mardi 31 mai 2016

Les chroniques de San Francisco

Anna Madrigal était présente dès les débuts des Chroniques de San Francisco. Armistead Maupin les avait commencées sous forme d’une suite de brefs récits mettant en scène une communauté de personnages, assez pour fournir la matière de six volumes parus de 1978 à 1989 dans leur version originale. Cette série s’est imposée petit à petit comme une œuvre-culte où le milieu gay de San Francisco y faisait, avant l’époque du sida, l’objet d’infinies variations. On pensait rencontrer une série de clichés, on se retrouvait devant un détournement de ragots colorés qui débordent d’ailleurs largement du seul monde homosexuel. Qui plus est, en fait de chroniques, et alors qu’au début un personnage en introduisait un autre jusqu’à ce qu’on connaisse tout le monde, un récit s’est mis en place, ancré dans l’actualité du début des années 80 et poursuivi jusqu’à devenir une véritable aventure humaine. Les personnages, un peu déjantés, étaient attachants dans leur quête d’authenticité qui les faisait passer par des existences peu banales. Bref, on marchait à fond et on en redemandait.
Armistead Maupin l’a compris et y est revenu en 2007 pour creuser davantage, avec la structure de romans, quelques destins : Michael Tolliver est vivant, puis Mary Ann en automne et, à présent, Anna Madrigal. Elle a plus de quatre-vingt-dix ans, il nous reste des épisodes de sa vie à découvrir et elle voudrait elle-même expier une faute commise dans sa jeunesse.
A cette époque, elle s’appelait Andy et était un garçon. Sa mère était la patronne d’un bordel fréquenté par toute la ville. Même par le père de Lasko, celui-ci représentant pour Andy l’idéal amoureux. Mais, se sentant plus fille que garçon, Andy ne voit pas l’intérêt d’échanger des plaisirs masturbatoires avec un Lasko qui s’y prêterait volontiers, sans s’avouer pour autant un penchant homosexuel : cela ferait de lui la honte de la famille. Les conséquences de ces ambiguïtés non assumées seront dramatiques, et pèsent encore sur Anna Madrigal dans ses vieux jours. A tel point qu’elles sont à l’origine de son nom. Celui-ci n’étant donc pas (seulement) l’anagramme de « A man and a girl ».
Armistead Maupin continue donc, dans les prolongements des chroniques, à décrire des modes de vie qui n’ont pas toujours été acceptés par la société. Michael et Ben, son mari plus jeune que lui, Shawna qui se trouve avec eux dans un festival Burning Man de toutes les folies, vivent dans un microcosme où toutes les sexualités trouvent leur place. Presque plus facilement aux yeux des autres que dans chaque existence personnelle, d’ailleurs. On n’imagine plus quels efforts il a fallu pour y parvenir et, en remontant vers le passé d’Anna Madrigal, le romancier le rappelle. Au Burning Man, auquel elle finit par participer aussi, Anna est une héroïne, la pionnière de la cause transgenre. On ne peut s’empêcher de penser que c’est mieux ainsi et d’admirer chez Maupin un militantisme qui débouche sur la tolérance.

lundi 30 mai 2016

Marcel Conche, philosophe buissonnier

Marcel Conche m'impressionne. Il a su très tôt, raconte-t-il dans Epicure en Corrèze, qu'il serait philosophe. A un âge où il ne savait rien de la philosophie, sa voie était donc déjà tracée. Je ne suis pas seulement impressionné, je suis aussi un peu envieux. Je ne sais toujours pas ce qu'est la philosophie, elle me paraît être un terrain obscur sur lequel je n'ose m'aventurer, faute d'éclairage. Personne ne m'a donné la clé, je ne l'ai pas trouvée tout seul, peut-être bien par paresse, et malgré quelques velléités de lectures sauvages, à un âge où je me croyais capable de maîtriser toutes les disciplines de l'esprit. Peut-être étais-je d'ailleurs capable d'en maîtriser beaucoup, à défaut de toutes, et est-ce seulement la paresse qui... Bref, je ne suis toujours philosophe que de comptoir.
Pourtant, cette semaine, piochant dans les nouveautés annoncées au format de poche, c'est vers Marcel Conche que je me suis tourné, et non vers une romancière ou un romancier. Ceux-ci me donnent, vous donnent aussi, je suppose, l'occasion d'aborder souvent, serait-ce que par la bande, des questions philosophiques. Donc, pour une fois, me dis-je, allons-y de manière plus frontale. Je n'ai pas eu tort de tenter l'expérience, j'ai trouvé dans Epicure en Corrèze une approche dont le côté presque sauvage me parlait. Je me suis retrouvé dans son goût du désordre. Ce qui me donne envie de citer quelques lignes. Qui sait? Cela vous parlera peut-être aussi.
Selon Épicure, un hasard fondamental se trouve à l’origine de toute chose. Et je crois qu’il a raison : le fond éternel de la Nature est un désordre fondamental. Comme le désordre, ou le hasard, produit ce tout de la Nature, toutes les combinaisons possibles, il est inévitable qu’à un moment donné apparaisse une combinaison ordonnée. Le désordre produit l’ordre parce que l’ordre n’est qu’un cas particulier du désordre. Par exemple, si je mets dans une urne toutes les lettres qui correspondent à la phrase « Napoléon est mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821 » et si je retire de l’urne les lettres une à une, il est inévitable qu’elles finissent par former cette phrase. Il suffit d’attendre assez longtemps… Très longtemps. Il faut être patient avec le désordre. Les épicuriens présupposant un espace et un temps infinis, la Nature dispose d’un temps infini. C’est ainsi qu’elle est créatrice : de ce désordre fondamental naît continuellement l’ordre du monde. J’aime dire que la Nature est le poète premier. Tout ce que je vois, ces arbres, ces fleurs, cette beauté, égale les beaux vers d’un poète. C’est pourquoi, contrairement à ce que pensent ceux qui croient en la Providence, on ne peut pas préjuger de ce que la Nature est capable de produire.

dimanche 29 mai 2016

14-18, Albert Londres : «Sarrail était ce matin d'humeur rose»



Sarrail au milieu de ses troupes

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … mai.
Moi, disait un jour le général Sarrail, je n’ai pas de revue sur la conscience, je sais trop ce que c’est que l’astiquage des boutons.
Si le général ne fait pas aligner ses hommes pour leur mesurer la longueur des poils, en revanche il prend son auto et s’en va leur adresser la parole au hasard des chemins et des champs.
Ce matin à cinq heures, il quittait son quartier pour la route de Serrès. Je l’ai rencontré.
Sarrail est de haute taille, il ne la redresse pas, il est fin de silhouette et de traits. Ses cheveux sont gris perle et frisent en l’air. Ses yeux sont bleus, son regard vif. Quand il se tient dans une attitude familière, il a les mains dans ses poches ; à l’abord il est d’allure réservée, il n’appelle pas l’expansion et l’on n’est pas son ami parce qu’on le lui dit. En revanche, quand on l’est, on n’a pas besoin de le lui dire.
Il est froid, clair, entier dans son coup d’œil. Son coup d’œil lancé, son but saisi, il se décide et quand il a décidé, résolument l’œuvre commence. Elle va silencieuse et tenace. Une fois son esprit fixé, ce qui lui importe c’est ce qu’il fait, non ce que l’on pense de ce qu’il fait. On peut venir lui dire : « Voilà ce qu’il faudrait faire » il ne répondra pas que c’est ce qu’il fait, il se contentera de vous dire : « Avez-vous fait un bon voyage ? » Quand il a voulu, c’est dit. Son œuvre se poursuit calme, méthodique, sûre, tout y collabore. Petites choses, vous n’êtes plus petites dès que vous êtes apparentées de loin ou de près au résultat total. Le chef se penche sur vous, vous regarde, vous retourne comme si vous aviez une grande importance. Chaque pensée, chaque acte, chaque geste est un apport quotidien à la somme qu’il doit amasser et la journée qui vient ajoutera à la journée précédente, car il ne se fie pas à l’intensité de la dernière heure. Persévérant et volontaire, de l’aube à la nuit et pendant la nuit aussi il laboure son champ ; sa charrue grince parfois sur les pierres et dévie, quand elle grince il la laisse grincer, quand elle dévie il la repose à côté et… hue ! les bœufs !

Parmi ses « Poilus »

Il était bien maintenant cinq heures vingt. L’auto filait son fanion claquant. Les soldats, sur le bord de la route, soit qu’ils se rasent, ou quoi qu’ils fassent tendaient la tête ; comme ils ne voyaient pas distinctement, on comprenait à leur façon de regarder qu’ils se disaient : « Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ? » Ceux qui devinaient saluaient, ceux qui ne devinaient pas, après un temps d’arrêt, reprenaient placidement le raclage de leurs joues.
Les kilomètres passaient. Les enfants grecs se rangeaient militairement, les enfants grecs aiment beaucoup les gestes militaires, ils se mettent au garde à vous, portent la main à leurs cheveux, suivent les armées.
Et des régiments avançaient sur la route.
Sarrail faisait arrêter sa voiture, descendait. Il était ce matin d’humeur rose. Il avait les mains dans ses poches et la grâce sur la figure. Par contre quand vous le voyez absorbé et qu’il élève la voix et qu’il devient rouge, il vaut mieux attendre et repasser un autre jour. Mais aujourd’hui tout va. Il regarde ses soldats :
— Ça tire ?
— Ça tire un peu.
Il remonte en voiture.
— Ah ! mais ! fait-il, voilà qu’ils me cassent des arbres, pas de ça ! Moi je suis Méridional, je sais trop avec quelle peine ils repoussent. Il ne faut pas non plus qu’ils m’abîment les tombes des Grecs. Je vais leur dire ça », dit-il toujours de son humeur rose.
Il descend et il rencontre le général commandant la division et lui dit en lui serrant la main :
— Il faut leur dire qu’ils ne me coupent pas les arbres, et qu’ils fassent aussi attention aux tombes.
Trois officiers passent à cheval. Il redescend.
— Bonjour, messieurs !
Les officiers se redressent.
— Vous allez bien ?
Et comme il sourit, les officiers pensent : « Ça va », et les officiers sur leur selle, le corps penché vers le général qui est à pied, causent et rient.
— Qu’est-ce que vous faisiez dans le civil ?
— Entrepreneur…
Puis le général continue sa route, traverse les champs, s’enfonce dans la boue. Il a de la bonté plein son regard, on sent qu’il voudrait laisser du bonheur sur ses pas. On peut être le chef de la vie et de la mort des hommes, et sentir parfois le plaisir d’être l’ami de leur cœur.
Il rencontre un commandant :
— Tout va bien ?
— Tout va bien, mon général.
— Vous n’avez rien à me demander ?
— Rien, mon général.
Le commandant a raté le coche. Le général aimerait à accorder ce matin.
Il remonte en voiture.
Une batterie de montagne défile. Il redescend.
— C’est vous qui avez tiré hier ?
— Oui, mon général.
— Ça va ?
— Ça va, répond le soldat interrogé.
Il remonte en voiture.
Un artilleur nouvellement arrivé demande :
— C’est le général Sarrail, ça ?
— Oui, il te plaît.
— Y m’va.
L’auto roule vers un certain endroit où le chef doit voir un commandant.
— Ah ! ce commandant veut me voir, dit-il. Bien, il va me voir.
C’est là. Le commandant est appelé. Et les voilà qui, sur la route, marchent tous les deux. Oh ! oh ! la discussion s’élève, le commandant se défend, fait des gestes, le général aussi fait des gestes. Ils se promènent. Ça dure. On voit au sourire du général que le commandant a gagné son procès.

Sur la route de Sofia et de Constantinople

… Le canon tonne. Le général est dans cette grande plaine de Macédoine. Il regarde. Voilà son champ de bataille à lui, voilà son point de départ. Il regarde. Sur la route se trouve une tombe plus grande que toutes les autres. C’est celle d’un chef de bande grecque que les guerres balkaniques ont étendu là. Une pierre blanche la domine. Sur cette pierre on lit : « Tu es tombé au milieu de la route et tu es encore loin de Sofia et de Constantinople. »
Sarrail aussi est encore loin de Sofia et de Constantinople – mais lui n’est pas tombé.

Le Petit Journal, 29 mai

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 28 mai 2016

14-18, Albert Londres : «Une heure décisive sonne pour l’Hellade»



Les Bulgares s’emparent de trois forts grecs

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 27 mai.
Un fait très grave s’est passé hier : un régiment bulgare venant de Patrich a traversé la frontière nord à Demir-Hissar, a continué sa marche sur le territoire grec et a fait savoir à la garnison grecque du fort Roupel qu’elle eût à le lui livrer dans deux heures. La garnison grecque a livré le fort où les Bulgares se sont installés. Comprenez-vous maintenant pourquoi, voilà trois mois, le général Sarrail a fait sauter le pont de Demir-Hissar ?
En 1913, après avoir reçu la Macédoine, les Grecs firent élever quatre forts pour fermer leur frontière aux Bulgares : Dovatepe, Roupel, Dragotin, Ianovo. Nous avons occupé Dovatepe, les Bulgares viennent de prendre Roupel, et comme Dragotin et Ianovo plus au nord, Dragotin et Ianovo ont été occupés ensuite par les Bulgares, qui avaient continué leur avance.
Les Bulgares marchent en armes sur le territoire grec. La Grèce a mobilisé pour que les Bulgares ne foulent pas son territoire. Une heure décisive sonne pour l’Hellade.

Le Petit Journal, 28 mai

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 27 mai 2016

Jaume Cabré, la complexité au naturel

Il faut l’avouer : voici un roman autour duquel on a beaucoup tourné avant de se décider à le lire vraiment. Il y avait sa taille et son poids, bien sûr, mais on a déjà vu et lu plus long, plus lourd. Il y avait surtout le concert unanime d’éloges entonné par les lecteurs, professionnels ou non, qui avaient franchi le pas. C’était presque trop, jusqu’à faire naître l’impression d’une œuvre surévaluée, mais comment savoir sans vérifier ?
Un beau jour – le jour fut beau, en effet, même s’il a duré plus d’un jour –, on y est entré. Après quoi il ne reste qu’à ajouter un éloge aux éloges, parce qu’en effet on n’en est pas sorti : Confiteor est un grand, un très grand livre.
En fait, on comprend assez vite que Confiteor est une construction romanesque inhabituellement ambitieuse et même, sur le plan formel, d’une audace peu fréquente. Essayons de fixer quelques points de repère – alors qu’ils ne sont pas d’une grande utilité une fois qu’on est lancé dans un récit où tout s’impose avec naturel. Adrià, le personnage principal, qui est aussi le narrateur, ou du moins celui dont la voix domine à travers le truchement de Bernat, son meilleur ami, parle parfois de lui à la première personne, puis passe sans prévenir au « il ». De la même manière, c’est sans s’annoncer qu’une époque dont on était très éloigné arrive ou revient d’un coup au premier plan. Au fil d’un ouvrage qui joue sans cesse à nous surprendre, on se trouve presque simultanément à Auschwitz, à Barcelone aujourd’hui ou presque, à Rome dans les années soixante, dans les œuvres les plus puissantes de la littérature et dans la création pure susceptible d’émouvoir même quand elle est imaginaire.
Sous les aspects d’un bric-à-brac qui pourrait égarer, Confiteor (dont il faut peut-être donner le sens en français : « je reconnais, j’avoue ») est un livre organisé à la perfection, mais souterrainement, sous les couches du temps qui donnent de l’épaisseur aux thèmes et sous-thèmes dont on ne finit pas d’épuiser la richesse.
Suivons deux lignes mélodiques, dont personne (pas nous, en tout cas) n’osera dire qu’elles sont les principales tant elles sont tressées avec les autres, qui aideront à comprendre de quoi il s’agit. Parlons donc d’un violon et d’un amour.
Le père d’Adrià, vaguement antiquaire ou collectionneur, en tout cas passionné par les objets anciens dont l’existence peut être reliée à des faits marquants de l’histoire de l’intelligence et de la sensibilité, possède un violon enfermé dans un coffre. Ce violon, il rêve d’en faire l’instrument de la gloire de son fils quand celui-ci sera devenu un musicien de talent. Sinon qu’Adrià n’est pas particulièrement doué, beaucoup moins en tout cas que Bernat – qui rêve, lui, d’être écrivain. Mais c’est une autre histoire, tout en étant la même. Et ce violon singulier, marqué par le sang et qu’on viendra un jour réclamer à Adrià, est lié à la succession des cruautés dont l’humanité s’est montrée capable au cours des siècles, en passant par Auschwitz.
Tout cela n’est pas sans rapport – répétons-le, tout est lié – avec l’amour d’Adrià pour Sara. Amour comblé autant qu’amour impossible, en raison des circonstances, des origines juives de Sara, du parcours du violon, des fautes du père d’Adrià qui retombent sur celui-ci, dans un vaste tourbillon où le lecteur est entraîné sans aucune chance d’en sortir. D’autant que le mode de fonctionnement de ce tourbillon ne lui est donné que petit à petit. C’est seulement en refermant le livre – et avec l’envie presque physique, comme un besoin, de le recommencer aussitôt – qu’il comprendra quelle place avait chaque élément de cet ensemble.
Confiteor est un roman sournois, intelligent, on en sort effaré d’avoir connu, une fois dans sa vie, une telle expérience de lecture.

lundi 23 mai 2016

Inutile de lire ça cet été 2. Guillaume Musso

Guillaume Musso est un écrivain prudent, semblable à un alpiniste qui assure à chaque instant ses arrières et enfonce deux pitons là où un seul serait bien suffisant. Il n’avance donc qu’armé de citations puisées aux meilleures sources. Une en tête de chaque chapitre et d’autres dans le texte, avec références fournies en fin de volume, tous ses personnages ayant, quelle que soit leur profession, la manie des petites phrases. Elles leur servent de béquilles davantage que de pitons car, en matière d’alpinisme, leurs objectifs sont souvent limités à la compréhension de l’instant présent.
On l’accepte volontiers, ceci dit, pour le personnage principal de son nouveau roman, La fille de Brooklyn : Raphaël Barthélémy est lui-même écrivain et les mots, y compris ceux des autres, appartiennent à son domaine. C’est un peu plus étrange quand un flic à la retraite se livre au même exercice. Mais, après tout, les flics ont bien le droit de lire, dans la vie comme dans la fiction. Fiction que Raphaël vit pleinement, héros malheureux (longtemps malheureux, au moins) d’une histoire qui le dépasse complètement, qu’il semble avoir lui-même initiée cependant et dont il tente de comprendre les mécanismes comme s’il était en train de les inventer. Alors qu’il est manipulé dans des situations imprévisibles et que Guillaume Musso, son créateur, semble parfois se moquer de lui.
Raphaël est amoureux d’Anna, ils ne se connaissent que depuis six mois mais ils ont tous deux la certitude d’avoir trouvé le compagnon idéal et comptent se marier bientôt. Sinon que Raphaël, un peu inquiet d’ignorer le passé de sa future épouse, l’interroge avec tant d’insistance qu’après avoir tenté de préserver ses secrets, elle finit par lui mettre devant les yeux une photo de trois cadavres carbonisés en lui disant : « C’est moi qui ai fait ça. »
Le choc est brutal. Raphaël sort pour fuir la vision insupportable et les questions qui l’accompagnent, mais qu’il n’a pas pensé, sur le coup, à poser. Puis il revient. Anna n’est plus là. Ennuyeux, bien sûr, puisqu’il reste certain de leur amour partagé et s’en veut d’avoir mal réagi. Mais après tout, il suffit de retrouver Anna, de s’expliquer, et tout sera comme avant. Mieux qu’avant, même, puisqu’il n’y aura plus entre eux d’inquiétants secrets.
Raphaël va découvrir, et nous en même temps, des tiroirs cachés, des cadavres dans les placards, une autre identité à Anna, un drame qui a fait la une des journaux et où il était question de « la fille de Brooklyn ». Par paresse de journalistes puisqu’en réalité elle était de Harlem.
Guillaume Musso monte un thriller comme on applique le minimum syndical : à côté des pitons (ou des béquilles) ouvrant le chemin, il en pose d’autres pour susciter de fausses pistes et se garde bien de donner aux choses leur apparence réelle avant d’avoir levé quelques leurres. La mécanique est précise. Mais mécanique.
Avouons que La fille de Brooklyn se lirait sans déplaisir s’il ne s’y trouvait une surabondance de détails inutiles, les gestes de chaque protagoniste étant décrits comme s’il n’existait aucun raccourci possible. Après tout, peut-être le lecteur fan de Musso apprécie-t-il d’être pris par la main.
Pour les autres, il est possible d’apprécier, le temps d’un roman situé dans un avenir très proche en septembre 2016, l’hypothèse d’un candidat républicain à la présidence des Etats-Unis qui ne serait pas Donald Trump. Et puis, patatras ! Mais vous verrez bien, si cela vous tente.

dimanche 22 mai 2016

Inutile de lire ça cet été 1. Marc Levy

Les chemins les plus improbables sont ceux que préfère Marc Levy. Ses lectrices et ses lecteurs aussi, probablement, puisque son dix-septième roman, L’horizon à l’envers était appelé à rejoindre les précédents dans la catégorie poids lourds du succès. Pourquoi ? La question est embarrassante tant, d’un livre à l’autre, les mêmes schémas se répètent.
Au début et à la fin, il y a une histoire d’amour. Entre les deux, elle est contrariée et c’est là que le récit emprunte des voies de traverse pour regagner la lumière après avoir sombré dans les profondeurs du désespoir. Marc Levy semble parfois se demander comment il va s’en sortir, ou plutôt en sortir ses personnages. Et, hop ! un coup de théâtre, sur la vraisemblance duquel il est préférable de ne pas s’interroger, remet en place les pièces dispersées du puzzle.
Josh et Hope se tournent autour comme on se flaire, avec prudence, et rivalisent d’ironie pour ne pas s’avouer leur attirance réciproque. Les deux étudiants en neurosciences finiront par se rendre à l’évidence, ils sont faits l’un pour l’autre. Luke, le meilleur ami de Josh, a aidé celui-ci à en prendre conscience, avec une belle abnégation puisque Hope était loin de le laisser indifférent.
Le jeune couple pose un léger problème d’organisation aux recherches que conduisent Josh et Luke au sein d’une organisation qui finance leurs études et leur offre en outre la possibilité d’explorer, dans le plus grand secret, des hypothèses scientifiques audacieuses : « Rien n’est plus imminent que l’impossible », affirme l’adage inscrit sur les murs des salles de repos de Longview.
Et le romancier de s’engouffrer dans la brèche ouverte vers un futur qui adviendrait presque tout de suite. Hope souffre d’une tumeur au cerveau rebelle aux traitements chirurgicaux et chimiques ? Pas grave ! (Enfin, c’est une manière de parler, car l’atmosphère est quand même celle d’un drame.) Les deux garçons surdoués vont élargir le champ de leurs recherches, sauvegarder le contenu du cerveau de Hope, faire cryogéniser son corps et on lui réinstallera sa mémoire quand les progrès de la médecine auront permis de se jouer du cancer. Pas plus compliqué que de sauvegarder une configuration d’ordinateur sur une clé USB ? Si, un peu, car les interactions entre les réseaux de neurones artificiels et les circuits électroniques supposent une maîtrise à l’explication de laquelle Marc Levy passe beaucoup de temps. (Et on le croit volontiers quand il avoue, en note, que son niveau en neurosciences n’est pas fameux, même après l’écriture du livre.)
Jules Verne est appelé en renfort, mais l’imminent prend malgré tout quarante ans avant de se produire, accompagné du coup de théâtre nécessaire à ce que devient la deuxième partie du roman.
Le scénario fonctionne pour ce qu’il est : un montage entre idylle et science, les passerelles entre les deux étant cependant fragiles et menaçant à chaque instant de se rompre pour peu que le lecteur ne se contente pas de suivre sans se poser de questions. Mais admettons.
Les faiblesses les plus visibles de Marc Levy sont ailleurs. D’abord dans la platitude d’une écriture dont il n’a, c’est vrai, jamais essayé de faire autre chose que le support des histoires qu’il nous raconte, et on serait bien sot, par conséquent, d’en espérer autre chose. Ensuite et surtout dans la manière dont les personnages surjouent leur rôle, et le mot « rôle » est évidemment un problème, car tout cela manque d’incarnation, et donc de crédibilité.
Je est décidément bien un autre, se dira-t-on en refermant le livre. La charge poétique en moins, dans le cas de L’horizon à l’envers.

samedi 21 mai 2016

Fred Vargas balade Adamsberg et ses lecteurs

Retrouver Adamsberg, le commissaire fétiche de Fred Vargas, c’est comme enfiler des pantoufles dans lesquelles on se sent bien et dont on ne veut pas changer, même si elles sont usées. Après pas loin d’un quart de siècle, sept romans, quelques nouvelles et une bande dessinée (avec Raymond Baudoin), l’enquêteur de L’homme aux cercles bleus est devenu mieux qu’une silhouette familière : un compagnon de route dont on sourit de retrouver les traits de caractère, les tics de provincial obstiné, une lenteur proverbiale et un entourage professionnel dont on a fini par prendre la mesure, même s’il réserve encore des surprises.
Quatre ans après L’armée furieuse, le nouveau roman de Fred Vargas, Temps glaciaires, remettait donc Adamsberg en selle, pour une enquête où il fait de grands écarts géographiques et historiques. Sur la carte, il y a l’Islande, où s’est déroulé, dix ans plus tôt, un drame dans la brume et le froid. Sur la ligne du temps, il y a Robespierre et une association qui, au prétexte d’étudier ses écrits, reconstitue les séances de l’Assemblée nationale pendant la Révolution, les discours étant interprétés en costumes d’époque.
Au point de départ d’une affaire à tiroirs et à pistes maquillées, un banal suicide : le cadavre d’une femme a été retrouvé, veines ouvertes, dans une baignoire. Pas de quoi, a priori, mobiliser l’équipe d’Adamsberg. Sinon que Bourlin, le commissaire en charge d’un dossier que le juge aimerait classer rapidement, est intrigué par un de ces signes énigmatiques dont Fred Vargas aime parsemer ses romans depuis L’homme aux cercles bleus. Cette fois, il s’agit d’une sorte de H dont la barre, oblique, se double d’une courbe. Danglard, l’érudit de la bande, sera peut-être capable de faire la lumière sur sa signification. Mais non : aucun alphabet, à sa connaissance, n’utilise ce qui n’est donc pas une lettre.
Le suicide d’Alice Gauthier est cependant, en raison de ce signe intrigant, douteux. Il n’en faut plus pour titiller la curiosité d’Adamsberg qui, avec Danglard, accompagne Bourlin chez le destinataire d’un courrier qu’Alice Gauthier avait envoyé peu avant sa mort.
A partir de là, il n’y a plus qu’à tirer les fils. Sinon que la pelote est plutôt serrée et que les fils en question amènent à davantage de questions que de réponses. Le temps de formuler ces interrogations, d’autres cadavres, accompagnés du même signe, ont été découverts.
Voilà pourquoi Adamsberg et Danglard se retrouvent un soir, costumés et perruqués, à écouter un discours prononcé par Robespierre le 17 pluviôse, an II. Voilà aussi pourquoi Adamsberg et Violette Retancourt, la plus massive de la brigade, se retrouvent un jour à sonder des trous de piquets en Islande.
C’est conduit à la perfection, bien que sans grands sursauts. Mais c’est tellement confortable qu’on ne s’en lasse pas.

mardi 17 mai 2016

René Despestre couronné pour son oeuvre

Il y a quelques jours déjà, René Depestre a reçu le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres (SGDL) pour l'ensemble de son oeuvre. Il ne s'agit pas là d'une récompense très médiatisée, et j'y reviens donc un peu tard - mais j'y reviens malgré tout, parce les livres de cet écrivain haïtien dont la plus grande partie de la vie s'est passée en exil méritent d'être regardés de près. En 1989, je l'avais rencontré après le Prix Renaudot qu'il avait obtenu pour Hadriana dans tous mes rêves. Sa production littéraire ne s'est bien sûr pas arrêtée là, sa biographie non plus, mais je parierais volontiers qu'il pense toujours la même chose sur la question du choix de la langue d'écriture: français ou créole...
Ecrire en créole ou en français, c’est un faux problème. On peut écrire en français sans perdre le créole. En tout cas, c’est ma solution.
Mais votre français mâtiné de créole vous impose un glossaire à la fin du roman…
Oui, parce que le créole est une langue extrêmement imagée, qui permet de dire des choses qu’on ne peut pas dire en français, ou de dire d’autres choses avec plus de force. Il se constitue un va-et-vient entre les deux langues… Le créole me sert de vivier, dans lequel je puise pour compléter. Il y a des Haïtiens qui posent le problème de l’écriture en français ou en créole. Un poète haïtien a même écrit : « cette souffrance à nulle autre pareille d’exprimer avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal… » Personnellement, je trouve que le créole est un apport de globules rouges pour le français.
Au-delà de la langue, votre source d’inspiration est-elle toujours haïtienne ?
Pas forcément. Il y a des saisons dans une vie. Et je suis dans ma saison haïtienne. Après, j’ai vécu longtemps à Cuba, et j’en parlerai aussi. Puis au Brésil, en France, en Italie…
Depuis combien de temps n’êtes-vous pas rentré en Haïti ?
Ça fait près de trente ans. Et j’avais déjà subi auparavant un exil de onze ans. En quarante et un ans, j’ai vécu moins d’un an en Haïti.
Vous le regrettez ?
J’ai fait une expérience douloureuse au départ, en Haïti même, quand j’ai pensé, en 1946-47, que j’allais occuper un rôle actif à la fois comme homme de lettres et comme homme politique. C’était une erreur de croire qu’on pouvait être à la fois un homme d’action et un homme de création. Alors je me suis rendu compte, au moment de partir, qu’il serait difficile de revenir. Et, quand j’étais dans les autres pays, je me suis senti appartenir à ces pays-là aussi. Je me suis dit : j’ai mon territoire d’exilé dans tous les pays. Je suis un Haïtien de France, le plus Français des Haïtiens. Et je me suis constitué un réseau de racines. Je me sens brésilien, français, cubain, tchèque, la notion de citoyen du monde n’est pas abstraite pour moi. A l’Unesco, je me suis senti comme un poisson dans l’eau…
Dans le contexte de la culture internationale, la culture de votre pays et le surréalisme avaient déjà noué quelques liens…
Je suis un surréaliste de naissance, si je puis dire. Le vaudou est une religion surréaliste. Les dieux vaudous sont des êtres extrêmement surréalistes par leur conduite. Un homme possédé, une femme possédée qui parle, c’est d’une beauté surréaliste. Et cela m’a protégé même dans les moments les plus délirants de la bureaucratie communiste, à Prague. Ou le 1er mai 1952, quand j’étais dans la tribune sur la place Rouge à Moscou, le dernier 1er mai de Staline, c’était pour moi bien plus qu’un défilé. Je voyais d’autres choses. Ce qui m’a protégé aussi, ce sont les femmes. Même en étant un militant discipliné, je baisais les camarades à Moscou, à Pékin ou à Prague. Il y avait toujours au feu une histoire d’amour. Et ça m’empêchait d’étouffer !
Quand vous êtes revenu en Haïti, après tout cela, comment est-ce que ça s’est passé ?
Je connaissais Duvalier quand j’étais jeune. Dans le quartier, je jouais aux cartes avec lui. C’était même comique, parce qu’il perdait souvent et que le gagnant avait le droit de mettre des pinces à linge au perdant, accrochées au nez, à la bouche, aux cheveux… Le dimanche après-midi, en 1943, on pouvait voir Duvalier assis en face de moi, avec ses pinces à linge. Donc je retrouve mon homme épinglé, président de la République, et il me reçoit à bras ouverts. Je venais de rompre avec le parti communiste, mais cela ne voulait pas dire que je basculais avec armes et bagages vers la droite ! Mes cheveux se sont dressés sur ma tête quand il m’a exposé sa politique…
Pour revenir à votre roman, Hadriana en est-il le véritable point de départ ?
C’est Hadriana. C’est la maison où elle a habité, parce que j’ai connu cette maison superbe, qui existe encore et qui est devenue un hôtel. Et j’ai rêvé, j’ai fantasmé depuis l’enfance qu’il y avait une fille dans cette maison. C’est une histoire d’amour que j’ai imaginée à partir de la maison.
Et Hadriana devient un zombie. Est-ce un thème toujours très présent en Haïti ?
Oui, mais pas dans la littérature. Dans la vie. Il y a des pays où la réalité est étouffante, des pays totalitaires où il n’y a pas d’imaginaire, de fantaisie. Et en Haïti c’est le contraire. J’en déduis qu’il faut un équilibre entre le réel et le merveilleux.

samedi 14 mai 2016

14-18, Albert Londres : «Le temps passait toujours.»



La transfiguration de Salonique

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … mai.
Salonique a changé de mine, la ville n’a plus la fièvre, elle est à l’espérance.
Vous vous souvenez qu’elle fut très agitée, il y a quelque cinq mois, et que tous les docteurs appelés à son chevet passèrent plusieurs nuits, montre en main, à surveiller son pouls.
C’est que tout n’allait pas. Nous arrivions dans une ville étrangère. Les événements nous pressaient, nous devions aller vite et les Grecs nous tendaient des cordes à chaque tournant de rue. Les Serbes que nous venions secourir étaient presque morts, il eût fallu nous précipiter vers eux dès le débarquement, mais nous étions trop peu, et nous précipiter vers les Serbes c’eût été lâcher Salonique, et lâcher Salonique, c’eût été se couper le ravitaillement. Les Serbes nous appelaient, les Grecs nous retenaient. Nous étions peu. Les Allemands descendaient, les Bulgares avançaient.
Le général Sarrail se frottait les mains en long – quand Sarrail se frotte les mains en long, c’est qu’il y a à réfléchir. Par un pauvre petit chemin de fer qui n’était même pas à nous et qui était à ligne unique et qu’on nous prêtait quand on avait le temps, nous avions tout de même envoyé nos divisions en Serbie ; elles étaient à peine arrivées que les Serbes achevaient de tomber d’inanition, évacuant Babouna et sans qu’il n’y eut rien que d’héroïque dans leur défaillance nous laissaient en l’air. Les Bulgares riaient. Comme nous n’avions plus de gauche et qu’ils étaient beaucoup plus nombreux que nous, ils allaient passer par derrière, nous prendre par la taille et nous ceinturer. Par la même occasion, les Allemands continuaient de descendre. Nous étions peu.
Au quartier général français, pendant les nuits, une lampe ne s’éteignait plus, et, dans une pièce étroite, jusqu’au matin, on entendait marcher le chef. Il devait avoir une main dans sa poche et de temps en temps se passer l’autre dans les cheveux comme il fait aussi dans les minutes sérieuses. Il était venu pour aller au secours des Serbes, or il n’y avait plus de Serbes. Les Bulgares étaient beaucoup, les Allemands étaient victorieux, nous étions dans un pays sans routes, et deux Grecs venaient d’arriver d’Athènes pour nous dire de la part de leur souverain valeureux que puisque les Bulgares s’approchaient de leur frontière, l’armée hellénique qui avait été mobilisée pour répondre à la mobilisation bulgare, allait se retirer car, toute réflexion faite, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver avec ces sacrés fusils, il ne serait pas sage de s’exposer ainsi sans raison à des désagréments nationaux.

Le retour

Démontés par le haut par suite du recul serbe, du nombre et des succès des Allemands et des Bulgares, déboulonnés par le bas par suite de la décision grecque, nous nous sommes trouvés dans la position d’une statue qui devant perdre son socle allait être forcée d’en être descendue, faute de quoi elle pourrait se briser en retombant d’elle-même trop brutalement sur sa nouvelle base. Autrement dit, la nécessité se présentait de ramener l’armée d’Orient sur Salonique.
Maître de l’heure dangereuse, Sarrail ordonna la retraite. Il fallait d’abord se décoller sous les yeux avides des Bulgares, puis redescendre avec tout son matériel sans que l’on ait rien derrière qui vous protège, vous soutienne, vous aide ou vous accroche : pas de fortifications, pas d’armée de renfort, pas de chemins de fer ni de route de secours, pas de tranchées, mais des Grecs inquiétants, Salonique, la mer… Salonique avant la fièvre.
L’armée se décrocha. Les Bulgares d’abord ne virent rien, ils s’apprêtaient à allonger le bras pour nous étreindre, ils le firent et ne nous sentirent plus ; alors ils bombardèrent avec rage nos positions… mais nous les avions quittées. Ils devaient nous étouffer tous, ils ne nous prirent pas cent hommes. Ils nous suivirent, les Allemands nous suivirent aussi. Allaient-ils dépasser la frontière grecque ? profiter de leur nombre ? ne pas nous permettre de faire des tranchées ? essayer de nous jeter à la mer ? Salonique avait la fièvre.
Ils ne nous poursuivirent pas, ils s’arrêtèrent à la frontière grecque, Sarrail choisit ses positions, s’y fixa, fit quitter le fusil à ses hommes et leur donna des pioches et sans savoir combien de temps allait durer la trêve, on piocha, on piocha. Au bout de quinze jours, nos ennemis n’avaient pas bougé, nous, nous avions des tranchées, ils pouvaient nous attaquer, nous étions appuyés ; la possibilité d’être rejetés à la mer n’apparaissait plus. Le pouls de Salonique baissa et, de la fièvre, la cité passa aux simples inquiétudes nerveuses.

Revirement

Dès lors, la question changea de face ; elle n’était plus : « Est-ce que les Allemands vont prendre Salonique à la place des Alliés », mais : « Est-ce que les Allemands vont attaquer les Alliés devant Salonique ? »
Nos ennemis ne bougeaient toujours pas. Pendant ce temps, l’armée d’Orient supprimait la menace grecque en s’emparant des points d’utilité stratégique, s’organisait calmement en vue d’une action, action cette fois indépendante de tout geste sentimental comme l’avait été la poussée de nos divisions en avant pour arriver au secours des Serbes et s’unifiait en ne comptant plus, Anglais et Français, qu’un seul chef à sa tête : Sarrail.
Le temps faisait ici ce qu’il avait fait sur tous les autres fronts : il travaillait pour nous. Salonique commença de respirer librement.
On nettoya la ville des consuls ennemis, des espions, des indésirables. On fit descendre des régiments les musiques militaires qui, chaque dimanche, jouèrent la Marseillaise sur la place publique, les soldats et les officiers français sauvèrent par leurs achats les maisons de commerce de la faillite et les restaurants du vide.
Le temps passait, les ennemis allaient-ils se décider à attaquer ? Ils n’attaquaient pas. Ils avouaient qu’ils en étaient incapables. Des impresarii montèrent des cafés chantants sur les quais.
Le temps passait toujours. Le chef à qui étaient confiées nos destinées en Orient avait tenacement forgé son instrument, l’armée française était maîtresse de son front, l’armée anglaise était maîtresse du sien.

* * *

Alors Salonique qui avait retrouvé tout son calme, toute sa placidité, tout son sang-froid, s’éclaira. Elle vit que l’angoisse changeait de camp, elle sentit que devant ces trois armées en arrêt c’est maintenant de l’autre côté que la fièvre allait monter et, joyeuse, elle qui, voilà cinq mois, s’était cru celle où tout allait aboutir en catastrophes, comprit qu’elle devenait celle d’où tout allait partir en espoir.

Le Petit Journal, 14 mai 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 13 mai 2016

Paru en numérique, est-ce paru?

Une (petite) polémique a agité cette semaine les milieux littéraires et éditoriaux. La vague n'a pas fait sentir ses effets très loin, si bien que vous n'en avez probablement pas remarqué l'existence.
Celles et ceux qui espéraient un Goncourt du premier roman pour un des quatre ouvrages sélectionnés un mois avant la proclamation du lauréat-surprise (De nos frères blessés, de Joseph Andras, ne se trouvait pas dans la liste, on va comprendre pourquoi) se sont en revanche étonnés: lundi, le 9 mai, ce premier roman d'Actes Sud ne se trouvait pas physiquement en librairies, la date de sa mise en vente ayant été fixée au 11. En revanche, la version numérique du même livre, formats epub, pdf ou Kindle, était disponible depuis le 4.
On doit avoir ses raisons, chez Actes Sud, pour ne pas avoir fait coïncider les deux mises à l'office, les librairies numériques ayant été, pour une fois, les premières servies - et les lecteurs aussi, ce qui m'avait d'ailleurs permis de publier une brève note critique sur le roman de Joseph Andras dans Le Soir de samedi dernier, le 7 - trois jours après la mise à disposition de l'édition numérique, deux jours avant le Goncourt du premier roman, quatre jours avant l'arrivée du volume sur les étals des libraires. (Vous suivez?)
Je repose donc la question que vous avez déjà lue en titre de cette note de blog: paru en numérique, est-ce paru?
Et je réponds: oui, bien sûr, puisqu'il est possible de lire - et cela seul compte, au moins à mes yeux habitués aux supports les plus divers.

P.-S. tardif, le même jour. Puisque Joseph Andras a refusé ce Goncourt du premier roman, comme le raconte Pierre Assouline, la couverture du livre telle que vous la voyez ci-dessus est désormais un collector. L'éditeur a en effet fait disparaître la mention. Je la laisse, elle fut vraie pendant quelques jours...

lundi 9 mai 2016

Trois Goncourt intermédiaires

On en parle moins, mais l'académie Goncourt attribue d'autres prix littéraires en supplément du célèbre couronnement de l'automne. Aujourd'hui, pas moins de trois prix étaient attribués - encore un effort pour égaler l'Académie française, qui les donne par brassées entières.
Le Goncourt de la nouvelle va à Hélène Lafon pour Histoires (Buchet-Chastel), que je n'ai pas lu parce qu'il ne m'es pas passé devant les yeux. Et je le regrette, car rien de ce qu'écrit Hélène Lafon ne laisse indifférent.
Le Goncourt du premier roman va à un livre fraîchement paru (la semaine dernière) et qui n'avait pas eu le temps de se trouver dans la sélection publiée il y a un mois: De nos frères blessés, de Joseph Andras (Actes Sud).
Ouvrier communiste et algérien de cœur, Fernand Iveton devient un dangereux terroriste quand, en 1956, pendant les « événements » auxquels on refuse le nom de guerre, il pose une bombe dans son usine. En prenant soin qu’elle ne fasse que des dégâts matériels. Mais l’heure est à la répression, à la condamnation sans appel. Tous les recours contre la peine de mort prononcée resteront vains. Et le destin de cet homme bouleverse.
Enfin, le Goncourt de la poésie, rebaptisé Robert Sabatier, va, pour son oeuvre complète, au... Printemps des poètes. Une première, me semble-t-il, ce couronnement d'une institution plutôt que d'un écrivain.

La mort de Philippe Beaussant

Philippe Beaussant venait d'avoir 86 ans, sa vie avait été bien emplie par deux passions souvent réunies: la musique baroque et la littérature. Je laisse aux spécialistes de la musique le soin d'apporter leur éclairage sur cet aspect de sa carrière et je me contenterai donc de revenir sur quelques-uns de ses livres.

Le biographe (1978)
Attention : chef-d’œuvre ! Ce bref récit de Philippe Beaussant, paru en 1978, est de ceux qui s’introduisent définitivement dans la mémoire une fois qu’on les a découverts. D’ailleurs, depuis sa première édition, il circule sans cesse, gagnant de nouveaux lecteurs à son charme discret mais puissant.
Un biographe, confortablement installé dans les certitudes des documents historiques, solidement campé sur les bases d’archives emplies de faits, perd la trace d’un personnage pendant deux semaines, à la charnière de 1814 et 1815, en pleine négociation du traité de Vienne.
Que devient-il ? Un léger doute s’installe. Car ce n’est pas avec de la littérature qu’on fait l’histoire, n’est-ce pas ? C’est avec des fiches.
Oui, mais quand les fiches manquent ?
Éclaté en brefs chapitres qui posent chacun un élément, parfois de vérité, souvent de fiction, puisé dans le passé du personnage ou dans le présent du biographe, le récit se déploie à travers les différentes époques et finit par générer sa propre vérité, d’une manière insidieuse dont, à proprement parler, on ne se remettra pas plus que l’historien.

Philippe Beaussant ne peut être accusé d’envahir les librairies ni d’écrire toujours le même livre : Le Biographe et L’Archéologue, ses deux premiers ouvrages, étaient parus il y a plus de dix ans, et c’est ce temps qu’il a fallu attendre pour qu’arrive le troisième, aussi différent des deux autres que ceux-ci l’étaient entre eux.
« Il y a une forme à créer spécifiquement pour chaque sujet. Ce n’est pas du tout un système, mais je me dis ça après coup. Non seulement le sujet doit mûrir, mais je suis très sensible à un rythme très lent de l’écriture, un rythme un peu musical, qui berce la composition du livre et son déroulement. »
La musique est une grande part de la vie de Philippe Beaussant qui dirige, à Versailles, le Centre de musique baroque. Une musique, donc, qui le projette dans le temps, du côté d’un XVIIe siècle qu’il retrouve avec La Belle au bois. Le titre même est déjà presque un aveu, retenu sur le dernier mot, qui vient cependant naturellement pour reconstituer le titre du conte de Perrault : La Belle au bois dormant.
Il est question, en effet, de cette histoire-là. La Belle a dormi cent ans, le Prince charmant l’a éveillée et l’a emmenée avec lui pour l’épouser. Chez Perrault, le conte de fées tournait à la catastrophe, trop vite, presque maladroitement.
« Elle est nulle cette fin ! Je ne l’ai pas utilisée, mais il serait intéressant de le faire. Il est clair qu’il s’agit, comme pour quantité d’autres contes de Perrault, de contes immémoriaux, tout au moins pour l’éveil de la Belle. Mais je me demande s’il n’a pas ajouté la fin. Elle ne colle pas… »
Donc Philippe Beaussant a gardé l’idée du début, l’écrivant à sa manière, et ensuite il s’est interrogé sur ce que devait vivre la Belle, elle aussi projetée dans le temps, un siècle après tout ce qu’elle avait connu. Le Prince lui trouve d’étranges tournures de phrases, elle a des mots archaïques pour désigner les choses les plus simples. Au début, cela charme, comme un accent étranger, puis la cour la trouve prétentieuse, parce qu’en outre elle ne s’intéresse pas aux arts de l’époque. La poésie comme la musique lui semblent fades, elle ne les aime pas. La pauvre petite est, au fond, bien malheureuse, parce qu’elle ne maîtrise pas le temps qui a recouvert sa vie comme la marée, inexorablement, s’avance sur une plage.
« Elle n’aime pas le clavecin parce qu’elle préfère le luth, elle n’aime pas le menuet parce qu’elle préfère la pavane. Je ne sais pas pourquoi. Si j’avais écrit un essai au lieu d’un roman, j’aurais peut-être essayé d’expliquer pourquoi, au XVIIe siècle, on danse le menuet avec plaisir tandis que la pavane n’intéresse plus… »
La Belle, au visage lisse et au corps de quinze ans, ne retrouve la sensation de la durée qu’auprès de la Vieille Princesse, la grand-mère du Prince charmant. Celle-ci, malgré son aspect fripé, est née après la Belle. Elle l’appelle d’ailleurs « grand-maman », et la Belle lui rétorque : « chère petite ». Avec ce jeu amical auquel elles passent des heures de conversation, elles remettent les choses en place.
Et, pour le lecteur, la magie du conte est à nouveau présente : Beaussant, c’est encore mieux que Perrault !

Héloïse (1993)
Jean-Jacques Rousseau est indémodable. Philippe Beaussant montre combien ses œuvres ont pu donner naissance à de véritables mouvements d’imitation qui ne tenaient pas qu’à l’adoption de prénoms comme celui qui donne son titre au roman. Héloïse, née six ans avant la mort de Jean-Jacques Rousseau, est aussi la sœur de lait d’un autre Jean-Jacques dont elle sera, bien sûr, amoureuse. Tout est fait pour rapprocher les deux enfants dont les parents, cependant, appartiennent à des classes sociales bien différentes.
Mais nous sommes un peu avant la Révolution française, les idées nouvelles font leur chemin et les parents de Jean-Jacques, progressistes, tentent de concilier l’inconciliable. Jusqu’à un certain point, cependant. Il apparaît bien vite, quand Jean-Jacques et Héloïse s’attachent l’un à l’autre plus que de raison, qu’il reste bien du chemin à faire des intentions aux faits et que la philosophie, si idéale soit-elle, n’a pas toujours droit de cité dans l’existence au quotidien.
Héloïse, arrivée à la fin de sa vie, raconte cela comme Philippe Beaussant aime à présenter ses personnages : dans le mouvement d’un retour sur soi qui révèle enfin les failles jamais apparues auparavant. Pour Héloïse, c’est assez clair : élevée dans l’adoration des idées rousseauistes, elle n’a pu faire autrement qu’agir dans cette ligne, ignorante de l’interprétation que d’autres pouvaient donner d’actes bien innocents à ses yeux. Je n’ai jamais su faire la différence entre la littérature et la vie, entre la poésie, le rêve et la réalité dit-elle : du moins jusqu’à ce que les événements ne vinssent m’apprendre avec cruauté que le monde où nous vivions alors était un mirage.
Spécialiste de la musique baroque, Philippe Beaussant est aussi un de nos meilleurs écrivains classiques. Ainsi vont les mots : à peine change-t-on de sujet – entre la musique et la littérature, quelle différence ? – que la terminologie déjà s’ingénie à brouiller les pistes. Tant pis pour les étiquettes, tant mieux pour l’imaginaire. Philippe Beaussant s’entend mieux que quiconque à tracer son propre chemin dans la mémoire des hommes et des femmes, entre ce qu’il devine de la personnalité la plus secrète et ce qu’il sait d’un temps où il évolue comme chez lui.
Rousseau est un beau sujet, c’est entendu, mais il n’est ici qu’un prétexte à développer une fable qui s’appuie aussi sur une belle histoire d’amour. Jean-Jacques et Héloïse pourraient être les héros d’un parfait roman sentimental. Ils sont néanmoins les guides qui nous montrent clairement comment on ne peut à la fois être et rêver d’être.
Les bouleversements sociaux auxquels Philippe Beaussant nous convie ne sont, eux aussi, qu’anecdotes tant les personnages retiennent notre attention et même notre affection. Avec Héloïse, nous ne comprenons plus pourquoi les événements se succèdent comme ils le font. C’est-à-dire que nous avons tout compris…

Une journée dans la vie de Louis XIV, cela suscite, sous la plume de Philippe Beaussant, plus de surprises que de moments attendus. Sait-on, par exemple, que le Roi-Soleil et Molière se connaissaient bien parce que le second faisait le lit du premier ? Que Louis XIV était un excellent danseur ? Qu’il n’habita Versailles que tardivement dans son règne ? Que chaque instant, ou presque, de sa vie, était réglé comme une partition musicale ? Philippe Beaussant, qui connaît la musique, s’amuse à nous surprendre, à fausser quelques images que nous pensions vraies. Parfois rarement il joue au professeur omniscient et la ramène avec son savoir. Mais, le plus souvent, la mise en scène est époustouflante, la quête de la vérité excitante. L’auteur en profite, au passage, pour réviser l’Histoire officielle. Et prouve, comme d’autres avant lui mais mieux que beaucoup, que le quotidien des grands hommes est passionnant.

samedi 7 mai 2016

14-18, Albert Londres : Les fugitifs ont été trouvés tout nus



L’équipage du zeppelin de Salonique est prisonnier

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 6 mai.
Douze Allemands de l’équipage du zeppelin abattu viennent d’être capturés et ramenés à Salonique. Ce sont : quatre lieutenants, deux sergents-majors et six sous-officiers. Est-ce tout l’équipage ? Les officiers prisonniers ont déclaré, dans un premier interrogatoire, que l’équipage était plus nombreux.
Ce sont des patrouilles de cavalerie qui ont capturé les fugitifs qu’elles ont trouvé tout nus, en train de faire sécher leurs vêtements.
Avant de prendre la fuite, l’équipage avait mis le feu à l’appareil.
Le drapeau et la croix noire du pavillon de l’engin sont maintenant dans le bureau du général Sarrail.

Le Petit Journal, 7 mai 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).