Les journaux et magazines pour lesquels j'ai travaillé possèdent parfois des archives auxquelles je n'ai pas directement accès. (D'accord, d'accord, il y va un peu de ma paresse: si je voulais rassembler tout cela, je pourrais probablement y arriver.) Le Magazine littéraire vient ainsi d'avoir la bonne idée de remettre en ligne l'entretien que j'avais réalisé pour lui avec Hector Bianciotti en 1995. Je vous l'offre.
Hector Bianciotti est un écrivain de langue française 
bien singulier: il doit être le seul, parmi ses pairs, à avoir reçu le 
prix Médicis étranger (1977) et le prix du Meilleur Livre étranger avant
 le Femina (1985), le prix de la Langue de France (1994) et le prix 
littéraire Prince Pierre de Monaco (1993), les deux premiers pour des 
ouvrages traduits de l'espagnol, les trois suivants pour son œuvre en 
français.
C'est donc dans notre langue qu'il a entrepris de raconter sa vie − avec une distance sur laquelle il s'expliquera, avec son accent espagnol, inaltérable malgré le contraste qui existe chez lui entre la parole et l’écriture. Celle-ci, travaillée jusqu'à répondre aux plus hautes exigences, est la conséquence d'un état d'esprit qui, même au cours d'un entretien, se devine sous le besoin de trouver toujours le mot juste. Interroger Hector Bianciotti ne fait jamais courir le risque de recevoir, en réponse, une succession de clichés...
C'est donc dans notre langue qu'il a entrepris de raconter sa vie − avec une distance sur laquelle il s'expliquera, avec son accent espagnol, inaltérable malgré le contraste qui existe chez lui entre la parole et l’écriture. Celle-ci, travaillée jusqu'à répondre aux plus hautes exigences, est la conséquence d'un état d'esprit qui, même au cours d'un entretien, se devine sous le besoin de trouver toujours le mot juste. Interroger Hector Bianciotti ne fait jamais courir le risque de recevoir, en réponse, une succession de clichés...
La Magazine Littéraire. Vous publiez aujourd'hui le deuxième volet d'un récit autobiographique Le pas si lent de l'Amour (Grasset). Aviez-vous fait depuis longtemps le projet de raconter votre vie?
Hector Bianciotti. Non. J'en éprouvais le besoin. Je ne
 voulais pas faire une autobiographie, mais plutôt ce que j'appelle une 
auto-fiction. La graine des faits, de chaque événement est vraie, mais 
je savais d'avance qu'on ne peut pas être autobiographique. Toutes les 
autobiographies d'écrivains sont fausses, fatalement fausses parce que, 
quand on a écrit des romans, ce sont les mots qui ont pris le dessus et 
ils vous devancent. La mémoire du passé, même d'un rêve, c'est comme une
 série de photographies, comme des cartes pour jouer. Mais ce sont des 
images fixes et figées. Quand on se met à décrire ces moments, il y a 
par exemple le vent qui n'était pas là mais qui concorde bien parce 
qu'il est de cette région, ou de cette ville, il y a la chaleur, il y a 
des reflets dans une vitrine, il y a des choses qu'on a vues après ou 
avant, par exemple sur le visage de la même personne, et qu'on met 
ensemble parce qu'on a appris ce que les gens savants appellent la 
structure du récit. On ne peut pas s'en tenir à la vérité.
C'est aussi un choix que vous avez fait parce que vous dites 
avoir hésité plusieurs fois au cours de votre vie à tenir un journal, et
 que vous avez fini par préférer l'imagination.
Oui, c'est ma démarche. Je crois en fait que l'imagination et l'oubli 
ont à voir avec la mémoire. Finalement, quand l'imagination intervient, 
on touche à quelque chose d'insoupçonné. On croit qu'on va parler de soi
 et de ce qui vous est arrivé au cours de l'existence, et puis, si on 
est vraiment sincère − sincère en obéissant à l'imagination −, on 
descend très profond et on ne parle plus de soi. On parle de ce que 
peuvent ressentir tous les êtres au monde. La seule chose qui justifie 
de prendre appui sur les faits de sa propre vie, de sa propre 
expérience, c'est parce qu'on a besoin de points de repère, de béquilles
 grâce auxquelles on peut arriver à ce qui pour moi est peut-être 
l’essence de la littérature. Le monde est trop mystérieux pour savoir 
quel sens ont les choses dans la continuité de la vie. Il y a très peu 
de gens qui écrivent et ils sont des préposés à je ne sais quel 
catalogue des sensations, ou des pensées, ou des perplexités, ou des 
peurs, ou des espoirs, et ils doivent trouver les mots justes, de sorte 
que le lecteur, en lisant une phrase, se dise : «Voilà, c'est ça, c'est 
ce que je pense!» Lui n'avait pas les mots pour ça. Dans le meilleur des
 cas, quand on réussit, on est un écrivain public.
Cela suppose un travail long et difficile sur les mots...
Oui, c'est très difficile. Au sujet de l'imagination qui connaît mieux 
la vérité que ce que nous croyons nous-mêmes de notre vérité, je pense 
toujours à ce mot de Neruda qui dit à peu près: «Oui monsieur, tout ce 
que vous voulez, mais ce sont les mots qui chantent. Je me prosterne 
devant eux. Une idée se modifie parce qu'un mot que la phrase 
n'attendait pas est venu se placer comme un petit roi parmi les autres 
et que les autres lui ont obéi.» Pour moi, c'est peut-être une des plus 
belles définitions de la littérature. Il faut que la phrase se soulève, 
quitte ce terrain impur du langage puisque le langage est né pour 
s'entendre, puis pour faire des échanges, puis pour faire du commerce, 
puis pour toutes sortes de choses... La littérature utilise un 
instrument qui sert dans beaucoup de situations. Ce n'est pas comme la 
musique, la peinture ou les autres arts.
Ces autres formes d'expression sont-elles plus pures que la littérature?
Oui, tandis que la littérature fait usage d'un instrument qui sert à 
toutes sortes de choses. Donc c'est plus difficile. Un des textes les 
plus extravagants que j'ai lu sur la littérature, c'est Qu'est-ce que la
 littérature? de Sartre − je trouve au reste que c'est un très grand 
écrivain. Dans la préface de ce livre, dans une prose admirable, il 
explique en substance que la poésie a des droits que la prose n'a pas, 
que la prose doit être utilitaire. A l'époque, on oubliait, en France en
 tout cas, Elio Vittorini qui répliquait, sans nommer Sartre: « Un 
adjectif ou un adverbe peut arriver là où tout le raisonnement n'arrive 
pas », comme une sorte de grâce. Je crois à cela. Au fond, la 
littérature manque d'un statut reconnu. Pour la musique ou la peinture, 
ce statut est évident. Pas pour la littérature.
Dans votre écriture, comment cherchez-vous à atteindre cette sorte de grâce?
Il y a une chose inexplicable: pourquoi veut-on écrire. A huit ans, 
j'ai commencé à écrire, comme je le raconte dans mon livre précédent. 
J'ai publié un petit récit que j'avais trouvé, Le chat botté. Il avait 
des bottes de sept lieues, j'avais imaginé que je pouvais sortir de la 
plaine argentine, mais c'était un plagiat. J'ai commencé par un plagiat 
parce que je ne savais pas encore raconter. Après j'étais fasciné par la
 rime mais, peu à peu, j'ai pris conscience de ce qu'était la 
littérature par rapport au langage parlé.
J'ai un double petit don. Parmi mes multiples vocations, il y avait celle
 de devenir compositeur. Je n'avais pas l'oreille absolue mais j'ai une 
bonne oreille. Et toute ma pensée passe par les yeux, par ce que je 
vois. Je capte avant d'avoir regardé. Une démarche, une façon d'entrer 
dans un bar... Je vois une femme de loin et je sais ce qui cloche dans 
sa robe, je vois tout. Je crois que beaucoup de gens qui ne sont pas 
écrivains ont ces petits dons. Mais je n'ai pas l'oreille reliée aux 
lèvres, c'est pourquoi mon accent est mauvais. J'entends les nuances du 
français, c'est une langue très plate, très uniforme au point de vue de 
l'accent, mais il a la richesse des diphtongues et des différents «e»,
 aigu, accent grave, et cette mystérieuse richesse qui est le «e» 
muet. Il faut que la phrase soit bien balancée. Pas toutes. On apprend, 
en écrivant beaucoup de pages, qu'il ne faut pas tomber dans la mélopée.
 Il faut casser le rythme. Vous avez cédé pendant vingt lignes à la 
phrase longue et à la mélopée, alors il faut tout à coup faire des 
phrases courtes. Certains appellent ça la technique. C'est comparable à 
la musique. Sauf Ravel dans le Boléro, on varie. C'est pourquoi
 les compositions musicales ont un allegro, un andante... Il me semble 
qu'il faut faire cela pour la phrase.
Aviez-vous déjà les mêmes préoccupations quand vous écriviez en espagnol?
C'était la même chose. Mais mon espagnol était un espagnol de nulle 
part. Ni argentin, ni espagnol d'Espagne, c'était un mélange puisque 
j'avais beaucoup lu d'auteurs étrangers et que les traductions, en 
Argentine, pouvaient être argentines, espagnoles ou mexicaines, ce qui 
les colorait tout à fait différemment. Mon espagnol était fait de bric 
et de broc à l'intérieur d'une même langue. Mon éditeur espagnol, quand 
il a vu sortir mon premier livre en français, m'a dit qu'on sentait bien
 dans la syntaxe que la présence du français était déjà très forte.
Est-ce quand vous avez commencé à lire Valéry, à quinze ans, que le français vous a attiré?
Il y avait la langue, mais il y avait aussi le fait que toutes les 
personnes cultivées en Argentine parlaient le français. Des gens comme 
cette femme [il montre une photographie, dans sa bibliothèque],
 Victoria Ocampo, soit étaient nés en France, soit avaient maison 
ouverte en France. Ils étaient francophiles − et anglophiles, mais 
francophiles surtout. L'Alliance française et l'Institut français 
étaient considérés comme les sommets de la culture, et c'étaient les 
privilégiés qui y allaient. Les librairies françaises étaient 
extraordinaires. Si je vous dis que j'ai lu Les Bonnes de Genet
 en traduction espagnole, publiées grâce à Victoria Ocampo dès 1947, 
l'année où Jouvet les a jouées à Paris... C'était extraordinaire, la 
rapidité avec laquelle on pouvait lire Sartre et Camus. Un barbare en Asie,
 de Michaux, avait été traduit par Borges en 1936... Et puis, j'avais 
découvert Ruben Dario, comme je le raconte dans l'autre livre. On a 
publié sur lui un livre formidable où on retrouve toutes les sources de 
ses poèmes. Non seulement Verlaine, qui était capital, parce que toutes 
ses métriques se retrouvent chez Ruben Dario, mais aussi tous les 
symbolistes... Ce livre puisait à la fois aux sources des poètes et à 
celles des peintres : des tableaux reproduits en noir et blanc, de 
Watteau à Puvis de Chavanne. Ruben Dario était mon idole. Et il 
confirmait que, pour être un bon écrivain en langue espagnole, il 
fallait connaître la littérature française.
Ce que la nuit raconte au jour se terminait par votre départ d'Argentine au milieu des années 50. Le Pas si lent de l'amour
 s'achève, lui, au moment où vous commencez à écrire de la fiction en 
français, avec une première nouvelle rédigée dans la langue que vous 
pratiquez maintenant. Les deux événements revêtent-ils la même 
importance pour vous?
Cette histoire de langage, à la fin du livre, est le contraire d'un 
flash-back: un flash vers l'avant. Il y a des peurs, quand on écrit un 
livre. D'abord la peur de mourir, tout simplement, et de ne pas arriver à
 la fin du livre. Et puis, j'avais peur de ne pas avoir bien dit, en peu
 de pages, ce qu'avait été ce passage. C'est pourquoi je l'ai placé là. 
Vais-je avoir le temps de le raconter mieux? Une autre peur 
m'accompagne : une méfiance de moi-même à l'égard de mon imagination, et
 peut-être aussi une peur que je connaissais déjà en espagnol, qui 
consistait à écrire dans une langue qui n'était pas la mienne, qui n'est
 peut-être toujours pas la mienne. Je ne sais pas si la langue 
appartient à quelqu'un, même aux autochtones. Les autochtones peuvent 
être très distraits par rapport a leur langue. La peur qui m'accompagne 
toujours, c'est que rien ne justifie une page, pas une phrase. De là 
vient ma manie, un peu exagérée peut-être − sans doute −, de ces phrases
 qui semblent des aphorismes. Ce sont pour moi presque des béquilles 
pour avancer. Très souvent − mais ça, il ne faudrait pas le dire −, je 
travaille ainsi : j'ai quelques notes, des phrases qui peuvent être sur 
n'importe quoi, dans un carnet. J'ai appris très tôt que les phrases qui
 viennent et qui nous semblent venir de plus haut que nous-mêmes, on 
croit qu'on va les retenir mais ce sont celles qui disparaissent le plus
 vite. Alors je les note et, quand je suis en panne, quand rien ne 
vient, j'ouvre ce carnet, et je trouve une phrase. Tiens, cette phrase!
 Il faut aboutir à cette phrase, il faut justifier cette phrase. J'ai un
 moment à raconter, et il faut que le récit de ce moment soit justifié 
par cette phrase.
Vous disiez que les autochtones étaient parfois distraits par rapport à leur langue. Vous parlez, dans Ce que la nuit raconte au jour,
 de la «conscience de chaque mot se formant sur mes lèvres.» Il s'agit
 là de l’espagnol, Avez-vous toujours la même conscience, supérieure à 
ceux dont c'est la langue maternelle, pour le français?
Pas supérieure, mais une attention extrême, une crainte extrême de faire
 des fautes, de me tromper. La seule chose qui m'agace quand j'écris... 
Je souffre horriblement quand je dois faire un article, parce que je 
mets tel mot et je me dis qu'il en faudrait peut-être un autre, plus 
juste, ou plus beau, ou plus riche. Il n'y a rien à faire: quand on est
 un immigré, on ne l'oublie pas. Ce n'est pas pour faire mieux que les 
autres, c'est pour qu'on ne puisse pas vous reprocher quelque chose. 
J'aimerais faire le mieux possible dans n'importe quelle langue, même si
 j'avais une langue maternelle pure. Je ne crois pas beaucoup à cette 
histoire de langue maternelle d'ailleurs. En tout cas, je ne crois pas à
 la notion d'identité dont on me parle beaucoup. Je déteste, je ne 
supporte pas «l'identité nationale», «l'identité régionale», «mon 
identité», «la perte d'identité». La langue, c'est quelque chose qu'on 
apprend. Qu'on apprend quand on est petit, mais le corps est une 
structure moléculaire qui trouve des affinités avec une langue qui n'est
 pas nécessairement celle de la prime enfance. Peut-être que je dis ça 
parce qu'à partir du moment où je me suis intéressé à la culture − 
c'était très tôt puisque à cause des revues, à cause de la radio, je me 
suis rendu compte qu'il y avait quelque chose de mieux que la vie des 
paysans −, j'entendais parler des villes, je savais qu'il y avait 
quelque chose d'autre.
Il y a cependant une manière de voir le monde qui est différente
 d'une langue à une autre. Vous expliquez, par exemple, que le mot 
«oiseau» n’évoque pas pour vous la même réalité que sa traduction en 
espagnol, «pajaro »…
C'est en effet une vision du monde. Et c'est pourquoi cette vision du 
monde, peut-être, me convient beaucoup mieux. Je crois que je le dis, 
l'oiseau dans son nid, cette intimité me convient mieux. La première 
prise de conscience de la langue, pour moi, n'était pas le changement de
 langue mais le changement d'élocution à l'intérieur de la même langue. 
Quand je me suis efforcé d'adopter, pour pouvoir travailler au théâtre 
et au cinéma, l'élocution espagnole de Castille − le castillan est une 
norme comme le français de l'Ile-de-France −, tout mon corps changeait 
d'allure. Le maintien de la tête, la poitrine en avant, les pas presque 
militaires... Cela irait-il contre mon idée que l'identité n'a rien à 
voir avec la langue? Pourrait-elle avoir à voir avec la langue? Je ne 
sais pas... Moi, je me sens beaucoup mieux en français.
Le théâtre et le cinéma, être acteur, cela a-t-il été votre première vocation?
Une de mes multiples vocations...
Du moins avez-vous un peu pratiqué ce métier, au contraire d'autres.
Un peu, oui. Je faisais du théâtre quand j’étais adolescent et, à vingt 
et un ans, j'avais une petite troupe. On faisait du théâtre qu'on 
appelait expérimental. Il y avait beaucoup de théâtre expérimental... 
J'aimais beaucoup ça. Et puis j'aime beaucoup les acteurs. Dans les 
années soixante, tout un mouvement, avec les Cahiers du cinéma, ou Combat,
 critiquait les grands acteurs en disant qu'ils faisaient des numéros 
d'acteur, et on privilégiait la mise en scène. Ce n'est pas mon point de
 vue.
Pourtant vous aimez beaucoup la mise en scène…
Oui, j'aime beaucoup la mise en scène. Mais je regrette qu'on la fasse 
parfois au détriment de la vie théâtrale. Évidemment, les grands 
metteurs en scène font, en général, des «nouvelles lectures» d'une 
pièce. On se contrefiche de la nouvelle lecture!
Y a-t-il un rapport entre la mise en scène et la littérature? Écrire votre vie comme vous le faites, n'est-ce pas aussi une mise en 
scène de celle-ci?
Oui, il y a de la mise en scène, mais cela pourrait être une métaphore. 
J'ai toujours pensé que si on prenait un auteur − un auteur sérieux, un 
auteur important −, et si on comptait les mots qu'il privilégie, 
auxquels il accorde un sens plus riche que celui des dictionnaires, on 
trouverait l'essentiel. Dans mes livres, il y a toujours, de façon 
répétitive, des termes de théâtre. «Le rideau tombe», «il entre en 
scène», «il disparaît dans les coulisses»... Je ne peux pas les 
éviter. Donc, on pourrait dire que je conçois un livre comme une 
cérémonie de théâtre. Je ne dirais pas comme une pièce de théâtre, mais 
comme une cérémonie.
Vous parlez aussi de mise en scène de la dévotion…
Il y a un moment, à douze ans, où on se croit mystique. Ma vocation, 
c'était de devenir saint. Avec auréole. Mériter l'honneur des autels. 
Après, quand j'ai connu Valéry et la poésie pure, je glissais déjà vers 
autre chose. Mais j'aime le rite, et je crois que les gens en ont 
besoin.
Par ailleurs, dans votre désir de devenir saint, n'y avait-il 
pas aussi cette envie de singularité sur laquelle vous revenez plusieurs
 fois dans vos livres?
Ça venait de l'enfance. Ma famille ne comprenait pas ce monstre qui 
revenait de la ville. On attendait des enfants, surtout des mâles, des 
garçons, qu'ils soient de vrais laboureurs. Je me sentais singulier, et 
je voulais être singulier. A partir du jour où j'ai découvert qu'il y 
avait une émission de musique classique, le fait de m'obliger à 
l’écouter parce que les autres ne l’écoutaient pas − donc ça devait être
 bien meilleur −, c'était déjà une façon de vouloir renforcer ma 
singularité. Ce n'était pas de la vanité, c'était un instinct. Si la 
vanité peut être un instinct, j'avais l’instinct de la vanité...
Avez-vous l'intention de poursuivre ce récit autobiographique?
Je ne peux pas le savoir, parce que j'ai appris, en écrivant ce livre, 
qu'il faut être très loin des événements pour les écrire. Quand j'ai 
écrit mes trois premiers livres, j'étais dans une situation très 
instable en Europe. C'est seulement quand j'ai su que j'avais la 
possibilité de rester, de survivre, et d'écrire en français pour les 
journaux, que j'ai pu parler de l’Argentine. Il a fallu des années... Le
 monde de mes trois premiers livres était un monde imaginaire, des 
images de cinéma : personne n'avait besoin d'argent.
Ces livres-ci correspondent-ils pour vous à une sorte de devoir de la mémoire?
Je ne dirais pas un devoir, mais un besoin. Au fond, si on écrit des livres, c'est par besoin.
Ne vit-on sa vie que pour la raconter? C'est ce que vous laissez entendre..
C'est un peu exagéré. Pourtant, il y a quelque chose de vrai là-dedans. 
Si on a un petit talent d'écrivain, on vit sans crainte de ce qu'on va 
vivre, on supporte mieux tous les malheurs qu'on peut avoir, tous les 
obstacles qu'on peut rencontrer, parce qu'on sait qu'on va les raconter.
 Alors on vit sa vie pour la raconter. Cela peut paraître très 
narcissique mais, quand j'ai eu fini ce livre, je me sentais totalement 
vide − je me sens encore totalement vide −, je me suis dit : maintenant,
 il faut qu'il arrive quelque chose. Mais, depuis les années 
soixante-dix, beaucoup de choses sont arrivées, et aucune n'a de force 
dramatique, tout est de l'ordre de l’anecdote. Ce n'est pas à moi de le 
raconter. Alors, maintenant, il faut que quelque chose arrive. Un besoin
 est né en moi, et c'est peut-être cela, ce qui arrive: pour la 
première fois depuis vingt-cinq ans, j'ai envie de retourner en 
Argentine et de revoir ma famille...
Propos recueillis par Pierre Maury (Magazine Littéraire n° 335,  septembre 1995)

 
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