Un style épuré, une approche en biais des émotions profondes
qui ne se manifestent qu’en sourdine, une grande prudence dans les rapports
entre hommes et femmes – ce qui caractérise l’œuvre d’Éric Holder, dont on
vient d’apprendre la mort à l’âge de 59 ans, peut s’énoncer en quelques mots.
Mais ceux-ci n’épuisent pas la grâce et le charme qui habitent la trentaine de
livres qu’il a donnés depuis 1984, d’abord au Dilettante auquel il allait
rester fidèle tout en publiant ses romans chez Flammarion avant de passer au
Seuil (avec un bref détour par Grasset).
J’ai dû lire une dizaine de ses livres et écrire sur
ceux-ci, je reviens donc sur ce parcours de lecture qui épouse imparfaitement
la chronologie de la bibliographie (car des rééditions au format de poche
trouvent place au moment de leur parution) et j’ajoute, pour le plaisir de goûter
son style au plus près, le premier paragraphe de La belle n’a pas sommeil, que je n’ai malheureusement pas eu le
temps de lire l’année dernière. Je le regrette vivement.
Le premier roman d’Éric Holder, Manfred ou l’hésitation, présentait d’évidentes qualités que l’on
retrouve, magnifiées, dans ce livre bref et tendu qui tient du début à la fin
une mélodie enchanteresse qui tient notamment à la personnalité des deux
personnages principaux.
Maurice, quarante-deux ans, presque clochard – il vit dans
une baraque et boit beaucoup –, est accordéoniste. À la terrasse d’un bistrot, il
rencontre, un soir, Dino, guitariste, plus jeune. Ils sont tous les deux très
doués et fous de musique. C’est cela qui les rapproche d’abord, mais ils ont
aussi une femme en commun : Reine, qui a disparu il y a quelque temps, et
à la recherche de laquelle ils partent sous l’impulsion de Dino. Maurice en
sait plus long que lui, mais il se tait, laissant son compagnon à sa quête, ne
tentant que mollement de l’en décourager.
C’est Maurice qui raconte. En réalité, même s’il n’est pas
le professionnel, la vedette de la musique, c’est lui qui mène toujours le jeu.
Jusqu’au bout, il exerce un pouvoir réel bien que discret sur leur histoire
devenue commune.
Un rythme soutenu mène le lecteur à travers un roman qui va
vite, parce qu’il révèle des pans entiers d’un passé dont on ne connaissait
rien avant la première ligne, et qui se constitue comme une vie entière
dévoilée dans sa signification profonde. Avec l’apparence de la superficialité
et de la légèreté, Éric Holder touche aux secrets intimes de plusieurs êtres, et
il arrive que cette musique prenne des tons déchirants…
Dans Mademoiselle
Chambon, il est question d’une institutrice – dont le nom fait le titre du
livre – et d’Antonio, un maçon d’origine portugaise. On est à Montmirail, Marne,
51. Ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés si Antonio n’avait eu, avec
sa femme Anne-Marie, un fils qui se trouve dans la classe de mademoiselle
Chambon. Un jour, Anne-Marie malade, Antonio va lui-même chercher Kevin à l’école,
avec un peu de retard. « Elle n’avait
fait aucun reproche – bien au contraire, essayant d’adoucir le retard, arguant
qu’elle avait le temps, et qu’elle était ravie de rencontrer le père de Kevin. Pourquoi
avait-il fallu que celui-ci baissât les yeux, et qu’il répondît en s’excusant ? »
Cette rencontre est la petite graine qui donne naissance au
roman, parce qu’elle s’enracine dans les regards et dans les cœurs, d’abord à
peine présente, puis de plus en plus envahissante, au point de faire rêver
aussi bien Antonio que mademoiselle Chambon – on peut dire, maintenant, qu’elle
se prénomme Véronique, mais qu’elle aurait préféré Laure. Aucun des deux ne
sait exactement ce qui arrive, Anne-Marie observe les événements avec un
certain étonnement, et la vie suit son train.
Antonio et Véronique ne sont pas très audacieux. Ils s’enfoncent
dans une fascination mutuelle qui ne les mène nulle part mais les active
beaucoup de l’intérieur. Quelques habitudes changent, des parcours
géographiques dérapent vers une plus grande proximité, c’est à peu près tout. Un
léger tremblement qui suffit bien, pourtant, à faire une histoire vraie et
pleine, attachante comme il en est peu, parce qu’elle a l’air si vraie…
« Que s’était-il
passé ?
Et la réponse était :
rien. »
Mais, entre le début et la fin, le grand fracas presque
silencieux de vies qui se sont croisées.
Depuis Mademoiselle
Chambon, qui a séduit l’an dernier, Éric Holder a un peu changé de statut :
d’écrivain apparemment réservé à un petit cercle de lecteurs, il est devenu une
sorte de phénomène porté par un bouche-à-oreille très favorable, et, du coup, ses
livres précédents reviennent à la surface.
À commencer par L’homme
de chevet, publié en 1995 et qui avait déjà provoqué une sorte de
frémissement collectif.
L’argument est aussi simple qu’inhabituel : un homme
vient, quotidiennement, tenir compagnie à Muriel, tétraplégique. Le corps
souffrant et l’homme compassionnel… Ce couple étrange noue, au fil des pages, des
liens de plus en plus forts, qui allègent la douleur, et peut-être même lui
donnent une signification. À sa manière, par petites phrases qui ont l’air de
ne rien dire mais qui, mises l’une derrière l’autre, finissent par dessiner un
réel poignant, Éric Holder met un monde en place et nous touche.
Plus brièvement, les dix nouvelles d’On dirait une actrice, puisées dans quatre recueils parus au
Dilettante (la même filière que celle suivie par un autre auteur Flammarion
dont on parle beaucoup, Vincent Ravalec), proposent autant de personnages de
femmes. Elles aussi sont très précisément mises en scène, avec leurs soucis
quotidiens et leurs grandes aspirations contrariées. De petits riens qui font
les rêves surdimensionnés, mais dont on a besoin pour continuer à vivre.
Ce recueil de nouvelles est, pour les lecteurs qui ne
connaissent pas l’univers d’Éric Holder, une jolie porte d’entrée.
On connaît l’extrême sensibilité avec laquelle Éric Holder, en
véritable sismographe de l’être humain, montre dans ses romans l’évolution des
personnages qu’il y fait vivre. L’ange de
Bénarès, L’homme de chevet et Mademoiselle Chambon, sans parler des
nombreux ouvrages à diffusion plus restreinte publiés au Dilettante, l’ont
progressivement imposé comme l’un des écrivains capables de faire beaucoup avec
peu de moyens. Une langue simple et des situations peu spectaculaires lui
suffisent amplement pour baliser un monde où des émotions retenues bouleversent
cependant en profondeur la vie des êtres et leur donnent une épaisseur peu
commune.
Dans Bienvenue parmi
nous, il pose d’emblée les données de départ – et la principale dès les
deux premières lignes : « Ce
fut peu avant la date anniversaire de ses soixante-deux ans que Taillandier
prit la décision de se suicider. » Très vite, on apprend qu’il est un
peintre célèbre. Ses toiles ont une grande valeur marchande mais il a conservé
les quatre dernières, vers lesquelles il retourne souvent, les contemplant
comme le meilleur de ce qu’il a pu réaliser au sommet de son art. Ensuite, il
ne pouvait plus que s’arrêter, à défaut de progresser encore. C’était il y a
sept ans et, depuis, il mène une existence tranquille, en compagnie d’Alice, la
femme de sa vie, peut-être la seule à se souvenir de son prénom – Philippe.
Taillandier n’est pas ce qu’on peut appeler un désespéré. Il
vit avec ses problèmes cardiaques sans leur accorder trop d’importance. Mais il
préfère choisir lui-même le jour et l’heure, ainsi que la méthode. Il n’a pas
envie de finir diminué et considère la question de son suicide comme une issue
honorable, en harmonie avec les soixante-deux années qui l’auront précédé. « Il s’était posé la question sans
émotion, sans effroi, presque avec sympathie. Tu ne crois pas que le moment est
venu, vieux ? » Le
voilà donc à mettre son départ au point. Il ne tient pas à faire souffrir Alice
et décide de lui laisser un espoir afin qu’elle ne sombre pas. Il achète un
fusil de chasse, apprend à s’en servir pour être sûr de ne pas se rater, loue
une voiture et se prépare à accomplir son destin dans une obscure forêt d’Ardenne,
loin de chez lui (il vit dans le Sud). On mettra du temps à retrouver le corps,
le temps pour Alice de s’habituer à son absence.
Il lui reste aussi à boucler honorablement son passage parmi
les vivants, sans avoir l’air de faire ses adieux. Une grande fête, avec leurs
deux enfants, pour son anniversaire fournira cette occasion. En même temps, sous
prétexte de besoins d’argent pour boursicoter, il confie ses quatre dernières
toiles à son fils, à charge pour lui de les vendre au mieux et d’en répartir
les bénéfices.
L’organisation est trop parfaite pour qu’un grain de sable
ne s’y glisse pas. Le grain de sable s’appelle Daniella et a quinze ans et demi.
Alice l’a recueillie parce que sa mère l’avait jetée hors de chez elle et lui a
proposé de rester un peu avec eux, histoire de trouver une aire de calme, assez
longtemps pour se remettre de ses émotions. Des habitudes s’installent, Daniella
devient une sorte de petite-fille qui partage avec Taillandier ses visites au
village où il va quotidiennement acheter ses journaux. Elle y prend ses points
de repère, y noue un flirt provisoire et le peintre à la retraite considère
cette adolescente comme l’image de la vie même – mais sans se le dire vraiment,
c’est plutôt une idée qui naît en lui hors de toute conscience, et qui se
transformera, d’un coup, en évidence.
Cela arrive au moment où Taillandier, parvenu au terme de
ses préparatifs, est parti vers le destin qu’il s’est tracé, un peu après
Daniella qui a besoin d’aller retrouver sa mère. Leur rencontre, sur la route, est
toute de hasard, mais un hasard qui désormais infléchit le parcours de l’homme
fatigué et lui rend, avec la responsabilité qu’il se sent vis-à-vis de Daniella,
une énergie nouvelle.
Le reste va de soi. Éric Holder en fait une sorte de dérive
positive au bout de laquelle, bien sûr, surgira la lumière.
Bienvenue parmi nous
est un roman du bonheur. Quand tout paraît être derrière soi, il se trouve
encore de bonnes raisons d’exister. Et, vraiment, lisant ceci, on se dit qu’il
n’y a pas de honte à être heureux.
Lentement séduit par une de ses lectrices, le narrateur de
ce roman s’appelle Éric Holder. Geneviève Bassano lui a écrit d’abondance avant
qu’il accepte de la rencontrer à l’occasion d’une animation dans une
bibliothèque. Puis l’intimité se fait de plus en plus grande et on ne se
demande même pas s’ils deviennent amants, tant c’est évident, bien que le
narrateur glisse discrètement sur les faits. Mais l’écrivain est une sorte de
sauvage, qui boit et ne se promène jamais sans sa musette équipée pour lui
permettre de dormir dans la nature ou dans la rue. Le charme de la relation ne
peut durer qu’un temps. On peut se demander : à quoi bon ? Si ce n’était
pour écrire un livre, qui n’est pas vraiment le meilleur d’Éric Holder et qui
pourtant donne le vertige tant le narrateur (ou l’auteur ?) s’y met en
danger.
Les romans d’Éric Holder sont très souvent implantés dans
des lieux imprégnés par les faits qui s’y sont déroulés autrefois et qui sont
inscrits dans la mémoire des habitants autant que dans les paysages eux-mêmes. Ici,
à Soulac, sur une plage du Médoc, Valérie s’est noyée. Elle n’était pas seule. Celui
qui l’accompagnait n’était ni son mari, ni son fils. On en tire les conclusions
qu’on veut. Pour la plupart de ceux qui la connaissaient, les choses sont
claires, cela s’appelle un adultère. Pour Anne-So, Manou et Sandrine, les
meilleures amies de Valérie, il s’agissait surtout de la perte d’une des leurs.
La vie continue, la blessure reste présente en elles.
Sandrine, pourtant, aura la mémoire courte. Elle aussi va
tomber sous le charme d’un homme, découvrir le plaisir de tromper son mari, aller
nager avec son amant à la baïne…
Le scénario, où le présent se superpose au passé à quelques
nuances près, est très prévisible. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut
chercher l’originalité du livre. Mais plutôt dans les détails. Comment Sandrine,
tout emplie d’une nouvelle vitalité amoureuse, fait rejaillir cette énergie sur
sa vie professionnelle, et même dans sa famille. Comment les habitants de
Soulac – quelques-uns d’entre eux, du moins –, attachés à une parodie de pureté
locale, traitent l’amant de Sandrine. Comment, encore, le mari de celle-ci
réagit quand il apprend la trahison, en passant d’un calcul froid à une colère
bouillante…
Tout sonne vrai dans les élans et les rebuffades. Et la même
histoire sans cesse recommencée avec d’autres personnages, en d’autres lieux, se
raconte sur une musique nouvelle. Celle des mots d’un écrivain qui travaille la
phrase en demi-teinte, sans hausser le ton. En mineur, pourrait-on dire.
Certes, on pourrait reprocher à Éric Holder de ne pas se
renouveler vraiment. Mais c’est le propre des créateurs de creuser sans cesse
le même sillon. Et, puisque ce sillon reste très agréable à suivre, nous ne lui
ferons pas ce reproche.
Deux pages, d’entrée, introduisent le sentiment trompeur d’une
totale sérénité, voire même du bonheur. Éric Holder tutoie son personnage qui
file en vélo avant le lever du jour. Les odeurs et les sons nous sont donnés
dans l’instant, comme autant de cadeaux précieux. C’est l’hiver. Les cheminées
fument. Les oiseaux chantent. Le cycliste se rend à la scierie où il travaille.
Huit heures pour un maigre salaire. Mais un salaire quand même. À la page
suivante, on comprend combien c’est essentiel. « Je n’avais plus travaillé depuis des années, passées à boire. »
Et combien aussi la sérénité induite par le début a dû être le résultat d’un
combat mené contre soi-même, parce que Myléna, après trente-trois ans de vie commune,
a dit pour la première fois : « J’en
ai assez. » Alors, il a voulu mourir. Et a survécu. Comme une nouvelle
chance, une nouvelle donne, peut-être même une vie mieux réglée, loin de ses
préoccupations du temps où il était écrivain et, surtout, plongeait dans l’alcool
à défaut de trouver encore en lui la force de rester debout.
Bella ciao est l’histoire
d’une dérive et d’une possible résurrection. C’est aussi une chanson, dont
voici la traduction : « Un
matin je me suis réveillé / Adieu la belle, adieu la belle, adieu la belle, adieu,
adieu / Un matin je me suis réveillé / J’ai trouvé l’envahisseur. »
Quand les paroles surviennent en italien, le roman touche à son terme. Il y
aura encore un coup de gueule entre hommes, histoire de marquer le coup, ou de
dessiner un territoire.
Mais, comme souvent chez Éric Holder, le récit n’est pas l’essentiel.
Il y a, dans ses livres, plus de contemplation que de mouvement. Une attention
portée aux choses simples dont la plupart des autres écrivains font l’économie,
et qui sont pour lui le sel même de la vie. Si son personnage travaille le bois
après avoir raboté les mots, c’est bien parce que la matière et les gestes ont
aussi un sens. Et fournissent à l’homme une raison d’être.
Dit de cette manière, cela peut sembler un rien moralisateur.
En réalité, pas du tout : dans sa quête obstinée de la simplicité, Holder
obtient une sorte d’évidence. Aucune théorie ne vient gâcher le sentiment d’être
au plus près de celui qui recommencera à écrire. La gueule de bois s’est presque
effacée. Et rien n’est jamais tout à fait perdu définitivement. D’ailleurs, les
premiers mots du livre reviennent plus loin, quand renaît le goût des phrases. La
pirouette n’a rien de gratuit, elle s’impose dans la structure du roman. Celui-ci
est assemblé comme une marqueterie où chaque pièce est à sa place, indispensable
pour faire tenir l’ensemble. Et, sous les apparences de la banalité, ce livre
nous parle de choses importantes.
Le marché de Carri, florissant en saison, est le fief de
Forgeaud, homme clé de la commune et racketteur en chef. En louant un
emplacement pour vendre leurs bijoux fantaisie (une fantaisie de bon goût), Bruno
et Jeanne ne mesurent pas le défi qu’ils lancent à un système bien ordonné. Et
dont tout le monde, au fond, se satisfait. Le pire étant que Forgeaud, devant
la beauté de Jeanne, s’est juré de « l’avoir ». Il n’a pas mieux
mesuré la capacité de résistance du couple, qui s’installe avec des forces
neuves en rempart inattendu de la loi.
Supposons qu’en été, fatigué de la plage, ou bien en hiver,
coincé sur la presqu’île battue par la pluie, vous décidiez de visiter un endroit
insolite dont on vous a parlé. Au milieu de la forêt, une librairie d’occasion,
une bouquinerie dont les bacs, à l’entrée, semblent n’attirer la convoitise que
des chevreuils, des corbeaux. On vous en aura parlé puisqu’aucune indication ne
la signale, aucune publicité, pas de panneau.