mardi 28 janvier 2020

La mort d'Hubert Mingarelli


Hubert Mingarelli vient de mourir et c’est une voix douce mais prégnante de la littérature française qui se tait. Si j’en juge par la moitié environ de sa production pour adultes que j’ai eu l’occasion de lire, pas une fausse note dans ces pages poétiques et denses, attentives aux émotions les plus fines mais sans explications superflues. Il va nous manquer…

Photo Ji-Elle

Une rivière verte et silencieuse (1999)
Auteur pour jeunes devenu romancier pour adultes, Hubert Mingarelli n’a pas abandonné pour autant les paysages de l’enfance. C’est de l’enfance de Primo qu’il est question ici, de ses rêves et de son quotidien bridé par les faibles moyens de son père. Alors, il s’évade autant qu’il le peut, marche à l’infini dans les couloirs tracés par ses pas au milieu d’une vaste étendue d’herbe. A ces moments de solitude fondatrice, il pense. Ce sont les meilleures heures de sa vie. Pour le reste, les espoirs plus concrets se brisent avec une rapidité déconcertante et les gestes ténus du travail ménager se répètent avec une obstination décevante. Il n’empêche qu’une réelle complicité unit le fils à son père et que les images surgies de la mémoire lacunaire de celui-ci nourrissent aussi la vie de celui-là. Une rivière verte et silencieuse est un récit-poème d’une limpidité exemplaire.

La dernière neige (2000)
Depuis l’année dernière, Hubert Mingarelli n’est plus seulement un auteur pour la jeunesse. Une rivière verte et silencieuse a donc été considéré comme un premier roman. Admettons, à condition d’admettre aussi les étiquettes désuètes qui s’appliquent à des genres trop souvent considérés comme des sous-catégories d’une sous-littérature que les gens sérieux ne prennent pas la peine de lire. Ils ont bien tort mais ils ne le sauront jamais et, donc, cela n’a aucune importance. Admettons donc aussi, tant qu’à faire, que La dernière neige serait (le conditionnel pour introduire, quand même un léger doute) un deuxième roman, l’étape la plus dangereuse pour un auteur qui s’était fait remarquer la dernière (c’est-à-dire la première) fois et qu’on attend donc au tournant. C’est la règle…
Il y a une première chose intéressante avec Hubert Mingarelli : en lisant son (on l’a admis, faut-il le répéter ?) deuxième roman, on oublie la règle. C’est bon signe. Il n’y a plus que des personnages et une histoire. Un enfant et ses rêves, son rêve faudrait-il dire, plus ou moins contrarié ou encouragé selon les cas par son entourage. Mais l’entourage nous apprend qu’il n’est pas toujours responsable de ses désirs et que la vie, la mort, toutes ces choses qui nous encombrent et dont on ne peut se débarrasser quoi qu’on en ait, sont pour beaucoup dans nos réactions devant ce qui arrive.
Ainsi, l’histoire principale, si on veut bien la considérer ainsi, est celle d’un enfant tombé amoureux, ou peu s’en faut, d’un milan mis en vente par un brocanteur qui vend plein d’autres choses moins vivantes – et, pour ses clients potentiels, plus séduisantes, heureusement pour l’enfant. Car il n’a pas les moyens de s’offrir l’oiseau et doit donc attendre de rassembler la somme nécessaire à l’achat au risque de se le voir souffler sous le nez par un éventuel acheteur plus fortuné. L’oiseau est plus qu’un oiseau, il est, bien que prisonnier, le rêve de ce qu’il a pu voir, le rêve de l’histoire de sa capture, que l’enfant invente avec beaucoup de vraisemblance et d’imagination (l’imagination la mieux dotée étant celle qui fait, on le sait, ressembler le mieux la réalité et le songe) à l’intention de son père.
Car le personnage du père fait figure de point de référence – il n’en allait pas autrement dans Une rivière verte et silencieuse. Il est mourant, une histoire lui fait le plus grand bien, et en particulier celle de la capture de l’oiseau – ainsi que la présence de celui-ci. Le récit, en grande partie inventé, y croit-il ou fait-il semblant d’y croire ? Il est en tout cas le lien entre le fils et le père, ce qui tient l’histoire debout et devant quoi le milan lui-même s’efface discrètement, sous « la dernière neige »…

La beauté des loutres (2002)
Depuis qu’il a abordé le registre de la littérature dite « pour adultes », vague étiquette qui fait la différence avec la littérature « de jeunesse », Hubert Mingarelli donne des histoires à la surface lisse, d’une trompeuse simplicité, qui recèlent des trésors de profondeur humaine.
La beauté des loutres peut se résumer à un voyage en camion par temps neigeux, accompli par Horacio et Vito pour livrer des moutons. On pourrait s’arrêter là. Car, sur le plan du récit, il n’arrive rien d’autre que des anecdotes sans importance. Comment il faut chaîner les roues pour passer le col. Comment un des moutons, pressé par les autres, finit par sauter du camion et disparaître dans la nature. Comment un jerrican découpé peut remplacer le seau oublié, pour faire boire les moutons. Comment un lapin se trouve pris dans la lumière des phares, et comment Horatio tombe deux fois en essayant de le tuer avec son fusil, etc.
Il y a, bien sûr, autre chose, qui fait la valeur de ce roman d’une extraordinaire densité. La beauté des loutres est aussi peu un récit de voyage que, disons, Le vieil homme et la mer est un récit de pêche au gros. D’ailleurs, ce dont il est question dans le titre renvoie à un genre de beauté que Horatio et Vito n’ont pu connaître qu’en photo, comme un idéal esthétique qui appelle une vie rêvée.
Et tout se déroule ici, en effet, comme dans un rêve. On est, avec ces deux personnages, hors du temps, hors du monde, dans un paysage blanc d’où les points de repère ont disparu, où les valeurs de l’existence doivent trouver de nouvelles bases.
On ne sait pas grand-chose de Horatio et Vito, sinon que le premier est plus âgé et que le second est encore un jeune garçon.
Cela suffit pour comprendre qu’il y a, jusque dans un moment de violence, quelque chose d’une transmission de savoir entre les deux. Pas un savoir théorique, une sorte d’expérience vécue – et c’est la raison pour laquelle Vito gardera le silence sur ce qui est arrivé. Cela n’appartient plus qu’à lui – et, désormais, à nous.

Quatre soldats (2003)
Les groupes formés au hasard des circonstances sont d’autant plus solides que celles-ci sont particulières. Dans l’Armée rouge en fuite devant les Roumains, Bénia se serait senti bien seul s’il n’était tombé sur Pavel, qui s’est écarté de la route en même temps que lui quand une altercation entre un officier et un soldat a mal tourné. Ils ont décidé de rester ensemble. Kyabine, un grand Ouzbek, s’est joint à eux à l’occasion d’une partie de dés pour du tabac, au moment où les Polonais ont repris un village. Il a commencé à neiger. En novembre, le commandant a donné l’ordre aux soldats de passer l’hiver dans des cabanes, au cœur de la forêt, et d’attendre le printemps. Pavel a pensé qu’il valait mieux être quatre pour construire une cabane et a proposé au jeune Sifra, calme et bon tireur, de compléter l’équipe. Une équipe dont chaque membre est complémentaire.
Plus tard, Evdokim, un gosse, sera logé dans leur cabane. Et ils s’attacheront à lui aussi, d’autant qu’il écrit tout ce qu’il voit dans un carnet – une chance pour eux de perpétuer la mémoire de ces mois hors du temps.
Contrairement à quelques autres romans dont Hubert Mingarelli s’éloigne avec soin, l’hivernage ne sera pas un prétexte à l’attente de la reprise des combats. Elle viendra toujours trop tôt pour les Quatre soldats qui entreprennent plutôt de jouir au mieux de leur relative tranquillité. Ils ont trouvé, pas très loin du campement, un étang près duquel ils passent des heures de vrai bonheur : « Nous avons profité de l’étang tout l’après-midi. Nous n’avons rien fait que discuter et dormir, et nous réveiller, nous chauffer au soleil et discuter. » Cette vie contemplative, où l’action se limite à courir pour arriver à temps aux repas, leur convient parfaitement. Ils ont mis au point des rituels, des phrases récurrentes, qui leur servent de points de repère. Et préservent avec soin leur coin de prédilection en évitant de tracer une piste qui pourrait y conduire n’importe qui.
Un jour, ils volent un cheval et s’amusent avec lui jusqu’au moment où il s’enfuit. Ils ne le reverront que mort, près de l’étang, le jour même où ils ont appris qu’il fallait repartir. Le charme est rompu, il ne pouvait être qu’éphémère, la guerre se rappelle à eux…
Pourtant, c’est de bonheur que parle le livre, de jours qui échappent à la logique des hommes qui sont quelques-uns seulement à connaître la plénitude de leur existence, comme Bénia en prend conscience un jour : « J’ai été tout d’un coup plein d’émotion parce que chacun était à sa place, et parce qu’il m’a semblé aussi qu’à cet instant chacun de nous était très loin de l’hiver dans la forêt. Et que chacun de nous était aussi très loin de la guerre qui allait reprendre parce que l’hiver était fini. »
Hubert Mingarelli a l’art de sauver la magie fugitive d’enchantements comme celui-là. Il n’oublie pas pour autant la gravité de l’époque troublée où il situe le récit, dont la fin est un déchirement vécu par Bénia, le narrateur, et partagé par le lecteur. La simplicité des petits plaisirs quotidiens, racontés simplement par le romancier – c’est-à-dire sur le ton le plus juste –, disparaît dans la fureur de la bataille.
Disparaît ? Pas vraiment. Si c’était le cas, on ne resterait pas marqué, et pour longtemps, par ces pages lumineuses dont on se souviendra comme d’un moment de grâce.

Le voyage d’Eladio (2005)
Au fond, Hubert Mingarelli raconte toujours la même histoire : celle d’un rêve impossible à vivre dans le monde réel. La confrontation entre le vieil Eladio et la violence qui couve dans son pays est de cette nature. Elle nous entraîne dans une longue marche solitaire au terme de laquelle il n’y aura pas que de la fatigue. La désillusion est aussi au rendez-vous, une perte de confiance dans l’humanité. Le romancier n’en fait pas une leçon morale. Il se contente de poser les éléments du récit l’un après l’autre, comme marche Eladio, pas après pas. Et on marche avec lui dans le même élan.

Océan Pacifique (2006)
Trois longues nouvelles pour un écrivain qui nous a habitués à des romans courts, c’est-à-dire presque trois livres en un. Il y suit sa propre trace, en particulier dans Bateau sous la neige où il retrouve la complicité difficile à exprimer entre un père et son fils. Un sujet qu’il a déjà traité et qu’il parvient à renouveler encore, en explorant les ressemblances et les différences entre le vertige et le mal de mer. Un moyen, pour le père, d’amener son fils à mieux maîtriser son avenir.
Dans cette nouvelle, la dernière, le bateau est immobile. Et le véritable embarquement ne se fera que plus tard, après cette initiation qui est aussi une leçon de vie. Les deux autres textes, en revanche, se déroulent en pleine navigation.
L’éditeur a la bonne idée de signaler que l’auteur s’est engagé à dix-sept ans dans la Marine nationale et qu’il a servi dans le Pacifique lors des essais nucléaires français. Car c’est pendant ceux-ci que prend place la première nouvelle, qui donne son titre au recueil : Océan Pacifique. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’un témoignage. Mais un climat s’installe, au moment où une explosion a lieu, qui exacerbe les émotions et met les nerfs des hommes à vif. Sur le bateau ou à terre, pour une partie de pêche qui a des allures d’expédition adolescente, une profonde déception venue d’on ne sait où mine le moral en ramenant à des souvenirs enfouis loin dans le passé.
Hubert Mingarelli n’utilise pas de grands effets. Il cherche les failles discrètes, éveille doucement des échos et tisse une toile qu’il faut observer avec attention pour en voir les détails. En véritable artiste, il accomplit son œuvre sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode mineur qui convient parfaitement à son exploration des âmes.
C’est encore plus vrai dans la nouvelle centrale, Giovanni, où un chien est le catalyseur du récit. Il porte le nom de celui qui l’a amené à bord. Le marin a débarqué un jour, le chien est resté. Et le nouveau locataire de la couchette doit la partager avec le chien qui a eu l’habitude d’y dormir. Sans l’avoir choisi, il devient donc aux yeux de l’équipage responsable de Giovanni, ce qui présente quelques inconvénients pratiques. Mais, surtout, fait ressortir, par un parcours émotionnel d’une rare finesse, toutes les douleurs secrètes.
Ainsi pratique Hubert Mingarelli, au bord d’abîmes mystérieux qui s’ouvrent devant nous aux moments où nous ne nous y attendions pas. Nous prenant par surprise, il nous fait partager les larmes de ses personnages. Puis nous console en les consolant.

Marcher sur la rivière (2007)
Absalon est un marginal qui voudrait aller faire soigner sa jambe folle en ville. Il prépare donc un départ auquel beaucoup ne croient pas. D’ailleurs, il ne part pas. Pas tout de suite. Il travaille pour un étranger qui fait de curieux travaux dans les collines. Il va et vient. Et marche ainsi sur le lit desséché d’une ancienne rivière.
Comme souvent dans les romans de Mingarelli, celui-ci se passe on ne sait où. Seules les sonorités des noms font vaguement penser à l’Afrique, mais rien n’est moins sûr. Et l’histoire, en outre, est secondaire.
Pourtant, une fois encore, le charme opère. Grâce à la manière de regarder le paysage jusqu’à y appartenir. Grâce aux dialogues qui en disent toujours plus que les mots qu’ils contiennent. Grâce à une langue simple et poétique à la fois. Il n’est pas besoin de tout comprendre, de tout savoir des personnages. Ils sont là, très présents.

La promesse (2009)
Fedia et Vassili sont devenus amis à l’école des mécaniciens de la flotte. Une relation nourrie de moments partagés avec intensité, sans une parole de trop. Dans la qualité du silence qui l’accompagne sur le lac de retenue où il a lancé son petit bateau, Fedia retrouve l’émotion retenue des souvenirs. Toute une journée consacrée à remonter la rivière se découpe entre le présent et le passé. Le mécanicien cherche la sérénité dans la lenteur. Parfois saisi d’une sourde angoisse, il finit par la trouver dans un reflet de lune. Hubert Mingarelli n’a pas son pareil pour dire simplement les conséquences d’émotions puissantes, qui nous bouleversent autant que son personnage.

L’année du soulèvement (2010)
Une page rapide pour le contexte : « il y eut mille histoires. » En voici une, la nuit que passent ensemble deux hommes et leur prisonnier. Les rancœurs sont vives, les combats ont laissé des traces même chez les vainqueurs. Ces deux-ci, Daniel et Cletus, n’étaient pas faits pour accompagner ensemble l’officier San-Vitto en haut de la colline où ils attendent qu’on vienne le chercher. Leurs faiblesses les opposent. Dans des conversations à demi-mots, des gestes ébauchés, Hubert Mingarelli place ses personnages au bord d’un gouffre où ils ont envie de se jeter. Pour oublier ou pour retrouver une paix intérieure désormais inaccessible. Un bref roman tout en nuances subtiles.

La terre invisible (2019)
Un photographe de guerre ne digère pas sa découverte des cadavres, devant lesquels il ne faisait plus rien de son appareil, à l’ouverture d’un camp de concentration nazi. En compagnie d’un chauffeur qui vient d’arriver et n’a pas participé aux combats, il erre dans l’Allemagne vaincue pour fixer les visages et les attitudes des gens qui savaient, ou pas. Il ne cherche pas à résoudre une énigme ni même à comprendre. C’est là, comme un devoir.

dimanche 26 janvier 2020

Le fil jamais rompu d’une unique phrase

Une seule phrase, très longue, déroulée au fil d’un monologue intérieur, coupée de virgules à l’exclusion de tout autre signe de ponctuation et disposée en paragraphes de tailles variables, ouverts par des minuscules. Tel est, d’un point de vue formel – il saute aux yeux – le menu proposé par le romancier irlandais Mike McCormack dans D’os et de lumière, son premier livre traduit en français. Il avait été, il est vrai, mieux mis en valeur que ses deux recueils de nouvelles et ses deux romans précédents, en étant couronné par le prix littéraire le mieux doté au monde, le Dublin Literary prize : 100.000 € ! Nicolas Richard, un traducteur qui en a vu d’autres (Pynchon ou Brautigan, par exemple), restitue en français le flux impressionnant de la version originale.
Marcus Conway, la quarantaine, est un homme bien à sa place dans la société irlandaise. Il y joue même un rôle important puisque, ingénieur, il a en charge la validation de travaux d’intérêt public. Cela va de la réfection d’un pont à une construction d’école. Le poste qu’il occupe avec rigueur, professionnalisme et honnêteté lui vaut cependant bien des inimitiés. Entrepreneurs et politiciens préféreraient, pour faciliter l’avancée d’un chantier ou caresser des électeurs dans le sens du poil, qu’il mette parfois rigueur, professionnalisme et honnêteté entre parenthèses au profit de tous… sauf de la qualité durable du résultat, la seule chose qui le guide.
Ce sens de la responsabilité, qui l’honore, il ne l’a perdu qu’une fois : quand il a eu, en voyage, une liaison dont Mairead, son épouse alors enceinte de leur premier enfant, a tout appris. La crise a été brutale, la situation s’est apaisée après quelque temps mais le couple se trouve, depuis, en équilibre moins stable sur des bases plus fragiles.
De responsabilité, il en est encore question dans une intoxication alimentaire qui frappe les buveurs de l’eau distribuée par la collectivité locale, contaminée par des germes présents dans les déjections humaines. Responsabilité collective, semble-t-il, pour un accident sanitaire qui frappe notamment Mairead, impossible à faire endosser par une partie de la société plutôt que par une autre. Comme les germes, la responsabilité est fondue dans une masse indistincte dont nul ne peut être dissocié. Tous coupables, donc pas de coupable…
La morale individuelle, au filtre de laquelle Marcus passe les événements du moment, d’abord, puis de sa vie et de ce qui se produit dans le monde, dans la manière dont vivent ses deux enfants, est la colonne vertébrale d’une pensée sinueuse qui épouse le cours des heures et des jours, en fonction des événements : une conversation par Skype avec son fils en Australie, le vernissage d’une troublante exposition de sa fille, les échanges parfois houleux avec entrepreneurs et politiciens déjà évoqués. Mais aussi les souvenirs plus lointains de son père ou les images puissantes d’une ville imaginaire et parfaite, en perpétuelle croissance, dessinée par un génie autiste…
« c’est comme ça qu’on perd le fil
assis ici dans cette cuisine
qu’on perd le fil en ressassant un vieux thème, balayé par un jaillissement de mots et d’associations d’idées »
Le miracle étant que le fil ne se rompt jamais, jusqu’à la fin.

jeudi 23 janvier 2020

Jaume Cabré du roman à la nouvelle

Comme beaucoup d’autres lecteurs, nous avons découvert l’écrivain barcelonais Jaume Cabré avec la traduction de Confiteor, un roman ample et époustouflant de maîtrise technique autant que de finesse. Cette admiration a cependant un effet pervers : avant d’ouvrir la réédition en poche de Voyage d’hiver, on craignait la déception. Car comment pourrait-il réussir, en quatorze nouvelles, à reproduire la qualité d’émotion née du roman ? Plus étonnant, l’auteur lui-même a eu cette crainte, mais il le dit à la fin du volume et il a eu le temps de nous reconquérir : « Ce qui est curieux, c’est que je ne les ai jamais réussies du premier coup. […] Bien des fois, le thème, l’air et le conflit étaient les bons, définitifs : mais le ton était encore faux. Pendant des années, je me suis affairé avec une certaine perplexité à ce qui allait devenir ce livre, parce que j’avais des histoires ou des idées, mais ce que j’en tirais de concret ne parvenait pas à me convaincre. » Il a même cru qu’il n’était pas fait pour les nouvelles. Mais il a bien fait d’insister. Sans brasser les longs fleuves tumultueux qui se croisent dans Confiteor, Voyage d’hiver fait courir souterrainement des thèmes, des échos. Tout cela résonne en permanence et de plus en plus intensément au fil de la lecture.
La résonance est d’autant mieux audible qu’il est, d’abondance, question de musique. Dès le titre, on pense à Schubert. Et le voici, au premier rang d’une salle de concert, écoutant le récital du très contemporain Pere Bros. En voyant Schubert, le pianiste a bouleversé le programme, commençant par le dernier morceau qu’il devait interpréter. Celui où le compositeur méditait sur la mort (« la mort qui vient des brumes du Danube, d’abord lointaine puis terriblement proche »). Ce soir, on assiste peut-être à la fin d’un artiste : à l’entracte, Pere Bros annonce à son agent qu’il ne jouera plus après ce concert. Le contrat signé pour le Vatican, ce sera non aussi. La musique cède devant la place prise par son ami Zoltán. Elle cédera au moins après la deuxième partie, encore plus inattendue que la première : Contrapunctus, de Fischer, une pièce ni tonale ni modale, en sept variations, les audaces de Schönberg au temps de Mozart et de Beethoven…
Plus loin, dans d’autres textes, on retrouve Fischer. Et le Vatican. Et Schubert, à travers un de ses biographes. Gottfried Heinrich Bach, le simple d’esprit de la famille, capable lui aussi d’intuitions musicales géniales, ajoute un autre contrepoint. Zoltán, l’ami de Pere, le découvreur de la partition de Fischer, clôt le recueil, avec une incroyable histoire d’amour manqué.
Sous le signe du Voyage d’hiver naissent d’autres intrigues, dont aucune n’est totalement étrangère aux autres. C’est un collectionneur de livres n’intéressant personne, bientôt supplanté par sa femme de ménage devenue son assistante, qui compulse un traité sur les sons présent aussi chez les Bach, ceux-ci utilisant un marque-page qui chemine à travers le temps. C’est un Rembrandt devenu l’enjeu d’une lutte sans merci, symbolisée par Zéro, Un, Deux et Trois ignorant tous quel rôle ils jouent dans un contrat qui les lie à jamais.
Chaque nouvelle tient debout seule, elle n’a pas besoin des autres pour être admirable. Mais l’effet produit par un ensemble profondément irrigué de veines où courent la vie et la mort, l’art et la corruption, est une saisissante réinvention du réel. Jaume Cabré est aussi fait pour les nouvelles, c’est désormais une évidence.

mardi 14 janvier 2020

Nina Bouraoui regarde son passé avec une scrupuleuse honnêteté


Nina Bouraoui n’est plus la jeune femme qui publiait, en 1991, La voyeuse interdite, quand elle avançait masquée. Elle a, depuis, assumé sa sexualité comme sa double culture française et algérienne. Et elle ne l’a peut-être jamais fait aussi clairement que dans ce roman à forte teneur autobiographique, Tous les hommes désirent naturellement savoir. En chapitres brefs, elle découpe sa vie en quatre temps : « Devenir », « Se souvenir », « Savoir » et, plus tardivement dans le livre, « Etre ». Le jeu entre ces verbes tient d’un conflit auquel seule l’écriture apporte l’armistice. « J’écris pour être aimée et pour aimer à l’intérieur de mes pages », affirme-t-elle. Ainsi que : « la beauté habille la vérité. » Le passé revisité avec une scrupuleuse honnêteté fournit les clefs d’une existence parfois déchirée entre différents pôles aujourd’hui réconciliés, ce qui fait le charme de cet ouvrage.

Vous parlez de l’homosexualité comme d’un destin, par opposition à ce qu’aurait pu être une expérience. Est-ce à dire que vous vous sentiez prédéterminée ?

Oui je parle de destin comme je pourrais parler d’occupation : occupation d’un état naturel. Ce n’est pas une expérience, comme l’hétérosexualité n’est pas une expérience non plus. Quitter la norme demande du courage et de la force. Dans ce sens j’ai aussi voulu parler de destin, de trajectoire, de processus et enfin de combat. Il ne faut jamais, jamais oublier qu’un adulte homosexuel a été un enfant puis un adolescent homosexuel. Mon livre rend hommage à cette enfance-là, à cette jeunesse-là. A la différence. Aux minorités. Aux fragiles. Mon propos est universel. J’ai écrit pour ceux que l’on ne veut ni comprendre ni considérer.

Le roman met en évidence le désir d’amour, et peut-être même le désir du désir, plutôt que son accomplissement, sauf à la fin. La frustration est-elle créatrice ?

Quand j’ai commencé, à l’âge de dix-huit ans, à fréquenter le Katmandou, club réservé aux femmes, j’ai très vite compris que l’amour et le désir possédaient une sorte de dimension « politique ». Aimer et désirer n’étaient pas seulement aimer et désirer. Il y avait là le moyen d’être soi, de s’affirmer. Tous les milieux sociaux se mélangeaient, au nom de cet amour et de ce désir commun – cela bien évidemment ne voulait pas dire que l’on s’entendait bien. Mais soudain je faisais partie d’un groupe, d’une « famille ». Hors norme, j’intégrais ma norme à moi avec pour drapeau l’amour. Cet enjeu amoureux rendait les femmes électriques à vrai dire. Il y avait une tension à devenir ce que l’on est par le simple fait d’aimer et en effet le désir du désir devenait encore plus grand que le désir lui-même. Et n’oublions pas que nous étions au cœur des années 80, en pleine explosion du Sida.

Il y a de la honte, même si ce n’est pas exprimé de cette manière, dans le fait de se savoir différente. Et de la fierté au moment où la narratrice assume cette différence. Le basculement entre les deux moments dans la vie correspond-il à une évolution vers une écriture plus libre ?

Oui je dis souvent que j’ai été victime de ma propre homophobie. La jeunesse déteste la différence. Etre jeune, c’est appartenir ou désirer appartenir au groupe le plus fort, le plus en vue. La jeunesse adore la meute, les bandes, les clans. J’avais si peur d’être différente. Si peur d’être enfermée dans ma solitude. Mais cette peur et parfois cette honte m’ont fait devenir un écrivain. L’écriture a été mon salut. C’est triste, mais j’ai souvent pensé, à 20 ans, « si j’arrive à être publiée, on me pardonnera mon homosexualité ».
Je revisite mes thèmes de prédilection, l’identité culturelle et amoureuse, à la cinquantaine sans honte, différemment, je sais que le combat n’est pas achevé. La liberté de parole est de plus en plus grande, c’est bien, chacun peut affirmer, dans nos sociétés, qui il est, mais en réponse je trouve la parole de haine elle aussi de plus en plus grande. Les manifestations après le Mariage pour tous en sont le meilleur exemple. J’ai été très triste et très en colère. Nous avons été humiliés, parfois par des enfants qui répétaient les mots de leurs parents. Je trouve cela assez effroyable et dangereux. La tolérance s’apprend. Les parents ont un devoir d’ouverture et de douceur, elle est là, la transmission.

La question de l’appartenance à deux cultures, sans que l’une l’emporte vraiment sur l’autre, serait l’autre axe du roman ?

Je désirais, au début, écrire un livre sur ma mère, et très vite je me suis heurtée à l’impossibilité d’écrire sur ma mère : ce livre est aussi un livre sur la liberté et sur la connaissance. Nous ne savons pas de quoi nous sommes faits. Nous sommes les héritiers d’une histoire qui n’est pas la nôtre ; de fantasmes qui ne sont pas les nôtres. Toute notre vie nous cherchons à approcher la vérité sans l’étreindre vraiment. Evoquer ma double culture c’était rendre hommage à ma mère, cette Française qui arrive après la guerre d’indépendance alors que les Français quittent l’Algérie, qui nous fait aimer (avec ma sœur) notre pays, notre part algérienne, alors qu’elle souffre d’un racisme quotidien. Ma mère admirait l’Algérie. Elle y a travaillé, a appris l’arabe, avait une passion pour son peuple. Nous avons traversé le pays dans sa GS bleue, jusqu’au Sahara. Grâce à elle, j’ai dormi dans le Tassili et le Hoggar à la belle étoile contre les parois des grottes préhistoriques recouvertes de dessins. Mon livre vient de là aussi : j’ai le fantasme du premier homme et de la première femme, je suis certaine que nous portons en nous des traces de leurs peurs, de leur sauvagerie, de leur immense frayeur, de leur combat.
Je viens d’une famille de militants. Mes parents, en se mariant en pleine guerre d’Algérie alors que chacun venait du pays opposé, ont eux aussi quitté la norme. Ils ont été courageux.

Entre se souvenir, devenir et être, quelle est la position la plus vraie ? Ou la plus belle ?

Je ne crois qu’en la force du présent. Etre c’est la vie qui bat, c’est la création, c’est le cœur, c’est l’amour et nous devons espérer au présent : cela rend l’avenir moins incertain.

lundi 13 janvier 2020

Jean-Marie Blas de Roblès descend de Jules Verne


L’aventure. Non : l’Aventure. C’est le programme, simple mais alléchant, de Jean-Marie Blas de Roblès dans L’île du point Némo, un épais roman qui tient toutes ses promesses, et même un peu mieux que cela. On croit d’abord à un roman historique plein de fureur et de poussière, mais le champ de bataille où combattent Alexandre et Darius est reconstitué en soldats de plomb sur le parquet chez Martial Canterel. Puissance de l’imagination déployée d’emblée pour un envol majestueux vers des horizons insoupçonnés…
Intelligent en diable, le romancier puise à des sources multiples, dont certaines sont immédiatement identifiables et d’autres moins visibles, pour conduire un attelage fou sur une planète où les déchets de plastique se concentrent en un lieu unique au milieu des océans. Et tant pis ou tant mieux si c’est une métaphore puisqu’elle permet de retrouver le Nautilus du capitaine Nemo ainsi que d’autres héros de fiction transposés dans une époque proche de la nôtre.
Jean-Marie Blas de Roblès joue de tous les codes, populaires ou savants, fait courir devant lui une troupe sans cesse croissante de personnages, insère en guise de respiration quelques « Derniers télégrammes de la nuit » à couper le souffle – ce qui n’est peut-être pas la meilleure manière de reprendre sa respiration. Certes, mais comment freiner le déferlement d’événements improbables et pourtant reliés entre eux par la logique souterraine du roman ?
Des raccourcis saisissants font l’économie d’épisodes dont on aime à penser qu’ils nous auraient eux aussi réjoui : « Comment nos amis se retrouvèrent indemnes sur le rivage de Melville Island, au nord du continent australien, et par quels expédients ils réussirent à continuer leur voyage jusqu’à destination, c’est ce que nous nous permettrons d’omettre pour ne pas rallonger inutilement notre récit. » D’abrupts renversements de point de vue nous transportent dans les fabriques de tabac des Caraïbes où Le comte de Monte-Cristo est la Bible des cigarières, ou dans d’authentiques batailles comme celle qui voit nos héros (parmi lesquels Holmes) subir un bombardement de rhinocéros blancs et d’autres fauves alors que le train dans lequel ils traversaient la steppe russe est immobilisé.
Après quelques pages, on ne sait déjà plus où donner de la tête mais on s’accroche en espérant arriver à suivre. Quelques dizaines de pages plus loin, on voudrait décrocher qu’on en est devenu incapable. Il y a tant de vies ici, plus exaltantes les unes que les autres, qu’on a envie de les vivre toutes.

mardi 7 janvier 2020

« Charlie », tous vivants


Il y a cinq ans, je suis resté prostré pendant des heures devant l’écran de télévision où il n’y avait à voir que de l’agitation – rien, en somme, ce qui pourrait laisser croire aux vertus de l’information continue qui vide les faits de leur substance et les édulcore en tournant autour jusqu’à ce que cela ne veuille plus rien dire (ce qui n’empêche pas de continuer à parler).
Il y a cinq ans, c’était la dernière fois que je pleurais mais c’était spectaculaire, même s’il n’y avait personne pour me regarder me noyer dans les larmes, tragique aveu d’impuissance devant ce qui s’était produit à Charlie Hebdo.
Cinq ans plus tard, Charlie est vivant et le prouve avec le numéro qui sort aujourd’hui, en couverture duquel Coco montre le piège des nouvelles censures.


Philippe Lançon aussi est vivant, touché dans sa chair certes ce jour-là mais qui a accouché d’un livre indispensable, Le lambeau, aujourd’hui réédité au format de poche après avoir été salué par le Femina il y a un peu plus d’un an. Ce n’est pas un récit confortable que cette lente reconstruction. Mais l’auteur y prouve que bien des choses sont possibles avec l’aide d’un personnel médical extraordinaire, de la musique, de la littérature…
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas – les pas que faisait le blessé dans le couloir de l’hôpital – en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande – le coquin ! –, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts…

Vivant, Riss l’est aussi, autre rescapé des tirs sauvages des frères Kouachi. Blessé, également, et plus récent auteur de son récit des événements, Une minute quarante-neuf secondes, un temps bref qui dura une éternité et se prolonge aujourd’hui encore. Il ne nomme pas, contrairement à ce que je viens de faire, les assassins. Mais il alerte avec force.
La violence. Elle n’a pas disparu. On l’a supportée. On l’a encaissée. On l’a absorbée. Tapie dans nos entrailles, elle attend le moment d’en sortir. Comme un volcan endormi pendant des millénaires, un jour elle explosera de nouveau à la face du monde. Ou peut-être jamais. Ceux qui croient qu’elle est derrière nous n’ont pas compris qu’elle est maintenant à l’intérieur de nous. Il n’y aura pas de reconstruction. Ce qui n’existe plus ne reviendra jamais.
Et Cavanna, est-il vivant ou mort ? Le 7 janvier 2015, il n’était pas à la rédaction de Charlie. Il avait envoyé un mot d’excuse : « J’ai cimetière. » Le même mot depuis presque un an, après qu’il avait essayé pas mal d’autres prétextes : j’ai piscine, j’écris un livre, je n’ai pas fini mon article, Miss Parkinson a encore frappé, je me suis cassé quelques os, etc.
C’est donc du cimetière, peut-on supposer, que Cavanna lancera la semaine prochaine un nouveau coup de gueule, Crève, Ducon ! Ce qui fait de lui une sorte de mort-vivant, mais plus vif que mort si j’en juge par la partie de la journée d’hier que j’ai passée à me marrer en le lisant.
Pour comprendre les succès littéraires de Cavanna, il ne fallait pas s’arrêter à la moustache – sa part d’agressivité. Il fallait remonter vers les yeux, débordant de tendresse. Et comprendre à quel point la bonté peut être proche de la colère. Quand il publie Les Ritals en 1978, il raconte son enfance, son quartier d’immigrés. Mais surtout « papa », le Rital de la famille, présent à chaque détour même quand le gamin devenu grand veut jouer au dur, parle putes et chaude-pisse. La veine est bonne, l’autobiographie continue sur le même ton avec Les Russkofs et l’époque du STO (Service du travail obligatoire) sous l’occupation allemande. La guerre, ce n’est pas son truc, on s’en doutait un peu. Il préfère la littérature, le Prix Interallié le confirme.
L’histoire n’est pas finie. Elle ne fait même, dans une large mesure, que commencer. Bête et méchant s’ouvre en 1945, traverse les années soixante et « la grande aventure » d’Hara-Kiri. Les interdictions, les brouilles, tout cela raconté à la volée, comme on te cause au coin du feu. Il croit en finir avec l’autobiographie dans Les yeux plus gros que le ventre. Il décrit sa mort : « La disparition de l’écrivain François C… ne fournit guère de matière à sensation aux journaux ni aux autres médias. » Il n’a jamais prétendu être visionnaire… Même mort sur papier, il imagine une autobiographie-fiction, Maria. Des vieux cons, des vieux fous, racontés d’une écriture enlevée comme des copeaux à un arbre vivant.
Que reste-t-il à écrire, en dehors de ses chroniques qui fournissent par ailleurs la matière de livres bien plus nombreux ? Le livre de sa mère, peut-être, puisqu’il avait beaucoup donné à son père. Ce sera L’œil du lapin, en 1987, avant un ultime retour au récit de grande envergure, Lune de miel, conçu pendant une période où Mademoiselle Parkinson le laissait à peu près en paix. Une paix improbable chez ce révolté qui déversait ses tripes dans chaque livre, comme un cadeau de prix fait à ses lecteurs.

Pas envie de laisser cette bande d’allumés nécessaires, de lanceurs d’alertes qui ne revendiquent pas ce statut. Un mot de Wolinski, donc, que les balles n’ont pas manqué, pour me souvenir de notre rencontre (et le déclarer toujours vivant !) en des temps plus lointains, en 1992. Charlie Hebdo renaissait, dix ans après sa disparition, avec Philippe Val comme rédacteur en chef et de nombreux collaborateurs de la première époque. Parmi eux, Wolinski, qui sortait au même moment un livre ironiquement intitulé La morale. En passant du dessin au texte, il n’avait rien perdu de son côté provocateur. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en faisant – notamment – des dessins cochons, c’était la preuve d’un goût certain pour le paradoxe. « Si on veut durer, il faut se renouveler tout le temps. En restant toujours soi-même », y écrivait-il notamment. On le croyait volontiers, car on le reconnaissait en effet dans ces lignes acérées comme autant de flèches qu’il envoyait autour de lui sans craindre d’en recevoir quelques-unes en retour…
Entretien devenu, par la force des choses, un témoignage enregistré dans un passé qu’on ne connaîtra plus. Mais qu’on relit avec émotion (et en ajoutant mentalement un bon quart de siècle à la chronologie qu’il fournissait alors).
Dans La morale, vous reprenez sur une page une liste de questions que vous appelez : « Les questions que je me pose ». Ce sont les questions les plus importantes ?
Je ne sais pas. Ce sont des questions importantes, peut-être pas les plus importantes. Je me les pose en ce moment. Il en est que je me suis toujours posées. Hier encore, un journaliste italien m’a dit : « Tu gagnes trois milliards, tu arrêtes de travailler ? » J’ai dit : « Oui, je ne fais plus rien. » Ma femme, à côté, disait : « Mais non, ce n’est pas possible, tu continueras, tu aimes bien ton métier… » J’aime bien ce que je fais, mais ce métier de journaliste, je le fais pour gagner ma vie. Je suis content de gagner ma vie en faisant ce que j’aime, mais si j’avais la possibilité de ne rien faire, je ne ferais rien.
Avez-vous le sentiment de faire du journalisme ?
Je dois tout au journalisme, à la presse écrite. Il y a trente ans que je fais ça, je suis un humoriste mais je suis un journaliste. Mon support, c’est la presse écrite, depuis trente ans, et tout ce que je fais ailleurs, que ce soit du cinéma, de la télé ou du théâtre, c’est adapté de mon travail de journaliste. Je travaille à chaud sur l’actualité, donc c’est du journalisme.
Dans La morale, vous publiez beaucoup de textes non illustrés, même s’il y a aussi des dessins. Y a-t-il des choses plus faciles à dire par le texte que par l’image ?
J’avais des notes qui n’étaient pas illustrées du tout. Certaines des pensées étaient dans les ballons de dessins. Beaucoup de ces pensées ont déjà été publiées, dites par mes personnages dessinés. Et puis, il y a toute une autre partie qui était inédite et qui était dans mes carnets. Je n’allais pas reprendre les dessins où il y avait ces personnages qui parlaient, il fallait les sortir du contexte. Donc, je me suis trouvé en face d’une moitié de livre en notes inédites, d’une autre moitié qui avait déjà paru sous une autre forme, mais un livre complet sans dessins. Bien sûr, j’ai illustré, parce que l’éditeur se serait roulé par terre si je n’avais pas fait quelques dessins. C’est vrai que le livre s’y prête. Les dessins ont été faits très vite, dans les derniers temps. Alors que les pensées roulent sur dix ans.
Que Wolinski publie un livre qui s’appelle La morale, c’est déjà de l’humour, parce qu’il y a du paradoxe et de la provocation.
Oui, bien sûr. Je suis connu sans doute plus pour mes dessins érotiques – ou pornographiques, comme vous voulez, selon votre humeur – que pour mes dessins politiques. Pourtant, les dessins politiques, c’est ce qui m’occupe le plus dans ma semaine. Et comment être un dessinateur politique, critiquer, traquer les contradictions des hommes de pouvoir, donner son avis sur la société, sur les mœurs, si soi-même on n’a pas, quand même, je ne dis pas forcément une morale, mais une certaine éthique ?
Une espèce de colonne vertébrale ?
Je crois que c’est indispensable. Je le dis dans mon livre : un humoriste ne peut pas être vraiment un salaud, il faut quand même qu’il ait certaines règles, certaines convictions, et qu’il soit un homme de convictions, même. Quand j’en parle avec mon ami Faizant, qui a des opinions contraires aux miennes, nous sommes tous les deux des hommes de convictions et nous défendons ces convictions dans nos dessins. Nous sommes, je suis partisan, je ne suis pas du tout objectif. Je défends ceux qui ont les mêmes idées que moi et j’attaque ceux qui n’ont pas les mêmes idées. Je n’ai jamais dit que j’étais objectif, je suis même parfois tout à fait de mauvaise foi.
La politique continue à vous intéresser vraiment ?
Oui. C’est mon théâtre à moi. Ce qui se passe dans le monde, c’est quand même passionnant. Je n’ai pas le choix, c’est mon époque et je la regarde fasciné. J’ai maintenant cinquante-huit ans. Depuis les années cinquante, où j’étais jeune, jusqu’à maintenant, il y a eu quand même de tels bouleversements, de tels changements, de telles évolutions dans les mœurs, dans la situation des femmes et, en même temps, dans certains pays, une telle régression… Tout ça, c’est le monde dans lequel on vit, ça m’intéresse. Je n’y suis pas du tout indifférent.
Vous donnez quand même parfois l’impression d’être un peu désenchanté.
Peut-être que je fais le malin, là. Je ne suis pas vraiment désenchanté ni blasé. Mais, à force d’observer les choses de ce monde, vous perdez beaucoup d’illusions, c’est normal. Ça serait dramatique si, à mon âge, j’avais conservé les illusions de ma jeunesse. Mais, comme je le dis aussi dans les pensées, je n’en ai pas beaucoup, mais je n’aime pas vivre avec des gens qui n’en ont pas.
À quoi croyez-vous le plus ?
Je ne crois en rien, moi. Je ne crois en rien du tout.
Même pas dans les femmes ?
Je n’ai pas besoin de croire dans les femmes. Je les aime. Vous n’avez pas besoin de croire en quelque chose que vous aimez. J’aime les femmes, et j’aime la mienne, surtout. Mais c’est vrai que les femmes ont enchanté ma vie, que les plus beaux moments que j’ai eus – là, je suis cynique lorsque je dis : les plus beaux moments, c’est lorsque j’ai touché une femme et lorsque j’ai touché un chèque. Mais ce n’est pas tout à fait faux. Parce que les femmes m’ont donné beaucoup de bonheur et l’argent, c’est la note de votre réussite. Je ne suis pas riche, je ne le serai jamais, un journaliste ne devient jamais riche, sauf s’il devient directeur de journal. Quand vous êtes journaliste, vous pouvez arriver à vivre à peu près comme un riche, mais sans être jamais riche. Je n’avais rien du tout quand j’ai commencé, je vis pas mal, la réussite professionnelle et l’amour ont été mes deux raisons de vivre.
Si la politique est votre théâtre, la réussite professionnelle et l’amour seraient votre monde réel ?
Je vis dans l’imaginaire et dans la politique. Comme j’enchaîne les journaux les uns derrière les autres, j’ai une vie de travail intense, c’est-à-dire que finalement je n’ai jamais vraiment la tête libre, sauf lorsque je lis un roman de Moravia ou que je regarde la télévision ou que, dans un voyage, j’ai un peu l’esprit tranquille. Mais, sinon, je suis toujours occupé par un journal, par un dessin à faire. Donc je suis toujours préoccupé en même temps par l’observation du monde qui m’entoure.
Le dessin d’humour a sensiblement évolué depuis vos débuts. Vous avez contribué à cette évolution. Se poursuit-elle ?
Le dessin d’humour est devenu plus intelligent. Quelle que soit l’admiration qu’on ait pour les dessins de Daumier, il était pour moi surtout un grand peintre et un grand caricaturiste, mais ce n’était pas vraiment un humoriste. L’humour, dans les années 1900, était un peu primaire. C’était un coup de poing, mais les dessins étaient superbes. On est plus subtil maintenant. Il y a eu des précurseurs, comme Julius Feiffer, l’Américain, qui nous a influencés, Brétécher, Reiser, moi, vers un humour où nous mettons plus en scène les gens que les hommes politiques. Mes meilleurs dessins, ceux que je préfère, ce ne sont pas ceux où je fais parler les hommes politiques, ce sont ceux où je fais parler les gens de la politique.
Que représente pour vous le retour de Charlie Hebdo ?
Je leur ai donné l’idée de s’appeler Charlie Hebdo. Ils cherchaient un nouveau titre, c’était dans un restaurant où on était avec Cavanna, Cabu, Gébé, Val, Plantu – on se réunit chaque mois pour déjeuner ensemble –, et ils n’étaient pas d’accord avec le directeur de La Grosse Bertha. Mais je me demande si on peut refaire Charlie Hebdo.
N’est-ce pas le produit d’une époque précise ?
Oui, il me semble. C’est comme si, maintenant, on essayait de refaire Droit de réponse comme il l’était à l’époque de Polac. Il faudrait peut-être changer ça. Je ne sais pas si c’est viable. Je l’espère, parce que mon ami Cabu est tellement enthousiaste, il a tellement envie de le faire, ce journal. Je le fais pour lui. Moi, j’y crois moins, mais je veux bien participer à l’expérience et essayer, je serai content si ça marche. Mais il faut que le journal trouve sa voie dans une époque qui n’est plus celle des années soixante.

samedi 4 janvier 2020

Albert Camus, 60 ans après




Le 4 janvier 1960, quelques minutes avant 14 heures, la Facel Vega conduite par Michel Gallimard quitte la route en ligne droite et à vive allure près de Sens, dans l’Yonne, probablement suite à une crevaison. L’éditeur, qui est le neveu de Gaston et dirige la Bibliothèque de la Pléiade, rentrait à Paris où il ramenait, à l’arrière de la voiture, son épouse et sa fille. A côté de lui, Albert Camus, qui aurait dû prendre le train mais qui a accepté l’invitation de ses amis à les accompagner, est tué sur le coup. Il a 46 ans, il a reçu le prix Nobel de littérature deux ans plus tôt. Une vie et une carrière exceptionnelles s’achèvent brutalement contre les platanes de la Nationale 5.
Dans sa jeunesse algérienne, il a puisé les éléments à partir desquels il allait se construire. Né le 7 novembre 1913 à Mondovi, il ne connaîtra pas son père, mort alors qu’il n’a pas un an des suites d’une blessure récoltée pendant la bataille de la Marne. Avec sa mère illettrée et son frère aîné, l’installation dans un quartier pauvre d’Alger correspond à des années difficiles, dont seule l’école lui permettra de sortir. Pas exactement comme il l’avait envisagé. Il aurait voulu entrer dans l’enseignement. Mais une tuberculose décelée alors qu’il avait dix-sept ans lui en ferme les portes.
Il a vécu, a-t-il dit dans son discours de réception du Nobel, « ce désarroi et ce trouble intérieur » liés à son époque. Porté par l’honneur et l’obligation d’écrire au service de la vérité et de la liberté. Etre écrivain n’a jamais été pour lui, semble-t-il affirmer, une démarche solitaire. Solidaire, plutôt. Ou les deux à la fois, puisque les contradictions elles-mêmes, on le verra, appartiennent à l’homme tel qu’il est.
Solidaire avec ses équipiers, dans l’équipe de football dont il était le gardien de but. Solidaire, quand il fonde avec des amis en 1936, à Alger, le Théâtre du Travail, devenu ensuite Théâtre de l’Equipe. Solidaire aussi des rédactions dans les journaux où il travaille. Alger républicain en 1937, à l’initiative de Pascal Pia. Celui-ci joue un rôle important dans cette part de sa vie, il l’entraîne ensuite au Soir républicain puis le fait venir, après que la censure a sévi, à Paris pour écrire dans Paris-Soir. Il l’associe aussi à l’aventure de Combat, journal clandestin de la résistance, dont Camus est éditorialiste à la libération. En 1955, l’écrivain se réapproprie, pour quelques mois, une tribune à L’Express.
Mais c’est peut-être à ce moment le solitaire qui s’exprime et trouve dans ces pages un lieu propice à commenter une actualité à laquelle il n’est jamais resté étranger. Solitaire, l’était-il comme gardien de but au moment du penalty, pour paraphraser un titre de Peter Handke ? Et au théâtre, alors qu’il voulait déjà jouer le rôle principal dans la première pièce à laquelle il a participé, n’a-t-il pas tout mis en œuvre pour prendre le pouvoir dans la troupe ? Il était sur le point d’y parvenir : au moment où il meurt, Malraux envisageait de le nommer à la tête d’un grand théâtre public.
La popularité d’Albert Camus, dès les années quarante, est grande. Il a publié L’étranger et le mythe de Sisyphe en 1942. Fidèle au théâtre, il a écrit dans le même temps Le malentendu, qui sera joué en 1944, et Caligula, en 1945. Quatre textes qui constituent, dira-t-il lui-même, le cycle de l’absurde. Imaginer Sisyphe heureux, même s’il le faut, reste en effet une démarche assez éloignée de la logique traditionnelle. Ouvrir un roman par cette phrase passée à la postérité semblait ne ressembler à rien : « Aujourd’hui, maman est morte. » On se souvient moins de la dernière phrase : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Elle n’est pas moins significative.
A ce moment, l’écrivain fait aussi figure d’incontestable philosophe. Avec Sartre, le rapprochement est presque inévitable. La rupture aussi. Y a-t-il, à Paris, la place pour deux intellectuels de cette taille ? Le roman La peste inaugure en 1947 le cycle de la révolte, prolongé au théâtre en 1948 et 1951 par L’état de siège et Les justes, l’année suivante par un essai, L’homme révolté, qui fait l’objet dans Les temps modernes, que dirige Jean-Paul Sartre, d’un article très critique signé Francis Jeanson.
Le fossé qui s’est creusé à ce moment ne s’est jamais totalement comblé. S’il n’y a plus guère de polémique sur le Camus écrivain, dont les qualités sont reconnues même en France (à l’étranger, c’est une évidence), le penseur reste porteur d’une étiquette douteuse. De l’avis définitif porté par Sartre sur son « incompétence philosophique » à sa (dis)qualification de « philosophe pour classes terminales » dont Jean-Jacques Brochier avait fait le titre d’un livre, la limpidité de l’expression semble être restée un obstacle pour les tenants d’une certaine obscurité comme preuve de profondeur.
Albert Camus se sent convoqué par le présent. Sa démarche n’en a jamais été séparée. Ses activités de journaliste l’ont prouvé. Et il s’en explique dans l’éditorial avec lequel il signe son retour dans la presse, en octobre 1955 : « Chacun, aujourd’hui, intellectuel ou non, pelé ou chevelu, contribue à l’avenir de sa nation et de sa culture sans pouvoir connaître les lois de l’histoire et du monde. Et les plus aveugles ne sont pas au dernier rang, il s’en faut ! A la condition de savoir cela, de se maintenir à sa place, sans mauvaise conscience, de ne jouer enfin ni les vertus ni les durs, un écrivain doit collaborer à la chose publique : il ne peut pas se séparer. »
Il vit à cette époque la guerre d’Algérie comme une tragédie personnelle. Il n’a jamais oublié ses origines, ni la pauvreté de son enfance.
Le roman qu’il publie en 1956, La chute, est son livre le plus habité par les interrogations sur l’homme et sur lui-même. La confession de Clamence, commencée dans un bar d’Amsterdam, est un long monologue pendant lequel le narrateur s’accuse de toutes les fautes. Et à travers lequel Camus, trop lucide pour croire qu’il détient une quelconque vérité, revient sur ses propres errements.
Il lui reste peu de temps. Il l’ignore, bien entendu. La gloire du Nobel lui tombe dessus. Il n’a pas 44 ans, son œuvre est pleine de promesses. Il y travaille, d’ailleurs. Ce sera Le premier homme, roman ambitieux nourri d’éléments autobiographiques. Jacques Cormery, le personnage principal et double de l’auteur, cherche les traces de son père, qu’il n’a pas connu puisqu’il est mort à la guerre en 1914 alors qu’il avait quelques mois.
Le manuscrit du Premier homme se trouvait dans la mallette que Camus avait avec lui le 4 janvier 1960. Cent quarante-quatre feuillets qui paraîtront en 1994 seulement, ajoutant encore un peu à sa gloire et faisant amèrement regretter l’interruption fatale.

vendredi 3 janvier 2020

Agatha Raisin est orpheline

M.C. Beaton, qui s'appelait en fait Marion Chesney, n'a pas révolutionné le roman policier britannique, mais elle s'inscrivait, jusqu'à sa disparition le 30 décembre, à 83 ans, dans une longue série d'autrices à succès. En France, la série des enquêtes farfelues d'Agatha Raisin en a fait une vedette, celles de Hamish Macbeth prennent le même chemin. Une vidéo empruntée au site de son éditeur, Albin Michel, vous permettra de faire connaissance si ce n'était fait auparavant.



Quelques notes brèves sur Agatha Raisin compléteront ce rapide hommage.

La quiche fatale (2016)
Agatha Raisin est une nouvelle enquêtrice britannique, avec deux premiers titres traduits (l’autre est Remède de cheval). Avec son prénom en forme d’hommage, on devine, pour l’essentiel, l’atmosphère et la méthode. En outre, Agatha, retirée à la campagne après une belle carrière londonienne, voudrait être reconnue dans son nouveau milieu. Pas si simple : de vieux secrets pourrissent les relations, et la quiche est douteuse.
Traduit de l’anglais par Esther Ménévis.

Pour le meilleur et pour le pire (2017)
Agatha Raisin est toujours aussi casse-pieds. Il faut qu’elle se mêle de tout, pas question de laisser inexpliquée la mort de son mari, même s’il était un clochard alcoolique. Elle a besoin de comprendre, de faire comprendre, et se croit la seule à savoir. Alors qu’elle se trompe, bien entendu. Pour notre plus grand plaisir : la voir cheminer à l’aveuglette et sûre d’elle est un régal.
Traduit de l’anglais par Françoise du Sorbier.

Coiffeur pour dames (2017)
Agatha Raisin a beau trouver stupides ses petits jeux de détective, elle ne parvient pas à s’en passer. Elle est bien mal payée d’efforts aussi démesurés que désordonnés pour résoudre l’énigme de la mort du coiffeur pour dames. Celui-ci était surtout un séducteur et un maître-chanteur, les femmes craquaient pour lui avant de passer la monnaie. Tarif unique : 5000 livres. De quoi financer cette huitième aventure.
Traduit de l’anglais par Marina Boraso.

L’enfer de l’amour (2018)
Avec une douzaine d’enquêtes traduites en français (celle-ci est la onzième) et une série télévisée, Agatha Raisin est bien installée dans le paysage britannique. Mariée, mais très mal, elle découvre qu’avant de disparaître, James la trompait. Est-il vivant ? On a retrouvé du sang mais pas de corps. Sa maîtresse, en revanche, est bien morte et il est le principal suspect. Reste à le retrouver.
Traduit de l’anglais par Marina Boraso.

jeudi 2 janvier 2020

Le précédent thriller désinvolte de Jean Echenoz

Non, il ne sera pas question ici du roman qui paraît demain, Vie de Gérard Fulmard (Minuit), mais du précédent, réédité chez le même éditeur au format de poche…

Le général veut une femme. Quel général ? Quelle femme ? Pour quelle mission ? C’est ce que Jean Echenoz se charge de nous expliquer dans Envoyée spéciale. Avec assez de nonchalance pour que nous ignorions longtemps, aussi longtemps que la femme en question, qui n’est pas encore désignée, rappelons-le, vers quelle destination elle sera spécialement envoyée.
Un roman de Jean Echenoz, on l’a souvent noté, vaut surtout par la musicalité ondoyante d’une écriture dont les syncopes créent un rythme très personnel. Un exemple le montrera mieux qu’une explication, choisi arbitrairement au milieu de l’ouvrage – on aurait pu le prendre n’importe où ailleurs, la démonstration n’en aurait pas souffert :
« On va sortir s’expliquer mieux, a-t-il jeté en se levant, laissant tomber un billet avant de pousser et traîner Lessertisseur vers l’extérieur du bar : divertissant spectacle pour les consommateurs présents qui, supposant une rixe entre ivrognes malgré la teneur des boissons renversées sur leur guéridon, s’étonnaient surtout que la disproportion de ces morphologies – puissante chez Lessertisseur, frêle chez le commanditaire – ne parût empêcher nullement celui-ci d’extraire celui-là du débit de boissons. »
Ça sent la bagarre, heureux hasard pour prouver, du même coup, qu’Envoyée spéciale tient les promesses, lancées en vrac dès le début, de n’ennuyer jamais, car il y a de l’action, et de surprendre souvent, car la ligne droite n’est pas le seul chemin entre deux points. Aucun risque cependant de s’égarer dans un dédale : Jean Echenoz tient, d’une main amicale mais ferme, son lecteur sur le parcours.
Là, pas très loin de notre citation, le commanditaire retire un objet de sa poche : « Il fallait bien que tôt ou tard parût aussi, dans notre affaire, une arme à feu ». Ailleurs, en découvrant le véritable nom d’un personnage jusque-là désigné comme « le Néo-Guinéen », le narrateur regrette de devoir abandonner son appellation première – « mais nous nous devons de respecter l’identité des gens. » L’objection du public, capable de trouver inutile une information sur des phéromones, n’est pas ignorée bien qu’elle soit rejetée : « A cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l’heure : pour le moment. »
Voyez comment ce livre entraîne loin de l’histoire qu’il raconte, bourré qu’il est de petits éléments, pas seulement décoratifs (bien qu’ils constituent, ensemble, une superbe décoration)…
Un mot, quand même, de ce général, de ses subordonnés, de cette femme annoncée dans les premières lignes. Ce sera Constance, parce qu’elle n’appartient pas aux réseaux, parce qu’elle s’ennuie et qu’il sera possible, lors du conditionnement qui précédera sa mission, de la rendre ductile – un adjectif qu’Objat, en grande conversation avec le général, ne connaît pas mais comprend à coups de synonymes : « maniable, obéissante, souple, malléable ».
Sur la piste de Constance et d’une opération délicate, un thriller désinvolte se monte, avec enlèvement, séquestration, syndromes de Stockholm et de Lima, celui-ci moins connu mais non moins pertinent dans le contexte, séjour au sommet d’une éolienne, déstabilisation annoncée de la Corée du Nord… Le projet du général ne fait pas dans la dentelle, au contraire de Jean Echenoz qui en découpe les éléments avec grande finesse.

mercredi 1 janvier 2020

2020 avec Edmond Jaloux à la Bibliothèque malgache


Les vœux de la Bibliothèque malgache pour 2020 ne peuvent être autre chose qu’une incitation à la lecture. Avec, dès aujourd’hui, l’exhumation d’un roman oublié (à tort) d’Edmond Jaloux, Le reste est silence, paru en 1909.



Edmond Jaloux (1878-1949) a été un critique littéraire ouvert et écouté. De l’art du roman, il disait ceci :

On critique quelquefois le roman, Messieurs, parce que ses règles sont plus souples que celles des autres arts. On le critique aussi parce qu’il appartient peu à notre âge classique. Cependant Don Quichotte et Pantagruel ont quelque droit à passer pour des œuvres classiques ; ce qui donne au roman moderne un certain droit à revendiquer, lui aussi, de véritables lettres de noblesse. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que ce code soit indécis ; un beau roman suit les lois d’une construction intime aussi fatales, quoique moins visibles que celles du sermon, de la fable ou de la satire, genres qui passent pour conserver le canon des modèles qu’ils ont imités. Mêler dans une œuvre d’art l’épopée et la science, la philosophie et le mouvement, l’homme et la nature, la chair et l’esprit, le temps et l’éternité ; étudier l’individu dans sa vie secrète et dans ses rapports avec autrui, analyser l’évolution de la société et les mystères de la conscience, nous éclairer sur nous-mêmes, donner une âme aux choses, une physionomie vivante aux maisons, une volonté agissante aux cités, baigner chacun de nos actes, chacun de nos conflits. dans ce vaste monde qui nous enveloppe, nous éclaire et nous permet de communier à tout instant avec l’esprit universel, poursuivre l’inconnaissable et révéler le quotidien, faire sentir ce qui dure sous les apparences de ce qui passe, retrouver la magie du Cosmos et se faire l’annonciateur de sa poésie, tout cela, Messieurs, c’est l’art du roman. Mais il n’est possible, il n’est acceptable que si l’on soumet à cette vue générale des cas particuliers, si l’on respecte ces deux règles inflexibles, qui sont la soumission des faits aux caractères, et ceux-ci à l’observation du réel et à la connaissance de l’homme.

Il parlait alors de Paul Bourget, dont il faisait l’hommage en 1937 lors de son discours de réception à l’Académie française. Il pensait peut-être aussi à lui-même puisqu’il a pratiqué le genre avec un certain succès. Le reste est silence… a reçu en 1909, l’année de sa publication, le prix Vie heureuse, l’ancêtre du Femina. Marcel Ballot avait accueilli l’ouvrage avec enthousiasme dans Le Figaro (son article est donné intégralement en préface de notre édition). Voici un extrait de son texte :

Vous lirez donc, j’espère, cette très simple histoire où beaucoup de vie réelle et de frémissante humanité tiennent en peu de pages et en de menus événements. Vous y verrez avec quelle fine sobriété nous sont peints la vieille cité maritime et commerçante, l’intérieur bourgeois et provincial qui fournissent à chaque scène du roman un décor si approprié. Vous ne pourrez vous empêcher de plaindre et d’aimer la frivole Mme Meissirel, petite « Bovary » marseillaise aux inconsciences et aux grâces de créole, « maman » adorable, mais intermittente, s’occupant de son enfant avec excès quand elle ne le néglige pas tout à fait pour se passionner ailleurs. Vous aimerez et plaindrez aussi son lourd mari, prodigieusement maladroit, timide ou énergique à contre-temps, docile aux suggestions d’une sœur acariâtre et, malgré tout, plein de tendresse, de débonnaire indulgence. Vous ne vous étonnerez pas que le petit garçon prenne d’instinct parti pour sa mère, pour la grande amie enjouée, capricieuse, futile dont il se sent presque l’égal ; et, quand cette mère impulsive aura déserté la maison, vous trouverez non moins naturel qu’il se découvre solidaire de l’humiliation, de l’angoisse paternelles. Toute psychologie exacte paraît, en effet, facile et un peu élémentaire, mais celle-ci est plus compliquée qu’on ne le croirait à première vue et M. Edmond Jaloux en a très fidèlement noté les moindres nuances. La longue veillée du père et de l’enfant, les brefs colloques de ces deux abandonnés ne songeant qu’au retour de l’absente et n’ayant garde d’y faire allusion, leur joie folle, désordonnée lorsque, le lendemain et faute d’avoir trouvé un autre asile, elle vient reprendre sa place auprès d’eux, ont très heureusement inspiré le talent du romancier. De tout cela il a dégagé une sorte de poésie familière, mélancolique, désabusée qui ne manque pas d’un certain charme.

Edmond Jaloux. Le reste est silence…
2,99 euros ou 9.000 ariary
ISBN 978-2-37363-084-8