent et quelques pages que voici méritent bien d’être placées sous les yeux gourmands. Elles ont tout pour séduire les amateurs de grands destins conjugués sur le ton du feuilleton.
On retrouve, comme dans tout feuilleton qui se respecte, des personnages déjà rencontrés précédemment, mais les auteurs ont soin de résumer leur parcours, à l’intention des lecteurs qui prendraient le train en marche. De sorte que chacun, familier ou non de la série en cours, peut trouver ici de quoi titiller son imagination, sur plusieurs registres qui vont de l’histoire au roman d’amour, sans négliger un engagement politique qui n’hésite pas à se faire du bon côté…

Mademoiselle Chat (Franck & Vautrin, 1996)
En 1987, Dan Franck et Jean Vautrin, qui avaient déjà derrière eux et poursuivent depuis une œuvre personnelle de romancier, se lançaient dans l’écriture à quatre mains, imaginant un personnage de reporter-photographe boiteux mais très séduisant, originaire de Hongrie et, à partir du début des années trente, présent sur tous les terrains de l’actualité européenne. La dame de Berlin avait ouvert le bal, puis avaient enchaîné Le temps des cerises et Les noces de Guernica. Voici le quatrième volume de ce feuilleton de notre temps, Mademoiselle Chat, toujours aussi plaisant, plein de rebondissements, d’humour, écrit d’une plume très sûre et pas du tout à la va-comme-je-te-pousse. Autant dire qu’on ne se lasse pas de retrouver Boro, de loin en loin, dans sa traversée de l’histoire contemporaine.
La Seconde Guerre mondiale se prépare, mais tout le monde ne le sait pas encore. Même Boro, comme fatigué de l’actualité après la guerre d’Espagne, est allé s’égarer en Inde pour un reportage exclusif qui ne donnera pas vraiment de résultats, sinon par la bande : il a eu accès, par hasard, à un des secrets les mieux gardés de l’Allemagne, le système de codage Enigma.
« Au début, nous avons une idée qui tient en un demi-feuillet », explique Dan Franck (tout seul ce jour-là mais il nous avait averti : Je fais très bien Franck & Vautrin tout seul, comme Jean, d’ailleurs). « Sur cette idée de base, l’un des deux se lance. Quand il est fatigué, il passe le manuscrit à l’autre, qui réécrit un peu le texte et continue. Ainsi de suite jusqu’à obtenir un gros roman dans lequel chacun essaie d’étonner son premier lecteur – l’autre auteur. »
Depuis le début de ce grand feuilleton, la technique de travail n’a pas vraiment varié, mais des habitudes se sont prises, qui aident à obtenir un résultat plus cohérent. Car Dan Franck et Jean Vautrin n’ont pas vraiment, dans leurs propres ouvrages, le même type d’écriture, et il faut bien que se crée un style « Franck & Vautrin », quelque part entre les deux. « Au début, on essayait de s’imposer une sorte d’écriture blanche, mais c’était impossible. Il fallait repasser sur chaque chapitre. Encore maintenant, mais il y a moins de travail d’unification. On a trouvé un style. En raison de cela, je crois que ce quatrième volume est un bon Boro. »
Impression confirmée par la lecture, agrémentée de clins d’œil plus ou moins discrets, comme une rencontre avec d’autres personnages romanesques, Léa Delmas et François Tavernier (les héros de La bicyclette bleue, de Régine Deforges), ou le fait de croiser sans cesse, d’une aventure à l’autre, un André Malraux dont Boro oublie toujours le nom.
Et puis, bien entendu, il y a les péripéties elles-mêmes, enlevées en chapitres brefs au cours desquels la tension ne se relâche jamais, si bien qu’on galope à travers ces pages avec le sentiment que ce n’est jamais trop long, et on en redemande.
Si tout va bien, on en aura encore. Franck Vautrin n’arrêteront que s’ils s’ennuient, et c’est loin d’être le cas actuellement. Comme ils avaient le projet de mener Boro jusqu’en 1956, histoire de lui faire retrouver sa Hongrie natale, en cinq volumes, et qu’après quatre volumes il n’est encore qu’en 1939, on peut penser qu’il aura encore à vivre bien d’autres événements, pour notre plus grand plaisir…

Jean Vautrin se souvient qu’il a écrit des romans noirs, très noirs, et repique au jeu avec un plaisir qu’il nous fait partager en même temps qu’il perd son prénom. Le roi des ordures se passe autour des décharges de Mexico, sur lesquelles des familles entières récupèrent les matériaux les plus divers. Ces activités se déroulent sous l’autorité toute-puissante d’un roi des ordures, un parrain local au pouvoir absolu, droit de cuissage compris. Don Rafael Gutierrez Moreno choisit des femmes en échange, pour leurs familles, d’un droit d’exploitation sur une parcelle. Ce monde est la parfaite illustration d’une déliquescence sociale née d’une course aux profits qui annihile tout espoir de sursaut moral.
Il n’est pas de meilleur contexte pour agiter quelques personnages dans un bocal empli d’eau trouble. Car nul n’est net dans ce sac de nœuds où s’accumulent les ennuis. D’abord pour le personnage clef du détective : Harry Whence est arrivé au Mexique parce que, plus au nord, cela sentait mauvais pour lui. Habité par des pulsions malsaines, il a besoin de changer d’air régulièrement, mais rien ne s’arrange jamais pour lui. Il n’a guère d’affaires à traiter, il continue à se jeter comme un damné sur les femmes et la voix imaginaire de son père mort ne cesse de lui dire qu’il n’arrivera jamais à rien. Même son modèle, Philip Marlowe, ne peut pas grand-chose pour lui. Harry Whence est décidément trop nul…
Malgré tout, il se prend parfois d’affection pour un client, comme ce nain malade dont on a volé la chaise roulante. En authentique héros, qui joue le rôle de celui qu’il voudrait être en permanence, Whence affronte les pires ennuis pour parvenir à son but…
Il y a, dans ce roman, des scènes extraordinaires, dignes du cadre dans lequel elles se déroulent. Voici, par exemple, comment Harry Whence se défoule parfois à la tequila, dans les moments de tension, avant de relever quelque défi imbécile à l’issue trop prévisible :
« Un peu de sel, une rondelle de citron. Sous sa calotte blanche, Tête-de-poivron me regarde boire le premier verre. Il sait qu’un bronco va entrer dans le corral de mon estomac et attend de voir monter mes larmes. L’étalon effectue une série de ruades, mais je garde le cavalier. »
Quelques tequilas plus tard, Harry Whence est prêt à regarder la mort en face : « Quand le temps s’accomplit, nous sommes sans défense. »
Harry Whence est un loser magnifique (et non un looser, comme l’orthographie malheureusement Jean Vautrin). Le temps que nous passons avec lui est gagné non seulement sur sa mort mais aussi sur la nôtre.

Jean Vautrin a toujours été sensible aux mécanismes de haine qui, souterrainement, minent notre société. Un monsieur bien mis, roman très bref, presque un conte – illustré par lui-même –, relate un moment dans la vie d’une cité pareille à toutes les autres, où les gens se côtoient, venus d’horizons divers, et constituent des familles de bric et de broc, des ensembles sans autre intersection qu’une curiosité malveillante.
Arrive, dans ce jeu déjà complexe, « Un monsieur bien mis ». Il passait par hasard, sur un quai de la gare locale, et il n’a pas supporté l’attitude de Locomotive Baba N’Doula, viré depuis six mois mais qui continue à balayer nonchalamment les quais. L’homme au chapeau noir a mis le pied sur un tas de poussière, a glissé, a failli tomber, et l’Africain l’a rattrapé. Le monsieur bien mis est entré dans une colère… noire, l’Africain a rigolé. Crime contre la France, n’est-ce pas, qui se passerait bien de tous ces immigrés !
De ce sursaut d’indignation nourri de thèses dignes de celles du Front national va naître, selon une logique d’autant plus implacable qu’elle est irréfléchie, un de ces actes inqualifiables comme il s’en commet discrètement dans des pays développant un phénomène de rejet de l’autre. Jean Vautrin ne tire pas de conclusion, le lecteur est assez adulte pour le faire lui-même. Mais, sous le plaisir d’une lecture agréable, quel malaise salutaire !

Il y a chez Jean Vautrin une générosité qui s’étend à toutes les catégories humaines, sans la moindre restriction. Comme un avocat peut être amené à défendre l’indéfendable assassin, l’écrivain porte la responsabilité de donner la parole à ceux qui n’ont pas le droit à la parole. L’homme qui assassinait sa vie est un roman si bouleversant, si perturbant, que l’auteur s’est senti obligé de le faire précéder d’un bref avant-propos qu’il est utile de citer en partie avant d’aller plus loin : « Gigolettes, rebuts, transfuges, paumés, otages, beurettes, obèses, négros exportés-Boeing, funkies, junkies, prolos ou petites gens en quête d’un moyen bonheur, j’aime la terre entière. J’ai peur, je ris, je vomis, je m’éraille, je proteste pour elle. C’est l’homme qui m’intéresse. Sa noblesse souillée. Sa vérité violée. Sa dignité détruite. Et aussi ses chemins douloureux. La contradiction de ses pas. Son devenir incertain. Ses fantasmes, sa fornication, qui le soumettent au troupeau. Ses gestes qui trahissent ce qu’il enferme dans son cœur. »
Et ce sont des pensées bien sombres qui habitent le cœur de l’homme au volant d’une Mercedes. Il s’arrête pour tuer, avant de s’arrêter tout à fait, ceux qui appartenaient au cercle de sa vie. Le malheur profond a gagné son esprit, il n’en sortira plus – mais les autres ne doivent pas s’en sortir non plus. Anti-héros par excellence, il n’a plus d’autre but dans la vie que la destruction, la sienne pour finir.
L’homme qui assassinait sa vie est une saleté d’histoire. Surtout pour Gus Carapate, détective privé, qui se trouve embringué dans une sorte de molle complicité dont il ne peut se défaire. L’empathie qui rapproche les hommes dans la douleur peut ne pas avoir de limites. Celles qu’on pourrait imaginer sont franchies à toute berzingue, dans un roman fou qui « s’autoroute » avec le frémissement du vent et de la peur.
Il pleut beaucoup dans les pages de ce livre. Au cas où on serait inattentif, Vautrin le répète même trois fois dans la première page, ajoutant pour faire bonne mesure des filles qui s’abritent sous les porches, un homme qui s’essuie le visage avec la main et finit par se couvrir la tête de son bras replié, des hachures de pluie, l’averse, les flaques.
Ça n’a l’air de rien, mais, pour un début de roman noir, c’est une sacrée manière de façonner le rêve. Un rêve en forme de cauchemar éveillé, et on n’a pas le droit de dormir. Le récit n’en laisse pas le temps, qui court à travers les heures et les jours sans désemparer, jusqu’à extinction totale de l’espèce humaine la plus proche du tueur.
Tel est le climat, et on ne s’étonnera pas de ce que la dernière phrase est la même que la première : « Il pleut. » Bordeaux et ses environs sont le théâtre d’un drame dont le lecteur ne se relèvera pas. L’embellie n’est pas annoncée de sitôt.
Greffées sur le récit principal, d’autres histoires dérapent sur les bas-côtés. Ce n’est guère plus joyeux. Dans le fatras nauséabond d’un monde qui se retient à grand-peine de hurler, Vautrin puise à pleines mains et nous jette au visage les résultats de ses trouvailles. On a envie de lui demander d’arrêter, et on se presse pourtant de continuer, avec lui, sur les chemins de cette vie à laquelle nous appartenons, bon gré, mal gré.
Se souvient-on que le même écrivain a publié, il y a une douzaine d’années, un recueil de nouvelles dont le titre était Dix-huit tentatives pour devenir un saint ? Nous voici à l’extrême opposé du titre, c’est-à-dire peut-être, sur le cercle des possibilités réduites offertes à l’homme, au même endroit. C’est sa façon d’embrasser la totalité des hypothèses, dans une œuvre qui ne laisse pas de marbre et se distribue, de livre en livre, comme autant de coups de poing destinés à réveiller les (bonnes) consciences endormies.
Il convient d’être reconnaissant à Vautrin de ne pas ronronner, comme le font tant d’autres, et de secouer avec fracas les idées reçues. Si, une fois le roman terminé, on se trouve déçu de l’homme, c’est qu’on refusait de voir la vérité de celui-ci. La voici en pleine lumière, pour notre édification personnelle.

Cher Boro (Franck & Vautrin, 2005)
Depuis les débuts de ses aventures, le photographe boiteux d’origine hongroise auquel Franck et Vautrin ont donné vie il y a bientôt vingt ans est marqué par la Seconde guerre mondiale. Elle n’était pas commencée dans La dame de Berlin mais Hitler était déjà un personnage qui allait imprimer sa marque sanglante sur l’époque. Et un cliché à la sauvette avait fait de Blèmia Borowicz le précurseur des paparazzis en même temps qu’une vedette dans sa profession.
Ce farouche défenseur des libertés devait, en raison de son métier autant que de ses convictions personnelles, traverser les grandes pages historiques de ces années-là : le Front populaire, la guerre d’Espagne et, bien sûr, celle dans laquelle il se trouve encore en plein pour le sixième épisode de la série, Cher Boro.
Le 1er janvier 1942, au milieu de la nuit, Boro est largué d’un avion anglais dans le sud de la France, avec quelques autres personnes chargées de diverses missions très secrètes. Si secrètes qu’il ne connaît aucun de ses compagnons, et qu’il ne connaîtra même pas le nom de celle à côté de qui il atterrit. Pendant tout le roman, au hasard de leurs rencontres qui déboucheront sur une belle liaison amoureuse, elle sera Bleu Marine, à cause de la couleur de ses yeux, mais se fera appeler par une multitude de prénoms, promettant de lui révéler l’authentique le jour où il livrera lui-même la vérité sur ce qui est arrivé à sa jambe – selon les moments, il imagine des histoires plus invraisemblables les unes que les autres pour l’expliquer.
Voilà ce qui fait le charme de Boro : les petites histoires qui tissent une familiarité avec le personnage au fil des épisodes, une cohérence parfaite dans la désinvolture apparente avec laquelle il traverse les événements. Ceux-ci tiennent pourtant du tragique puisqu’il est recherché par des Allemands d’une rare cruauté pour lesquels la torture est un jeu. Auquel succomberont plusieurs protagonistes de Cher Boro.
Il est peu probable que nous lisions un nouvel épisode dès l’an prochain, puisque nos auteurs n’ont jamais mis moins de deux ans à terminer un volume. Mais Boro reviendra quand même en librairie dès 2006, grâce à Enki Bilal, qui dessine les couvertures depuis le début et qui reprend la série en bande dessinée chez Casterman.

Jean Vautrin est depuis toujours un homme en colère, un rebelle. Il l’est resté. « Je ne suis pas un écrivain convenable », rappelle-t-il, au cas où nous l’aurions oublié, dans La vie badaboum. Ce recueil de textes jette quelques coups de projecteur sur des épisodes de sa vie. La découverte de l’Inde, de la photographie, du cinéma avec Rossellini. Le roman noir au moment où fleurissait le « néo-polar » français, en compagnie de Manchette ou d’ADG. L’art de la nouvelle, genre pratiqué avec bonheur par son maître Raymond Carver. Le goût pour les mots : « Toujours, il faut que j’aille fouiller les mots. Que je les détrousse, gratte, repeigne, attise. C’est un exercice musculaire, presque. Un très puissant bazar. » Rabelais n’est pas loin, ni Céline, ni Queneau…
Vautrin raconte ses coups de cœur pour des maisons et les régions où elles sont posées, où il s’est implanté pleinement avant de migrer ailleurs. Il prouve sa fidélité en amitié, notamment dans deux très belles lettres à Jean-Paul Kauffmann, du temps de sa détention au Liban, ou dans un hommage à Yves Gibeau.
Il marche avec le monde, avec son époque, en élevant la voix quand il le pense nécessaire. Même si « un écrivain est un explorateur, pas un endoctriné », il dénonce l’ère du fric roi, appelle la jeunesse à se révolter, plaide en faveur d’une Europe culturelle plutôt qu’économique. Il ne supporte définitivement pas les inégalités, les injustices. Et, tout aussi définitivement, il tend la main, dans un mouvement spontané qui n’a pas besoin d’être justifié, aux faibles, aux démunis.
Jean Vautrin serait un magnifique personnage de roman. Cet autoportrait éclaté en dessine les grands traits. Les détails complémentaires sont à imaginer à travers ce qu’il a écrit, à puiser dans les vies imaginaires proposées par ses fictions.
Précisément, en voici quelques-unes dans Maîtresse Kristal et autres bris de guerre. Ce recueil de nouvelles, un des trois livres publiés par l’auteur en ce début d’année très faste, est animé par une autre de ses détestations capitales : la guerre. « Ce qui compte à mes yeux / C’est qu’on a eu tort de la faire », écrit-il. Toujours et partout. Lui qui a « joué, tendre enfant, sur la tombe du uhlan de la mort et du cuirassier français qui s’étaient mutuellement embrochés au milieu des sépultures et reposent désormais côte à côte », ne s’est jamais remis de la violence des hommes. Ne s’est jamais remis d’avoir filmé, alors qu’il était « griveton » (simple soldat) en Algérie, le premier essai nucléaire français.
Alors, il raconte, dans Maîtresse Kristal, comment le jeune Ali Bouchaieb, treize ans, fils de harki, décide de changer le cours de son existence. Ali a pris le revolver de son père, qui a pris l’habitude de frapper sa mère. Ali braque une femme dans la rue. Il ne lui fait même pas peur. Madame Ben Bouzrara, réputée riche en raison de sa profession – elle est prostituée –, l’invite chez elle, le séduit, lui raconte la Maîtresse Kristal qu’elle fut, dans une autre vie. La guerre qui grondait dans la tête d’Ali se défait sur les draps trempés par l’amour…
Ailleurs, les morts d’un cimetière militaire se rebiffent. L’armistice de 1918 est annoncé avec bonne humeur par le frère du chauffeur d’un général, qui a transmis la nouvelle avant son officialisation. Mais la bonne humeur ne dure pas : Poupette, la femme du chauffeur, retourne dans les bras de son mari et une belle aventure amoureuse se termine.
Jean Vautrin souffle le chaud et le froid. Ne fournit pas toutes les explications. Les situations sont assez claires pour amener le lecteur à se poser les bonnes questions, et à y répondre pour lui-même. Ce qui fait bouger le cœur des hommes est, au fond, universel. Les guerres et leurs conséquences exacerbent partout le désir et les sentiments, quand elles ne provoquent pas un abattement duquel il est difficile de se relever. Le chaud et le froid… Côté température, l’écrivain possède un thermomètre d’une rare précision. On aura compris qu’il ne mesure pas en degrés, mais en unités beaucoup plus sensibles, enfouies dans l’intimité de chacun.

La dame de Jérusalem (Franck & Vautrin, 2009)
D’une dame à une autre, de La dame de Berlin qui ouvrait le cycle à La dame de Jérusalem qui le prolonge aujourd’hui après six autres volumes, Boro, intermittent de l’amour et permanent de la photographie, a traversé bien des guerres. En reporter chasseur d’images inédites, son enthousiasme reste pourtant entier. Quand il reçoit un coup de téléphone anonyme lui demandant d’être à Jérusalem le 22 juillet 1946, Boro saute dans un avion sans savoir ce que cela lui réserve. Il n’aura pas à le regretter : à midi vingt, l’hôtel King David, qui abrite le commandement britannique en Palestine et devant lequel il se trouve, explose. Un nouveau scoop pour la presse internationale. Et le premier moment fort d’un roman où s’en annoncent beaucoup d’autres. Sans oublier la rencontre avec Lika, qui lui avait fixé le mystérieux rendez-vous.
La suite, au fil d’événements qui appartiennent aux manuels d’histoire mais sont envisagés ici comme de l’actualité très brûlante, conduira Boro à s’intéresser de près à ce bout de territoire très convoité. L’occupation britannique et ses excès – avec un deuxième séjour en prison pour le photographe, qui avait déjà goûté des geôles espagnoles. Les voyages clandestins des survivants juifs aux camps de la mort. La tension croissante entre Arabes et nouveaux occupants. Les enjeux politiques de la reconnaissance d’un nouveau pays qui n’a pas encore de nom – Israël ou Sion ? La guerre qu’il faut préparer…
La documentation, abondante et précise comme de coutume, n’empiète pas sur le caractère éminemment romanesque d’une vie privée agitée. Boro et les femmes, c’est à chaque fois un nouveau chapitre ouvert sur de nombreuses possibilités. Outre Lika, déjà signalée, il y aura aussi et surtout Sasha, une jeune médecin qu’il se décidera à aimer pour toujours – mais pas toujours. D’émouvantes retrouvailles avec sa cousine Maryika se produisent à New York, où il est enfin obligé de reconnaître que Sean, le fils de son amour d’enfance, est aussi le sien. Et non celui de Dimitri, son presque frère, lui aussi passé dans la vie de Maryika. Dimitri qui meurt au combat, après que Boro s’est en outre trouvé un oncle dont il ignorait tout, mais qui savait tout de lui. C’est beaucoup d’émotions pour un seul homme.
Mais quel homme ! Un héros digne des grands feuilletons du dix-neuvième siècle, qui parcourt les champs de bataille avec sa canne et son Leica. Quand il revient à Paris et retrouve les complices de l’agence qu’il a fondée, il sait aussi faire la fête et briser d’un bon mot quelque tension naissante.
Entre-temps, nous aurons eu droit à quelques nouvelles versions de l’origine de sa claudication. A de mémorables coups de gueule. A des scènes de bravoure que Franck et Vautrin alignent avec générosité.
Le roman populaire, quand il est de cette qualité, a toujours raison. Il nous emporte avec ses personnages dans des remous incessants et lève toutes les réticences que l’on pourrait avoir sur un genre que l’on dit, à tort, dépassé.

Jean Vautrin a mis en route un sacré feuilleton en 2004 quand il s’est mis en tête de suivre la vie de Quatre soldats français, titre d’un ensemble qu’il a découpé en autant d’épisodes que de personnages : Adieu la vie, adieu l’amour, le premier, campait le décor des tranchées en 1917 du côté du Chemin des Dames ; La femme au gant rouge, sans oublier la boucherie de la guerre, retrouvait la frénésie parisienne ; La grande zigouille, fin 1917, était marquée par le complot des quatre personnages principaux, que l’on retrouve aujourd’hui, après l’armistice, rendus à la vie civile et poursuivis par leurs fantômes dans Les années Faribole, ultime livraison du cycle.
Une fois n’est pas coutume, il faut dire un mot des couvertures de cette série. Jacques Tardi y pose son empreinte en familier de la Grande Guerre dont il a plusieurs fois peint l’horreur, en familier aussi de Jean Vautrin, dont il a adapté Le cri du peuple, roman situé à l’époque de la Commune de Paris en 1971.
Revenons à nos quatre soldats, aussi dissemblables que possible, dont le groupe constitué par le hasard symbolise le rapprochement, sur le front, d’êtres peu faits pour se rassembler. Ceux-ci, pourtant, se donneront rendez-vous chaque 1er janvier, à partir de 1920 (le temps nécessaire pour se remettre des combats) chez l’un d’entre eux, le plus apte à recevoir fastueusement ses compagnons d’armes. Raoul Montech, propriétaire de prestigieux vignobles, éleveur de Sauternes, accueillera donc les trois autres : Guy Maupetit, dit Ramier, « l’ouvrier, le rêveur, le libertaire », Boris Malinowitch Korodine, « l’émigré russe, le bohème, le bon géant de Vilnius, le peintre de Montmartre, le chantre du cubisme » et Arnaud de Tincry, « le séduisant aristocrate lorrain, le gentleman cambrioleur ».
Ensemble, ils ont assassiné le colonel Hubert Rémuzat de Vaubrémont dont l’autorité bornée devenait criminelle. Ensemble, ils ont gardé secret cet acte qui leur vaudrait à coup sûr la cour martiale, mais Alphonse Charpaillez les soupçonne et les traque. Caporal, il était déjà à l’affût de tous les renseignements qu’il pouvait glaner ci ou là. Entré dans la police après la fin de la guerre, il poursuit son œuvre en marge de ses enquêtes officielles et devient l’auteur de menaçantes lettres anonymes que Tardi a placé au premier plan sur la couverture…
Jean Vautrin était comme chez lui quand il pataugeait dans la boue des tranchées. Un dernier épisode le rappelle d’ailleurs au début du livre. Mais il s’agit cette fois de fraternisation entre les ennemis d’hier. Le romancier est comme chez lui dans la salle où Fariba Faribole danse presque nue, ou dans les vignes du Sauternais, ou dans la belle affaire de cambriole montée par Tincry avec ses complices – parmi lesquels le formidable Désiré Marie-Joseph Benkélélé, autoproclamé ambassadeur des Grands Lacs, et remplaçant du quatrième soldat le 1er janvier 1920, pour des raisons très légitimes qu’il faudra découvrir.
Car tout s’explique au fil de l’écriture torrentueuse de Jean Vautrin, une sorte d’Alexandre Dumas qui aurait lu Louis-Ferdinand Céline. Du premier, il adopte le sens d’un récit au cours duquel il tire son lecteur par la manche. Du second, il a la respiration haletante, le rythme haché. Ajoutons qu’il ne déteste pas teinter sa langue d’un argot d’époque, que les scènes sur le vif rappellent ses années de cinéaste et qu’il semble vraiment heureux de tirer les fils de ces quatre destins croisés. De la même manière qu’on est heureux de le suivre dans le dédale luxurieux qu’il a organisé.

Gipsy Blues (2014)

Jean Vautrin, animé par une noble cause, prête sa plume à Cornélius Runkele, un jeune gitan que la société place sur de mauvais rails. On aurait aimé applaudir sans réserve. La langue, inspirée d’un argot qui aurait convenu il y a un demi-siècle à un roman noir, l’interdit. Il est difficile de croire à la manière dont s’exprime Cornelius et, par conséquent, le personnage perd l’essentiel de ce qui aurait pu être sa consistance. Dommage.

mardi 16 juin 2015

De Jean Herman à Jean Vautrin, fin du parcours d'un combattant

Un tweet d'Olivier Mony - splendeur et misère des tweets - vient de m'apprendre la mort de Jean Vautrin, auteur généreux et prolifique, homme multiple sur lequel j'ai dû écrire assez d'articles pour occuper l'espace de je ne sais combien de notes de blog format standard (si ça existe). Peut-être vaudrait-il la peine de refaire tout ce parcours, d'ailleurs, même si sa fin a été précédée d'un roman que je trouvais raté. Mais il y en avait eu tant d'autres auparavant qu'on pouvait bien lui pardonner.
Aujourd'hui en tout cas, et en hommage trop rapide au romancier, j'aimerais faire un saut dans le temps et me retrouver avec lui en 1989. L'année où le Prix Goncourt couronnait Un grand pas vers le bon Dieu...

Beaucoup de lecteurs de Jean Vautrin ignorent sans doute qu’il fut, sous le nom de Jean Herman, le réalisateur, notamment, d’Adieu l’ami, avec Charles Bronson et Alain Delon. En dehors du prix Goncourt qui vient d’être attribué à son dernier roman, Un grand pas vers le bon Dieu, l’homme Vautrin a bien des choses à nous raconter, bien des réponses à donner aux questions que nous nous posons sur lui. Il l’a fait cet été, dans la maison qu’il avait alors en Bretagne, face à la Manche – mais il l’a quittée depuis, parce que son cœur ne supportait plus le climat trop rude et la violence des tempêtes. Un entretien prémonitoire, puisqu’il y disait déjà : « Je pense qu’il va m’arriver du bon. » Il ne s’était pas trompé.
— Commençons par parler de vous. Avant d’écrire des livres, vous étiez cinéaste…
— Oui, j’ai trente ans de cinéma derrière moi. En 1952 ou 1953, je suis sorti de l’Idhec, et je me suis imprudemment marié à une dame indienne. En même temps que l’Idhec, j’avais commencé une licence de lettres. Et je me suis retrouvé lecteur de littérature française à Bombay, à l’université. J’avais à peu près 22 piges. J’enseignais à des dames en sari qui avaient mon âge, et je pensais au cinéma. J’avais une caméra 16 mm avec laquelle je faisais du documentaire, et j’envoyais de temps en temps des articles aux Cahiers du cinéma. J’étais copain avec Truffaut et tous ces gens-là, et, un jour, j’ai reçu une lettre de Truffaut qui me disait : « Rossellini vient en Inde, il cherche un assistant. » Je me débrouillais en hindi, j’étais l’homme de la situation. Rossellini est arrivé, j’ai plaqué l’université et la grande aventure a commencé.
— La question de l’écriture ne se posait pas, à ce moment-là ?
— Non. Comme avec des jumelles, je cherchais à faire bouger l’optique pour voir sur quoi il fallait faire le point.
— Et après l’Inde ?
— Au bout de trois ans, je reviens en France, le temps de faire un long métrage comme assistant avec Rivette. Puis je pars en Algérie, à l’armée, pendant deux ans et demi, et, après les Indes, c’était assez dur. D’autant que j’avais des convictions profondes, et que je n’ai donc pas voulu être nommé officier. J’ai été muté dans un régiment disciplinaire, mais je suis arrivé, au bout de la première année, à me faire reverser au service cinématographique. Dès lors, je me suis un petit peu baladé, j’ai filmé la première bombe atomique française, des choses comme ça. Mais ces deux années et demie n’en finissaient pas. Après mon retour, j’ai entretenu longtemps un cauchemar. Un adjudant entrait, appelait les noms des miliciens libérés et il n’y avait jamais le mien…
Puis la vie a repris, d’abord sous forme d’assistanat. J’étais assistant de Minelli à une certaine époque, et puis, de fil en aiguille, j’ai commencé à réaliser des courts métrages. J’en ai fait une trentaine, ainsi que des émissions de télévision.
J’ai parlé de Rossellini parce que c’est quelqu’un d’important dans ma vie. Le second personnage important qui va arriver maintenant, c’est Queneau. Les choses se passent en deux temps. D’abord, je suis conseiller technique pour deux réalisateurs néophytes, Jean Cayrol et Claude Durand. Ils sont au Seuil tous les deux, et cosignent Le Coup de grâce. Il y avait Michel Piccoli, Emmanuelle Riva, des gens comme ça, et Danièle Darrieux, avec laquelle je me suis lié et qui m’a permis de faire mon premier long métrage : Le Dimanche de la vie, avec Darrieux entre autres, d’après le roman de Queneau.
— C’était une rencontre avec l’écriture ou avec le personnage de Queneau ?
— D’abord avec son écriture, puis avec ce qu’était un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un de mystérieux, mais vivant. Queneau était un homme assez étrange, qui ne parlait pas forcément de choses sérieuses. Il avait sa manière à lui, très subtile, de plaisanter, il ne riait pas toujours des mêmes choses que les autres. Brusquement, ses yeux se mettaient à rire, ses sourcils s’ébouriffaient, et il y avait des éclairs derrière ses lunettes : il avait vu quelque chose de drôle que vous n’aviez pas forcément vu. Ça me fascinait. En outre, le silence ne l’effrayait pas. Évidemment, comme je voulais lui demander de pouvoir adapter son livre, c’était à moi de parler. Je me souviens d’un certain nombre de lieux communs et d’âneries que j’ai dû débiter. Finalement, ça l’a fait rire et on s’est mis à parler des dictionnaires, puis du dessinateur Christophe et de la famille Fenouillard. Le Havre était là, bien sûr. Il y a eu une espèce de complicité, et ça a commencé comme ça.
— Vous avez réalisé six longs métrages, et puis vous avez abandonné le cinéma. Pourquoi ?
— Il est arrivé dans ma vie un bouleversement très inattendu, un petit gosse inadapté. Toute la famille est passée de l’autre côté du miroir. On a changé complètement de vie, on a acheté une grande maison, qu’on a appelée la maison-ventre, qui permettait de supporter les cris de cet enfant. Et je me suis demandé ce que je pouvais faire. J’ai rencontré Duhamel, qui m’a proposé d’écrire des « Série noire ». Ce n’était pas sot du tout dans la mesure où je connaissais la technique du scénario et je me suis dit que je pouvais le faire. J’ai commencé par en écrire deux, dont Billy-Ze-Kick, qui a très bien marché, et qui a fait plus tard la culbute arrière, vers le cinéma.
— Quelle sensation avez-vous ressentie en passant du cinéma à l’écriture, quand vous vous êtes retrouvé seul devant la page blanche ?
— Alors là, c’était formidable. D’abord, il y avait cet enfermement collectif, familial, on vivait en symbiose. Et je m’étais remis à peindre un petit peu. Par ailleurs, j’étais un grand lecteur. Je me suis aperçu très vite que l’écriture était peut-être le geste juste. Mais la création littéraire est à la fois un enfermement et un acte d’un orgueil épouvantable. Parce qu’il arrive toujours un moment où il faut se déshabiller devant les autres. Tant qu’on est tout seul, ça va très bien…
— Et ensuite il faut donner à lire…
— Oui, c’est le moment crucial. J’ai toujours eu de la chance, j’ai rarement eu des ennuis avec la critique, alors que j’en ai connu par exemple pour le cinéma, ce qui était normal, d’ailleurs. Il faut être sévère dans la vie, et je ne l’ai pas toujours été assez pour mes films. Par contre, chaque fois que je suis dans un livre, je me jure une grande exigence. Ce dont j’ai souffert, par contre, c’est qu’on m’ait mis une étiquette.
— Évidemment, en commençant par publier dans la « Série noire »…
— En France, il y a des cloisons. Je n’ai jamais eu l’impression d’écrire des livres policiers. D’ailleurs, je m’en suis toujours défendu comme un beau diable. Mais peut-être devais-je faire la preuve que je pouvais écrire autre chose, peut-être que ça devait prendre tout le temps que ça a pris. Je suis très lent, très progressif, j’ai un côté paysan, je suis très obstiné. Et donc je savais que tôt ou tard, j’arriverais à sortir de cette espèce de gangue dans laquelle on enfermait les gens qui écrivaient des romans noirs – j’ai toujours appelé ça « roman noir », parce que « polar » a une connotation péjorative. Je sentais confusément que je préparais quelque chose et je souffrais de ce qu’on disait : « Vautrin, il écrit des romans noirs. »
— Vous avez pris un pseudonyme pour écrire. Pourquoi ? Pour montrer clairement que vous aviez changé de métier ?
— Oui. D’abord, je pense que tout le monde a droit à plusieurs vies. Ça me semble faire partie de l’aventure d’un écrivain. Regardez Ajar. Et puis ma première vie, celle d’Herman, c’est là qu’on revient peut-être au roman policier, j’avais décidé purement et simplement de l’assassiner. Finalement, j’y suis arrivé. C’est un exemple de crime presque parfait.
— Quand vous jouez le rôle d’un curé dans Billy-Ze-Kick – le film de Mordillat –, c’est Herman ou c’est Vautrin ?
— C’est un clin d’œil à Mordillat, une manière de montrer notre complicité. Ça ne va pas chercher plus loin que ça.
— Venons-en à votre dernier roman, Un grand pas vers le bon Dieu. La première chose qui frappe en ouvrant le livre, c’est sa langue…
— Les voyages en sont la cause. J’ai tourné pas mal aux Caraïbes et je n’ignorais pas la Louisiane. Et de fil en aiguille, je m’y suis intéressé. Entre nous, on y parle de moins en moins le français. C’est pour ça que j’ai situé le roman beaucoup plus loin dans le temps, pour que le français soit suffisamment vivace. D’autre part, je n’ai pas voulu employer la langue cajun telle qu’elle se pratiquait véritablement, parce que ç’aurait été trop difficile pour le lecteur. Et j’avais l’intention d’écrire un roman qui soit compréhensible par n’importe qui. Je ne voulais pas m’enfermer dans une tour d’ivoire linguistique.
En tout cas, je suis tombé sur une langue totalement imagée, qui puise ses racines directement dans un français du XVIIe siècle et qui ressemble à du bas-normand ou à du poitevin, quelque chose comme ça, mais qui a subi de nombreuses influences. C’est la deuxième raison pour laquelle je me suis penché sur les « Cadjins » : c’était une société multiraciale. Ça m’intéressait, et ça me paraissait un thème très moderne. En fait, ces gens s’entendaient bien. Il y avait les Amérindiens qui étaient là les premiers, et puis ces Français que Louis XIV a essayé d’implanter dans un premier temps, mais qui étaient un peu des gens de bric et de broc, pas très bien sur le plan moral, et, après ça, est arrivé l’apport des Acadiens chassés du Québec par les Anglais, et il faut bien y ajouter l’influence énorme des esclaves libérés, des créoles qui venaient des Antilles, et encore des Allemands, des Irlandais, des Suisses, des Juifs, qu’on acceptait, qu’on faisait venir parce qu’il fallait arriver à créer une colonie.
Donc, sont réputés cajuns des gens qui pouvaient être aussi bien irlandais, italiens, juifs que poitevins. Et ça fait quand même un peuple qui a une véritable spécificité. Ce sont des gens gais et tristes. Ce sont des gens qui sont complètement coiffés par la nature. Je cherchais à écrire un roman dans lequel il y aurait Dieu et la nature, la nature et Dieu. Les gens s’adressent beaucoup au bon Dieu, c’est un des personnages du bouquin. On l’insulte, on l’aime, on le vénère… C’est un univers un peu naïf et mystique.
— Il y a beaucoup de personnages, il y a deux romans en un… Le projet de mettre tout cela dans ce livre, vous l’aviez dès le début ?
— Oui. C’est un livre que j’ai mûri depuis La Vie Ripolin. Je me suis donné le temps d’écrire un divertissement avec Dan Franck et des nouvelles. J’avais besoin de me nettoyer après La Vie Ripolin, parce que c’était un peu dur pour moi. Et pendant tout ce temps-là, ça a incubé. Je savais que j’allais faire ce livre. J’avais l’impression que ce serait un livre important pour moi parce que je me colletais brusquement à la chronologie, au temps qui passe, à toutes ces choses qui m’émerveillent quand je lis des romanciers comme Garcia Marquez. Mais je désirais malgré tout conserver ma personnalité. J’ai donc conçu le roman comme je voulais et j’ai retrouvé un peu la langue de Vautrin, dans un style cajun-Vautrin. Ce livre donne complètement la main à mes autres bouquins, même si le sujet est plus ambitieux, plus ample. C’est un bouquin où on a droit à la digression, où on a tous les droits.
— Est-ce que c’était un défi que vous vous donniez en vous disant : « Je ne sais pas si j’y arriverai », ou bien est-ce que c’est une marche que vous montez tranquillement ?
— Je suis assez tranquille. Je suis complètement instinctif. Et je pense qu’il va m’arriver du bon. J’ai une espèce de certitude parce que je le sens, d’une manière animale. Je ne peux pas l’expliquer autrement. Dommage que je sois de plus en plus essoufflé physiquement, parce que je sens que c’est bien pour moi de persévérer, de continuer. Depuis deux ans et demi, je refuse tous les films et je ne fais qu’écrire. Je suis tellement heureux, en plus, j’ai tellement envie de ne faire que ça !

Jean Vautrin n’a pas fait dans la demi-mesure : Un grand pas vers le bon Dieu est un roman qui réconcilie l’aventure et l’écriture dans une même vision englobant le terrestre et le céleste, ainsi que dans une durée qui catapulte violemment deux générations l’une contre l’autre.
Ce n’est pas un livre frileux. Il est, au contraire, d’une absolue générosité, et donne tout ce qu’il peut à condition que le lecteur ait envie de se servir à une table dont l’abondance peut faire fuir les appétits rétrécis.
Il y a beaucoup de personnages, rassemblés au milieu du livre dans un moment qui est comme un goulet où le récit s’étrangle, hoquète, hésite, avant de basculer par-dessus une falaise et de partir ensuite dans une autre direction. Ce moment-clé est un mariage à la mode louisianaise de la fin du siècle dernier : une grande fête où l’on boit, où l’on danse, où on s’amuse à l’occasion des épousailles qui unissent la belle Azeline Raquin au bandit Farouche Ferraille Crowley. Avant ce mariage, il a fallu que Farouche rencontre Edius, le père d’Azeline, que ces deux hommes se plaisent au point que le coureur de routes blessé pense à arrêter son chemin, à cultiver la terre patiemment, à la manière d’Edius, puis que la beauté capture le sauvage…
Mais une épée de Damoclès, le lecteur le sait, est suspendue au-dessus de la tête de Farouche : il est suivi comme son ombre par un impitoyable chasseur de primes qui a des lueurs de haine dans le regard chaque fois qu’il entend parler de sa proie. Palestine Northwood a autrefois chassé la baleine, avant de sortir tordu d’un accident, de devenir croche et de poursuivre son destin de prédateur sur terre.
Alors, la fête tourne mal, devient « un grand tuage d’hommes », dont Farouche s’échappe grâce à son tueur qui le veut pour lui tout seul, et après lequel Azeline prend le chemin de la ville. La descendance de ce couple hors normes ne peut qu’être, elle aussi, exceptionnelle : Jim, élevé par une famille noire de la Nouvelle-Orléans, deviendra Jimmy Trompette, retrouvera sa génitrice sur des chemins tortueux, connaîtra d’autres femmes, et la Grande Guerre entre Meuse et Argonne…
On peut, ainsi, essayer de raconter plus ou moins ce qui se passe dans Un grand pas vers le bon Dieu. A l’arrivée, il faut bien avouer qu’on s’est contenté de tirer sur un fil, et qu’on aurait pu tout aussi bien en empoigner un autre. C’est que la pelote est serrée, et que le récit utilise le moindre accident du terrain sur lequel il se déploie pour rebondir dans un sens inattendu. Voici, en tout cas, un roman jubilatoire, dont le vocabulaire peut surprendre – Jean Vautrin s’en explique par ailleurs –, mais il se justifie dès la première page : « Plutôt que l’anglais, héritage de la guerre confédérée, Edius parlait toujours la vieille langue des Normands, mâtinée, il est vrai, de petits ajouts red-necks, mais gardait jalousement les traditions de son père, Télesphore Raquin, enterré dans sa tombe, au boute du jardin. »