mardi 31 octobre 2017

Prix Virilo, honni soit qui mâle y pense

Fidèle au rendez-vous du Prix Femina, qu'il précédera de quelques minutes le 8 novembre, le Prix Virilo vient de communiquer ses sélections pour le prix qui porte son nom, doublé du Prix Trop Virilo. Et, comme trop n'est jamais assez, je vous fournis les listes telles que le jury les a données sur son site, parce que les bribes de commentaires valent leur pesant de testostérone - et que cela vous donnera en même temps les liens vers les critiques des livres. 
Donc, voici:

Prix Virilo
  • Le cénotaphe de Newton, de Dominique Pagnier (Gallimard)
  • La Toile, de Sandra Lucbert (Gallimard)
  • Un certain M. Piekielny, de François-Henri Désérable (Gallimard)
Le reste n’est pas publié par Gallimard, mais on a aimé quand-même :
  • Écume, de Patrick K. Dewdney (La Manufacture des Livres)
  • Fief, de David Lopez (Seuil)
Prix Trop Virilo
  • La chambre des époux, d’Éric Reinhardt (Gallimard), pour sa chimiothérapo-philie
  • Un élément perturbateur, d’Olivier Chantraine (Gallimard), pour une scène de photocopieuse qui donne ses lettres de noblesse au recto-verso
  • Tout sur le zéro, de Pierre Bordage (Au diable vauvert), qui n’écrit «sodomie» qu’assortie d’un «si j’ose dire»
  • Fief, de David Lopez (Seuil), parce qu’il n’y a pas de raison de ne pas recevoir les deux prix d’un coup
  • Ma mère avait raison, d’Alexandre Jardin (Grasset), par évidence
  • Nos vies, de Marie-Hélène Lafon (Buchet-Chastel), pour sa fascination mammaire

lundi 30 octobre 2017

Les trois déçus du Goncourt

Aujourd'hui, ça va, ils sont plutôt contents: ils sont dans les quatre finalistes du Goncourt. Mais, la semaine prochaine, trois d'entre eux seront déçus puisque, c'est la règle, un seul livre sera couronné. Lequel? En tout cas, un de deux-ci:
  • Yannick Haenel. Tiens ferme ta couronne (Gallimard)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Eric Vuillard. L’ordre du jour (Actes Sud)
  • Alice Zeniter. L’art de perdre (Flammarion)
Les critiques littéraires du Masque et la Plume ne sont pas dans le jury Goncourt. Heureusement pour Véronique Olmi - je n'ai pas lu son livre, je vous ai peut-être déjà dit à une autre occasion que j'avais commencé et que j'avais calé en cours de route, assez vite d'ailleurs. Le reprendrai-je d'ici au 6 novembre, jour de la proclamation? J'ai l'impression que j'ai d'autres urgences, mais sait-on jamais...
Entre les trois autres ouvrages, mon cœur balance. Ils ont tous suffisamment de qualités pour faire de beaux lauréats. Disons quand même, il faut parfois se lancer, que Yannick Haenel aurait, de peu, ma préférence.

Luc Delfosse n'indaguera plus

C'était un de ses mots préférés quand, à la rédaction du Soir, on se penchait sur un dossier: on va indaguer. C'était aussi une de ses singularités, plus rare qu'on ne l'attend chez les journalistes, d'aimer vraiment les mots. Comme de rire fort ou de gueuler presque aussi fort, parfois les deux presque en même temps. J'appréciais Luc Delfosse, dont j'apprends la mort à l'instant, il avait 66 ans et, ces dernières années, j'avais lu le recueil de nouvelles et le roman qu'il avait publiés.

Et ta mère ! (2012)
Sept nouvelles où Luc Delfosse se dévoile bien plus qu’il ne l’a jamais fait dans ses articles. Un des textes, cependant, est paru dans Le Soir en décembre 2010. L’exil est situé avec autant de précision que de flou « 141 minutes avant l’explosion de la Belgique ». L’observateur de la vie politique y enjambe le réel et bascule du côté de la fiction. La démarche méritait d’être poursuivie, en abandonnant cette fois le terrain que l’auteur avait arpenté quand il était journaliste.
Le voici donc à mettre en évidence les aspérités de la « vraie vie », avec ses moments de joie et ses détestations profondes, parfois de retour de l’une à l’autre nouvelle – si vous vous prénommez Yves, gardez-vous d’ouvrir ce livre, à moins d’avoir le cuir épais. Luc Delfosse écrit comme on lance des pierres, dans un léger déséquilibre qui fait avancer la phrase avec énergie, et tant pis si elle trébuche, un bon mot est toujours là pour redonner à l’ensemble un semblant d’organisation interne. C’est très réjouissant grâce à la mauvaise foi, parfois, et à l’intelligence contenue, toujours. Il est trop tôt pour dire qu’un véritable écrivain naît dans ce recueil. Mais la mise en jambes possède des qualités dont l’auteur devrait, au moins pour notre plaisir, faire encore usage.
Après les nouvelles remarquées d’Et ta mère !, Luc Delfosse franchit le cap du roman avec la même allégresse dans une écriture pleine d’audacieux dérapages. Le prénom de son héroïne, Marie-Arsule, est un hommage : sa mère place Regain, de Giono, au sommet de la littérature et elle y a trouvé une Arsule que sa fille méritait bien. Même si le prénom énerve tellement le père qu’il laisse l’état civil, à la très coloniale Elonda Bokakata, indiquer le 30 février comme date de naissance. L’impasse n’est pas définitive : Marie-Ursule, émancipée de ses parents par la grâce d’un accident, est une forte femme. Sa stature, qui l’avait fait surnommer la grosse jument en internat, se double de la capacité à trousser des nouvelles bourrées de clichés destinées aux lecteurs de « Notre Congo ». Mais les clichés, ici, rendent les armes sous les coups de l’écrivain.

samedi 28 octobre 2017

14-18, Albert Londres : «Entre deux haies de ruines»



Dans l’Aisne, la terre saigne, la France grandit

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne, 27 octobre.
Si la guerre se prolonge longtemps qu’est-ce que les prochaines offensives feront de la pauvre terre de France ? La terre ! personne ne pleure jamais sur elle, il y aurait de quoi pourtant il me semble. Plus on va et plus on l’assassine. Autrefois, on ne la poignardait qu’avec de petits calibres, aujourd’hui, c’est avec du 400. Venez avec moi sur le chemin des Dames, avancez sur la Malmaison, poussez jusqu’à Allemant, jusqu’à Pinon, vous demeurerez interdit. Vous aurez déjà contemplé pas mal de choses et Verdun, voilà même pas trois mois.
Malgré ce passé, vous regardez comme si vous n’aviez rien vu. C’est catastrophique.
Notre sol est fouillé jusqu’aux entrailles. On croirait que plus cela dure, plus l’Allemand s’y enfonce et plus il faut aller le chercher profondément ou marcher ! Sa surface ne présente plus un mètre de plan. Par cent mille endroits, sous une explosion formidable nos champs ont éclaté. Au bord de chaque trou, c’est-à-dire, à chaque demi-pas, ce n’est pas encore le vertige. Continuons dans ces proportions et il viendra. Heureusement qu’ils doivent reposer sur une base solide, autrement à l’un de ces premiers printemps nous les entendrions s’effondrer. Ce n’est plus une vision humaine, c’est un cauchemar de grande fièvre. Les cathédrales, les villes, les bois ont eu souvent les larmes publiques ; les cathédrales parce qu’elles sont magnifiques, les villes parce qu’elles ont un nom, les bois parce qu’ils ont de l’ombre, mais vous, terre, qui vous a plaint ? Aucun ne s’est penché sur vous – que les grands morts et les grands morts ne parlent pas.

Entre deux haies de ruines

Nous sommes arrivés sur ce plateau de notre victoire entre deux haies de ruines. À partir de Soissons, la route de Maubeuge n’est plus qu’un cimetière d’arbres et de maisons. Tout est sens dessus dessous et plutôt dessous que dessus : les écoles laïques comme les églises, les villas de bourgeois comme les bicoques, les fermes solitaires comme les villages et Crouy. Montant toujours, vous atteignez le moulin de Laffaux, dont la dernière poussière est depuis longtemps emportée par le vent, et vous voilà à nos tranchées de départ.
Et nous voilà sur la partie sacrée du pays où la France saigne, mais grandit. On ne voit pas une tranchée, pas un fil de fer, les travaux de l’homme et ses défenses se sont agglomérés au chaos. C’est là-dedans que le 23, avant le jour, les soldats français, chargés de grenades et du reste, se sont mis à courir. La boue était la même, à peine peut-on marcher, eux coururent. L’ennemi, a-t-on dit, connut cette fois le désarroi, sans doute, mais quand il fut vaincu. Or, il fallut commencer par le vaincre. Si un fauve ne mord plus parce que vous lui avez arraché les dents, il vous a peut-être mordu pendant que vous les lui arrachiez. L’Allemand a mordu au départ. Vous le lisez sur le terrain. S’il a perdu la tête, c’est que les nôtres lui ont héroïquement tapé dessus. Ces cinq kilomètres de positions, il ne nous les a pas cédés, nous l’en avons chassé. Son désordre n’est venu que de notre ordre, sa culbute que de notre pesée. Avançons. Voilà Fruty. Le 15 octobre, encore ceci était un bois. On nous le dit. Nous voulons bien le croire, pour nous ce n’est partie du chaos. Ceci était un bois aussi. Nous sacrifions tout. Nous brûlons notre foyer pour le purifier.
Voilà les premières carrières, ne nous arrêtons pas, nous en verrons d’autres, allons à celles de Montparnasse. Nous sommes sur la route de X… Ceci nous le croyons davantage, car on l’a refaite. Nos troupes n’avaient pas gagné un kilomètre que déjà derrière elles les territoriaux avançaient. Il y a du travail pour tout le monde dans les batailles. Il y a ceux qui tuent et ceux qui font revivre ; pour faire revivre, on n’en est pas parfois moins tué.

À la carrière Montparnasse

Chaque champ de bataille a sa figure qui le distingue. Dans les Flandres, c’est la boue, à Verdun ce sont les monts, sur l’Aisne ce sont les carrières. Traînant à nos pieds des kilos de glaise nous y arrivons. La carrière Montparnasse s’ouvre devant nous. Il serait plus juste de dire qu’elle se ferme ; nos 400 ont effondré son entrée, nous y pénétrons par le côté. Dans une guerre souterraine, avoir abandonné les plus magnifiques souterrains de tous les fronts, c’est avoir été battu lamentablement. Dès le temps de paix, connaissant la forme vile qu’il allait imposer à la lutte, le Boche avait repéré ces terriers. Il avait dit : « Si nous sommes forcés de nous arrêter, ce sera là. » C’est là, en effet, que se sauvant de la Marne, il accourut s’enterrer. C’est là que notre victoire replia ses ailes. Au bout de trois ans elle vient de les rouvrir.
Le Boche a perdu sa plus belle arme, puisque son arme à lui n’est pas de celles qui luisent au soleil, mais qui se rouillent dans la terre. La carrière Montparnasse est une ville dont, pendant trois heures de marche, je n’ai pas pu voir un bout. Deux divisions, dix mille hommes, y contiendraient à l’aise. Pour des bâtisseurs d’abri, c’était un abri. Ils en avaient, d’ailleurs, parfaitement jugé ainsi. Ils y avaient apporté des billards, des pianos, du mobilier. S’ils voulaient donner des bals, les nuits, ils le pouvaient, l’électricité coulait à flots. Pour pratique, c’était pratique ; des forges fonctionnaient : l’usine chez soi ; c’était la cave à pinard, le grenier à pain. Il y faisait chaud l’hiver, frais l’été. C’était le paradis des tranchées. Nos 400, un malheureux jour, dégringolèrent là-dessus. Le Boche rit. Nos 400 n’allaient rien pouvoir. Ces voûtes sont de celles qui ne se crèvent pas. En effet, elles ne se crevèrent pas, mais le choc fut si formidable qu’à l’intérieur le plafond se mit à se désagréger. Le troisième matin de la sérénade, il leur tomba sur la tête. Et comme le plafond d’une caverne n’est pas aussi mignon que celui d’une chambre, ce ne sont pas des lattes, mais des blocs de cent kilos qui se détachèrent. La carrière ne se crevait pas, elle fondait. Ceux qui ne furent pas écrabouillés décampèrent. Les autres, aujourd’hui, empoisonnent. Prenez de l’eau de Cologne si vous allez visiter Montparnasse.

« Embrassez-moi, mes petits »

Nous, nous n’avons pu prendre que de l’air. Nous voici remonté à la lumière. Sur le terrain retourné, face à Laon qui, de sa cathédrale plongeant sur le champ de bataille ne cesse, ses deux tours levées, de bénir les héros, quatre combattants sont figés au « garde à vous ». À droite, le bataillon attend. Un colonel, aussi boueux que les autres, s’avance devant les quatre, se met aussi au « garde à vous » et dit : « Sergent Moulin, adjudant Pitt, je vous décore de la médaille militaire ; sous-lieutenant Bontems, aspirant Pelisse, je vous décore de la croix de guerre. »
Il accroche les rubans.
— Je ne sais pas vos citations, ça m’est égal ; je ne sais qu’une chose : vous êtes des braves.
Pas un tambour, pas un clairon, rien : le canon.
Les quatre ont les yeux mouillés.
Alors le colonel, ouvrant les bras, s’écrie : « Embrassez-moi, mes petits. »
Voilà ce qui se passe en France – sur les champs de bataille.

Le Petit Journal, 28 octobre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

vendredi 27 octobre 2017

14-18, Albert Londres : «Dure grandeur!»



Filain est pris

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne, 26 octobre.
Filain est pris, notre succès se consolide, mais si des esprits actifs, plus pressés que l’armée, veulent déjà opérer leur rentrée dans Laon nous ne les suivrons pas. L’Allemand, jusqu’à ce jour, n’a reculé que sous le canon et non devant des titres de journaux. La victoire reportée est admirable. Acceptée par l’ennemi, perdue par lui, dépassée par nous, elle est un fait d’armes glorieux, seulement ce n’était pas la bataille pour Laon, c’était la bataille pour le plateau.
Nous nous installons sur le canal de l’Aisne à l’Oise. Nous n’espérions pas autant. Ni Pinon, ni sa forêt, ni Chavignon, ni Filain n’étaient dans nos objectifs. Au lieu de regarder de suite la ville dont maintenant la cathédrale toute proche apparaît, tournons-nous vers ceux qui ont si terriblement abîmé l’ennemi. Six divisions menèrent la terrible attaque. De régiments allemands jusqu’à ce jour bien en mains, elles sont arrivées à ne faire plus que des bandes désemparées, combattant à la diable, s’accrochant au hasard et lâchant sans orgueil. Ces unités françaises, les voici.
28e division : a pris Allemant et le Mont des Singes.
27e division : a pris Pinon.
13e division : a pris Vaudesson.
43e division : a pris Chavignon.
38e division : a pris Malmaison.
66e division : a pris Pargny-Filain.
Dure grandeur ! Ce sont des hommes qui furent héroïques et c’est un chiffre qui en reçoit la gloire.

Le Petit Journal, 27 octobre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

jeudi 26 octobre 2017

Grand Prix du roman de l'Académie française: Daniel Rondeau

Son roman, Mécaniques du chaos, avait surgi dans la dernière sélection du Grand Prix du roman de l'Académie française. Et Daniel Rondeau refait donc un tour sous les projecteurs...
Malheureusement pour moi (et peut-être pour vous), c'était aussi le seul des quatre romans finalistes que je n'avais pas lu. Je ne vous en dirai donc rien de particulier, sinon que, dans le cas de cet écrivain qui fut ambassadeur (à Malte, où les journalistes vivent dangereusement), voici une récompense qui sent bon le marchepied vers un siège à l'Académie française.
Il a le profil parfait pour succéder à un des derniers disparus. 
Mais lequel?
Et, d'ailleurs, n'est-il pas déjà candidat? (J'avoue n'avoir pas vérifié.)
Il le fut, en tout cas, deux fois si je n'oublie rien, sans réussite. Au siège de Pierre-Jean Rémy en 2011 et à celui de René Girard en 2016.
Daniel Rondeau a de la suite dans les idées, au moins depuis que cette même Académie française lui avait décerné, en 1998, le Grand Prix de littérature Paul Morand. On vient peut-être de lui dire qu'une nouvelle candidature serait, cette fois, plus heureuse...

Jean-René Van der Plaetsen, Prix Jean Giono et sélection Interallié

Si le jury Interallié procède par élimination, retenant dans leur dernière sélection (elle vient d'être communiquée) un certain nombre d'ouvrages susceptibles de recevoir d'autres prix afin de les consoler, le moment venu, en couronnant l'un des déçus par un bandeau rouge absent, voilà déjà que le terrain se dégage: Jean-René Van der Plaetsen, présent comme sept autres auteurs dans la liste fraîchement venue, n'a plus de raison de se trouver là. Le Prix Jean Giono vient de lui être attribué pour La nostalgie de l'honneur. Ce qui ne provoquera pas chez moi un élan lyrique d'enthousiasme.
La sincérité de l’hommage au grand-père, dont le sens de l’honneur a fait un héros dans quelques pages d’histoire souvent tragiques du XXe siècle, est remarquable. Mais était-il nécessaire de convoquer, dans une sorte de tribunal destiné à canoniser un homme, tant d’autres grandes pages guerrières ? Comme si l’idéal plus haut que l’individu devait se concrétiser dans les combats, et seulement là. Une légère gêne empêche d’être convaincu.
Quant à l'ensemble de la sélection pour le Prix Interallié, qui sera attribué le 8 novembre comme le Femina et le Flore (deux jours après les Goncourt et Renaudot, au lendemain du Décembre et à la veille du Médicis), la voici. Elle ressemble à ce que j'annonçais au début.
  • Kaouther Adimi. Nos richesses (Seuil)
  • Jean-François Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Pauline Dreyfus. Le déjeuner des barricades (Grasset)
  • Nicolas d’Estienne d’Orves. La gloire des maudits (Albin Michel)
  • Adrien Goetz. Villa Kerylos (Grasset)
  • Olivier Guez. La disparition de Josef Mengele (Grasset)
  • Philippe Jaenada. La serpe (Julliard)
  • Jean-René Van der Plaetsen. La nostalgie de l’honneur (Grasset)
P.-S. Les doutes que j'avais émis sur le calendrier de l'Interallié à l'occasion de la première sélection étaient justifiés: Livres Hebdo annonce, par un tweet, qu'il y aura bien une troisième sélection à la date du 8 novembre, et que la date de remise du prix sera communiquée ultérieurement.

14-18, Albert Londres : «Les Allemands f… le camp!»



Harcelé, le Boche recule

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne, 25 octobre.
Les Allemands f… le camp !
Du calme, ils ne regagnent pas la frontière, ils ne reculent même pas jusqu’à Laon, ce n’est pas encore aujourd’hui que Paris pourra sortir ses lampions. Cette exclamation ne signifie rien d’aussi joli ; elle n’entrouvre hélas ! aujourd’hui qu’un horizon borné, cela on le savait et cependant, ce matin, elle a sonné joyeusement le long de l’Aisne et ce fut d’un beau son.
La nuit, dans le terrain retourné de la bataille, nos patrouilles allant tâter avaient marché. L’avant-veille, nous avions été carrément victorieux, l’ennemi n’avait pas cherché à le discuter, ses canons seuls avaient essayé de sauver l’honneur ; il aboyait, il n’attaquait plus. Dans cette arène, le sentiment de notre force et de notre adresse dominait. La réussite donnait confiance, la bataille n’était pas terminée, le succès cheminait toujours, les patrouilleurs patrouillaient.
Des pièces trouvées sur des officiers allemands nous avaient indiqué l’état d’âme de l’ennemi. Pour être calme, il ne l’était pas, pour savoir exactement ce qu’il allait décider, il ne le savait pas. L’incertitude, preuve de la surprise, régnait en lui. À une heure de distance, le commandement boche envoyait deux ordres à un chef de batterie, le premier disait : « Tenez jusqu’au bout, » le second : « Attelez de suite et repliez-vous ». Le chef de batterie n’avait pas été le seul à constater l’indécision des siens. Sûrs d’eux-mêmes, les Allemands n’avaient pas cru à notre succès ; devant lui, ils se troublaient et, à cause de lui, se voyaient contraints à reculer. S’ils appellent encore ce recul-là stratégique, c’est qu’à Berlin, tomber sur le derrière, la figure défoncée sous le poing de l’assaillant n’est pas une chute, mais simplement une méthode d’école de guerre.
Pas de contre-attaques, du flottement dans leur pensée, du mouvement dans leur secteur : les Boches flanchaient. Nos patrouilleurs avançaient.
Durant l’attaque, nous lancions tant de feux sur les Boches que l’on pouvait s’écrier : nous ne pouvons pas faire davantage. Nous l’aurions pu si nous l’avions voulu ; nous avions bien d’autres batteries devant eux : celles-là ne bronchaient pas. Sous leurs feuillages, elles attendaient la syncope de l’Homme aux clous. Elle s’est déclarée, nos pièces aussi. Il n’y eut pas de réflexion, il n’y eut pas de conseils : c’était prévu. En somme, pas d’arrêt, on les traqua. Pendant ce temps, l’émotion puissante que fait naître une avance s’élevait sur le champ de bataille. On attelait les chevaux aux caissons et aux monstres et les artilleurs fouettaient devant eux. Les télégraphistes allongeaient leurs fils, les postes sanitaires portaient plus loin leurs croix rouges, les réserves foulaient du terrain conquis. C’était l’avance !
Nos patrouilleurs s’en allaient donc. Ils dévalèrent doucement des pentes pour se rendre compte de ce qui se passait dans ce fond. Ils arrivèrent à la carrière du Charbon, regardèrent par un trou, les Boches bouclaient leurs paquets. Ils se glissèrent vers celle du Tonnerre, les Boches lui disaient adieu. Ils pénétrèrent dans Pinon, les Boches déménageaient. Nos patrouilleurs ne dirent rien, revinrent sur leurs pas, enrôlèrent un bataillon et reparurent dans le village. Ils venaient les aider. L’ennemi était en pleine évacuation et chargeait son matériel ; les nôtres sont sensibles, la pitié les prit devant des hommes si encombrés. « Vous n’allez pas emporter ça ? », leur dirent-ils. Ils obéirent. Ils abandonnèrent tout le matériel, il faudra plusieurs jours pour en faire le compte. Et vers dix heures du matin, de la Tour de Pinon, comme une radieuse étoile, une fusée française s’élevait. On la vit de tout le plateau. Il y eut d’autres joies : un groupe d’ennemis était cerné depuis le matin par nos troupes. Toute la nuit, sur les sommets d’un bois, il avait résisté. Un aviateur, pensant que ses frères devaient avoir faim, vint leur jeter du pain et des conserves. Il visa mal, la manne tomba chez nous. Dégoûtés, les Boches se rendirent, ils étaient 126.
Pargny-Filain est pris, nos troupes sont emballées, les prisonniers font la queue ; l’ennemi patauge dans la boue et se hâte de repasser le canal, nos obus les accompagnent.

Le Petit journal, 26 octobre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mercredi 25 octobre 2017

14-18, Albert Londres : «C’était un spectacle des grandes heures.»



Au milieu des prisonniers

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front de l’Aisne, 24 octobre.
La victoire est sur l’Aisne. Ce matin, elle se sentait à tous les pas. Jusqu’au soleil qui, pour la voir, se leva sans hésiter. Pas de brume, la clarté, dès six heures et demie, était partout.
Dans Soissons, des prisonniers, par bataillon, passaient. C’était un spectacle des grandes heures. Ces colonnes d’Allemands désarmés cheminant entre nos gendarmes à cheval proclamaient le résultat de l’effort de la veille. Hier, ç’avait été la vente, aujourd’hui c’était le bilan. Il s’allongeait. Personne n’animait encore Soissons. Présidée par ses deux ruines tragiques, sa cathédrale et son église de Saint-Jean-des-Vignes-Rouges, la ville regardait seule défiler les cortèges ; ceux qui lui avaient fait ses plaies marchaient maintenant emprisonnés dans ses rues. Elle avait l’air vengée. Ils marchaient fatigués. Ils étaient des milliers, tous jeunes ; ce n’étaient pas des guerriers, mais de grands enfants équipés. Zur Belleu, virent-ils en lettres noires sur un mur. Ils tournèrent la tête vers cette inscription allemande, et plus pensifs continuèrent d’avancer. Zur Belleu était la marque que la bête du temps de sa force allait appliquant sur les murs de France.

Les plus sûrs défenseurs de l’Allemagne

Et pourtant s’ils sont là, ce n’est pas de la faute de leur commandement. Ils avaient ordre de défendre coûte que coûte la première ligne, de ne se retirer sur la seconde qu’à la dernière extrémité. On les avait choisis parmi les plus sûrs des défenseurs de l’Allemagne, ce n’étaient pas des lâches, ils avaient fait leur preuve. Il y avait trois divisions de la garde, la bavaroise et la treizième, la treizième dont dans un instant nous vous conterons la pauvre histoire, quand nous en aurons fini avec le malheur des autres. Il y avait donc tous ces hommes, soldats tout de même et bons soldats, puisque les nôtres daignent les battre et tous ces neuf mille hommes qui avaient consigne de vaincre sont prisonniers. Pourquoi ? Parce que le canon a vaincu le soldat. Si neuf mille Boches se sont brusquement, hier soir, invités à dîner dans les camps français de Soissons ce n’est pas qu’ils soient neuf mille peureux, ils sont simplement neuf mille êtres humains et c’est là qu’est toute la force de notre victoire. Le chef de l’armée a trouvé le moyen d’enlever à l’ennemi, si ce n’est toujours la vie, du moins le mouvement et la pensée. Quand son système tombe chez le Boche, le Boche se vide. Au fur et à mesure qu’on le drogue, on le tâte ; si à la fin de la quatrième journée, il semble encore consistant, on lui en remet une cinquième, on lui en remet même une sixième comme ce fut le cas dans cette affaire. Les géants seuls résistent, pour ceux-là nos poilus qui ont du poil sont là.

L’« As » du Chemin des Dames

Mais du moment que nous avons une histoire nous allons vous la livrer. Elle s’appellera l’« As du Chemin des Dames ». L’« As du Chemin des Dames » c’était la treizième division allemande. Le commandement la porta à l’ordre de l’armée et fit remettre à chacun des hommes de ses trois régiments une image héroïque où il y avait du dessin et du texte. Le dessin représentait un guerrier couvrant de son geste et de son corps la grasse Germanie ; le texte disait : « Décision du 27 juillet. Au Chemin des Dames, les Français ont encore attaqué près de Cerny l’invincible Treizième division qui n’a pas lâché un pouce de terrain. Le 55e d’infanterie, composé de Westphaliens et de Lippois, a jusqu’ici repoussé 21 attaques des Français. » L’invincible Treizième Division est tout entière, ses trois colonels en tête, dans nos camps de prisonniers. On leur a laissé leur image.
Ces trois colonels nous les avons vus, ils n’étaient pas seuls, 172 autres officiers les entouraient. Ce fut d’ailleurs un spectacle hors de toute banalité. Nous allons vous y faire assister. Il est sept heures du matin, nous poussons la porte d’une cour et entrons. Une masse d’hommes en uniforme attendait. C’étaient les officiers prussiens et bavarois. D’allure ils étaient bien, pas en tenue de salon évidemment, ils étaient bien autant qu’on peut l’être avec des habits où sèche la boue et une barbe de trois jours. Une dignité les portait. Dans cette situation anguleuse, ils manœuvraient plutôt avec aisance. Peu d’arrogance, quelques monocles, enfin une réunion de bon ton. Rien de curieux jusqu’à présent, dites-vous. Patientez, l’intérêt arrive, il arrive par la porte que nous avons poussée. La porte une seconde fois s’ouvre, une nouvelle colonne d’officiers apparaît. Le lot déjà en place s’agite : on se retrouve. Oh ! Ludwig ! fait l’un, en levant les bras au ciel, Oh ! Hermann ! dit l’autre. Les deux lots demeurent séparés. À travers la baïonnette d’un poilu les reconnaissances continuent : Fritz, crie un capitaine, Fritz ; Herbach, répond-on. Ah ! Herbach ! C’était tout comme au lycée au retour des vacances. C’était charmant ! Ça va moins l’être.

Le Petit Journal, 25 octobre 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 24 octobre 2017

Annie Ernaux, une œuvre et le Prix Marguerite Yourcenar

Je n’ai malheureusement gardé aucune trace écrite de ma seule rencontre avec Annie Ernaux. Nous déjeunions à Bruxelles, où elle était venue, me semble-t-il, à l’occasion d’une Foire du Livre et je lui avais probablement dit à quel point ses premiers livres, lus dans les années 70, m’avaient ébranlé. Avec quelques autres, certes, mais elle appartenait au monde, que je découvrais avec avidité, d’une littérature en train de se faire et qui ressemblait peu à celle que des enseignants sans imagination m’avaient donnée à lire.
Je me souviens en revanche d’une anecdote de si peu d’intérêt que je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter. Nous étions dans un restaurant où les plats traditionnels ne sont pas une aberration et j’avais essayé de lui faire goûter des pieds de porc panés, ce dont les deux représentants Gallimard qui nous accompagnaient (et offraient le déjeuner, merci à eux) l’avaient dissuadée. Je le regrette pour elle, et j’espère qu’elle a eu au moins une autre occasion d’essayer cela – mon repas, ce jour-là, je n’allais pas me dédire et, de toute manière, j’aime.
Le but de cette note n’était pas de vous raconter cette histoire (encore que…), mais de signaler le Prix Marguerite Yourcenar qui vient d’être attribué à cette grande écrivaine. Je signale au passage que je ne parle plus aux personnes qui comparent les livres de Christine Angot à ceux d’Annie Ernaux. Si l’intention est en partie la même, le talent n’est que d’un côté. Ne confondons pas une écriture et une tentative d’écriture. Merci.
Et voici, pour mémoire, des textes écrits à une époque dont les archives n’ont pas disparu.

Annie Ernaux pratique la mise à nu de sa propre existence avec une rigueur qui ne laisse, dans l’écriture, aucune place à l’émotion et fait naître celle-ci, au contraire, chez le lecteur. Il est vrai que, si les mots sont sagement alignés dans l’apparence de la froideur, ils ne font pas l’économie des sujets les plus difficiles. Celui qu’elle aborde cette fois-ci n’a cependant rien de particulièrement original : Passion simple raconte en effet comment une femme vit l’envahissement de son existence par la seule attente de l’homme aimé.
Il est marié, et probablement vit-il cette liaison comme une aventure provisoire, dans les plages que lui laisse son emploi du temps. Elle, écrivant après coup ce qu’elle a vécu, doit bien s’avouer qu’elle ne l’ignorait pas tout à fait. Mais ce soupçon était, comme tout le reste, balayé par la passion.
« Seule celle-ci justifiait encore l’existence. Je n’étais plus que du temps passant à travers moi, dit la narratrice en constatant qu’elle vit pour l’attendre, puis, quand il est là, dans la crainte de son départ prochain, avant que recommence le cercle infernal à l’intérieur duquel elle se demande où est le présent. »
Ce qu’elle raconte est moins une histoire que la description d’un état. Une description lointaine déjà, mais indissociable de ce qui a été vécu. Le temps de l’écriture n’a rien à voir avec celui de la passion. Pourtant, quand je me suis mise à écrire, c’était pour rester dans ce temps-là.
Il y a quelque chose d’obscène – obscénité nécessaire – à décortiquer ainsi, presque cliniquement, ce qui fut vécu dans la fièvre. Ce n’est pas par hasard si, dans une espèce de prologue qui n’est pas désigné comme tel, Annie Ernaux décrit une scène de film X vue à travers le brouillage de Canal + : tout montrer est bien son projet ; et elle s’en explique brièvement : « Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »
Et puis, bien que nous ayons parlé de la narratrice et d’Annie Ernaux, il est impossible de ne pas les confondre à la lecture. Annie Ernaux ne fait rien pour masquer qu’elle est la narratrice. Nulle part Passion simple n’est qualifié de roman. Tout ce qui s’ajoute à la situation principale peut aisément passer pour un commentaire de l’auteur s’identifiant avec le personnage. Et Annie Ernaux va jusqu’à répondre par avance à ceux qui lui reprocheraient son « exhibitionnisme » : « Je ne ressens aucune honte à noter ces choses, à cause du délai qui sépare le moment où elles s’écrivent, où je suis seule à les voir, de celui où elles seront lues par les gens et qui, j’ai l’impression, n’arrivera jamais. »
Malgré tout, ce moment est arrivé. Il ne dure pas très longtemps – Annie Ernaux écrit serré, pas un mot de trop –, mais on le prend comme un coup de poing en pleine figure : ainsi donc, c’est ça, la passion ? On le savait, on ne voulait pas le savoir. Maintenant, on n’a plus le choix.

C’est Michel Tournier, si nos souvenirs sont exacts, qui avait annoncé, dans une liste de livres à paraître, un journal « extime ». L’ouvrage n’a pas été, jusqu’à présent du moins, édité, et Annie Ernaux vient de rattraper ce projet avec un Journal du dehors qui rejoint parfaitement ce qu’on imaginait derrière le projet de l’académicien Goncourt. Il ne s’agit pas, en effet, seulement de regarder autour de soi pour voir comment vivent les autres. Il s’agit plutôt de se définir par rapport à ces manières d’être, et de prendre conscience d’une existence liée à celle des autres. « C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du RER, les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan, qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps, que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-même, dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres. »
Ce sont les dernières lignes du livre. Elles justifient, d’une certaine manière, l’existence de celui-ci. Car, pour le reste, il est très peu explicatif. Seulement descriptif, au plus près de ce qui arrive autour de l’auteur. Un couple dans le métro, le geste d’un clochard, la présence d’un ramasseur de caddies sur le parking du supermarché, autant de miniatures qui, les unes derrière les autres, constituent un tableau à la fois vaste et daté. Car les textes d’Annie Ernaux, écrits de 1985 à 1992, prennent déjà en compte, même sans le vouloir nécessairement, l’écoulement du temps. Des choses changent en sept ans, et elles apparaissent, comme apparaît le premier mendiant à un endroit précis, comme disparaît au contraire le ramasseur de caddies, comme se démolissent des immeubles cependant chargés d’histoire…
Journal du dehors est un livre-sismographe. Nous éprouvons les secousses de ce qui nous entoure, et Annie Ernaux en trace les courbes à notre usage, même si c’était d’abord au sien propre.
Parfois, parce que certains sujets sont proches, ou auraient pu être traités de cette manière, on pense aux Mythologies de Barthes. Trois lignes suffisent à nous y renvoyer, peut-être pour mieux faire comprendre ensuite en quoi ce projet-ci est différent. Il n’est certainement pas opposé à celui des Mythologies, ce serait trop simple, mais il n’est pas situé au même endroit, ou bien il est perçu d’un autre. D’ailleurs, il est déjà d’une époque postérieure, ce qui pourrait suffire à marquer d’importantes différences. « Pourquoi je raconte, décris, cette scène, comme d’autres qui figurent dans ces pages », se demande Annie Ernaux avec une écriture faussement débraillée. « Qu’est-ce que je cherche à toute force dans la réalité ? Le sens ? Souvent, mais pas toujours, par habitude intellectuelle (apprise) de ne pas s’abandonner seulement à la sensation : la « mettre au-dessus de soi ». Ou bien, noter les gestes, les attitudes, les paroles de gens que je rencontre me donne l’illusion d’être proche d’eux. Je ne leur parle pas, je les regarde et les écoute seulement. Mais l’émotion qu’ils me laissent est une chose réelle. Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations. (Souvent, « pourquoi ne suis-je pas cette femme ? » assise devant moi dans le métro, etc.) »
La tentation de l’explication ne dure jamais longtemps, et sans doute aurait-il mieux valu citer des passages où Annie Ernaux est plus proche de son projet réel : montrer, garder une trace, se placer au plus près des autres. Sa vie, dans les endroits par lesquels elle passe ou par les actes qu’elle pose, transparaît de temps à autre. Moins, peut-être, que dans ses romans où l’autobiographie est aussi très présente. Ceux-ci mettent en scène, en effet, un personnage principal qui peut être confondu, à peu de choses près, avec l’auteur. Son Journal du dehors, au contraire, est un mur élevé autour de sa vie, avec parfois quelques ouvertures – mais le mur est accepté, car si ce n’était celui-là ce serait un autre, et un mur n’est pas nécessairement triste quand il délimite un territoire qu’on s’est choisi, serait-ce dans une ville nouvelle…

Se perdre (2001)
Entre le roman tiré d’un épisode vécu et les pages de journal qui le relatent au jour le jour, il y a la distance séparant Passion simple de Se perdre. Une dizaine d’années après avoir eu le désir vrillé au corps, Annie Ernaux laisse tomber le dernier masque, dans le tourbillon qui l’entraîne vers S., ce Russe qui fut son amant. La relation avec lui a un avenir limité. Le diplomate rencontré dans son pays, avec la naissance d’une attirance réciproque et violente, est en poste à Paris – mais il est marié et il repartira. Les jours et les semaines sont ponctués de moments volés, trop brefs malgré leur intensité. Très vite, Annie Ernaux apprend la peur : si l’appétit qu’elle éprouve pour son amant ne diminue pas, elle devine chez lui des signes d’éloignement. La distance se creuse. Annie Ernaux écrit, sur le même ton, les gestes du plaisir et les angoisses de l’absence. Elle s’interroge sur ses élans : sont-ils seulement sexuels ou s’agit-il d’amour ? Objectivement, les choses du sexe sont les mêmes quand on aime et quand on n’aime pas. Cela n’aide pas à répondre à la question, et n’est pas non plus une consolation.

La jalousie à l’état pur est une autre forme de passion amoureuse, plus envahissante peut-être encore. Annie Ernaux raconte ici comment, après avoir rompu avec son amant, elle n’a pas supporté d’apprendre que celui-ci a fait entrer une autre femme dans sa vie. Au scalpel, comme elle en a coutume, elle écrit comment elle vit ces semaines pendant lesquelles elle est obsédée par cette femme dont elle ne sait presque rien, et surtout pas le nom. L’occupation est exactement cela : un envahissement total par une personne qu’on imagine, qu’on croit deviner… jusqu’au moment où, d’ailleurs comme dans la passion amoureuse, les choses se calment. Mais, en attendant, quelle violence rentrée elle trouve en elle, apaisée peut-être seulement par les mots !

L’usage de la photo (2005, avec Marc Marie)
Il y a une photo qu’on ne verra pas. Mais elle est décrite avec complaisance. Les autres, de vêtements éparpillés sur le sol, se veulent des témoignages d’un amour pratiqué dans l’urgence. Certaines pages disent, dans le moindre détail, ce que montrent déjà les clichés. Puis tentent d’explorer ce qu’on ne peut voir. Un équilibre délicat entre journal intime et exhibitionnisme. Des moments de grâce entre des passages plus lourds.

Les années (2008)
Se souvient-on de Je me souviens ? George Perec y avait jeté, en vrac, des éclats de mémoire. Annie Ernaux lui rend hommage, reprend le projet et l’améliore : elle fait du rangement. Des années 40 à nos jours, elle revisite Les années de sa génération et des générations proches. Dans une vision collective où dominent « on » et « nous », elle imprime à son « récit glissant » la marque du temps qui passe. Une superbe réussite, qui lui vaut d’être rééditée sous le numéro 5000 de la collection Folio.

Au pays de l’hypermarché Auchan, c’est la fête toute l’année. On passe, sans avoir le temps de respirer, de Noël au ramadan ou à la Foire de printemps aux vins. Pour Annie Ernaux, l’hypermarché est une occasion de lever le nez des pages d’écriture. Pour mieux y revenir quand, pendant une année, elle tient le journal des moments passés chez Auchan, à Cergy. « Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
Annie Ernaux ne s’est pas mise à considérer les grandes surfaces comme un espace littéraire le 8 novembre 2012, date du début de ses notes. Elle en a parlé dans Journal du dehors, en 1993, et dans La vie extérieure, en 2000. Le monde sensible n’a jamais été limité, pour elle, aux relations entre intellectuels. Et ce terrain-là est particulièrement riche, parce qu’il en dit long sur notre société.
Elle relève tout ce qu’elle voit, hésitant à en tirer des leçons mais ne cachant rien des questions qui l’habitent. La population est différente selon les jours et les heures. Les mélanges ethniques sont nombreux. Les caisses automatiques remplacent celles où l’on tente de mesurer, avant de choisir une queue plutôt qu’une autre, l’efficacité de la caissière. Le super discount propose des produits moins coûteux, mais en grande quantité et d’une qualité douteuse. Le jaune des panneaux des prix d’accroche lui semble de plus en plus agressif. Il est interdit de lire au rayon librairie…
Pendant ce temps, au Bangladesh, une usine textile brûle : 112 morts. Puis un immeuble s’effondre, qui abritait des ateliers de confection : 1127 morts. Dans les deux cas, les ouvrières, puisqu’il s’agit surtout de femmes, travaillaient notamment pour Auchan. « Evidemment, hormis des larmes de crocodile, il ne faut pas compter sur nous qui profitons allègrement de cette main-d’œuvre esclave pour changer quoi que ce soit. »
Regard au plus près, regard qui prend de la hauteur : Annie Ernaux a tout vu, tout compris de cet univers-là.

Annie Ernaux ? L’écriture de soi, l’autofiction pour le dire vite. Voilà sa case, une fois pour toutes, depuis l’avortement des Armoires vides, le père de La Place, les amours et les déchirures intimes devenues romans. A peine romans, d’ailleurs très vite aucune mention de genre n’est plus apparue sur ses ouvrages. Les commentateurs en ont fait des récits autobiographiques. L’appellation, trop réductrice, ne lui convient pas vraiment, expliquait-elle à Frédéric-Yves Jeannet dans L’écriture comme un couteau. Elle lui préfère, précisait-elle, celle de récits « auto-socio-biographiques ». Genre, s’il s’agit bien d’un genre, dans lequel elle a atteint une sorte de perfection avec Les années, en 2008.
Elle aurait pu clore sa bibliographie avec ce chef-d’œuvre de l’intime partagé avec la multitude, car ses souvenirs sont communs avec bien des lectrices et lecteurs. Il lui restait cependant à creuser une étape de sa propre construction, les années 1958 et 1959, sur lesquelles elle passait rapidement dans l’entretien déjà cité, signalant qu’elle avait, en pleine guerre d’Algérie et grâce à une professeure de terminale, découvert en même temps le marxisme, l’existentialisme et Le Deuxième Sexe.
Elle n’avait pas tout dit sur celle qu’elle appelle « la fille de 58 » dans Mémoire de fille, qui vient de paraître et où elle s’interroge sur ce que sera son dernier livre. Elle ne voulait pas, en tout cas, disparaître avant d’avoir fixé l’image de la jeune fille qu’elle était alors. Voici enfin terminé un texte déjà entrepris auparavant, puis abandonné, une trace de ce qui a été vécu « un été sans particularité météorologique, celui du retour du général de Gaulle, du franc lourd et d’une nouvelle République, de Pelé champion du monde de foot, de Charly Gaul vainqueur du Tour de France et de la chanson de Dalida Mon histoire c’est l’histoire d’un amour. »
Fallait-il raconter à la première ou à la troisième personne ? « La fille de la photo n’est pas moi mais elle n’est pas une fiction. » La fille de 58 et la femme qui écrit possèdent la même identité – au nom près, qui a changé en cours de route – et la même mémoire de ce moment-là, mais celle qui écrit connaît la suite, et regarde à distance. La fusion ne sera pas totale, décide Annie Ernaux, toujours attachée à la manière dont s’écrivent des livres où la forme participe du sens. Va donc pour la dissociation de la personne à des âges différents, la première sera « elle » et la seconde « je ».
« Je » raconte donc comment « elle », Annie Duchesne, quitte pour la première fois ses parents et travaille comme monitrice dans une colonie de vacances. Occasion d’une prise de liberté qui ne va pas sans risques pour une Annie très innocente et pleine de désirs. Elle ne connaît rien de l’amour physique, elle n’a jamais vu un sexe d’homme, elle se lance pourtant à corps (é) perdu dans la découverte, prête à tout, « amorale et cynique ». Elle couche avec le moniteur-chef, pas seulement, elle ne voit pas où est le mal mais le regard des autres change. « Ai-je soupçonné à ce moment-là qu’elles me tenaient pour une petite pute sans cervelle ? »
Corps libéré mais techniquement toujours vierge, la fille de 58 était, depuis cet été-là, prisonnière d’un sortilège dont l’écriture aujourd’hui la sauve en l’emmenant jusqu’aux années suivantes, celles où la littérature s’offre à elle comme un grand paysage à parcourir sans fin, et à pratiquer en commençant un premier roman. Celle, on est déjà en 1963, où elle vérifie qu’en effet elle était vierge – et, du coup, ne l’est plus.
Passée brutalement et sans en avoir conscience du statut de jeune fille à celui de femme émancipée (ou « petite pute », pour beaucoup), Annie aura pris le temps d’effacer les événements avant de leur donner la force d’une initiation involontaire.