jeudi 31 octobre 2019

Grand Prix du roman de l'Académie française : Laurent Binet

Une déception, pourquoi ne pas le dire? Je voulais absolument lire ce roman, je l'ai lu, je n'imaginais pas un instant en le terminant que l'Académie française en ferait son Grand Prix du roman. Et pourtant... Bon, les événements incompréhensibles ne manquent pas dans le monde littéraire. Les livres incompréhensibles non plus...
Les deux premiers romans de Laurent Binet, HHhH et La septième fonction du langage, étaient ambitieux, brillants et très réussis. Le troisième, Civilizations, est tout aussi ambitieux et brillant. Moins réussi cependant. On s’y est précipité en confiance, dans le souvenir des précédentes lectures où le plaisir côtoyait l’intelligence. Et puis, malgré des moments d’enthousiasme, on a perdu pied, sans réussir à suivre l’écrivain dans sa reconstruction audacieuse du monde. Chaque fois que se produit un tel phénomène peu plaisant, il faut redouter une faiblesse du lecteur plutôt que de l’auteur. Nous nous avancerons donc avec précaution sur un terrain mouvant qui, peut-être, aurait semblé moins étranger six mois plus tôt ou six mois plus tard.
Bref, venons-en au fait : Laurent Binet envoie – c’est la deuxième partie du roman – Christophe Colomb dans une impasse, malgré la fierté d’avoir pris pied sur quelques territoires peuplés de sauvages et les avoir attribués à « Vos Altesses », les commanditaires du voyage d’exploration. En cette fin d’année 1492 porteuse d’abord de grands espoirs, puis au début de 1493, le vent a tourné, il n’est plus question que d’épreuves envoyées par Dieu à qui il ne reste plus qu’à recommander les âmes des courageux aventuriers. Dans son journal, Christophe Colomb écrit, après la mort de tous ses compagnons : « Je vais nu, comme un chien errant, presque aveugle, sans plus personne qui fasse attention à moi. » Exit l’homme providentiel qui aurait dû changer la face du monde – et, selon les historiens, l’a changée. Mais le romancier n’est pas dupe.
Ceux qui infléchiront véritablement le cours des événements sont venus de l’ouest, ils ont débarqué à Lisbonne sous le commandement d’Atahualpa, jeune empereur de Quito déchu après une guerre fratricide qui l’a décidé à chercher d’autres territoires. Ses effectifs sont réduits : « cent quatre-vingt-trois hommes, trente-sept chevaux, un puma et quelques lamas ». Mais ce qu’ils réalisent mérite d’occuper plus des deux tiers de Civilizations.
Atahualpa et son amante Higuénamota, l’âge d’être sa mère, l’esprit nourri de contes anciens, trouvent Lisbonne dévastée par un tremblement de terre. La catastrophe sera placée à l’arrière-plan de la chronique : « L’an 1531 de l’ancienne ère est l’an 1 de la nouvelle ère, puisqu’il marque la venue de l’Inca, par la mer Océane. » Les remous sanglants qui ont suivi, en 1492, l’expulsion des Juifs d’Espagne et l’Inquisition sont effacés par l’avènement de la nouvelle religion du Soleil, dont l’Inca est le représentant sur terre.
« Les 95 thèses du Soleil » résument les règles en vigueur dans le « Nouveau Monde » selon une vision inverse de la nôtre. Elles définissent un cadre religieux d’où découle une politique habile à utiliser les antagonismes pour se faire des alliés. Les 183 hommes, contre toute attente, renversent les régimes les mieux établis, la conquête est une réussite. Elle ne va pas, bien entendu, sans quelques secousses qui sont le piment de l’Histoire, fictive comme réelle.
Laurent Binet glisse des clins d’œil – une pyramide est construite dans la cour du Louvre, par exemple. Et, pour clore le récit dans une quatrième partie, Cervantès entre en scène, observé notamment en pleine lecture des Chroniques d’Atahualpa dans une tour dont le propriétaire rentre chez lui : Michel de Montaigne. Belle rencontre. Mais dont la raison d’être, comme d’autres anecdotes qui abondent dans le roman, reste obscure.

Prix littéraires : rien ne va plus, faites vos jeux !

Plus prudent que Lucie Cauwe, j’ai attendu les dernières sélections pour établir mes pronostics et lancer des affirmations sans preuves, nuancées de quelques doutes qui m’offriront opportunément des positions de repli…
Le Grand Prix du roman de l’Académie française sera attribué ce jeudi, dans l’après-midi. Ce qui aurait offert aux journalistes littéraires travaillant pour des journaux ne paraissant pas le 1er novembre tout le temps nécessaire à la réflexion si, l’époque ayant changé, il ne fallait maintenant réagir au quart de tour pour la version en ligne des mêmes journaux.
Donc, je me précipiterai, comme d’autres, pour saluer l’audace de l’Académie française qui aura couronné Jour de courage, de Brigitte Giraud (Flammarion), le seul roman de la sélection qui assume à la fois son sujet et sa forme, sans être aussi bouleversant qu’il le voudrait. Mais, l’audace n’étant pas la caractéristique la plus répandue à l’Académie française, celle-ci risque d’en afficher une fausse avec L’île du dernier homme (Albin Michel), de Bruno de Cessole. Cela parle de terrorisme, c’est dans l’air du temps, mais ce n’est qu’à moitié réussi. Quant à Civizations (Grasset), de Laurent Binet, comme il est plus qu’à moitié raté, je ne m’y attarderai pas.
Après ce premier acte, à moins qu’il s’agisse d’un prologue, la journée de lundi va retenir l’attention des éditeurs, des imprimeurs, des commentateurs et même de quelques écrivains et écrivaines – celles et ceux dont les noms se trouvent encore sur les listes du Goncourt et du Renaudot.
Le Goncourt devrait aller, mais n’ira pas, à Jean-Paul Dubois dont j’ai adoré le roman, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (L’Olivier). Car Amélie Nothomb, j’ai déjà expliqué pourquoi, sera la lauréate, cent ans après Marcel Proust, pour Soif (Albin Michel). Jean-Luc Coatalem (La part du fils, Stock) et Olivier Rolin (Extérieur monde, Gallimard) n’ont aucune chance, sauf si, cela s’est déjà vu, aucun des deux livres favoris ne parvenant à la majorité, des votes se reportaient sur l’un des deux autres. Hypothèse peu vraisemblable néanmoins.
Au Renaudot, je vais faire un choix de copinage, car je serais « trop » content si Abdourahman A. Waberi recevait le prix avec son élégant Pourquoi tu danses quand tu marches ? (Lattès), mais l’affection que j’ai pour lui ne m’empêche pas de mesurer la faiblesse de sa position stratégique par rapport aux quatre autres ouvrages. Parmi lesquels, d’ailleurs, je suis bien en peine de distinguer un véritable premier choix tel que l’entendrait le jury. Peut-être le roman de Jean-Luc Coatalem, La part du fils (Stock), bénéficie-t-il d’un léger avantage. Quoique, si l’on procède par élimination, il devrait s’imposer. Comme Waberi, Jean-Noël Orengo n’a pas écrit son meilleur livre avec Les jungles rouges (Grasset). La Maison (Flammarion), d’Emma Becker, est un ouvrage assez déplaisant par certains aspects. Et Le bal des folles (Albin Michel), le premier roman de Victoria Mas, n’est pas tout à fait aussi réussi qu’on le clame un peu partout.
Mardi, le Femina entre en piste. Si les seules vertus littéraires étaient prises en compte, il y aurait un lauréat évident, Alexis Ragougneau avec Opus 77 (Viviane Hamy) – je dois néanmoins préciser que je n’ai pas lu le roman de Luc Lang, La tentation (Stock). Tous des autres ont davantage de qualités que de défauts – cette sélection est une des plus belles de la saison – et il ne dépend donc que de la personnalité des lectrices du jury de parvenir à imposer un autre nom. La sensibilité de Dominique Barbéris (Un dimanche à Ville-d’Avray, Arléa), la puissance évocatrice de Michaël Ferrier (Scrabble, Mercure de France, qui mériterait bien un spécial copinage aussi), le charme fou de Sylvain Prudhomme (Par les routes, L’Arbalète-Gallimard) ou la violence de Monica Sabolo (Eden, Gallimard) ont des arguments.
Comme je n’ai pas lu assez des titres sélectionnés pour le Prix Décembre (jeudi), je passe mon tour. Mais je ne serais pas triste si Sofia Aouine l’obtenait avec Rhapsodie des oubliés (La Martinière), un beau roman habité par une langue rebelle.
Vendredi, le(s) Médicis ne m’ont pas facilité la tâche en zappant l’étape (pourtant tacitement contractuelle, si j’ose dire) de la dernière sélection. Malgré l’abondance de biens, je décide que Santiago H. Amigorena recevra le prix du roman français pour Le ghetto intérieur (P.O.L.).
Et les essais, et les romans étrangers, me direz-vous ? Il me manque trop de lectures, surtout côté essais, mais je veux bien me mouiller côté étranger. Dommage que je n’ai pas d’espions dans la place, car ils sont très probablement déjà attribués…
Le Femina pour Girl (traduit par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Sabine Wespieser), d’Edna O’Brien et le Médicis à Ordesa (traduit par Isabelle Gugnon, Sous-Sol), ça vous va ?
Si les résultats ne sont pas conformes aux prévisions ou ne rejoignent pas vos goûts, les réclamations sont à faire auprès des jurys eux-mêmes. Non, pas ici, car je n’y suis pour rien.

mercredi 30 octobre 2019

Daniel Fano, au revoir et merci

Photo Les Carnets du Dessert de Lune
On croit que les amis ne vieillissent plus quand ils sont loin et qu'ils ne donnent de leurs nouvelles que par des livres. Ce n'est pas ainsi que fonctionne la vie, malheureusement, et la mort de Daniel Fano, lutin magnifique, vient de me le rappeler.
Daniel était né en 1947, il s'intéressait à tout - ses articles consacrés à la littérature de jeunesse ont été des modèles du genre - et travaillait, dans ses fictions traversées de ce tout, manière hachis Parmentier goûteux, à faire naître des rires parfois tragiques.
En souvenir ému, quelques moments de lecture...


Le privilège du fou (2005, Les Carnets du Dessert de Lune)
Daniel Fano passe tout à la moulinette de collages audacieux d’où sourd la violence du monde. Les souvenirs jaillissent à la figure, images passées ou récentes, dialogues, musiques. Toutes les guerres sont là, celles qui ont été montrées en direct et celles que les films ont inventées. La pornographie naît moins des sexes exhibés que d’une horreur quotidienne avec laquelle, pourtant, il faut vivre. Alors, écrire serait une des rares armes utiles. Que l’auteur manie sur un rythme enlevé. C’est bien notre univers, il est reconnaissable. Mais il est aussi revisité par un œil lucide et amusé par ses propres peurs.

Sur les ruines de l’Europe (2006, Les Carnets du Dessert de Lune)
Les collages étourdissants de Daniel Fano nous entraînent une fois de plus dans un tourbillon d’images. Images du monde contemporain, reflets d’une actualité plus ou moins récente. Images de cinéma, puisées à une vaste culture. Images littéraires, images inventées, le tout mixé à la manière d’un cocktail frappé. Le rythme est soutenu, les surprises explosent à chaque paragraphe. Ce condensé de réel monte à la tête dans une agréable ivresse. A consommer sans modération.

Ne vous inquiétez plus c’est la guerre (2015, Les Carnets du Dessert de Lune)
Daniel Fano a construit un de ces nouveaux kaléidoscopes dont il a le secret, fragments du monde placés sous une lumière crue où se révèlent des personnages souvent connus. Les légendes sont tordues, le flux d’informations rythme les pages comme il rythme nos jours. Avec, à l’arrière-plan, une remarque qui suscite des questions : « On peut facilement transformer une information douteuse en vérité encyclopédique. » Le collage semble fait au hasard, mais il nous entraîne du côté de la lucidité où le bien et le mal se confondent dans des constructions qui nous dépassent. Du moins en apercevons-nous ici quelques saillies qui ont échappé à la globalité broyeuse de sens et qui fournissent matière au sourire autant qu’à la réflexion. La poésie de la juxtaposition suppose un travail précis de marqueterie et une tension qui ne se relâche jamais.

De la marchandise internationale (2017, Les Carnets du Dessert de Lune)
Daniel Fano ratisse large et fait feu de tout bois. Entre collage d’influences précisées dans une note et imagination délirante, ses personnages inspirés de livres ou de films s’agitent dans le vaste bocal du monde. Cela a tout du thriller sans queue ni tête, on meurt souvent dans des circonstances atroces, la lutte est féroce. Le texte crépite, on croit entendre une vieille machine à écrire débiter les feuillets et hacher menu les phrases.

L’intercepteur de fantômes (2018, Traverse)
B. Palmer trouve  que Bruxelles a bien changé depuis trente ans. Les endroits qu’il hantait en compagnie de l’avant-garde artistique et littéraire de l’époque n’existent plus. Même ses complices de l’époque ont, pour la plupart, disparu. Dans une promenade géographique autant que temporelle, Marc Dachy revit le temps d’une fiction presque vraie accompagnée d’une version si réelle qu’on la croirait imaginée. Une évocation belle et puissante.

Bientôt la Convention des cannibales (2019, Les Carnets du Dessert de Lune)
Une cinquantaine d’années à travers un joli monde, le nôtre, éparpillé façon puzzle. L’écriture tire dans les coins, le kaléidoscope tourne à une vitesse folle. Les corps sont transpercés, torturés, bien qu’ils jouissent parfois dans une frénésie propre à l’assassinat, réussi ou non. Il arrive que des agents doubles aux noms improbables ressuscitent pour réussir ce qu’ils ont raté la fois précédente. C’est leur destin.

Le Renaudot sélectionne, le Médicis attend


Attribué lundi prochain en même temps que le Goncourt, le Renaudot a élagué sa sélection de romans français, écartant ceux de Nathacha Appanah, Lenka Hornakova-Civade et Sylvain Prudhomme (je regrette surtout l’absence de ce dernier). Il reste cinq titres dont un en commun avec la dernière liste du Goncourt – saurez-vous le retrouver ?
  • "La Maison", Emma Becker (Flammarion)
  • "La part du fils", Jean-Luc Coatalem (Stock)
  • "Le bal des folles", Victoria Mas (Albin Michel) 
  • "Les jungles rouges", Jean-Noël Orengo (Grasset)
  • "Pourquoi tu danses quand tu marches?", Abdourahman A. Waberi (J-C. Lattès)

Dans la liste des essais, trois ouvrages ont aussi été éliminés mais, comme il y en avait moins, il n’en reste plus que trois.
  • "La Bruyère, portrait de nous-mêmes", Jean-Michel Delacomptée (Robert Laffont)
  • "(Très) cher cinéma français", Eric Neuhoff (Albin Michel)
  • "A l'absente", Martine de Rabaudy (Gallimard)

Pendant que ce jury-là travaillait, celui du Médicis se reposait. Les dernières sélections devaient être données à peu près en même temps que celles du Renaudot. Il n’y en a pas, ou bien ce sont les mêmes que les précédentes – cherchez la différence.
Demain, l’Académie française attribuera son Grand Prix du roman. Lundi, Goncourt et Médicis ouvriront une semaine où leur succéderont les prix Femina, Décembre et Médicis. Il y a du pain sur la planche.
Et des pronostics à établir, comme Lucie Cauwe ? Peut-être, on verra cela tout à l’heure ou demain matin…

dimanche 27 octobre 2019

Quatre romans pour un Goncourt


L’esprit de Marcel Proust soufflait-il à Cabourg, ce week-end, au Grand Hôtel où séjourna souvent l’auteur d’À la recherche du temps perdu et où se célébrait le centième anniversaire de son Goncourt ? C’est là, en tout cas, que la dernière sélection pour l’édition 2019 du Prix Goncourt devait être annoncée.
Et l’a été au moment où je publie cette note de blog.
Mais ne l’a pas encore été au moment où je commence à l’écrire et où je me mouille (vous me croirez surtout si je me trompe) en affirmant que s’y trouveront les romans de Santiago H. Amigorena, Jean-Paul Dubois et Amélie Nothomb – quant au quatrième, je sèche.
Peut-être y a-t-on fait lecture d’une nouvelle « retrouvée » et enfin publiée dans le volume intitulé LeMystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, édité par Luc Fraisse et paru récemment aux Éditions de Fallois – où cela aurait-il pu se faire ailleurs ? Le fondateur de cette maison avait été un des grands défricheurs des inédits de Proust dont il a révélé Jean Santeuil et, dans une moindre mesure, Contre Sainte-Beuve – mais quant à la mesure de la place prise par les textes de ce dernier ouvrage, elle est immense…
Je me souviens, en tout cas, avoir séjourné un week-end au même Grand Hôtel de Cabourg pour, me semble-t-il, la remise d’un Prix Marcel Proust (mais il s’agissait peut-être d’une autre récompense, parce que je n’en retrouve pas trace dans mes articles – à moins que le côté tape-à-l’œil de ce week-end, dont je ne conserve pas un souvenir éblouissant, m’ait à ce point irrité que j’avais décidé de n’en rien écrire ? allez savoir…). L’esprit, quel qu’il soit, ne souffle pas toujours.
Bref, j’écris ceci, que j’allonge, en attendant le moment de l’annonce prévue, selon le site de l’académie Goncourt « en fin de matinée », et il est 11h43, ce qui devrait être à peu près ça, mais pas tout à fait, donc puisque rien ne vient encore.
Et puis, voici un tweet à 12h08. Les quatre derniers sélectionnés sont :
  • "La part du fils", Jean-Luc Coatalem (Stock)
  • "Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon", Jean-Paul Dubois (L'Olivier)
  • "Soif", Amélie Nothomb (Albin Michel)
  • "Extérieur monde", Olivier Rolin (Gallimard)

Alors ? Deux de mes trois évidences sont confirmées, pas la dernière. Rendez-vous le lundi 4 novembre pour le résultat du vote final.

jeudi 24 octobre 2019

Arrêtez de l'appeler l'Intergrasset

Le Prix Interallié fut, autrefois, une chasse quasiment gardée des Editions Grasset. Un auteur de cette maison avait-il été cité parmi les favoris des prix d'automne, et frustré de n'en obtenir aucun? Il pouvait compter sur l'Interallié pour rattraper le coup. Il y a eu des séries spectaculaires d'années consécutives où un candidat malheureux publié chez Grasset empêchait tout autre écrivain (rarement écrivaine) d'avoir la moindre chance à l'Interallié.
Cette année, si cela fonctionnait encore de la même manière, cela aurait pu être la bouée de secours pour Yann Moix. Mais la ficelle eût été trop grosse, et la bouée est resté à bord où l'on n'entend plus de la même oreille les cris désespérés de l'homme à la mer(de).
Pas un auteur Grasset, donc, dans la dernière sélection. Mais le beau nom de Sylvain Prudhomme, au cas où... Et quelques autres, bien sûr, dans le cas contraire. Ce sera le 13 novembre, une date qu'on aimerait ne plus voir au calendrier (comme certains numéros de dossard ne sont plus attribués dans des courses cyclistes endeuillées par la mort d'un coureur). Mais le calendrier s'en fout (au contraire de nous).

  • "Les minets", François Armanet (Stock)
  • "L'île du dernier homme", Bruno de Cessole (Albin Michel)
  • "Où vont les fils ?", Olivier Frébourg (Mercure de France)
  • "Par les routes", Sylvain Prudhomme (Gallimard)
  • "Le cœur battant du monde", Sébastien Spitzer (Albin Michel)
  • "Les choses humaines", Karine Tuil (Gallimard)



Prix Femina, dernière sélection

Oui, j'ai été absent une grosse semaine, quelque part entre le Nobel de littérature et les nouvelles sélections des prix littéraires français - je me disais que j'avais un peu de temps pour me promener dans une ville que je connaissais mal, mais il a fait mauvais, je me suis peu promené et j'ai beaucoup lu, très bien. Loin de mon bureau, j'ai malgré cela pris du retard dans un certain nombre d'activités quotidiennes, tout n'est pas encore à jour mais ça va mieux (j'en connais qui attendent encore, néanmoins, une réponse à un mail vieux d'une semaine ou davantage, ça va venir).
Ceci dit, je me suis demandé pendant près de dix heures, sur le chemin du retour - plus de cinq cents kilomètres en taxi-brousse, sur des routes à peu près correctes mais tout est dans le "à peu près" qui implique quand même pas mal de portions abîmées - si la voiture arriverait à destination. J'avais devant moi un pare-brise dans un état que la photo ci-contre m'évite d'avoir à décrire, et dont je me demandais, à chaque vibration un peu forte, quand il me tomberait sur les genoux. Bon, ce n'est pas arrivé, il y a de petits miracles. Et le chauffeur, très occupé pendant une heure ou deux à faire son quinté (ou son quarté, ou son tiercé, allez savoir), plus attentif aux palmarès des chevaux et à pianoter sur son téléphone qu'à la route, n'a quand même pas réussi à quitter celle-ci...
Donc, je peux m'occuper d'autre chose que d'accidentologie et en particulier de la dernière sélection du Femina, annoncée hier pour les trois catégories d'ouvrages que lit ce jury. Romans français, il en reste six, cinq romans étrangers et neuf essais. Je ne vous fais pas attendre davantage, voici les listes.

Romans français
  • "Un dimanche à Ville-d'Avray", Dominique Barbéris (Arléa)
  • "Scrabble", Michal Ferrier (Mercure de France)
  • "La tentation", Luc Lang (Stock)
  • "Par les routes", Sylvain Prudhomme (Gallimard)
  • "Opus 77", Alexis Ragougneau (Viviane Hamy)
  • "Eden", Monica Sabolo (Gallimard)

Romans étrangers
  • "Borgo Vecchio", Giosuè Calaciura (traduit par Lise Chapuis, Notabilia)
  • "Le cœur de l'Angleterre", Jonathan Coe (traduit par Josée Kamoun, Gallimard)
  • "Le grand royaume des ombres", Arno Geiger (traduit par Olivier Le Lay, Gallimard)
  • "Girl", Edna O'Brien (traduit par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Sabine Wespieser)
  • "Ordesa", Manuel Vilas (traduit par Isabelle Gugnon, Sous-Sol)

Essais
  • "La Bruyère, portrait de nous-mêmes", Jean-Michel Delacomptée (Robert Laffont)
  • "La fabrique du crétin digital: les dangers des écrans pour nos enfants", Michel Desmurget (Seuil)
  • "L'usage du vide: essai sur l'intelligence de l'action, de l'Europe à la Chine", Romain Graziani (Gallimard)
  • "La langue confisquée: lire Victor Klemperer aujourd'hui", Frédéric Joly (Premier Parallèle)
  • "Giono, Furioso", Emmanuelle Lambert (Stock)
  • "Débuter, comment c'est: entrer en littérature", Bertrand Leclair ("Agora", Pocket)
  • "J'ai oublié", Bulle Ogier avec Anne Diatkine (Seuil)
  • "Arpenter le paysage: poètes, géographes et montagnards", Martin de la Soudière (Anamosa)
  • "La fabrique de l'écrivain national: entre littérature et politique", Anne-Marie Thiesse (Gallimard)¨

J'emprunte ceci, après retrait des livres qui étaient là et n'y sont plus, à Lucie Cauwe dont le blog m'a fourni, sans aucun problème de pare-brise, un parfait état des lieux pour savoir où on en est dans les sélections des prix littéraires.
Quant à savoir pour qui je voterais si j'appartenais au jury du Femina (il faudrait déjà que je sois une femme, je crois qu'il est trop tard pour transgenrer), ce serait pour Alexis Ragougneau et Manuel Vilas - je précise que je n'ai pas lu encore les livres de Luc Lang, de Giosuè Calaciura ni d'Arno Geiger. Je fais l'impasse sur les essais...

vendredi 11 octobre 2019

L'Académie française choisit trois romans

Ils étaient dix lors de la première sélection du Grand Prix du roman de l'Académie française. Sept ont disparu et, sans surprise, il en reste trois.
Les noms des absents de la deuxième sélection? Jean-Baptiste Andrea, Jean-Luc Coatalem, Cécile Coulon, Jean-Noël Orengo, Sylvain Prudhomme, Christiane Taubira et Karine Tuil.
Mais alors, il reste qui, après ce grand coup de balai?
  • Laurent Binet. Civilizations (Grasset)
  • Bruno de Cessole. L'île du dernier homme (Albin Michel)
  • Brigitte Giraud. Jour de courage (Flammarion)

Le roman de Laurent Binet m'a franchement déçu - j'en attendais trop -, celui de Brigitte Giraud moins - mais j'en attendais moins, aussi, tout est relatif - et il me reste à découvrir l'île de Bruno de Cessole. Pas de favori pour l'instant, donc, et une proclamation à venir le 31 octobre.

jeudi 10 octobre 2019

Prix Nobel de littérature : Olga Tokarczuk et Peter Handke

Je ne reste pas longtemps ici, je vous glisse à toute vitesse deux débuts de livres récents des lauréats.

On commence par Olga Tokarczuk et Les Livres de Jakob, roman traduit du polonais par Maryla Laurent.
Le bout de papier avalé se coince dans la trachée à la hauteur du cœur, la salive l’imprègne, l’encre noire, spécialement conçue pour cette missive, se dissout lentement et les lettres perdent figure. Dans le corps humain, le mot se divise alors en substance et en essence. Tandis que la première disparaît, la seconde, privée de forme, se laisse capter par les cellules du corps parce que, étant essence, elle est toujours en recherche d’un support matériel, même si cela doit se faire au prix de nombreux malheurs.
En ce qui concerne Peter Handke, voici le premier paragraphe d'Essai sur le fou de champignons, traduit par Pierre Deshusses.
« Et de nouveau ça devient sérieux », me disais-je tout à l’heure malgré moi, avant de me mettre en chemin vers ma table où je suis assis maintenant avec l’intention d’apporter une certaine – ou incertaine – clarté à l’histoire de mon ami disparu, le fou de champignons. Et dans le même temps, je me disais malgré moi : « Ce n’est pas possible ! Tout ce sérieux au moment d’aborder et d’écrire une chose qui, quoi qu’il en soit, ne va pas changer la face du monde ; une histoire qui, en préambule (mot qui, pour une fois, est à sa place) à cet essai, m’a fait revenir à l’esprit le titre d’un film italien remontant à plusieurs dizaines d’années, avec Ugo Tognazzi dans le rôle-titre : La Tragédie d’un homme ridicule – pas le film lui-même, juste le titre. »

L’idéologie, c’est les autres, vraiment?


Les « Rendez-vous de l’histoire » de Blois, rendez-vous annuel bien inscrit dans le calendrier, nous vaut aujourd’hui un affrontement qui ne dit pas son nom entre différentes manières d’écrire le passé proche ou lointain. Intéressante confrontation…


Le Figaro littéraire consacre donc, cette semaine, un dossier à la manière de faire de l’Histoire aujourd’hui. Attention, c’est saignant, dès le titre : « Histoire globale, histoire en miettes… » Vous voilà prévenus !
Patrice Gueniffey : « le type d’histoire un peu facétieuse et très idéologique mis à la mode par Boucheron. »
L’exploration du monde, ouvrage collectif dirigé par Romain Bertrand ? Sous-tendu par « l’idéologie déconstructionniste », affirme Paul François Paoli, affligé par « le nouveau conformisme » de l’ensemble : « Nos déconstructionnistes déconstruisent tout, sauf leurs propres prémisses idéologiques. »
S’il en manquait, on irait rechercher en pages intérieures la chronique hebdomadaire d’Éric Zemmour. À propos de La liberté d’esprit, par Stéphane Toussaint, il y parle même de « nouvelle peste dogmatique » pour qualifier « ce vent venu d’Amérique, celui du politiquement correct, des études de genre, ou encore décoloniales ». Il a dû être distrait, sans quoi il aurait ajouté « mauvais » après « vent ».
L’idéologie, c’est les autres, on l’aura compris. Contre les tristes visions qu’elle engendre, ses adversaires revendiquent la force de l’évidence. Celle-ci, bien entendu, n’ayant rien d’idéologique.


Arrive aussi, en même temps, Le Libé des historien∙nes, et à l’édito un trio de choc : Ilsen About, Dominique Kalifa, Gérard Noiriel. Le premier s’intéresse aux peuples tsiganes, le deuxième au crime et à ses représentations, le troisième met en parallèle les écrits d’Éric Zemmour et d’Édouard Drumont. Parmi les collaborateurs du journal, aujourd’hui, Patrick Boucheron, entre autres, le honni par excellence des partisans de l’évidence. Ils l’ont fait exprès ? Mais non, ma bonne dame, mon bon monsieur, ils sont dévorés par le crabe idéologique, qui vaut bien un cancer en phase terminale !
Retour de volée signé Gérard Noiriel dans une page d’éditoriaux : « Toute recherche repose sur un point de vue, mais cela n’empêche pas que nous devons respecter des règles de méthode qui nous incitent à utiliser les armes de la critique savante, y compris contre la mémoire officielle. »
Tout est dit : le point de vue est assumé – tandis qu’en face, on se contente d’évidences.
Dis-moi (ou pas) d’où tu parles…

mercredi 9 octobre 2019

Femina et Renaudot, on précise


Les deuxièmes sélections des prix Femina et Renaudot ont été annoncées hier, c’est le moment d’observer qui sort, qui rentre, qui reste, bref, les mouvements à travers lesquels on n’essaiera pas encore, parce que ce serait sans espoir, de désigner des favoris…

Le roman français, au Femina, a perdu cinq candidats et candidates : Patrick Autréaux, Bernard Chambaz, Isabelle Desesquelles, Alexandre Labruffe et Anne Pauly. Dommage pour les livres que j’avais lus et aimés – trois d’entre eux, quand même, avec une mention spéciale pour Avant que j’oublie, d’Anne Pauly. Je note qu’ils disparaissent en même temps de toutes les listes, puisqu’ils n’avaient été retenus que par le Femina.
Seize moins cinq égalent onze : Nathacha Appanah, Dominique Barbéris, Michaël Ferrier, Claudie Hunzinger, Victor Jestin, Luc Lang, Victoria Mas, Sylvain Prudhomme, Alexis Ragougneau, Monica Sabolo et Karine Tuil.

Dans la même catégorie, le Renaudot a été plus radical en enlevant la moitié des titres de la première sélection. Au revoir à Kaouther Adimi, Santiago H. Amigorena, Aurélien Bellanger, Michaël Ferrier, Hubert Haddad, Victor Jestin, Vincent Message et Alexis Michalik. Seuls, parmi eux, conservent des chances ailleurs, Santiago H. Amigorena (Goncourt et Médicis), Michaël Ferrier (Femina, on vient de le voir) et Victor Jestin (Femina et Médicis).
En attendant une troisième sélection, le prix se jouera donc entre Nathacha Appanah, Emma Becker, Jean-Luc Coatalem, Lenka Hornakova-Civade, Victoria Mas, Jean-Noël Orengo, Sylvain Prudhomme et Addourahman A. Waberi.
Saurez-vous retrouver les trois noms en commun entre le Femina et le Renaudot ?

Renaudot et Femina attribuent aussi des prix de l’essai, mais la sélection donnée pour le Femina est la première (13 titres) tandis que celle du Renaudot est la deuxième (6, au lieu de 9 auparavant). On se contentera de signaler que Jean-Michel Delacomptée est le seul auteur retenu par les deux jurys, pour son Le Bruyère, portrait de nous-même (Laffont).

Le roman étranger ne concerne, en revanche, que le Femina – on ne lit pas dans les étranges langues étrangères, même après traduction, au Renaudot. Il y avait 11 titres dans la première sélection, il y en a 10 dans la deuxième, mais pour montrer qu’on a bossé quand même, on ne s’est pas contenté d’écarter un livre. Trois, en fait, ceux de Nina Allan, Sergueï Lebedev et Maggie Nelson.
Et non, il n’y a pas d’erreur dans la soustraction puisque deux nouveaux, Jonathan Coe et Diana Evans (voilà qui me réjouit) ont fait leur apparition aux côtés d’Ahmet Altan, Giosuè Calaciura, Arno Geiger, Chris Kraus, Sigrid Nunez, Edna O’Brien, Paolo Rumiz et Manuel Vilas. Recomptez : cela fait dix.

Tout cela est à suivre, bien entendu.

dimanche 6 octobre 2019

Haruki Murakami, bientôt le Nobel?

Bien malin qui pourrait le dire. On saura jeudi. Un site de paris le place en quatrième position sur la liste des prétendants - mais c'est loin d'être la première fois. En attendant, une nouveauté vient de paraître - Profession romancier - en même temps qu'un roman en deux volumes et une conversation avec un grand chef d'orchestre arrivent au format de poche, chez 10/18. Retour sur ces presque 1.500 pages traduites, pour le roman, du japonais par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Ooono et, pour les considérations musicales, de l'anglais par Renaud Temperini.

Moins un tableau affiche l’évidence, plus il intrigue et approche d’une vérité cachée. C’est l’un des axes sur lequel court, en deux volumes, le roman de Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur. Le narrateur est un peintre spécialisé dans le portrait et vit confortablement des commandes passées par des personnes aisées. Mais sa vie change quand son épouse, dont il n’avait pas mesuré la volonté de changement, envisage une séparation. Après quelque temps d’errance au volant de sa voiture, il se pose dans la maison d’un vieux peintre célèbre, Tomohiko Amada, installé dans une résidence médicalisée où, très affaibli, il termine sa vie. Le fils de celui-ci, Masahiko Amada, un ami du personnage principal, la lui prête contre un loyer dérisoire, surtout pour qu’elle ne reste pas inoccupée.
C’est là, au sommet d’une montagne, dans une demeure dédiée depuis longtemps à la création artistique solitaire et avec le soutien de cours qu’il donne à des enfants comme à des adultes de la ville la plus proche, que le portraitiste recommence à travailler. Il ne voulait plus prendre de commandes, il revient cependant sur sa décision pour répondre au désir d’un voisin agréable et prévenant, Wataru Menshiki, riche au point de proposer, pour le travail, une somme à laquelle il est difficile de résister. L’occasion est offerte, par la liberté que Menshiki l’autorise à prendre par rapport à son style habituel, d’expérimenter une forme inédite et d’explorer une voie nouvelle.
A travers ce portrait atypique, augmenté de celui d’une jeune adolescente à laquelle Menshiki croit être lié ainsi que d’un troisième, représentant un homme mystérieux croisé pendant son errance, le peintre cherche et croit trouver le moyen d’exprimer le plus intime d’une personnalité. Une quatrième toile, très différente, reproduit un lieu proche de la maison du peintre, une fosse qu’il a découverte en compagnie de son voisin grâce au son d’une clochette qui semblait en provenir. Etrange endroit après l'ouverture duquel « d’inexplicables événements s’étaient mis à se produire, l’un après l’autre. Ou bien, tout avait peut-être commencé lorsque j’avais découvert, dans le grenier, Le Meurtre du Commandeur et que je l’avais sorti de son emballage. »
Une autre toile encore, peinte à l’évidence par Tomohiko Amada, peut-être inspirée par un épisode de sa vie à Vienne avant la Seconde Guerre mondiale. Elle montre l’assassinat de celui qui, sous la forme d’un petit homme habillé comme le Commandeur et pas plus haut que soixante centimètres, apparaît dès lors devant le narrateur. Le Commandeur pratique une langue curieuse, pas toujours intelligible immédiatement et pleine d’énigmes destinées à se résoudre d’elles-mêmes à condition d’accepter quelques règles.
Une dimension fantastique double le réel comme pour lui ajouter une couche de sens, mais aussi pour en rendre la perception plus floue : « dans notre vie, il est fréquent de ne pas pouvoir discerner la frontière entre le réel et l’irréel. Et il me semble que cette frontière est toujours mouvante. Comme une frontière entre deux pays qui se déplacerait à son gré selon l’humeur du jour. Il faut faire très attention à ces mouvements. Sinon, on finit par ne plus savoir de quel côté on se trouve. »
De quel côté nous sommes, on ne le sait pas toujours dans Le Meurtre du Commandeur. Bien souvent, des deux côtés à la fois, superposés, confondus avec l’Idée du premier volume et la Métaphore du second. Chaque sous-titre introduit, majuscule comprise, une de ces notions : « Une Idée apparaît » et « La Métaphore se déplace ». L’Idée s’est d’abord concrétisée dans le Commandeur – elle prendra un autre sens à la fin du roman, rejoignant la Métaphore qui, avec minuscule cette fois, trouve sa place dans le glissement d’une signification vers une autre : « dans tout phénomène et dans toute chose, une bonne métaphore est à même de faire surgir une voie de possibilités cachées, de nous la montrer. De la même façon qu’un bon poète, avec sa propre vision, est à même de nous révéler une autre scène, nouvelle et différente. Et il va sans dire que la plus belle des métaphores fera le plus beau des poèmes. »
La coexistence de plusieurs mondes dont l’un n’est pas moins authentique que l’autre est un thème récurrent chez Haruki Murakami. On se souvient de la deuxième Lune de 1Q84, manifestation visuelle puissante de la dualité dans laquelle nous vivons tous, souvent sans le savoir. Le romancier japonais nous ouvre les yeux sur la part inconnue d’un environnement plus complexe qu’il le semblait. Il n’en épuise pas le mystère mais en approche le cœur jusqu’à faire douter de la raison sur laquelle nous fondions notre existence. A ébranler ainsi quelques certitudes, il offre l’exaltante possibilité d’envisager l’existence autrement, d’y tracer des chemins fascinants en compagnie de personnages qui deviennent des guides partageant l’inquiétude d’un lecteur plongé dans leur aventure.

A la sortie de 1Q84, les lecteurs étaient devenus mélomanes en se précipitant sur le Sinfonietta de Leos Janacek. L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage épousait le rythme d’une œuvre de Franz Liszt. Le narrateur du Meurtre du Commandeur défend une thèse selon laquelle il est important, pour certains disques, d’avoir à les retourner, face A, face B. Et l’on sait Murakami amateur de jazz. Dans De la musique, ses conversations avec le chef d’orchestre Seiji Ozawa sont la rencontre de deux manières différentes de s’intéresser à la même chose. Murakami en dilettante éclairé, Ozawa en professionnel averti.
Du coup, il y a de quoi satisfaire tous les publics (sauf, bien entendu, celui qui serait totalement réfractaire à cet art). L’écrivain prévient : « Au fil de nos conversations, certains de mes commentaires ont sans doute pu paraître amateurs, voire insultants ». Mais, ajoute-t-il, « Ozawa n’est pas du genre à se laisser atteindre par ces choses-là. » Le musicien dira d’ailleurs : « j’aime bien parler musique avec vous, parce que vous avez une tout autre perspective que la mienne. »
Le plus souvent, ils partent de l’écoute d’un enregistrement, puis d’un autre, pour comparer différentes interprétations et saisir leurs principales caractéristiques. Comprendre comment la musique vit, vibre et touche au cœur, c’est au fond le but ultime de leurs échanges. Et ceux-ci l’atteignent puisque, le livre refermé, on n’a rien de plus pressé que de réécouter Glenn Gould ou… Seiji Ozawa.

samedi 5 octobre 2019

Alexandre Jardin l’affirme en riant: «Ma mère avait raison»

Avant même la première question, Alexandre Jardin part d’un éclat de rire et confirme ce qu’il appelle dans Ma mère avait raison sa « carrière de rieur ». Une manière, peut-être aussi, de désamorcer les réticences d’un interlocuteur moins gagné par l’enthousiasme qu’irrité par un livre où les tics de l’écrivain sont trop visibles. Effets de manche appuyés, enthousiasme forcé, invraisemblances assumées, Jardin continue à foncer Bille en tête, comme quand il publiait son premier roman sous ce titre.
Le deuxième qu’il avait écrit, découvre-t-on aujourd’hui, n’est jamais paru. La faute à sa mère, à qui il est reconnaissant d’avoir jeté son manuscrit au feu. Ce texte ne lui ressemblait pas, avait-elle décidé. Trente-cinq jours plus tard, Alexandre Jardin donnait Le Zèbre à son éditeur, pour un Prix Femina.
« Elle s’autorise à vivre dans les grandes largeurs, avec une telle gaieté, avec un tel appétit, une telle confiance dans la vie… L’asphyxie générale étant ce qu’elle est, il était pour moi capital d’écrire un livre antidote », explique-t-il pour justifier d’avoir choisi sa mère après avoir déjà raconté son père (Le Zubial) et son grand-père (Des gens très bien).
L’écrivain ne rejette pas l’étiquette, qu’on lui propose, d’activiste. Et insiste sur la réussite de son dernier coup : « C’est en train de fonctionner. Je reçois des kilomètres de messages, presque que de femmes, qui posent le bouquin et qui y vont ! Elles posent le livre le mardi, elles quittent le mari le vendredi, elles filent à Lisbonne retrouver un amour de jeunesse le week-end. Hier, à la fin d’une rencontre dans une librairie bruxelloise, une femme m’a fait passer un petit mot dans lequel elle disait qu’elle allait écrire une lettre de vérité à ses proches. Ça m’a enchanté ! »
Le modèle de liberté que propose Alexandre Jardin à travers le portrait de sa mère est poussé loin. Elle vivait avec ses hommes, ceux-ci s’en trouvaient si bien qu’ils ont construit ensemble la grande table sur laquelle ils mangeaient. Une utopie amoureuse comme projet, pourquoi pas ? Mais l’intention affichée ne peut pas concerner seulement ses lecteurs et surtout ses lectrices. Il faut bien qu’Alexandre Jardin, thérapeute sauvage, soit aussi occupé à se guérir aussi de quelque chose. On est curieux : de quoi ?
« D’un éternel décalage par rapport à un monde prudent. Je me sens constamment en exil. Enfant, je ne comprenais pas pourquoi les mamans de mes copains n’aimaient pas vivre. Les gens prétendaient être les personnages simplifiés qu’ils présentaient au monde. Je n’ai jamais compris cette prétention… Ne pas vivre, ça a un coût monstrueux. La prudence est un risque majeur. »
Le goût du risque est une caractéristique qu’Alexandre Jardin aime mettre en avant. Surtout le risque qu’il prend lui-même à chaque instant, y compris dans l’écriture puisqu’il revendique l’audace de risquer sa vie à chaque page. L’autoproclamation est peu convaincante. Il tente d’expliquer : « Vous ne pouvez pas publier ce livre et conserver la même vie. Je suis en train de tout remettre à plat. Vous ne pouvez pas faire imprimer un texte pareil et continuer à vivre en décalage entre ce que vous avez dans la tête et ce qui se passe. Beaucoup de choses sont en train de bouger dans ma vie, aussi parce que je me fais de la littérature cette idée qu’elle invite à la modification de l’architecture de soi. »
On a pris beaucoup de plaisir à bavarder et à rire avec Alexandre Jardin. Beaucoup moins à lire son livre.

P.-S. Alexandre Jardin a donné, depuis, une tout autre image de lui dans Le roman vrai d'Alexandre. Pas plus convaincante.

vendredi 4 octobre 2019

Pauvre jeune homme riche !

L’humour et l’intelligence sont chez Percival Everett les ingrédients de base d’un cocktail redoutable. Son sixième roman traduit en français (le prochain, Tout ce bleu, sort la semaine prochaine) joue dès le titre sur les ambiguïtés et les paradoxes. Pas Sidney Poitier (traduit par Anne-Laure Tissut), c’est en effet le nom complet du personnage principal, héritage d’une mère excentrique qui mit son fils au monde après deux ans d’une grossesse en partie nerveuse dont personne n’attendait qu’elle débouche sur une naissance. Folle à lier, selon Pas Sidney lui-même, mais loin d’être idiote, elle a investi en 1970 dans une société peu connue, la Turner Communications, dirigée par Ted Turner. Celui-ci, impressionné par le sens des affaires d’une femme dont il adore les brownies et qui représente son rêve de toucher le peuple par les médias, emmène Pas Sidney vivre à Atlanta, près de lui, à la mort de sa mère. Le garçon a sept ans, il est à la tête d’une richesse colossale et obscène. Quand il décidera d’entrer à l’université, ce sera d’ailleurs grâce à un don important et non grâce à ses bonnes dispositions. Là, il suivra les étranges cours d’un certain Percival Everett.
Pas Sidney Poitier, Ted Turner (et Jane Fonda), Percival Everett… Aucun n’est exactement la personne réelle qui porte ce nom, et l’écrivain prend la peine de le préciser : « Les personnages de ce roman sont parfaitement fictifs […]. Ceci vaut aussi pour le personnage qui porte le nom de l’auteur. » Dommage : un professeur aussi décalé, qui fait basculer certains épisodes du roman dans l’absurde le plus réjouissant, mériterait d’exister.
Le nom du héros lui pose, évidemment, quelques problèmes. « Vous vous appelez pas Sidney Poitier, hein ? », lui dira-t-on plusieurs fois. Les bons phonèmes, avec une autre interprétation qui le plonge dans d’intenses réflexions. D’autant qu’il ressemble de plus en plus à l’acteur, jusqu’à se confondre avec lui dans la scène finale.
Autre problème, partiellement compensé par sa fortune : sa couleur de peau. Pas parce qu’il est noir, mais parce qu’il est très noir. Sa petite amie Maggie, quand elle le présente à ses parents, lui fait découvrir une hiérarchie subtile et perverse à laquelle il n’avait jamais prêté attention et qu’il se surprend à examiner avec attention. Son bref séjour chez les Larkin, interrompu brutalement quand il n’en peut plus de la situation incongrue dans laquelle il se trouve, constitue un autre chapitre savoureux, aux détails piquants.
En fait, Pas Sidney n’est à sa place nulle part. On l’arrête parce qu’il est noir. Sur un coup de tête, il offre à des religieuses de financer la construction d’une église, mais l’argent qu’il a retiré d’une banque suscite de dangereuses convoitises. Seuls Ted Turner (qui l’appelle Pou-ah) et Percival Everett lui seront fidèles jusqu’au bout. Peut-être pour de mauvaises raisons, mais peu importe. Le parcours du héros, qui revisite au passage quelques scènes de films célèbres, est de ceux dont on attend de plus en plus au fur et à mesure qu’il se heurte aux bizarreries de l’existence. On n’est pas déçu.

mercredi 2 octobre 2019

Goncourt : Amélie Nothomb et les autres

J’ai une impression dont je vais faire une hypothèse (et peut-être que je me trompe, ce n’est pas grave, le monde continuera de tourner) : le Goncourt, cette année, va renouveler le « coup » de 1984, quand il a couronné L’amant, de Marguerite Duras, qui s’était déjà vendu à 250 000 exemplaires et grimpa ensuite jusqu’au million (source Wikipédia).
Et qui pourrait mieux endosser ce rôle de locomotive qu’Amélie Nothomb, dont Soif est, comme ses romans précédents, mais exceptionnellement, cette fois, pour de bonnes raisons, un succès de l’automne ? Je ne connais pas les chiffres actuels des ventes, il y a trois semaines elles frôlaient, d’après Livres Hebdo, les 40 000 exemplaires. Ce qui, de nos jours, est très respectable. Le Goncourt, en choisissant ce titre, se donnerait, à peu de frais, le luxe de « booster » le roman au niveau d’un méga-best-seller. Et le droit d’affirmer qu’il est redevenu le prix littéraire qui fait vendre le plus…
En tout cas, Jean-Philippe Dalembert, Hélène Gaudy, Anne Pauly, Abel Quentin, Sébastien Spitzer et Karine Tuil sont sortis du jeu.
Je n’ai pas lu encore tous les livres qui ont été maintenus dans la deuxième sélection (il me manque ceux d’Amigorena, d’Appanah et de Miano) mais mes préférences vont toujours à Jean-Paul Dubois.
  • Santiago H. Amigorena. Le ghetto intérieur  (POL)
  • Nathacha Appanah. Le ciel par-dessus le toit (Gallimard)
  • Dominique Barbéris. Un dimanche à Ville-d'Avray (Arléa)
  • Jean-Luc Coatalem. La part du fils (Stock)
  • Jean-Paul Dubois. Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (L'Olivier)
  • Léonora Miano. Rouge impératrice (Grasset)
  • Hubert Mingarelli. La terre invisible (Buchet Chastel)
  • Amélie Nothomb. Soif (Albin Michel)
  • Olivier Rolin. Extérieur monde (Gallimard)
Pendant ce temps, le Médicis a rafraîchi les deux premières sélections déjà publiées et a donné sa première pour les essais.
Côté roman français, Violaine Huisman, Myriam Leroy, Jean-Noël Orengo, Monica Sabolo, Jean-François Samlong et Martin Tince ont disparu. Il reste Santiago H. Amigorena, Brigitte Giraud, Claudie Hunzinger, Victor Jestin, Luc Lang, Kevin Lambert, Guillaume Lavenant, Vincent Message et Christine Montalbetti.
Cinq romans étrangers ont également été oubliés. On n’oubliera pas nécessairement pour autant les noms de leurs auteurs et autrices, Selahattin Demirtas, Giogio Falco, Lidia Jorge, Christian Kracht et Regina Porter. On se souviendra peut-être davantage de celle ou celui qui, parmi les huit retenus, recevra le Médicis étranger : Nina Allan, Mircea Cartarescu, Arno Geiger, Jennifer Nansubuga Makumbi, Joyce Carol Oates, Edna O’Brien, Auður Ava Olafsdottir ou Manuel Vilas.
Quatorze essais composent la première sélection, avec des choix assez étranges en faveur des Éditions Verdier (je suis pour cette maison, mais peu favorable à l’idée de déplacer complètement les territoires des genres) puisqu’un épais recueil de nouvelles signé Didier Daeninckx ou le superbe récit d’Anne Pauly sont rangés ici. Admettons, le jury Médicis fait ce qu’il veut, après tout…