Le prix Rossel, en Belgique, c'est, toute proportions gardées, l'équivalent du Goncourt en France. Avec publication, avant la dernière délibération du jury (composé d'écrivains), d'une liste de cinq ouvrages retenus pour le prix. Avec aussi son annexe pour les jeunes. Cette année, la présence dans la sélection de deux romans dont on avait beaucoup parlé - et ici même - semblait limiter le choix non à cinq, mais à deux titres: Une forme de vie, d'Amélie Nothomb, et L'assassinat d'Yvon Toussaint, d'Yvon Toussaint.
Et puis non, le jury en a décidé autrement, saluant un des premiers romans les plus spectaculaires de la dernière rentrée littéraire (au-delà de la nationalité de son auteure), Ego tango, de Caroline De Mulder. Sur ce livre qui m'avait beaucoup impressionné, j'avais écrit un article, que voici.
Si le tango peut être une passion, l’héroïne du premier roman de Caroline De Mulder en a fait une passion majuscule. Elle vit tango, elle respire tango, elle boit tango, elle mange tango – quand elle mange. Après avoir dansé dans sa robe légère, elle dort dans les milongas, là même où la fièvre des corps a rythmé la nuit. Elle accepte ses pieds détruits, admire le pas des meilleurs, l’allure des plus élégantes, la folie des autres qui est aussi la sienne. La musique vrille les oreilles, le vertige s’installe. Et la phrase suit, virgule, virgule, à petits pas, virgule, virgule encore, rupture du point, retour de la virgule, virgule, marche en avant, marche en arrière, le regard fixe, les mots comme écrasés par un mouvement à la fois raide et souple, agressif et voluptueux, virgule, virgule…
Ego tango est un livre qui se lit comme il se danse, à la limite d’une asphyxie encouragée par les lieux enfumés où se retrouvent les membres de cette secte étrange. Ils forment une petite communauté dans laquelle chacun observe tout le monde, mais davantage pour estimer la qualité des danseurs que pour leur prêter des aventures à l’extérieur du cercle. L’histoire, elle aussi, ne s’écrit qu’en dansant. «J’étais belle, nous dansions en murmurant sur une piste presque vide. L’histoire, ça dépendait, on brodait à mesure. Des fois c’était un gaucho, je l’imaginais tenant son cuchillo, d’après Ezequiel au contraire, il sifflait très nonchalant. Nous décidions, selon la musique et les rythmes, que tel morceau était glorieux, tel sanglant ou languissant, c’est à qui décrirait l’orage ou l’accalmie ou les grands sentiments, ou les morts qui tombent, c’était de la rêverie faite de broc, de clichés à tous crins et de souvenirs d’enfance, ça partait dans tous les sens, rien d’impossible cœur vaillant nous avons failli nous aimer.»
Enseignante à l’université de Namur, Caroline De Mulder prépare, pour l’an prochain, un essai intitulé Faust amoureux. Comme essayiste, on ne sait pas encore. Mais, comme romancière, elle en connaît un bout sur l’amour et la souffrance, sur la jouissance et la douleur. Elle vient de marquer son territoire en lettres flamboyantes, jetant toutes ses forces dans la bataille et imposant une voix âpre, forte.
Elle réussit en outre, malgré le rythme obsessionnel de son écriture derrière lequel tout le reste pourrait s’effacer, à faire exister des personnages et à leur prêter les mystères de leurs vies. Ezequiel, le sombre amant qui veut faire du cinéma. Lou, la maîtresse d’Alexis de Saint-Ours, et peut-être sa victime. Car il s’en passe, des choses, dans les coulisses, dans le vide de ce qui n’est pas empli par le tango. D’où vient le bleu qui marque le coup de Lou? Pourquoi Alexis ne se décide-t-il pas à quitter sa femme? Quand la narratrice trouvera-t-elle la force de dire à Ezequiel qu’elle ne supporte pas ses manières et lui lancera-t-elle ce simple mot: dégage!
A sa manière, Ego tango est un tour de force, porté jusqu’aux limites de la résistance physique et mentale. On s’y trouve toujours un peu à côté de soi, et c’est peut-être l’endroit d’où l’angle est le meilleur pour tout voir et tout comprendre. A condition de se laisser embarquer par la musique et de suivre à l’intuition, comme on apprend le tango dans la confiance du (ou de la) partenaire. Cette partenaire-ci se révèle parfaite pour nous entraîner jusqu’au bout du livre, même si on n’a jamais mis les pieds sur une piste de danse.
Quant au Rossel des jeunes, il salue un roman ancré dans l'histoire roumaine de la fin du siècle dernier, et lui aussi très réussi: La maison de l'âme, de Chantal Deltenre.
Chantal Deltenre s’est emparée d’un beau rituel que, du moins l’imagine-t-on, son travail d’ethnologue lui avait fait découvrir en Roumanie. Elle en a fait le fil conducteur d’un roman à la hauteur de ce qu’il représente: un lien entre les vivants et les morts, entre la maison d’en bas et la maison d’en haut.
La maison d’en bas est très compromise. La journaliste qui débarque en Roumanie de sa propre initiative, persuadée par, précisément, un ethnologue, découvre l’ampleur du «Plan de systématisation du territoire». Elle en avait entendu parler, elle ignorait à quel point il avait conduit à des destructions de maisons et à l’expulsion de leurs habitants, relogés par le régime Ceausescu dans des blocs insalubres. En particulier à Snagov, lieu de villégiature de la nomenklatura, où Stefan M., l’ethnologue roumain, a proposé de l’emmener pour son reportage. Les victimes du Plan s’appellent eux-mêmes les démolis et la chute du dictateur n’a pas signé la fin de leurs problèmes: la plupart n’auront jamais les moyens de récupérer leurs terrains, que se disputent les favoris du nouveau régime. Stefan, pour sa part, dès qu’ils sont arrivés à Snagov, n’a pas cessé de fuir la journaliste, comme s’il avait quelque chose à cacher, ou comme s’il se cachait lui-même…
La maison d’en haut, celle qu’on occupera après la mort, est l’objet de toutes les attentions. Chacun l’équipe à la manière traditionnelle, donnant les objets nécessaires à d’autres personnes qui seront les intermédiaires entre les deux mondes. La narratrice, à qui une femme agonisante a donné au Tchad un sac en coton – elle ne s’en sépare pas –, est sensible au symbole de ce don et partage volontiers La maison de l’âme avec celles et ceux qui en expriment le désir.
En une semaine dense où les interrogations se multiplient, la romancière serre les nœuds d’un livre émouvant où tout est dit sur un ton juste.
Et puis non, le jury en a décidé autrement, saluant un des premiers romans les plus spectaculaires de la dernière rentrée littéraire (au-delà de la nationalité de son auteure), Ego tango, de Caroline De Mulder. Sur ce livre qui m'avait beaucoup impressionné, j'avais écrit un article, que voici.
Si le tango peut être une passion, l’héroïne du premier roman de Caroline De Mulder en a fait une passion majuscule. Elle vit tango, elle respire tango, elle boit tango, elle mange tango – quand elle mange. Après avoir dansé dans sa robe légère, elle dort dans les milongas, là même où la fièvre des corps a rythmé la nuit. Elle accepte ses pieds détruits, admire le pas des meilleurs, l’allure des plus élégantes, la folie des autres qui est aussi la sienne. La musique vrille les oreilles, le vertige s’installe. Et la phrase suit, virgule, virgule, à petits pas, virgule, virgule encore, rupture du point, retour de la virgule, virgule, marche en avant, marche en arrière, le regard fixe, les mots comme écrasés par un mouvement à la fois raide et souple, agressif et voluptueux, virgule, virgule…
Ego tango est un livre qui se lit comme il se danse, à la limite d’une asphyxie encouragée par les lieux enfumés où se retrouvent les membres de cette secte étrange. Ils forment une petite communauté dans laquelle chacun observe tout le monde, mais davantage pour estimer la qualité des danseurs que pour leur prêter des aventures à l’extérieur du cercle. L’histoire, elle aussi, ne s’écrit qu’en dansant. «J’étais belle, nous dansions en murmurant sur une piste presque vide. L’histoire, ça dépendait, on brodait à mesure. Des fois c’était un gaucho, je l’imaginais tenant son cuchillo, d’après Ezequiel au contraire, il sifflait très nonchalant. Nous décidions, selon la musique et les rythmes, que tel morceau était glorieux, tel sanglant ou languissant, c’est à qui décrirait l’orage ou l’accalmie ou les grands sentiments, ou les morts qui tombent, c’était de la rêverie faite de broc, de clichés à tous crins et de souvenirs d’enfance, ça partait dans tous les sens, rien d’impossible cœur vaillant nous avons failli nous aimer.»
Enseignante à l’université de Namur, Caroline De Mulder prépare, pour l’an prochain, un essai intitulé Faust amoureux. Comme essayiste, on ne sait pas encore. Mais, comme romancière, elle en connaît un bout sur l’amour et la souffrance, sur la jouissance et la douleur. Elle vient de marquer son territoire en lettres flamboyantes, jetant toutes ses forces dans la bataille et imposant une voix âpre, forte.
Elle réussit en outre, malgré le rythme obsessionnel de son écriture derrière lequel tout le reste pourrait s’effacer, à faire exister des personnages et à leur prêter les mystères de leurs vies. Ezequiel, le sombre amant qui veut faire du cinéma. Lou, la maîtresse d’Alexis de Saint-Ours, et peut-être sa victime. Car il s’en passe, des choses, dans les coulisses, dans le vide de ce qui n’est pas empli par le tango. D’où vient le bleu qui marque le coup de Lou? Pourquoi Alexis ne se décide-t-il pas à quitter sa femme? Quand la narratrice trouvera-t-elle la force de dire à Ezequiel qu’elle ne supporte pas ses manières et lui lancera-t-elle ce simple mot: dégage!
A sa manière, Ego tango est un tour de force, porté jusqu’aux limites de la résistance physique et mentale. On s’y trouve toujours un peu à côté de soi, et c’est peut-être l’endroit d’où l’angle est le meilleur pour tout voir et tout comprendre. A condition de se laisser embarquer par la musique et de suivre à l’intuition, comme on apprend le tango dans la confiance du (ou de la) partenaire. Cette partenaire-ci se révèle parfaite pour nous entraîner jusqu’au bout du livre, même si on n’a jamais mis les pieds sur une piste de danse.
Quant au Rossel des jeunes, il salue un roman ancré dans l'histoire roumaine de la fin du siècle dernier, et lui aussi très réussi: La maison de l'âme, de Chantal Deltenre.
Chantal Deltenre s’est emparée d’un beau rituel que, du moins l’imagine-t-on, son travail d’ethnologue lui avait fait découvrir en Roumanie. Elle en a fait le fil conducteur d’un roman à la hauteur de ce qu’il représente: un lien entre les vivants et les morts, entre la maison d’en bas et la maison d’en haut.
La maison d’en bas est très compromise. La journaliste qui débarque en Roumanie de sa propre initiative, persuadée par, précisément, un ethnologue, découvre l’ampleur du «Plan de systématisation du territoire». Elle en avait entendu parler, elle ignorait à quel point il avait conduit à des destructions de maisons et à l’expulsion de leurs habitants, relogés par le régime Ceausescu dans des blocs insalubres. En particulier à Snagov, lieu de villégiature de la nomenklatura, où Stefan M., l’ethnologue roumain, a proposé de l’emmener pour son reportage. Les victimes du Plan s’appellent eux-mêmes les démolis et la chute du dictateur n’a pas signé la fin de leurs problèmes: la plupart n’auront jamais les moyens de récupérer leurs terrains, que se disputent les favoris du nouveau régime. Stefan, pour sa part, dès qu’ils sont arrivés à Snagov, n’a pas cessé de fuir la journaliste, comme s’il avait quelque chose à cacher, ou comme s’il se cachait lui-même…
La maison d’en haut, celle qu’on occupera après la mort, est l’objet de toutes les attentions. Chacun l’équipe à la manière traditionnelle, donnant les objets nécessaires à d’autres personnes qui seront les intermédiaires entre les deux mondes. La narratrice, à qui une femme agonisante a donné au Tchad un sac en coton – elle ne s’en sépare pas –, est sensible au symbole de ce don et partage volontiers La maison de l’âme avec celles et ceux qui en expriment le désir.
En une semaine dense où les interrogations se multiplient, la romancière serre les nœuds d’un livre émouvant où tout est dit sur un ton juste.
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