Le soldat de France dans la plaine vénitienne
(D’un des envoyés
spéciaux du Petit Journal.)
Front italien, … décembre.
Par les routes
douces de l’Italie, croyant, devant l’horizon qui s’offre, longer sans cesse le
fond des tableaux de Léonard, l’armée française, en colonnes, s’en va marchant.
Si les troupes connaissaient des dimanches et s’habillaient, à ce propos, d’un
uniforme neuf, nous dirions, tellement les nôtres sont d’une haute tenue, que
tous les jours ici sont dominicaux. Rasés, cirés, sanglés, la cigarette ou la
pipe fine à la bouche, le fusil jeté sur l’épaule et légèrement porté, sous les
yeux des Lombardes et des Vénitiennes, ils traversent les villages. Ils sont
tous de l’aristocratie de l’héroïsme et le montrent. Leur aisance est
frappante. Elle est dans leurs yeux, nul étonnement béat, ils regardent,
assimilent et vont. Dans leur esprit, nulle interrogation, nulle crainte
surtout. Ils sont prêts à ce qui les attend. L’ordre règne en eux. Soldats
connaissant leur métier de soldat, ils s’avancent posément vers ce que l’avenir
va encore proposer à leur courage. Le Baedeker en main, comme ce matin dans une
colonne j’en ai vu quatre, d’un pas souple, ils avaient les étapes qui les
conduiront où on les conduit. Ainsi portés, superbes, ils recommencent
l’histoire, le soleil frappant sur leur casque.
À 117 ans de distance
Tout à l’heure
j’en ai rencontré avec leur musique et qui, au milieu d’eux, avaient déployé le
drapeau. Ils étaient à la sortie d’un village, je les ai suivis. Les jeunes
Italiens, comme une grouillante petite meute, tout au long, les assaillaient de
sauts joyeux. Ils jouaient Sambre-et-Meuse. En trois années, quoique ayant besoin de la faire sonner chez
nous, nous avons porté sous beaucoup de cieux la marche française. Un de plus.
Ils jouaient donc. Ils n’allèrent pas loin sur la grand’route, ils tournèrent.
Le Campo Santo s’ouvrait en face, ils se rendaient au cimetière. Là, parmi les
tombes italiennes, s’élève une colonne. Elle dit qu’un jour, dans ce pays même,
des soldats français sont tombés dans la gloire et que leurs ossements gisent
dessous. Cela remonte à 117 ans. Nous sommes à Montebello. Dominant le
village, un château rose sombre brille au soleil. En juin 1800, Lannes
commandant, des Français venus des mêmes régions que ceux-ci montèrent à
l’assaut. Ils eurent le piton, ils taillèrent dans l’ennemi, l’ennemi retraita.
Lannes fut fait duc. Le clairon salue, le drapeau s’incline devant la stèle,
les yeux se lèvent vers le château, s’il fallait le reprendre, les fils sont
là.
Où passèrent leurs pères
Les fils
bénéficient des pères. Pour ces Italiens, pour ces Italiennes qui vivent où
nous passons, ces soldats, venus de l’autre versant des Alpes, ont sinon des
figures du moins un nom qu’ils reconnaissent. Ceux qui furent à l’école savent
que les villages qu’ils habitent ou les villes qu’ils aperçoivent des hauteurs
sont à la fois sur le territoire d’Italie et dans l’histoire de France.
Brescia, Vérone, Vicence, Mantoue sont comme des ex-voto signalant aux citadins le passage des Français. Ceux qui ne
connaissent leur pays que par les conversations de foyer, se rappellent que le
dernier vieillard de la maison, tenant pour son compte sa science d’un autre
vieillard, leur parlait de nos ancêtres.
Celui qui
aujourd’hui descend de l’Aisne ou de Verdun rencontre donc encore des regards
qui lui parlent de ses pères.
La nappe
Les nôtres ne
sont pas en terre étrangère. Pour l’instant, celle qu’ils foulent leur semble
même plus avenante que celle qu’ils viennent de quitter. C’est qu’ils sont
comme en visite et que leurs amis se mettent en frais. Les cantonnements de
France ne sont pas sans avoir laissé des rancœurs à nos soldats, la meilleure
grange n’était pas toujours pour eux. Ici elle leur est ouverte. Plus de trois
années de familiarité avait provoqué des aigreurs dans le mariage des
villageois et des combattants retour de tranchée ; en Italie c’est la lune
de miel. On les regarde avec un cœur tendre, on leur donne ce qu’on a de mieux,
on provoque leur désir de confort. Non seulement on ne leur refuse pas une
table pour leur popote, mais… mais… écoutez, ceci est une petite
histoire : dans un de ces villages de Vénétie, six cavaliers se
promenaient. Ils étaient en halte de deux jours. En route, l’appétit les prit,
le temps est sec, soleil et froid, leur estomac, après la marche se découvrait
des profondeurs. Avoir faim, en pays étranger, est déjà commencer à parler la
langue.
Du désir de
manger à la nécessité de se faire comprendre, il y a beaucoup d’intelligence.
Les six cavaliers rentrèrent dans une maison. À coup de dictionnaire et de
gestes, ils s’expliquèrent. On les saisit. Les hôtes achetèrent ce qu’il
fallait, on le fit cuire, tout était prêt. L’appétit est impatient. Les plats
fumant, les six cavaliers firent entendre qu’ils se mettaient à table. Les
hôtes les arrêtèrent. Il manquait encore quelque chose. On était allé le
chercher de porte en porte, la marchandise étant rare. Enfin, la jeune fille
revint, elle apportait l’objet ; elle avait visité plusieurs voisines pour
le trouver, c’était une nappe.
Français qui
savez de la sorte vous faire distinguer, vous n’êtes pourtant que des soldats,
mais tous ici, quelle allure !
Le Petit Journal, 12 décembre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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