dimanche 31 décembre 2017

Tahar Ben Jelloun et le plaisir de l’écriture

Après ce qui semblait être un petit coup de mou dans son écriture, Tahar Ben Jelloun a renoué avec la souplesse d’un style coulé dans l’art du conteur et qui, sans se confondre avec l’oralité, l’imite en y ajoutant les qualités de l’écrit. Le mariage de plaisir est une histoire, au sens le plus fort du mot, rapportée par Goha, un sage cultivé dont toute la ville de Fès attend la venue pour l’écouter et, parfois, tirer profit de ses réflexions très personnelles.
Le personnage dont il parle s’appelle Amir, commerçant à Fès qui se rend chaque année au Sénégal. Parmi ses enfants, son plus jeune fils, Karim, est différent : son corps est pur mais son espérance de vie réduite en raison d’une aberration chromosomique qui fait de lui ce qu’on appelle, à l’époque du roman, dans les années 1950, un mongolien. Vif, intelligent, lumineux mais s’exprimant avec difficulté, Karim, treize ans, n’est pas loin d’être le préféré de son père qui a promis, cette année-là, de l’emmener au Sénégal.
C’est là où Amir pratique, dans les règles de sa religion musulmane et malgré quelques scrupules, Le mariage de plaisir, validé pour une période donnée « dans les limites de la décence et du respect de la femme », afin de se mettre à l’abri du péché. L’élue, toujours la même, est Nabou, le lien qu’elle entretient avec Amir se renforce à chaque voyage et elle se convertit à la religion musulmane afin de devenir la deuxième femme du commerçant, chez lui, à Fès. C’est une toute autre situation, pour l’épouse d’Amir, que d’imaginer une relation lointaine et provisoire. Karim, qui aime Nabou et ne voit aucun mal à la décision de son père, convainc pas sa mère des bienfaits qu’apportera cette nouvelle femme dans la maison. D’autant que ces bienfaits prennent la forme de deux fils, l’un blanc, l’autre noir, ce qui a plutôt tendance à mettre la pagaille dans la famille.
Le conte se prolonge au-delà de la mort d’Amir, sur les chemins divergents empruntés par les enfants qu’il a eus avec Nabou. La voix du narrateur s’efface presque devant la passion qui mène son récit et les nœuds complexes qui en ralentissent parfois le cours. Au passage, on a retrouvé Moha, peut-être celui d’un autre roman de Tahar Ben Jelloun (Moha le fou, Moha le sage) et qui l’aura encore, cette fois-ci, inspiré avec bonheur.

vendredi 29 décembre 2017

Le Liberia de Graham Greene avant celui de George Weah

Voyage sans cartes est loin d’être le livre le plus connu de Graham Greene. Le scénariste du Troisième homme, le romancier de La puissance et la gloire et de beaucoup d’autres titres ont éclipsé le travail du jeune journaliste curieux de tout qui, à 31 ans, s’embarquait à Liverpool avec sa cousine pour voyager au Liberia, sans savoir ce qu’il allait y trouver.
Pourquoi le Liberia ? Sans doute parce que c’est, en 1936, avec l’Abyssinie, le seul pays de l’Afrique noire où les Blancs ne sont pas maîtres. Le choix est clair, même s’il se fait plutôt par défaut : l’Afrique coloniale ne l’intéresse pas pour une équipée dont il cherche les motivations dans une psychanalyse à bon marché teintée d’humour. (Ce n’est pas l’indice d’un esprit pleinement lucide que de préférer l’Afrique occidentale à la Suisse.) Dans son inconscient où l’Afrique, cette image importante qui représente plus de choses que je n’en puis exprimer, il est moins attiré, et pour ainsi dire pas du tout, par la région où le colon blanc est le mieux parvenu à reproduire les conditions de vie de son propre pays, ses règles de moralité et son art populaire. On attend de l’inexplicable une qualité de ténèbres.
Donc, le Liberia, pays créé à l’initiative de philanthropes américains et utilisé aussi, moins noblement, pour se débarrasser d’esclaves et d’enfants d’esclaves devenus encombrants, indépendant depuis 1847.
Bien sûr, Graham Greene n’échappera pas aux colons, puisqu’il passe par Freetown, en Sierra Leone – colonie britannique depuis 1808 –, port où il débarque pour entreprendre son périple terrestre, et que son voyage sans cartes – pas tout à fait sans cartes, d’ailleurs, mais si imprécises, si vagues qu’il eut raison de ne pas s’y fier – traversera un bout de la Guinée française. Il n’échappera pas non plus à des attitudes coloniales implantées sous couvert d’affaires dans la République indépendante du Liberia. Et le voyageur d’aujourd’hui pensera que ce monde-là n’a guère changé sur la plus grande partie d’un continent pourtant constitué d’Etats souverains. Comment en irait-il autrement ? La ligne – la Ligne, écrit-il – qui transporte les marchandises entre Liverpool et la côte occidentale de l’Afrique – les habitués l’appellent simplement la Côte, comme s’il n’y en avait, ne pouvait y en avoir d’autre – est exploitée par la compagnie Elder Dempster. Quarante ans plus tôt, Edmund Dene Morel, qui y était employé, avait découvert, par un examen rigoureux du contenu des navires digne du meilleur journalisme d’investigation qui allait déboucher sur un efficace journalisme de propagande, comment la compagnie était utilisée pour saigner le Congo – et son peuple – de Léopold II.
A dire vrai, le désir que manifeste Graham Greene de visiter l’Afrique des Africains plutôt que celle des colons se mêle aussi d’une fascination certaine, et avouée, pour ce qu’on peut trouver de pire sur le globe à cette époque. Le « Livre jaune » du Gouvernement britannique dresse un tableau apocalyptique de la situation dans le pays. J’y soupçonnais quelque chose de loqueteux, d’indigent, qu’on ne trouve nulle part dans cette totalité : les loques ont une grande puissance d’attraction. Il est prêt à supporter le pire inconfort pour y aller voir.
Il part donc comme on partait souvent alors : le train jusqu’à Liverpool, une nuit à l’hôtel, puis le cargo, via Madère, Ténériffe – où il verra, effondré, le film tiré de son roman Orient-Express –, Las Palmas, Dakar, Freetown enfin. De longues manœuvres d’approche qui laissent le temps de se préparer au dépaysement et de fréquenter des passagers toujours disposés à vous raconter les terribles histoires courant sur les régions où ils retournent sans cesse – mais il va de soi qu’ils savent, eux, comment se protéger des dangers puisqu’ils les connaissent. Tout ce que le transport aérien a gommé de nos voyages…
Son arrivée à Freetown le conforte dans les idées qu’il s’est forgées de loin : tout ce qui est laid est européen : les magasins, les églises, les édifices gouvernementaux, les deux hôtels ; quand une chose y est belle, elle est indigène : petits éventaires dressés par les marchands de fruits au coin des rues et qui, à la tombée de la nuit, s’éclairent à la bougie ; femmes indigènes aux hanches roulantes…
Il faut donc quitter la côte, s’enfoncer dans le pays pour mener à bien son vague projet dont il s’est bien gardé de fournir les détails aux autorités chargées de délivrer les visas, de peur de s’en voir détourné. Mais il n’a aucune expérience de l’Afrique et, des deux cartes qu’il a pu se procurer, l’une, britannique, confesse ouvertement son ignorance, l’autre, américaine, donne une impression de grande hardiesse et témoigne d’une riche imagination : une zone sur laquelle la première ne donne aucun renseignement s’orne de la mention, en gros caractères, CANNIBALES. S’il monte des plans relativement précis sur base d’informations collectées au hasard des rencontres, ce sera toujours pour ne pas les suivre. Il apprendra d’ailleurs, petit à petit, à négliger les horaires qu’il s’était fixés en bon Européen, puis à accorder moins d’importance au nombre de jours que prend un trajet d’un point à un autre : au départ de Kailahun, je croyais encore pouvoir arranger mon voyage selon un horaire […]. C’était l’angoisse du voyageur inexpérimenté : elle me causait une inutile tension et m’attirait la méfiance de mes porteurs. Je m’habituai plus tard à m’en moquer totalement, à marcher, et puis à m’arrêter quand j’avais assez marché, dans un village dont j’ignorais jusqu’au nom. J’appris à me laisser porter au fil de l’Afrique. Cette évolution psychologique, qu’il observe chez lui-même avec beaucoup d’acuité, n’est pas le moins intéressant dans son récit.
Donc, sur base de plans précis impossibles à suivre et destinés à lui permettre d’accomplir son vague projet (Mon intention était de traverser à pied la République, mais je n’avais aucune idée de la route à suivre ou des conditions de vie dans les provinces que nous allions visiter), il s’empresse de quitter Freetown. Empressement, il va sans dire, aussitôt bridé par la fréquence du moyen de transport qu’il empruntera pour commencer : le train jusqu’au terminus de Pendembu ne part que quatre jours après son arrivée. Et rallie sa première étape, non loin de la frontière du Liberia, à 250 milles, avec une incroyable lenteur – en deux jours.
Le véritable voyage, le trek, démarre là, après que Graham Greene a déjà pu observer à quel point le prix des choses diminue au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la côte. A Kailahun, atteinte en camion, son impression initiale devant le terrible état de délabrement des lieux et de la population engendre un ardent plaidoyer anti-colonialiste : Ici, civilisation est demeuré synonyme d’exploitation ; j’eus l’impression que nous n’y avions guère amélioré la condition des indigènes. Ce chrétien de gauche, pour dire les choses simplement (elles sont en réalité plus complexes, comme toujours), mesure du même coup les limites étroites à l’intérieur desquelles est mené le combat social en Europe : Je pensais aux grands slogans creux des partis politiques, tandis que les corps maigres dont on pouvait compter les côtes, avec leur peau grêlée de variole et leurs coudes enflés qui pendaient, passaient près de moi au marché ; pourquoi feignons-nous de parler en termes de « Monde » quand nous n’avons à l’esprit que l’Europe ou les races blanches ?
L’homme, autant que le journaliste, cherchait le pire. Il est servi. Il prend cette vision comme un grand coup de poing dans la figure, et que peut-il faire d’autre que se mettre en colère ? Fidèle à la logique qui est la sienne à ce moment, il attribue à la colonisation tous les effets néfastes qui ont abouti à cette condition. Nous l’avons laissé entendre déjà : à Monrovia, au terme de son premier voyage africain, il découvrira les effets du colonialisme économique. Mais, toujours prêt à reconnaître qu’il s’est trompé, ou au moins que son interprétation péchait par manque de nuances, il ajoute dans son texte, au moment où il quitte Kailahun : Plus tard, me rappelant Kailahun, lorsque je me trouvais dans les villages de la République, où la civilisation s’arrête à moins de quatre-vingts kilomètres de la côte, je ne pus guère voir de différence.
Graham Greene aura eu, en outre, la « chance » de rencontrer le Président de la République. Celui-ci est aussi en déplacement dans le pays, et d’une manière plus voyante que l’écrivain britannique : les routes sont réparées pour son arrivée et des arcs de triomphe, érigés en son honneur. Ce qui impressionne sans doute le plus l’auteur, c’est la beauté d’une jeune femme, plus Chinoise qu’Africaine, qui appartient à l’entourage du Président et dont le père a été fait juge de la Cour suprême. Il laisse ainsi entendre, avec beaucoup de tact, qu’elle appartient probablement au Président Barclay lui-même. Qui, par ailleurs, vaut aussi le détour, en particulier par la façon pour le moins directe dont il définit l’étendue de ses pouvoirs. – Une fois élu, disait-il, et en possession des leviers de commande […], eh bien, à ce moment-là, c’est moi qui suis le patron de tout le bazar. Ce qu’on peut appeler l’anti-colonialisme primaire avec laquel Graham Greene a mis le pied en Afrique s’en trouve quelque peu ébranlé. Et rien dans son voyage ne pourra empêcher que soit, à ses yeux, terni l’éclat tout théorique des politiciens libériens : Dans le Nord, je fus bien accueilli partout parce que j’étais Blanc, car leur constant espoir était que le pays serait un jour repris en main par une nation blanche. L’idéalisme n’a pas résisté à une confrontation brutale avec la réalité. Il est clair pourtant, on le verra, que Graham Greene ne se mettra pas à défendre le point de vue colonial. Mais, en repartant, il nourrira beaucoup moins de certitudes, et beaucoup plus de questions.
L’observation du contexte n’est pas le seul élément qui l’influence au point de le modifier en profondeur. Les contrées qu’il traverse sont loin, très loin de lui offrir quelque chose qui ressemble au confort européen. Les fourmis, les cafards et les rats abondent dans les lieux où il dort, souvent mal. Et il marche à en user les semelles de ses chaussures, qui finiront par se détacher. Pourtant, alors qu’il s’est équipé d’un hamac pour porteurs, il ne l’utilise pas et choisit d’aller à pied, quand sa cousine voyage en hamac – il faut à celle-ci quatre porteurs, lui se contente de trois. Il ne se résoudra à monter dans son hamac que dans un grand état de fatigue – et en remarquant bien le regard critique que lui jette un médecin missionnaire méthodiste quand il le voit faire. C’est assez intéressant, car les raisons pour lesquelles il se comporte ainsi ne sont pas tout à fait claires. Plusieurs motivations s’y mêlent et il faut lire entre les lignes pour en deviner l’essentiel.
D’abord, il y a sans doute une certaine fierté à accomplir une performance physique.
Ensuite, il éprouve un peu de honte à l’idée de se faire porter alors qu’il s’agite en débats intérieurs sur les négociations qu’il mène pour ne pas payer trop ses hommes tout en sachant très bien que cette paie reste dérisoire.
Enfin, en diminuant son escorte d’un homme, il fait quelques économies sur un budget qui n’est pas très élevé – en réalité, s’il avait su avant de partir combien de temps lui prendrait le trajet, il y aurait peut-être renoncé faute de moyens suffisants pour une si longue durée.
Cette attitude complexe repose sur les rapports qu’il entretient avec ses hommes, dont il est soucieux de justifier le nombre rendu nécessaire par le volume de l’encombrant matériel qu’il a cru bon d’emporter, bien qu’une partie de celui-ci ne lui servira jamais : il semble prendre un certain plaisir à rapporter les cas d’autres voyageurs moins bien équipés et dont les aventures se sont moins bien terminées. Une certaine sévérité lui paraît parfois devoir être appliquée et il n’hésite même pas à recourir au mensonge quand il pressent que l’annonce d’une étape trop longue risque d’entraîner un mouvement de révolte chez les porteurs (on pense à Christophe Colomb et à son équipage). Mais il s’attache aussi à leur compagnie, les admire pour ce qu’ils font autant que pour ce qu’ils sont, et il n’en parle pas sans y mettre du sentiment. Cette ambiguïté fondamentale est mise en évidence au moment où ils se mettent en grève pour exiger une augmentation de salaire : Il était inutile de discuter du bien-fondé de leur cause ; tous les droits étaient sans contredit de leur côté. J’exploitais ces hommes comme tous leurs maîtres les exploitaient, et peu leur importait que je ne fusse pas assez riche pour ne pas les exploiter, et que j’en ressentisse quelque honte.
Au cours de la marche, son alimentation lui cause quelques soucis. Il s’accroche à sa réserve de whisky qui doit représenter pour lui le dernier lien tangible avec son univers, au point de craindre qu’elle ne lui dure pas jusqu’au terme de l’expédition, et il se méfie de la plupart des autres boissons. Quant à la nourriture solide… Je suppose que ma digestion devait être détraquée par des aliments de conserve, le riz grossier, les coriaces poulets africains, et l’habituelle ration de cinq œufs par jour.
En fait, et bien que ce voyage sans cartes ne soit pas de tout repos, Graham Greene bénéficie de beaucoup de chance : un peu de fièvre, l’une ou l’autre chique sous un ongle du pied, et voilà fait le compte de tous ses ennuis physiques en plus d’un mois de traversée d’un terrain assez hostile pour qui le connaît mal – et il n’en connaissait rien ! C’est peu, et cela lui donne l’occasion de remarquer sa lassitude intellectuelle. Sur le moment, il en trouve la cause dans la répétition des paysages et des situations ainsi que dans un mode de vie « primitif ». Quand il aura pris du repos, il sera en mesure de comprendre la place prise dans cette lassitude par la grande fatigue physique de la marche.
Il aura d’ailleurs dû constater, au moment d’écrire à partir de ses notes – comme nous le constatons à la lecture –, que son voyage n’avait rien eu de monotone. Il n’est pas une arrivée dans un village, pas une soirée et une nuit dans un gîte provisoire, qui ne soit une histoire, aussi différente de la précédente que de la suivante. Quelques spectacles, en particulier de diables dansants – scrupuleux, le voyageur prend soin d’expliquer que l’appellation attribuée au rôle sous le masque duquel se cache souvent le forgeron du village ne doit pas être prise dans un sens néfaste –, fournissent davantage de pittoresque que de prétexte à interprétations ethnologiques. Mais son propos n’est pas de fournir une relation scientifique. D’ailleurs, il se contente souvent de transcrire phonétiquement les noms de village quand il n’en connaît pas l’orthographe. Souvenons-nous de ce que sont ses cartes. On ne connaîtra pas non plus tous les noms des plantes et des fruits qu’il se soucie peu de répertorier avec exactitude. On ne s’en soucie pas davantage.
Car tout son récit, pétri d’une grande honnêteté intellectuelle, bénéficie du regard aigu du journaliste, parti avec de solides a priori mais auxquels il ne se cramponne pas quand les faits leur donnent tort.
En définitive, malgré les écarts considérables enregistrés entre l’Etat africain tel qu’il l’espérait et ce qu’il a découvert, Graham Greene reste favorablement impressionné par un résultat aux imperfections duquel il trouve bien des circonstances atténuantes. La comparaison entre la République et la colonie se fait, à ses yeux, au profit de la première : Je crois qu’un étranger venu d’une colonie européenne serait sincèrement impressionné par Monrovia et la côte du Liberia. Il y trouverait une simplicité, un pathétique qui le dédommageraient de la médiocrité profonde d’une colonie comme la Sierra Leone.
Au-delà de ce débat, n’oublions pas que ce voyage constituait pour Graham Greene sa première incursion en Afrique. Ni colon, ni homme d’affaires, ni touriste. Il en revient empli d’un grand sujet d’étonnement : ce qui, dans l’Afrique, m’avait surpris le plus c’est que je ne l’avais jamais trouvée étrangère. Il avoue le plaisir avec lequel il retrouve le confort, il ne se sent pas la vocation de vivre là. Mais il a, à l’évidence, reconnu quelque chose qui était déjà en lui.

jeudi 28 décembre 2017

Les marges des Etats-Unis visitées par T.C. Boyle

Cela commence comme une de ces excursions foireuses que les croisiéristes vantent aux amateurs de dépaysement et leur vendent à prix élevé pour, à l’arrivée, engendrer la déception : l’autocar où se trouvent Sten et Carolee, au Costa Rica, renforce les chocs d’une route pourrie plutôt que de les amortir, tout est douteux dans les boissons et l’alimentation, le comportement du conducteur ne rassure pas. Sten en a marre, la retraite d’un proviseur, vétéran du Vietnam, mériterait plus d’égards…
Le quinzième roman de T.C. Boyle traduit en français depuis 1998, sans compter les recueils de nouvelles, secoue dès les premières pages. Une bonne manière d’annoncer une suite où l’écrivain ne relâchera pas davantage la tension qu’il ne lâchera personnages et lecteurs dans un flux d’événements se succédant sans grandes plages d’apaisement.
Au terme de leur parcours en autocar branlant, le groupe est agressé par trois détrousseurs de touristes, des gamins, dont l’un est armé d’un pistolet. Sten, dans une sorte de réflexe hérité de sa formation de marine, le désarme et le tue. Les touristes sont indemnes, Sten est un héros que la police locale remerciera pour le service rendu. Au retour en Californie, sa réputation l’a précédé, tout le monde lui parle et veut lui payer un verre.
Est-il pour autant un de ces hommes désignés par le titre du roman, Les vrais durs ? Oui et non. Les choses sont un peu plus complexes et le romancier rassemble, comme souvent dans ses livres les plus ambitieux, des comportements opposés les uns aux autres. Le plus éloigné de Sten, homme intègre et parfaitement intégré à la société, comme il vient encore de le prouver, est son fils Adam : il voit des aliens partout et se prend pour la réincarnation de Colter, héros des temps où Lewis et Clark, qu’il accompagna dans leur grande expédition vers l’ouest au début du 19e siècle, écrivaient de nouvelles pages dans la géographie des très jeunes Etats-Unis. Totalement asocial, Adam est aussi un vrai dur. Et le prouvera.
Avant cela, il aura séduit Sara, qui soigne des chevaux et quelques autres espèces d’animaux, qui est surtout réfractaire à tout pouvoir avec lequel elle n’a pas passé de contrat. Comme elle n’a passé aucun contrat, la ceinture de sécurité, les impôts, la vaccination de son chien et d’autres broutilles ne dépendent, selon elle, que de son bon – ou de son mauvais – vouloir. D’où des ennuis en cascade et une fascination immédiate pour le personnage incarné par Adam, encore plus radical qu’elle. Mais pour des raisons moins philosophiques, et avec des conséquences finalement très inquiétantes.
T.C. Boyle poursuit, avec Les vrais durs, une exploration en profondeur des grands mythes américains. Il n’hésite jamais à les ébranler en les menant jusqu’au bout de leur logique, et l’on ne s’étonne pas trop de les voir déboucher sur quelque chose d’absurde. Ils sont en effet intenables entre les principes réputés immuables et la force du réel. La confrontation est rude, elle tient en tout cas les yeux du lecteur grand ouverts.

mercredi 27 décembre 2017

14-18, Albert Londres : «Ici vous respirerez avec délices.»



Le Monte Grappa ou le « Mont du Jour »

(De notre correspondant de guerre à l’armée d’Italie.)
Front italien, 20 décembre.
Je vais vous conduire sur le Monte Grappa. Il convient que vous connaissiez cette masse de terre au même titre que les fleuves ou les autres sommets qu’une passe critique de la grande guerre a soudainement rendus célèbres. À ce Noël 1917, le Monte Grappa est pour l’ennemi ce que fut l’Yser. Derrière l’Yser, il voyait Calais ; en bas du Monte Grappa il vise la plaine, cette plaine chaude et fleurie qui, déjà au temps des luttes sans canon, faisait rire de joie, devant les fruits qu’elle lui promettait, le Barbare venu aussi du Nord.
Depuis un mois et plus, nous voici à la guerre d’Italie. Le matin, les journaux, et le soir, le bulletin de Diaz, ne nous parlent que du Monte Grappa. Quand, sans doute pour varier, la phrase débute par ces mots : « Entre Brenta et Piave », nous ne nous laissons pas prendre au changement, c’est toujours du Monte Grappa qu’il s’agit, effectivement, deux lignes plus bas ; continuant son rôle de sommet, il émerge de la note.
À lui seul il accapare la scène. Les correspondants ne connaissent que lui.
Quittons, par exemple, Padoue. Vous roulerez pendant une heure dans la campagne vénitienne, puis vous tomberez sur une vieille ville forte – du temps où l’on était fort et fier, derrière des murs – c’est une ancienne citadelle qui pour qu’on ne s’y trompe pas s’appelle Citadella. Vous aurez ainsi la preuve que, de tout temps dans cet endroit, la descente du Barbare fut redoutée. Puis vous irez treize kilomètres encore. Une ville s’ouvrira devant vous : Bassano.
Ici vous respirerez avec délices ; un climat et une vision d’été s’offriront à vous.

Tout un système de monts

Vous gagnerez la base de la montagne. Voici le Grappa. Le Grappa n’est pas qu’un sommet. D’où nous sommes, à cette minute, nous n’en voyons même pas le sommet. Le Grappa est un système de monts, avec de nombreuses arêtes, de nombreux pics et plusieurs cols. La première et large masse de terre qui forme l’avancée du Grappa est rayée de grands traits superposés et audacieux. C’est la route fantastique que la jeune Italie, successeur de Rome, comme un immense éclair a jeté sur cette pente. Prenons-la. Ne croyez pas qu’elle soit dégagée. Les grands boulevards en temps de paix ne sont pas encombrés autant. Ce n’est pas le même monde. Des camions, avec une adresse digne du cirque, montent et descendent vivement.

En action

Sans hésitations, les chauffeurs conduisent leur machine. Des cols à la plaine, chaque jour ils accomplissent ainsi leur travail de sang-froid et de courage. Ce sont des jeunes hommes sans peur, admirons-les. Et voilà les canons, il en est qui montent, il en est qui descendent. Le cheval n’étant pas assez sûr le long de ces abîmes, ce sont les hommes qui les descendent. Les artilleurs, accrochés à leur pièce, la guident et la retiennent. Visions de vieilles gravures en pleine guerre moderne. Montons. Camions, autos, canons, régiments, tout serpente au flanc du Grappa. La défense de l’Italie, aujourd’hui, se concentre là. Dans toutes les villes du royaume, du sud au nord, la population, avec anxiété, attend le soir pour connaître le communiqué. Et ce communiqué qu’à haute voix celui qui a le plus beau timbre, sur la place publique, lit pour tous les autres, c’est ici qu’il se fait. Voilà le sommet, le seul point blanc, son capuchon de neige est ajouré par les trous d’obus. Les fusants éclatent autour de la madone. Les batteries amies beuglent dans les défilés. Entre ces pics, le son traîne avec un bruit de lourds wagons. Le Grappa est en action. Montons encore, ce n’est pas là que, présentement, se passe le drame, c’est à gauche de la madone. Nous sommes bien à un col, un autre le précède. Regardez, de ce pic-là vous l’apercevez. C’est le col de la Berretta. Là, entre Allemands et Italiens, furieusement, se joue la partie.

Le Petit Journal, 23 décembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mercredi 20 décembre 2017

14-18, Albert Londres : «Voici d’abord Venise.»



La ligne et l’âme du nouveau front italien

(De notre correspondant de guerre.)
Front italien, … décembre.
Le front d’Italie se stabilisera-t-il ? La neige qui depuis deux jours blanchit enfin plusieurs sommets des crêtes d’attaque entravera-t-elle les espérances et les efforts allemands ? La résistance maintenant enchaînée des Italiens, des Anglais et des Français fera-t-elle abandonner son plan à l’ennemi ? À cela, si nous étions à la fois le temps, l’adversaire et nous, nous pourrions peut-être répondre.
Nous venons de remonter la Piave depuis les lagunes jusqu’au pont de Vidor, nous avons continué jusqu’à la Brenta, et de la Brenta au lac de Garde.
Toute la nouvelle ligne, sa vie, ses particularités, fut donc sous nos yeux. Ce n’est plus une ligne flottante ni incertaine comme elle le fut quand elle servit de front d’arrêt. Ceux qui la défendent ne la considèrent plus comme une branche à laquelle on s’accroche provisoirement pour ne pas tomber d’un coup à terre. Peu à peu, par l’arrivée des Alliés, par la résistance italienne, par la stabilité qui permit des travaux, elle se fit à l’idée d’être solide.

Une ligne d’espoir

C’est maintenant une ligne d’espoir où depuis des semaines l’ennemi échoue, mais ne renonce pas.
Il veut pénétrer dans la plaine, couper l’armée, faire tomber d’une fois Venise, Padoue, Vicence, Verone. Toutes les attaques dont les communiqués sont pleins depuis des semaines sur le massif du Monte Grappa, Monte Tomba, Sisemode, le col de la Beretta, ne sont menées que dans ce but.
Pour descendre, il leur faut les grandes routes d’invasion. La Brenta est toute désignée. Ils cherchent à s’en assurer les portes. Comme le point qu’ils frappent ne cède jamais complètement, ils tapent à droite, à gauche, dans les angles qui se forment par suite d’un changement de ligne. Ces semaines dernières, ils ont eu deux plans : la Brenta et la Piave.
Ils essayaient sur l’une, puis essayaient sur l’autre. Les lignes quoique parfois écornées ont tenu. N’ont-ils pas un troisième plan ? Certainement si. N’ayant pu avoir ni la Piave, ni la Brenta, les rives du lac de Garde semblent les attirer. Mais croyez-vous, les rives du lac de Garde ne sont plus de simples et insouciantes rêveuses.
D’un bout à l’autre de son front cette ligne n’a pas qu’un tracé, elle possède une âme. Remontons de la plage du Lido aux montagnes du lac et faisons connaissance de la dernière armée alliée.
Voici d’abord Venise. L’uniforme français s’y rencontre, il a des ailes sur son col ce sont les gardiens des coupoles d’or de Saint-Marc, chasseurs du boche destructeur de la Beauté.
Ensuite des marins de Victor-Emmanuel, dans leur habit gris et collant continuent la chaîne. Moitié sur terre, moitié sur eau, ils sont la cuirasse de Venise.

Puis voici les poilus

Puis voici les poilus : les poilus des grandes heures de la guerre, ceux de Verdun ou de l’Aisne, ou d’autres danses de cette sorte. « T’en fais pas » fut le cri du jour dans leur patrie, c’est également le leur ici. Tous les grands espoirs des Boches ne les ont pas « estomaqués ». Ils ont choisi, comme secteur, l’un des plus visés. Ils y sont montés, « en seigneurs », à qui on n’en impose plus. Quelques journées leur ont suffi pour mesurer le danger. Et hier, froidement, ayant observé, ils se sont dit qu’ils étaient trop. Le commandement, pesant à la fois la menace et la valeur, leur a donné raison. Une partie est restée l’arme au poing, l’autre est au repos.
Trois ans et demi de guerre sans répit ont fait du Français le grand guerrier des routes du monde. Il n’est jamais épaté. Ayant subi ce qui pouvait arriver de plus fort, il connaît tout le reste, que ce reste soit nouveau ou non. Quand on s’est regardé dans la Meuse, on peut se regarder dans la Piave. Il est là comme chez lui, plein d’aisance et de souplesse. Non qu’il n’y meure point ! Juste à ce moment, nous traversons le carrefour où les premiers des nôtres tombèrent tués sur le sol vénitien. Cet endroit où plus tard s’élèvera une stèle est marqué du fusil de l’un d’eux. C’est un village dont le nom rentrera dans notre épopée. Depuis, il n’est pas devenu meilleur. Notre sang y coule encore à la minute.

Les Garibaldiens

Puis voici les garibaldiens. Là, l’ennemi est au bas de la montagne, sur la Piave. C’est un front de Côte d’Azur tellement le paysage est joli. Les petites villes qui l’égayent n’ont pas eu le temps d’être démolies. Elles s’élèvent, fraîches, autour de leur campanile rose. Aucun aspect terrible, c’est une guerre toute neuve.
De cette tranchée, plongeant sur la ligne de feu, face au pont de Vidor, il nous paraît plutôt que nous sommes à un balcon pour admirer un horizon, qu’à un créneau pour surveiller la guerre. Les Garibaldi, le général et le commandant sont là, en uniforme italien, avec la Légion d’honneur et la croix française ; ils marient leur race et la nôtre. Ils forment une maison d’amour.
Puis voici les Anglais. Ils sont là de la même façon qu’ils seraient ailleurs. Aplatis sous leur casque, cirés jusqu’à la semelle, bien nourris, bien payés, ils s’installent sans souci des projets ennemis. Rien, pas même le Boche, ne prévaudra contre leur sang-froid et leur dédain de l’actualité. Puis voici les Italiens, rassemblés, voulant dès lors envisager chaque mètre de terrain comme une ligne naturelle de résistance.
Tel est le front. Si l’Allemand avait juré de le forcer, que ne l’a-t-il fait du premier coup de rein ? Maintenant, ses nouvelles tentatives se heurteront à des verrous de sûreté.

Le Petit Journal, 20 décembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

lundi 18 décembre 2017

14-18, Albert Londres : «La flamme des canons, dans le Grand Canal, fait surgir les palais.»



Dans Venise menacée

(D’un des envoyés spéciaux du Petit Journal.)
Venise, … décembre.
Formidable dans son silence, son obscurité et sa menace, Venise dormait. Il n’était pas tard : huit heures du soir. Le train n’apportait guère qu’une dizaine de personnes. À la sortie de la gare, pour ne pas tomber dans le canal, tel un aveugle, nous tâtonnions de la canne au-devant de nos pas. Une gondole nous prit ; nous nous enfonçâmes dans les petits rios. Tous les deux cents mètres, une lanterne verte, n’éclairant pas plus loin que son cercle, versait son feu dans l’eau. Le gondolier poussait de temps en temps son cri de chouette. Nous avions l’air de procéder dans la plus grande crainte à un enterrement clandestin. Tout à coup, une énorme lueur éclaira le rio.

En gondole, au son du canon

À travers le damier des rios, nous gagnions les Esclavons et c’était maintenant des lueurs sans arrêt. Les ponts nombreux vers lesquels nous allions, sans les apercevoir, sous le coup de l’éclair, nous barraient subitement la route d’eau. Sous le même coup, par pâtés, les habitations sortaient de l’ombre et y rentraient. Colonnades et loggia, au gré de l’artillerie, dansaient par reflet sur la lagune. Depuis des siècles, sous les yeux étonnés de joie des pèlerins, Venise avait brillé par le soleil et par la lune ; cette nuit, c’est la flamme des canons qui, dans le Grand Canal, fait surgir les palais.
La gondole touche au débarcadère d’un hôtel. Il faut sonner longtemps pour se faire ouvrir : évidemment on n’attend personne. Le portier paraît, nous entrons. Cet ancien palais est vide. Naguère, tous les voyageurs joyeux l’animaient. Nos pas, ce soir, à huit heures, sonnent sur ses dalles comme ils sonneraient dans une grande église solitaire. Ainsi, en arrivant à Belgrade, j’eus, un jour, un hôtel pour moi seul. Le directeur, s’il osait, tellement il sent bien que nous ne prenons la place de personne, nous logerait pour rien. Deux ou trois garçons, encore perdus dans les couloirs, se hâtent de tourner les boutons électriques. Rien n’est chauffé ; une femme de chambre qui accourt est enveloppée dans deux fichus. Le canon fait trembler les vitres et, au plafond, les lustres en verroterie dentelée de Venise.
Sortons. Dans toutes circonstances, même les plus émouvantes, il faut tâcher de dîner, surtout quand on n’a pas déjeuné. Le quai des Esclavons est noir comme encre, il convient de bien viser pour prendre les ponts qui enjambent les canaux, autrement on se trouverait dans l’eau. L’obscurité a fait plus de victimes à Venise que les bombes autrichiennes. On compte jusqu’à présent cent noyés. Prenons donc garde. Nous longeons le palais des Doges, il est étayé. Sa partie haute étant plus pesante que sa partie basse, il ne faudrait pas que le haut dégringolant entraînât le bas. Voici la Piazzetta, rien : seulement nos pas. Voici la place Saint-Marc, rien. Ces grands et magnifiques lieux publics ont l’air de nos salons particuliers où, dogaresques, nous passons. Partout, au fond de la place, sous les arcades, brille une lumière. Celle-là n’est pas verte. C’est la première lumière qui ressemble à toutes les lumières. Qu’est-ce ? Une voix s’élève auprès d’elle. C’est une voix qui lit. Une trentaine de personnes sont autour. Un jeune Italien lit tout haut le communiqué à ces auditeurs oppressés. La voix sonne claire dans le vide de Venise. C’est fini. Un puissant coup de canon ponctue le dernier mot.

« Gagner la guerre »

Comme au jour d’un enterrement de première classe, vous passez sous de lourdes tentures noires pour venir saluer le mort ; ici, vous soulevez les mêmes lourdes tentures et ressentez cette impression mortuaire quand il s’agit de pénétrer dans le restaurant.
Aux tables de la jeunesse, on discute. Ils discutent de problèmes qui passent par-dessus eux, mais qui leur tiennent au cœur. Ils ne supportent pas l’idée que si les malheurs du temps le voulaient, Venise fût remise sans être défendue. Ces jeunes intellectuels italiens disent : « Un obus sur Saint-Marc ça ne ferait pas des ruines aussi vilaines que ça. » Ils ajoutent : « Même Venise réduite comme Reims, ce ne serait pas laid. Ce qu’il faut, c’est “gagner la guerre”. » Hautes pensées, mais qui n’engagent que la générosité.

La ferveur des Vénitiens

Le lendemain matin était un dimanche, les « chalettis » de bonne heure se rendaient à la messe ; les jeunes filles de Venise portent toutes de grands châles de laine noirs sur les épaules, on les appelle les « chalettis ». Sous l’or des cinq coupoles des San-Marco, deux offices se célébraient en même temps. Le palais divin, camouflé, bandé d’avance sur toutes les faces, était loin d’être comble. Ceux qui étaient là, hommes et femmes, priaient à s’incruster leurs dix doigts dans le front. Ils priaient avec les prêtres pour que Venise soit sauvée. Il n’y a plus d’autre pensée, maintenant sur la lagune. Tout le crie, jusqu’aux guides qui devant la grande crainte, ayant oublié leurs intérêts, ne vous abordent plus pour vous proposer leurs lumières, mais pour vous demander les nôtres. « Oh ! nous avons espoir, disent-ils, la dernière chose à perdre c’est l’espérance. »
— Et les choses à acheter ?
— Oui, disent-ils, tout est bon marché, on peut emporter des souvenirs pour rien.
Ils ne vous proposent pas de vous conduire dans les magasins. Hommes vivant de la beauté de Venise, à l’heure où leur ville est menacée, ils ne veulent plus être attentifs qu’aux battements de sa chance.

La défense sur la lagune

Sa chance est défendue du mieux que l’on peut. À vingt kilomètres autour, la lagune s’est faite guerrière. Ce ne sont plus des lanternes, mais des gueules d’acier qui donnent cette fois des fêtes vénitiennes sur l’eau. Pièces de marine, montées sur ponton, canons de campagne, assis sur un petit morceau de terre, comme des crapauds géants coassent sur la Basse-Piave. Et cela dans le pays le plus fragile du monde, entre Murano, île de la verrerie ; entre Burano, île de la dentelle ! et pour Venise, île de la beauté. Au soir de menace, espère, Venise ! Les Italiens te défendent et dis-toi, il faut bien dire une fois dans cette guerre, même si ce n’est pas entièrement vrai, une parole poétique, dis-toi qu’en reconnaissance de la joie que tu as donnée à leurs nationaux, des Français aussi sont venus mourir pour toi.

Le Petit Journal, 18 décembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

vendredi 15 décembre 2017

Michel Zink, le Moyen Âge à l'Académie française

Hier, l'Académie française a voté pour choisir le remplaçant de René Girard, décédé. Michel Zink occupera donc le fauteuil 37, du haut de ses 72 ans et de sa connaissance intime des lettres du Moyen Âge. Il a, c'est naturel dans un domaine peu familier au grand public, écrit de nombreux ouvrages plutôt lus par des spécialistes ou des amateurs éclairés. Mais il a aussi toujours cherché à rendre accessibles sa matière de prédilection. Il avait ainsi, en 2014, porté le Moyen Âge vers les auditeurs de France Inter dans des chroniques devenues, l'année suivante, un livre, Bienvenue au Moyen Âge. Il avait aussi investi le roman policier et publié, notamment, Un portefeuille toulousain en 2007 chez Bernard de Fallois. Un peu d'auto-ironie sur ses propres recherches, un climat d'après-guerre assez pesant, il y avait là du plaisir d'écrire. Il a créé, j'en terminerai par là sans épuiser les détails de sa carrière, créé au Livre de poche la collection "Lettres gothiques" qui donne accès à des textes que l'on pensait réservés à un petit nombre. Je l'avais rencontré à cette occasion, en 1991. Entretien.

Michel Zink est un médiéviste heureux. Alors qu'il publiait jusqu'à présent, comme ses collègues, des ouvrages confidentiels à tirages très limités, le voici à la tête d'une collection grand public, avec les moyens de mener une politique qu'il nous a définie:
Nous voulons d'une part, fournir les textes essentiels de la littérature du Moyen Age et, en outre, intercaler de temps en temps des textes moins connus. En général, les textes seront intégraux, mais il y aura quelques exceptions. Par exemple, les œuvres complètes de Deschamps représentent, dans l'édition de la Société des anciens textes français, onze volumes, et nous ferons un choix, comme pour les troubadours dont nous proposerons une anthologie.
À quel besoin correspond le choix d'établir des éditions bilingues? Est-ce pour toucher à la fois le public cultivé et le public universitaire?
Oui. Ces livres doivent pouvoir servir aux étudiants et entrer dans les programmes universitaires. On ne peut de toute manière pas faire semblant indéfiniment que les étudiants n'utilisent pas de traduction pendant l'année, alors qu'ils le font. Donc, si on leur donne à la fois le texte originale et la traduction, c'est très bien. Mais comme il faut dépasser le public étudiant et toucher le public cultivé, l'idée est que c'est, après tout, du français, même si c'est du vieux français, et que les gens ont le droit de voir comment c'était, même s'ils ne lisent pas d'un bout à l'autre en ancien français. Mais ils peuvent s'y reporter pour comparer, et ça peut être pour eux une sorte d'initiation. Après tout, ce n'est pas si difficile. Si on se donne la peine d'en lire quelques pages en regardant la traduction, ça va tout seul...
Précisément, pour la traduction, préférez-vous une fidélité absolue ou un texte plus littéraire?
Il y a eu un peu des deux. On a commencé, avec La Chanson de la croisade albigeoise, par une traduction d'Henri Gougaud qui existait déjà. C'est une adaptation poétique: elle sonne admirablement, mais elle est loin du texte. Le reste du temps, on essaie d'avoir des traductions aussi fidèles que possible, mais il faut qu'elles soient lisibles sans effort et avec plaisir. Pour les textes en vers, en particulier, on essaie de traduire vers par vers, ce qui est une petite astreinte pour le lecteur moderne mais oblige le traducteur à garder le rythme original et simplifie aussi le contrôle sur le texte original. Il y a des réussites dans le genre, comme la traduction des Lais de Marie de France par Laurence Harf-Lancner. La traduction du Conte du Graal par Méla est aussi très bien...
Combien de titres pensez-vous publier dans cette série?
Il y en a trente ou trente-cinq en préparation. Cela continuera encore un petit peu, mais pas indéfiniment, parce que le nombre d’œuvres du Moyen Age qui peuvent intéresser un public suffisamment large n'est pas extensible. On en fera une quarantaine, peut-être jusqu'à cinquante, si les dieux qui règnent sur cette maison le permettent...

jeudi 14 décembre 2017

Qui est Patrice Nganang, écrivain en prison?

L'écrivain camerounais Patrice Nganang, né en 1970, a été arrêté le 6 décembre dans son pays d'origine, alors qu'il était sur le point de rentrer aux Etats-Unis, où il enseigne. Ne faisant guère dans la chronique juridique, non par manque de capacité à m'indigner mais par méconnaissance des sujets dont il peut être question quand on en arrive à des accusations précises (méconnaissance du dossier, aussi), je n'entrerai pas dans des explications qui n'en seraient pas en faveur ou en défaveur du détenu.
En revanche, si vous avez entendu parler de Patrice Nganang pour la première fois à cette occasion, je peux essayer de vous aider à comprendre quel écrivain il est, en vous disant quelques mots de Temps de chien, son livre le plus connu.
Sous-titré «Chronique animale», le roman de Patrice Nganang (prix Marguerite Yourcenar) est en effet la relation, au jour le jour, de la vie d'un quartier - ou plutôt d'un sous-quartier - de Yaoundé telle que la perçoit un chien. Son maître, aimé ou détesté selon les moments, tient un petit bar, haut lieu stratégique où tout se noue et se dénoue avec l'aide de l'alcool. Ce sont de longues conversations souvent absurdes dans lesquelles il est question de femmes et d'argent. Le quotidien n'est pas souriant, un humour franc y remédie. Mais Mboudjak, avec son regard de chien censé être plus objectif que celui des hommes, puisque soumis à d'autres contingences, est aussi un politique qui s'ignore. Et, sous couvert d'amuser par le grouillement d'anecdotes piquantes, Patrice Nganang fait aussi le constat de la pauvreté organisée.

mardi 12 décembre 2017

14-18, Albert Londres : «Par les routes douces de l’Italie...»



Le soldat de France dans la plaine vénitienne

(D’un des envoyés spéciaux du Petit Journal.)
Front italien, … décembre.
Par les routes douces de l’Italie, croyant, devant l’horizon qui s’offre, longer sans cesse le fond des tableaux de Léonard, l’armée française, en colonnes, s’en va marchant. Si les troupes connaissaient des dimanches et s’habillaient, à ce propos, d’un uniforme neuf, nous dirions, tellement les nôtres sont d’une haute tenue, que tous les jours ici sont dominicaux. Rasés, cirés, sanglés, la cigarette ou la pipe fine à la bouche, le fusil jeté sur l’épaule et légèrement porté, sous les yeux des Lombardes et des Vénitiennes, ils traversent les villages. Ils sont tous de l’aristocratie de l’héroïsme et le montrent. Leur aisance est frappante. Elle est dans leurs yeux, nul étonnement béat, ils regardent, assimilent et vont. Dans leur esprit, nulle interrogation, nulle crainte surtout. Ils sont prêts à ce qui les attend. L’ordre règne en eux. Soldats connaissant leur métier de soldat, ils s’avancent posément vers ce que l’avenir va encore proposer à leur courage. Le Baedeker en main, comme ce matin dans une colonne j’en ai vu quatre, d’un pas souple, ils avaient les étapes qui les conduiront où on les conduit. Ainsi portés, superbes, ils recommencent l’histoire, le soleil frappant sur leur casque.

À 117 ans de distance

Tout à l’heure j’en ai rencontré avec leur musique et qui, au milieu d’eux, avaient déployé le drapeau. Ils étaient à la sortie d’un village, je les ai suivis. Les jeunes Italiens, comme une grouillante petite meute, tout au long, les assaillaient de sauts joyeux. Ils jouaient Sambre-et-Meuse. En trois années, quoique ayant besoin de la faire sonner chez nous, nous avons porté sous beaucoup de cieux la marche française. Un de plus. Ils jouaient donc. Ils n’allèrent pas loin sur la grand’route, ils tournèrent. Le Campo Santo s’ouvrait en face, ils se rendaient au cimetière. Là, parmi les tombes italiennes, s’élève une colonne. Elle dit qu’un jour, dans ce pays même, des soldats français sont tombés dans la gloire et que leurs ossements gisent dessous. Cela remonte à 117 ans. Nous sommes à Montebello. Dominant le village, un château rose sombre brille au soleil. En juin 1800, Lannes commandant, des Français venus des mêmes régions que ceux-ci montèrent à l’assaut. Ils eurent le piton, ils taillèrent dans l’ennemi, l’ennemi retraita. Lannes fut fait duc. Le clairon salue, le drapeau s’incline devant la stèle, les yeux se lèvent vers le château, s’il fallait le reprendre, les fils sont là.

Où passèrent leurs pères

Les fils bénéficient des pères. Pour ces Italiens, pour ces Italiennes qui vivent où nous passons, ces soldats, venus de l’autre versant des Alpes, ont sinon des figures du moins un nom qu’ils reconnaissent. Ceux qui furent à l’école savent que les villages qu’ils habitent ou les villes qu’ils aperçoivent des hauteurs sont à la fois sur le territoire d’Italie et dans l’histoire de France. Brescia, Vérone, Vicence, Mantoue sont comme des ex-voto signalant aux citadins le passage des Français. Ceux qui ne connaissent leur pays que par les conversations de foyer, se rappellent que le dernier vieillard de la maison, tenant pour son compte sa science d’un autre vieillard, leur parlait de nos ancêtres.
Celui qui aujourd’hui descend de l’Aisne ou de Verdun rencontre donc encore des regards qui lui parlent de ses pères.

La nappe

Les nôtres ne sont pas en terre étrangère. Pour l’instant, celle qu’ils foulent leur semble même plus avenante que celle qu’ils viennent de quitter. C’est qu’ils sont comme en visite et que leurs amis se mettent en frais. Les cantonnements de France ne sont pas sans avoir laissé des rancœurs à nos soldats, la meilleure grange n’était pas toujours pour eux. Ici elle leur est ouverte. Plus de trois années de familiarité avait provoqué des aigreurs dans le mariage des villageois et des combattants retour de tranchée ; en Italie c’est la lune de miel. On les regarde avec un cœur tendre, on leur donne ce qu’on a de mieux, on provoque leur désir de confort. Non seulement on ne leur refuse pas une table pour leur popote, mais… mais… écoutez, ceci est une petite histoire : dans un de ces villages de Vénétie, six cavaliers se promenaient. Ils étaient en halte de deux jours. En route, l’appétit les prit, le temps est sec, soleil et froid, leur estomac, après la marche se découvrait des profondeurs. Avoir faim, en pays étranger, est déjà commencer à parler la langue.
Du désir de manger à la nécessité de se faire comprendre, il y a beaucoup d’intelligence. Les six cavaliers rentrèrent dans une maison. À coup de dictionnaire et de gestes, ils s’expliquèrent. On les saisit. Les hôtes achetèrent ce qu’il fallait, on le fit cuire, tout était prêt. L’appétit est impatient. Les plats fumant, les six cavaliers firent entendre qu’ils se mettaient à table. Les hôtes les arrêtèrent. Il manquait encore quelque chose. On était allé le chercher de porte en porte, la marchandise étant rare. Enfin, la jeune fille revint, elle apportait l’objet ; elle avait visité plusieurs voisines pour le trouver, c’était une nappe.
Français qui savez de la sorte vous faire distinguer, vous n’êtes pourtant que des soldats, mais tous ici, quelle allure !

Le Petit Journal, 12 décembre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
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