lundi 31 décembre 2012

L'autre rentrée littéraire


Après l’avalanche de nouveautés en août et septembre, après la distribution des prix littéraires en novembre, on a à peine pris le temps de souffler que, dès la semaine prochaine, c’est reparti. Les libraires francophones vont à nouveau crouler sous les piles de livres tout frais sortis de l’imprimerie. Succès annoncés et découvertes à faire, la saison s’annonce riche.
La production est en hausse : 520 nouveautés, c’est presque 10 % de plus qu’en 2012. Le marché s’ouvre, espèrent les éditeurs français, en cette année qui suit l’élection présidentielle – événement dont la triste réputation est bien établie : à la fin de chaque quinquennat, les ventes de fiction sont « plombées » par le déplacement des centres d’intérêt vers la politique. En janvier 2013, les esprits seront nettoyés de la pollution d’une campagne électorale et prêts, espère-t-on, à aborder d’autres rivages.
La traduction a le vent en poupe. De l’anglais (et de l’américain surtout) d’abord, tendance lourde qui se reflétera dans les listes de meilleures ventes dès le début du mois de janvier. Le deuxième volume de la trilogie érotico-sado-maso-gnangnan signée E.L. James sort le 3 janvier. Il n’y a aucune raison de penser que la suite de Cinquante nuances de Grey (chez Lattès) sera meilleure que le début. Mais il y a toutes les raisons de croire qu’elle sera achetée encore et encore.
De l’autre côté de l’Atlantique (E.L. James est britannique) nous viennent des écrivains beaucoup plus prometteurs. Jeffrey Eugenides n’en est qu’à son troisième roman avec Le roman du mariage (L’Olivier) mais la puissance de Virgin suicides et de Middlesex, ses œuvres précédentes, fait de chaque rendez-vous avec l’écrivain américain un moment plein d’espoir. Sa compatriote Joan Didion s’est, bien malgré elle, plongée ces dernières années dans les thèmes de la perte et du deuil. Après la mort de son mari, dont elle parlait dans L’année de la pensée magique, elle a dû vivre celle de sa fille adoptive, nœud de son nouveau livre, Le bleu de la nuit (Grasset).
Sur la vague du succès de son gros roman en trois tomes, 1Q84, l’éditeur français du Japonais Haruki Murakami exhume en février deux documents jamais traduits en français et groupés en un seul volume, Underground (Belfond). Après l’attentat au gaz sarin qui avait frappé le métro de Tokyo en 1995, l’écrivain avait enquêté sur les bords opposés de l’événement : côté victimes, d’une part, côté auteurs, de l’autre – des membres de la secte Aum.
Chez les écrivains français, le chéri de ses lectrices, David Foenkinos, revient au roman après l’échec du film réalisé d’après La délicatesse. Il l’affirme : Je vais mieux (Gallimard). Et commence ainsi : « On sait toujours quand une histoire commence. J’ai immédiatement compris que quelque chose se passait. Bien sûr, je ne pouvais pas imaginer tous les bouleversements à venir. Au tout début, j’ai éprouvé une vague douleur ; une simple pointe nerveuse dans le bas du dos. Cela ne m’était jamais arrivé, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. C’était sûrement une tension liée à l’accumulation de soucis récents. »
Le magazine Lire a choisi de présenter à ses lecteurs, dès ce mois de décembre, quatre ouvrages français de 2013. Yasmina Reza publie Heureux les heureux (Flammarion), roman explosé en multiples récits qui se croisent parfois. Catherine Cusset part vers l’Inde avec Indigo (Gallimard), une semaine marquante dans ce pays pour quatre Français. Andreï Makine réalise une variation, une de plus, sur Catherine II de Russie dans Une femme aimée (Seuil), à travers le projet de film conduit par un cinéaste. Et Patrick Rambaud termine avec soulagement sa chronique du règne de Nicolas Ier (comprenez Nicolas Sarkozy) : Tombeau de Nicolas Ier et avènement de François IV (Grasset).
Neuf titres cités parmi 520 nouveautés à paraître dans les deux mois qui viennent, c’est peu. Il y en aura évidemment bien d’autres à lire, d’autant qu’il faut ajouter, aux inédits, les rééditions au format de poche sur lesquelles nous nous focaliserons dans les semaines à venir : le dernier volume de la trilogie de Stieg Larsson, Millénium (Bebel) ; l’énorme succès de Douglas Kennedy, Cet instant-là (Pocket) ; un inédit de Ken Follet, Paper Money (Livre de poche) ; etc.

vendredi 21 décembre 2012

Je reviens bientôt

Vous l'avez probablement vu, ces derniers jours ont été silencieux dans ce blog. Et cela risque de durer encore un peu, mais pour mieux rebondir. Des choses à terminer avant la fin de l'année, des problèmes de connexion, une dizaine de jours à venir dans la fièvre d'événements personnels...
On se retrouve bientôt, et encore en 2012, promis.

mercredi 12 décembre 2012

C'est bien, Gallica, mais...

J'ai toujours aimé passer de longues heures dans les bibliothèques, et aujourd'hui bien plus qu'autrefois encore, sans quitter mon bureau grâce aux vastes rayonnages ouverts sur Internet. Si vastes qu'il est aléatoire de s'y promener sans but, pour le seul plaisir de flairer, de tomber sur un livre auquel on n'aurait pas pensé, de compter sur la chance pour découvrir. Sur Internet, et en particulier sur le site Gallica, il vaut mieux savoir ce que l'on cherche sous peine de se perdre très rapidement et de s'en déconnecter.
(Encore que... Mais, le plus souvent, je sais ce que j'y cherche, je me limiterai donc à ce cas de figure.)
Donc, supposons que je cherche, pour prendre un exemple pas du tout au hasard (c'est ce que je cherchais ce matin), le journal Les Annales coloniales de 1913. J'écris les mots du titre dans la fenêtre ad hoc (cher Capitaine, bonjour!), je clique et les résultats de la recherche apparaissent, du moins les 15 premiers résultats (sur 6224), classés par pertinence. Naïvement, je me disais que ce journal, ou un livre qui porterait éventuellement le même titre, devrait apparaître en première ligne. Mais il n'est même pas sur la première page.
Pourquoi?
Une raison me saute aux yeux: la recherche classique, chez Gallica, privilégie les partenaires commerciaux (même quand on cherche, quand c'est le cas, un document du domaine public sur un site du service public). Les premiers résultats sont payants...
Bon... Je limite ma recherche à "Type d'accès: libre", en pensant que, cette fois, cela devrait être correct.
Non. La première page de résultats (il en reste 6111) propose des volumes des Annales d'hygiène et de médecine coloniales (probablement très intéressantes mais, bon sang! ce n'est pas cela que je veux!) disponibles sur le site de Medic@.
Conclusion provisoire à ce stade: même les partenaires non commerciaux sont privilégiés par rapport au fonds de la Bibliothèque nationale de France.
Re-bon... Je re-limite ma recherche aux documents en provenance de la BNF.
Alors?
Toujours rien qui ressemble à l'objet de ma recherche. Des livres dont la description contient le mot "coloniales", oui, mais d'Annales coloniales, point...
Ah! Peut-être devrais-je choisir, comme type de document, "Presse et revues"? J'en suis à mon quatrième clic et... devinez ce qui se passe: le journal recherché n'est toujours pas dans la première page de résultats (sur 2172).
Là, je commence à m'énerver, à marmonner dans ma barbe: c'est quoi, la pertinence, pour Gallica? (Au passage, je précise que, si j'avais entouré l'expression de guillemets, je n'aurais pas été plus avancé dans ma recherche de résultats "pertinents".)
Et j'abandonne un moteur de recherche interne bien trop capricieux à mon goût pour me résoudre à ce que bien d'autres, moins confiants dans l'outil à leur disposition, auraient fait tout de suite à ma place: passer par Google. Je tape donc: "les annales coloniales Gallica" (sans guillemets, je ne les ai placés ici que pour marquer l'expression utilisée pour ma recherche). Devinez, une dernière fois...
En première ligne de résultats, voici un lien qui m'envoie directement vers la liste des années de publication. Je n'ai plus qu'à cliquer sur "1913" pour voir toutes les dates auxquelles des numéros sont disponibles.
Donc, c'est formidable, Gallica, oui, puisque j'y trouve ce que je cherche. Mais en passant par un moteur de recherche externe...
Ce n'est pas mon seul reproche. La suite demain...

mercredi 5 décembre 2012

Patrick Declerck, prix Rossel 2012

Ils étaient cinq sélectionnés avant la délibération finale du prix Rossel. Le jury s'est réuni il y a quelques heures, avec pour mission de choisir un seul livre (c'est-à-dire de renoncer aux quatre autres).
Le lauréat est annoncé en ce moment même au Palais des Académies à Bruxelles (à moins que le principe d'un embargo jusqu'à 19 heures n'ait pas été respecté, hypothèse qui me conduirait à publier cette note avant l'heure).
On applaudit donc bien fort Patrick Declerck, lauréat 2012 pour Démons me turlupinant.
Patrick Declerck, né à Bruxelles en 1953, est anthropologue, psychanalyste et philosophe. Mais c’est en ethnologue qu’il a connu le succès dès son premier livre, Les naufragés : Avec les clochards de Paris (Plon, 2001), paru dans la prestigieuse collection « Terre humaine ». Ses ouvrages suivants, marqués notamment par la fréquentation de Nietzsche, puisent à diverses sources dont l’observation de son propre corps attaqué par la maladie.
Autoportrait d’un psychanalyste en homme qui a été petit garçon et adolescent avant de devenir adulte. C’est un peu le principe de Démons me turlupinant, où Patrick Declerck s’examine de près et sans complaisance excessive, à la lumière de son expérience des autres. Des cas qu’il a traités fournissent des points de comparaison autant qu’ils lui permettent de justifier l’analyse dans ses différents aspects.
La culotte de Mémé ouvre sur le fascinant mystère de la femme découvert d’abord en deux dimensions dans des revues sur papier glacé. La sexualité s’éveille en exacerbant une imagination que l’on dit débordante, terrain plus fécond que l’attention scolaire. Un homme se forme, en partie contre son père auquel il reprochera de mourir au moment où il aurait pu voir (manière de parler, puisqu’il est devenu aveugle) paraître le premier grand article de son fils. Patrick Declerck ne cherche pas à éveiller la sympathie. Peut-être même joue-t-il de la provocation. On comprend mieux, en tout cas, comment il est devenu celui qu’il est aujourd’hui et pourquoi il a écrit ses livres.

Le prix du roman France Télévisions pour Antoine Choplin

Antoine Choplin est le genre d'auteur discret qui cisèle de petits livres presque parfaits - et dont j'aime suivre la production. Je sens que bien d'autres lecteurs vont maintenant faire comme moi: La nuit tombée vient de recevoir le prix du roman France Télévisions, un de ces prix du public comme le public les adore, et qu'il a raison d'adorer quand ils couronnent des livres comme celui-ci.

Antoine Choplin ne prend pas le temps de faire les présentations. Dès la première phrase, Gouri est là, arrêté après les derniers faubourgs de Kiev pour vérifier l’attache de la remorque. Gouri est sur la route, dans un paysage qu’il n’a pas vu depuis deux ans, il « devrait rejoindre Chevtchenko avant la nuit. » Il se dirige vers « la zone » où, comprendra-t-on, il a habité avant qu’elle soit interdite et où il veut récupérer une porte de son appartement, avec des inscriptions et les marques faites aux anniversaires de sa fille. C’est toute une expédition, semble-t-il, rendue difficile à cause d’un accident qui s’est produit dans la région. Antoine Choplin ne le dira pas non plus, car l’écrivain est économe de mots et d’informations (c’est d’ailleurs une de ses grandes qualités), mais il n’est pas difficile de deviner qu’il s’agit de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Des hommes et des femmes sont morts, d’autres sont malades, toute une région a été contaminée : la zone.
Pour s’y rendre, il faut rouler de nuit, étudier le parcours, éviter les postes de garde et les patrouilles. Une expédition, en effet. Dont le camp de base sera, avant d’entrer en territoire hostile, une maison amie dans laquelle un homme se meurt doucement, dans la fausse paix qui suit les grandes catastrophes. Là, on mange, on boit, on se donne des nouvelles des uns et des autres, on fait le point sur la situation dans les environs. Puis c’est le départ, avec Piotr pour accompagner Gouri, l’inquiétude devant ce qu’on ne connaît pas puisque personne ne sait dans quel état se trouve la ville où ils se rendent.
La nuit tombée est un roman bref qui étreint le cœur. Tout ce qui n’est pas dit est présent dans les gestes. Et les mots de la conversation ne s’écoulent que pour marquer le temps de ce voyage hors du temps, pendant lequel gagne le sentiment de la fragilité humaine.

Jean-Claude Pirotte, prix Goncourt de la poésie 2012/Robert Sabatier

Je n'ai pas attendu que Jean-Claude Pirotte reçoive, l'année dernière, le prix Apollinaire pour vous en parler ici. En 2009, ses poèmes avaient été rassemblés dans un gros volume, Le promenoir magique, que je vous avais présenté. J'y reviens - sous une autre forme, et en ajoutant quelques livres (pas tous), jusqu'au dernier que j'ai lu cette année. L'occasion est belle: il vient de recevoir le prix Goncourt de la poésie, rebaptisé cette année Robert Sabatier en hommage au romancier, poète et grand amateur de poésie disparu en juin (deux notes à lire dans ce blog, ici et ). Pour l'ensemble de son oeuvre, s'il vous plaît. Et peut-être aussi un peu pour le partage qu'il fait, comme lecteur et commentateur des poètes, dans sa chronique mensuelle du magazine Lire. Petit parcours, donc...

On n’attendait pas vraiment Jean-Claude Pirotte au détour d’une «Enfantine». C’est pourtant bien le genre dans lequel il a lui-même rangé L’épreuve du jour, qui n’est pas constitué tout à fait de souvenirs d’enfance, mais de l’image de ces souvenirs. Jean-Claude Pirotte est écrivain trop fin pour ne pas faire la différence... «J’ai bien peur que mon enfance ait cessé de m’appartenir. Que même elle ne m’ait jamais appartenu, c’est à tout prendre un peu le sujet de ces pages décousues. Peut-être l’enfance n’est-elle qu’illusion romanesque, une manière de tricher avec la mort en se dérobant aux atteintes de la vie.»
Une fois encore, il suffit de quelques phrases pour qu’opère la magie d’une écriture dont la souplesse est extraordinaire. Puis les personnages se mettent en place: le grand-père adoré, la mère silencieuse, l’indispensable Germaine, le souvenir d’Hélène, le père détesté, l’enfant considéré comme un personnage, le vent et la pluie, les bistrots. Quelques fantômes qui reprennent vie pour l’auteur comme pour nous.
Le regard sombre, voire désespéré, de Jean-Claude Pirotte se tempère de tendresse, et la certitude de la mort n’est plus rien si se voir mort est une manière de tenir la fin à distance.
Il y a, dans ce livre, quelque chose d’un apaisement, non pas qu’il n’y ait plus de blessures, mais celles-ci, acceptées une fois pour toutes, ne peuvent plus diffuser qu’une douleur sourde dont la présence constituerait presque un accompagnement amical.
Cet apaisement est d’autant mieux ressenti que Fond de cale, roman maudit à l’histoire éditoriale pleine de malheurs, est réédité en même temps alors qu’il était paru en 1984 – mais n’avait pratiquement pas été diffusé.
L’histoire de Jan Idsega, qu’il écrit, est lourde de souvenirs qui n’ont, eux, rien d’amical. Elle commence, c’est tout un symbole, par l’explosion d’une hirondelle contre la voiture du narrateur. Une hirondelle ne fait pas le printemps. Certes, mais elle peut donner le ton d’un livre déchiré. Coupable, Jan Idsega? Et de quoi? Il est vrai que Hilde n’est plus là. Mais, pour le lecteur, un mystère subsistera. Fond de cale est un roman noir, mais pas au sens réducteur où on l’entend dans le monde du roman policier.
Les deux livres sont, on l’a compris, différents. Mais ils sont bien l’œuvre du même écrivain, qu’on retrouve toujours avec plus que du plaisir.


Il y a sept ans, Jean-Claude Pirotte recevait le prix Rossel. Le temps d'Un été dans la combe, on se disait donc qu'il était, finalement, un écrivain «convenable», bien à sa place dans un palmarès où figurent à peu près tous les meilleurs romanciers belges de notre époque. On reprend aujourd'hui ce roman, à l'occasion de sa réédition sous un nouveau titre. On l'ouvre, et c'est à nouveau la complicité avec un narrateur qui, pour s'être installé dans un paysage bien précis, ne vient pour autant de nulle part. Quand un médecin lui demande les renseignements nécessaires à sa fiche, il répond: «Je suis étranger, mon nom, mon âge, qu'est-ce que cela peut vous faire?» Cet homme est une énigme qu'on est tenté de reporter sur l'auteur lui-même. Il est minuit depuis toujours ne nous livrera cependant pas la clef, à moins de se contenter d'une clef qui ne tourne dans aucune serrure, qui se contente - c'est déjà beaucoup - de peser dans les mains, avec la sensation si particulière d'un objet réel et cependant à destination inconnue.
La musique y occupe une grande place, comme si les mots n'étaient pas toujours suffisants. Et pourtant, les mots continuent de s'aligner sur les pages des carnets, ceux-ci livrés ensuite au lecteur dans leur état initial, ou réputé tel, ce qui peut être très différent.
«Avez-vous remarqué que, pour parler des mots, il faut les employer? C'est pourquoi nous ne pouvons en sortir. Je connais des gens qui s'expriment par onomatopées, néologismes, etc. C'est ajouter à la confusion. Moi, je crois dur comme fer à la littérature. Dans un sens. Par ailleurs, notez bien, je n'y crois pas du tout. Je ne suis pas de mon temps. Mais de quel temps, alors? Je serais bien en peine de vous le dire.» C'est ainsi que Jean-Claude Pirotte, quand il se collette avec les interrogations fondamentales de l'écriture, les détourne de leur sérieux habituel pour en faire une sorte de jeu - c'est-à-dire, somme toute, quelque chose de très sérieux quand même. Avec lui, on n'en sortira pas. On croit le tenir, l'avoir compris une fois pour toutes, qu'il s'échappe encore, au bord du silence qui le tente mais renonçant à y croire vraiment.
Il est minuit depuis toujours nous renvoie dans le flou, c'est-à-dire à nous-même. Jean-Claude Pirotte est de ces écrivains dont la compagnie, pour n'être pas toujours confortable, est cependant génératrice d'une meilleure connaissance de l'homme, dans ses contradictions les plus complexes. Même dans le petit texte intitulé Sainte-Croix-du-Mont, du nom d'un lieu situé dans un vignoble, et qui paraît avec des photos de Jean-Luc Chapin, Jean-Claude Pirotte parvient encore à nous faire signe: le passé et le présent nourrissent l'attente, préparent à la rencontre...
Dommage que le nouvel éditeur de Pirotte, La Table ronde, ait cru nécessaire de multiplier les références: «Il y a du Chardonne, du Blondin et du Verlaine dans sa plume mélancolique.» Ouais... Fallait-il vraiment tout cela?

Cavale (1997)
En 1975, Jean-Claude Pirotte (Prix Rossel onze ans plus tard pour Un été dans la combe), avocat, était condamné à vingt mois de prison sans sursis pour avoir aidé un de ses clients à s'évader. Il a toujours nié le fait, mais s'est soustrait à la peine en franchissant la frontière, commençant une cavale qui donne son titre à son nouveau livre - rangé dans le genre romanesque, et où il ne faut donc pas chercher trop de vérité, sinon celle que la fiction révèle en transfigurant la réalité.
Il n'empêche: on y retrouve tout Pirotte, l'apparent laisser-aller de quelqu'un qui préférerait faire n'importe quoi plutôt qu'écrire, mais qui, dès lors qu'il écrit, est touché par une grâce si haute qu'elle semble nous rendre meilleur. Il est de ces écrivains qui font du bien!
Cavale commence par la redécouverte d'un carnet, des notes prises pendant cette période. Qu'en faire? Un livre?
«Donc j'ai remis la main sur ce carnet entamé il y a vingt ans, j'en ai feuilleté les premières pages, ça commence par une description minutieuse du carnet, la couverture, les marges, le grain du papier, tout ça, j'ai pensé: bah, ça deviendrait vaguement un bouquin, je n'ai qu'à recopier, c'est l'histoire d'un type dont je ne sais pour ainsi dire rien, je peux y ajouter quelques parenthèses, allonger la sauce, inventer, retrancher n'importe quoi, aucun souci, je n'ai qu'à laisser courir, et c'est ce que, oui, c'est ce que je vais faire.»
La phrase se balance ainsi, sur un rythme hésitant, qui se montre en train de se chercher, qui se trouve, qui s'impose: bien sûr, le livre n'est pas exactement cela, il est beaucoup plus. On devine qu'il s'est construit progressivement, à partir de ces carnets, sur le thème d'une errance qui détermine non seulement les sujets abordés mais jusqu'au style.
«La vérité, c'est que je n'ai rien à dire. Ou pas grand-chose. Si peu de chose que ce n'est pas la peine d'en faire un plat. Ce peu de chose est pourtant ma seule fortune. C'est aussi le signe avéré de mon infortune.»
Fortune et infortune naissent donc à la même source, qui est aussi, heureusement, source de vie et d'écriture, quoi qu'il en dise.
Une cavale, est-ce forcément une aventure? Ici, pas au sens où on l'entend habituellement. Mais une aventure humaine, à coup sûr, où les hommes se frottent les uns aux autres, avec les grosses voix rudes qu'on prend dans les bistros après un peu trop de vin, juste assez cependant pour se sentir un ton au-dessus des conversations quotidiennes. Les affirmations définitives prennent ainsi leur vraie valeur, c'est-à-dire aucune. Il y a du Blondin quelque part dans cette voix-là.
Tout pourrait tenir en un mot: liberté. Liberté d'exister et liberté de parole. Le narrateur s'approprie les lieux, les visages, et surtout une langue emplie de fulgurances. Cavale est un livre qu'on peut ouvrir à n'importe quelle page, et éprouver immédiatement une séduction à laquelle il est impossible de résister pour autant qu'on soit sensible à cela.
Au hasard, donc: «Au fond de l'arrière-salle brumeuse on entend gronder la rumeur d'un siècle ancien.» Ou bien : «Le temps est venu pour nous, cher Macache, d'établir notre fortune. Voilà qui est dit.» Et ailleurs : «Je l'entends encore, Maurice de Thonnance, parodier à l'envi les poètes abstinents, et grommeler au coin d'un comptoir son aragonade favorite: le vin c'est l'avenir de l'homme.»
Voici un roman plein de mauvais garçons et de filles douces, de rêves éveillés et de lectures vivifiantes. Jean-Claude Pirotte, l'air de rien, nous jette tout cela à la figure avec une force rare.

Un long monologue intérieur, du fond d’une prison. D’un cul de basse-fosse, comme on disait autrefois. Humiliations et tortures en sus. Abou Ghraib est le nom qui surgit immédiatement à l’esprit et l’on devine que Jean-Claude Pirotte a dû être, comme beaucoup, secoué (pour utiliser un terme modéré) par les photos diffusées en 2004. Secousse salutaire: l’écrivain s’est emparé de la part d’imaginaire masquée par l’hyperréalisme des images. Et donne à lire aujourd’hui un possible envers du décor.
Dans un texte composé d’une seule phrase sans véritable début ni fin, sans majuscule ni point, mais découpé en trois parties et en courts paragraphes, un homme rumine et cherche à ne pas perdre la tête. Il dit: «je ne suis ni saint ni martyr, je ne suis qu’un être déchu qui ne peut que se moquer de lui-même».
Absent de Bagdad repose, en grande partie, sur des malentendus, au sens où la Genèse les crée entre les hommes quand Dieu, pour les punir d’avoir voulu atteindre le ciel avec la tour de Babel, les sépara en leur attribuant des langues différentes: dès lors, ils ne se comprirent plus. La construction arrêtée, les hommes se dispersèrent.
Quand, aujourd’hui, ils se retrouvent, c’est parfois à l’occasion d’une guerre. Et ils ne se comprennent pas davantage: «au début j’avais réussi à écrire quelques mots dans ma langue, ou plutôt les graver du bout de l’ongle sur un carton minuscule que j’avais trouvé dans le noir en tâtonnant, ils ont dit que j’avais écrit le nom d’Allah et que c’était de l’arabe, mais ils se trompaient, il n’y avait ni le nom d’Allah ni aucun mot d’arabe, c’était le prénom de ma fiancée turque».
Le narrateur possède un avantage considérable sur ses bourreaux: il est cultivé et comprend plusieurs langues. Pour conserver cet avantage, il le garde secret. Et domine en permanence, de sa position peu confortable, ceux qui le retiennent. Les données s’inversent: «loin de réussir à contraindre sa victime à l’abaissement, le geôlier fait du misérable un homme à son plus haut degré d’humanité». Les peurs les plus vives sont du côté du pouvoir. Le prisonnier impuissant a pour lui une totale lucidité. Et un sourire (blessé) qui lui naît parfois sur les lèvres, à la plus grande irritation des autres.
Seuls ceux qui sont du côté du bâton croient en leur pouvoir. Depuis le début, le détenu a trouvé le moyen de s’évader. Les souvenirs l’aident un peu. Ainsi que de savoir exactement qui il est, jusque dans ses défauts. La perfection n’est pas de son monde. L’illusion de la perfection, de la justice, du bien, est en face. Et les illusions, on le sait, peuvent être mortelles…
Paradoxalement, ce texte venu des profondeurs, comme les Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski, d’un lieu où la lumière du jour n’arrive pas, est éclairé de l’intérieur et baigne dans une forme de bonheur. Le mot arrive plusieurs fois dans ces pages qui, presque à leur conclusion, disent: «que me reste-t-il sinon l’étrange pouvoir de prolonger encore et encore une agonie presque joyeuse».
Long poème en prose plus encore que roman, Absent de Bagdad est un livre poignant. Il nous tend un miroir dans lequel, sans entrer dans de grands débats philosophico-politico-religieux, un être humain remet en question l’ordre même du monde. Nous sommes à l’intérieur d’une agitation individuelle, pris dans un tourbillon de pensées qui cherchent à se structurer – et y arrivent, en dépit des circonstances.
Une leçon d’humanité. Voilà bien à quoi nous invite Jean-Claude Pirotte, pour qui le monde ne se colorie pas en noir et blanc. Son échelle de valeurs, celle de son personnage du moins, s’articule autour d’une perspective qui, sous sa plume, semble évidente: «qui donc leur dira qu’en niant la dignité de l’autre c’est à la leur qu’ils portent atteinte, c’est leur propre humanité qu’ils piétinent».


Cinquante ans de poésie (1953-2003), dont environ la moitié est inédite, cela fait un énorme pavé. Pourtant, il en manque: Jean-Claude Pirotte a perdu des manuscrits, il a publié d’autres livres depuis… Il n’a jamais pu se passer des mots, les siens et ceux des autres. Il semble bouger d’un bar à une chambre mansardée, d’une province à une province, avec toujours en poche son carnet de poèmes, accompagné d’un recueil d’un poète aimé. Pol Charles, qui a tout lu et relu, affirme qu’un de ses charmes tient au rabâchage, à la rumination. Sans doute: un demi-siècle ne le montre en définitive pas si différent entre ses débuts et ses textes récents.
Au contraire de nombreux débutants, Pirotte montre une étonnante maturité dans ses vers d’adolescent. Et il a déjà trouvé ce qui sera, ce qui est encore son inspiration: un quotidien revisité par des éclairs langagiers et des rapprochements inattendus. Un premier temps, il semble tenté par la chanson. Ce n’est peut-être qu’une impression, mais il y a, dans les années 50, bien des poèmes auxquels une musique donnerait une vie nouvelle.
Déjà, l’homme est vagabond: «je pars demain pour Sumatra.» Il ne change pas: dans Le promenoir magique, dernier recueil d’un vaste ensemble, il n’est question que de mouvement.
Mais on ne définit pas Pirotte en vitesse. Sa poésie se présente avec une exemplaire modestie. Il a «de moins en moins de mots», il écrit des poèmes «dépourvus de mystère poétique»«le poème ne résiste pas davantage / à la durée que l’amour et l’amour / comme le poème est seulement imaginaire / tu n’auras rien écrit tu n’auras pas aimé».
L’approche est douce mais dit parfois le sentiment de la perte, d’un abandon progressif. Tout n’est pas bleu ciel chez l’écrivain qui aime pourtant cette couleur. Il pleut comme à Rethel. Et «je ne suis parmi les ombres / qu’un reflet que l’ombre élude».
Cette somme est un art poétique. Le reflet d’une vie. Une formidable invitation à revisiter le monde dans ses aspects plus banals, mais traversé ici par des fulgurances qui obligent à s’arrêter longtemps sur une page avant de la tourner. Un livre de chevet à ouvrir souvent au hasard, jusqu’à faire naître une complicité nouvelle, histoire d’approfondir la familiarité que ressentaient déjà bien des lecteurs.

Le roman, avec Jean-Claude Pirotte comme avec d’autres poètes, est un genre certes fréquentable (il l’a souvent prouvé) mais à condition de l’entreprendre par les marges. Quitte à constater qu’une véritable intrigue est en train de germer: «Moi qui avais décidé d’écrire en guise d’exercice quelques pages où je me serais épanché à l’abri des regards, d’écrire Place des Savanes en somme, je me suis trouvé sans préavis au cœur, voire à la périphérie, d’une intrigue policière qui tient du roman populaire à six sous.»
Les ingrédients du roman populaires sont en effet réunis. Le narrateur ne ment pas, au moins sur ce point. Dans une atmosphère à la Mac Orlan, un jeune lecteur cite Armen Lubin et un vieux flic se demande quel rapport il peut y avoir entre cet Armen Lubin et le meurtre qui s’est produit dans la taverne où les deux personnages se rencontrent. S’affrontent, presque. Sur des terrains si personnels qu’ils ne coïncident jamais tout à fait. Sinon dans les regards convergeant vers la serveuse. Toute une histoire aussi, cette serveuse…
Il y a bien une place des Savanes, le titre ne ment pas non plus. Un lieu où l’on se cache aisément et où vit le grand-père. Prêt à transmettre sa succession au jeune lecteur qui est aussi le narrateur. Dans l’héritage annoncé, la plus belle part peut-être est un couple de geishas, les sœurs Ma, dotées de jambes affolantes dans leurs jupes fendues, sensuelles et exotiques comme le voyage que l’on ne fera jamais. Sinon place des Savanes. Pas besoin d’aller plus loin, ni de transformer l’errance du roman en logique policière. Le flou convient à celui qui, repensons à la citation du début, se plaît autant en périphérie qu’au cœur du récit, et tant mieux si l’on s’y perd.
On ne s’y perd d’ailleurs pas tellement, au fond, à condition de prêter l’oreille. Les mots des poètes s’accrochent à la mémoire, forment une traîne pareille à une étoile filante, et il suffit de suivre la trajectoire pour récolter une moisson digne d’un viatique. «Sois sage, ô ma douleur» pour Baudelaire ici, ou, là-bas, avec Odilon-Jean-Périer: «Une forêt d’anges / Sonne et marche: c’est un orgue.» Et tant d’autres, dans une promenade où l’on rencontre Neuhuys, Gérard Prévot, Hugo ou Montaigne. Montaigne? Ce n’est pas un poète, rétorquera l’amateur de catégories bien nettes! Et pourtant, si, quand il s’inscrit dans le flux d’une langue amoureuse et gourmande.
Place des Savanes est par ailleurs truffé de phrases que l’on doit à Jean-Claude Pirotte lui-même, et qui brillent assez violemment pour s’y arrêter, le temps d’en extraire tout le goût: «J’avais appris peu à peu que la fin des temps c’est pour aujourd’hui – au plus tard pour demain.» Et, puisque le narrateur est jeune, bien que riche de ses lectures: «J’aurais nourri ma jeune nostalgie d’une campagne aérée mais mystérieuse en ses confins et ses détours, comme celle de Morven le gaëlique, et j’aurais pu moi aussi rêver…»
Aux confins du roman – dites: la périphérie, si vous voulez –, la phrase ne suit pas le but précis que pourrait lui donner un architecte scrupuleux. Elle traîne un peu, s’alanguit, puis un dialogue s’installe, aux répliques sèches, sans pour autant faire avancer l’intrigue. Est-ce donc un roman paresseux? S’il faut se résoudre à le qualifier ainsi, ce sera pour faire, du même coup, l’éloge de cette paresse grâce à laquelle les détails sont mis en relief par des lumières rasantes. Quant à la présence de l’alcool, sans lequel l’univers de Pirotte perdrait une partie de son identité, elle est teintée d’une vague tristesse, comme si la vérité n’était plus au fond de la bouteille – pour autant qu’elle s’y soit trouvée un jour – mais que la gorgée de plus, nécessaire à l’ivresse, révélait une ombre de vérité, projetée sur un mur de mensonges.
On se trouve bien à cette adresse fournie par Jean-Claude Pirotte. On se blottit on fond des pages, on s’en fait un duvet. Et s’il gratte un peu, c’est pour mieux se sentir vivant.


Ajoie (2012)
Poète migrateur plutôt que voyageur, Jean-Claude Pirotte se pose là où l’appelle le souffle du vers. Cette fois, saint Fromont l’a requis sur le plateau de l’Ajoie, dans le Jura suisse. Ne cherchez pas Fromont dans le calendrier: il n’existe que dans la tradition populaire et dans un livre de Pierre-Olivier Walzer, pas dans la liste officielle de l’Eglise. Voilà qui plaît à un écrivain peu soucieux de respecter les normes et dont le pas marque les territoires successifs. Ceux-ci ont néanmoins tous en commun d’être traversés par une poésie d’apparence familière dans laquelle l’ironie douce fait merveille quand il fait rimer, par exemple, «milan» et «mille ans», bien que ce soit davantage: «mais il fallait une rime / et rimer n’est pas un crime / ça fait partie du décor».
Le décor, vivant et scruté par un œil attentif, habite les pages. Les époques se superposent avec le passage des peuples qui, au fil du temps, se sont succédé au pays de l’Ajoie. Dont Jean-Claude Pirotte précise rapidement, afin que le doute ne soit pas permis, que le nom n’est pas construit avec un alpha privatif (ce qui signifierait «absence de joie») mais qu’il est «l’Ajoie comme la joie». Teintée parfois, cependant, d’une réflexion sur l’âge, entre mélancolie et soulagement: «l’heure vient d’échanger contre un corps volatil / cet encombrant fardeau d’os d’humeur et de chair».

P.-S. Il est plusieurs fois question du prix Rossel dans ces articles, parce que Jean-Claude Pirotte l'a reçu en 1986. Heureuse coïncidence: le prix Rossel 2012 sera remis aujourd'hui soir. Je vous ai présenté les cinq finalistes il y a un peu moins d'un mois.



mardi 4 décembre 2012

Test de la page 99, prix de la page 111, 112... De qui se moque-t-on?

Contamination du zapping devant la croissance exponentielle du nombre de chaînes de télévision? Influence de Twitter où il faut faire court? Etat général d'une population en proie à la paresse? Même la lecture rapide est dépassée par le mouvement, puisqu'il n'est plus question de lire un livre dans son intégralité pour juger de sa qualité. Une page suffit. Les initiatives se multiplient (le test de la page 99, le prix de la page 111, celui de la page 112), nous n'avons pas fini d'en voir fleurir d'autres, puisque cela nourrit au moins la conversation, voire la polémique. (David Caviglioli a déjà dit sur le sujet à peu près tout ce que j'en pense dans Peut-on juger un livre en n'en lisant qu'une page? mais, la preuve que ça fonctionne, j'y reviens moi aussi.)
Coup de chance, le prix de la page 111 est allé à un roman que j'aime beaucoup et dont je vous ai d'ailleurs parlé ici, La blonde et le bunker, de Jaluta Alikavazovic. Mais, entre nous, on aurait pu tout aussi bien choisir la lauréate au hasard, elle avait à peu près les mêmes chances de l'emporter. On nous dit que chaque page d'un roman est représentative de son ensemble. Mouais... On ne m'ôtera quand même pas de l'idée qu'une fiction est faite pour être lue de la première à la dernière page, sans sauter une ligne, parce que nul lecteur ne sait à l'avance où l'écrivain a caché les noeuds de sa narration, les petites bombes qu'il fait exploser sous nos pieds, les surprises et les digressions. Et parce que, bon sang, si quelqu'un a travaillé son texte jusqu'à lui donner une forme définitive (ou à peu près, oublions provisoirement les remords qui influencent parfois une réédition), c'est parce que le livre doit avoir cette forme et aucune autre.
On nous dit aussi qu'un acheteur potentiel, en librairie, regarde la couverture et la quatrième de couverture, le nom de l'auteur, parfois celui de l'éditeur, feuillette, lit quelques pages, cherche à se faire une idée du ton, du sujet, en gros, de tout ce qui va l'amener à penser que le livre qu'il a devant les yeux lui conviendra - ou non. C'est vrai. Mais aucune mécanique ne conduit ce découvreur à ouvrir systématiquement l'ouvrage à la page 99, ou 111, ou 112, et à s'arrêter là. C'est beaucoup plus subtil...
Voilà pourquoi vous ne trouverez jamais, dans Le journal d'un lecteur (ou dans mes articles du Soir), d'avis fondé sur une page d'un livre, ou sur une lecture superficielle. Bien sûr, ça prend plus de temps. Et alors? Quand on aime, on ne compte pas. (Je viens de passer une quinzaine d'heures à lire le dernier roman traduit en français de Richard Powers, Gains, et je me réjouis de l'avoir fait.)

dimanche 2 décembre 2012

Cinquante ans de Pocket et 10/18

En 1962, les collections de poche de littérature générale n’encombraient pas les librairies. Le Livre de poche dominait le secteur de la tête et des épaules, J’ai lu lui faisait à peine un peu d’ombre. Cette année-là, pourtant, naissaient 10/18 et Presses Pocket – qui deviendra Pocket. Les deux collections sont toujours là.
Si on jette un coup d’œil sur les 25 meilleures ventes de la semaine au format de poche selon Livres hebdo, on trouve Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson (3e), Remède mortel, de Harlan Coben (4e), L’équation africaine, de Yasmina Khadra (10e), L’appel de l’ange, de Guillaume Musso (14e), Petit traité de vie intérieure, de Frédéric Lenoir (17e), Les sirènes de Saint-Malo, de Françoise Bourdin (18e), Vertige, de Franck Thilliez (19e), L’étrange voyage de monsieur Daldry, de Marc Levy (20e), Les dieux voyagent toujours incognito, de Laurent Gounelle, tous publiés par Pocket. Et, chez 10/18, 1Q84, livre 1, ainsi que le Livre 2  du même roman, de Haruki Murakami (13e et 22e). Soit dix titres sur cette liste pour deux maisons devenues, sinon sœurs, au moins cousines comme le prouve, en illustration au bas de cette note, le rapprochement entre deux titres (grand format) publiés simultanément il y a quelques jours chez l’une et chez l’autre.
Pocket et 10/18 ne courent cependant aucun risque de se confondre à travers cette opération commune. Dès les débuts, chaque collection avait une identité particulière, une sorte d’empreinte génétique qui a certes évolué. Prenons les deux premiers titres de l’une et de l’autre, dont voici les couvertures.
Côté 10/18, un philosophe français du 17e siècle (il ne s’agit pas de la couverture originale, mais d’une réédition ultérieure). Côté Presses Pocket, comme on disait encore à l’époque, la novélisation d’un film américain par un romancier populaire de même nationalité. Le ton est donné. 10/18 est une collection pour étudiants et intellectuels, dans laquelle les sciences humaines occupent une place importante, davantage encore dès 1968 avec l’arrivée de Christian Bourgois à la barre éditoriale. Pocket s’adresse davantage aux amateurs de distractions, sans pour autant être une insulte à l’intelligence.
Il semble donc tout naturel de trouver aujourd’hui, pour en revenir aux meilleures ventes du début, le Japonais Murakami en 10/18 et, en Pocket, les auteurs français de best-sellers Guillaume Musso ou Marc Levy. Ils succèdent à Dostoïevski ou Marx et Engels, présents dans les dix premiers titres de 10/18, aussi logiquement qu’à André Castelot et Auguste Le Breton, deux auteurs qui avaient inauguré eux aussi le catalogue de Pocket.
L’image est cependant loin d’être figée, comme on le voit en feuilletant les brochures que les deux collections ont éditées à l’occasion de leur demi-siècle d’existence. Elles ont le même titre : Les 50 titres cultes, et elles donnent un reflet assez précis de ce que sont aujourd’hui les grandes tendances de chacune.
10/18 propose d’abord un de ses axes principaux, la littérature étrangère. On y croise des auteurs classiques, comme Jane Austen ou Virginia Woolf (deux femmes, deux Britanniques), des classiques contemporains surtout américains : Richard Brautigan, Armistead Maupin, Bret Easton Ellis, John Fante, Jim Harrison, Toni Morrison, Hubert Selby Jr., John Kennedy Toole, etc. D’autres écrivains viennent d’Inde, d’Europe du Nord, d’Irlande… Ces traductions représentent plus des deux tiers des titres déclarés « cultes », à côté desquels la littérature française semble bien pauvre, avec un seul titre de Philippe Besson. La dernière partie du catalogue propose quelques ouvrages du domaine policier, devenu un des fers de lance de la collection, avec d’abord quatre auteurs plongés dans le monde contemporain (avec ses turpitudes) et, pour finir, la plus belle réussite de la maison, les séries « Grands détectives ». La plupart sont historiques : Claude Izner nous entraîne dans le Paris de la fin du 19e siècle, Peter Tremayne dans le haut Moyen Age, Jean-François Parot dans les années qui précèdent la Révolution française, pour donner quelques exemples non limitatifs.
Chez Pocket, on a décidé d’oublier la barrière des langues. La première catégorie de la brochure, « roman contemporain » fait se côtoyer Marc Dugain et Nicholas Evans, Joseph Kessel et Douglas Kennedy, Jean Teulé et Stephen King. Le mot « contemporain » doit être compris dans un sens large, puisque Georges Bernanos, mort en 1948, entre encore dans cette catégorie, comme Aldous Huxley, disparu un an après la création de la collection. L’exploration se poursuit avec des thrillers dont la plupart, signés Dan Brown (Da Vinci Code), Maxime Chattam, Harlan Coben, John Grisham, Thomas Harris et d’autres, sont d’immenses succès de librairie. Les romans « féminins », puisqu’il existe une catégorie de ce genre, le sont tout autant, grâce à Danielle Steel ou Juliette Benzoni. Et la « S.F.-fantasy » est un secteur qui se porte à merveille, demandez aux lecteurs de J.R.R. Tolkien ou de Frank Herbert. Pocket, pas allergique aux documents, réédite des ouvrages de la collection « Terre humaine » ainsi que le livre capital de Primo Levi sur la Shoah, Si c’est un homme.

Un mot du présent, après avoir longuement évoqué les titres qui ont permis aux deux collections d’exister aujourd’hui encore. Ces deux ouvrages parus au début du mois, et dont nous reproduisons les couvertures, sortent du format « poche » habituel et comptent, ensemble, plus de 1700 pages. Impressionnant, certes. Le contenu l’est encore davantage. Cent reportages du quotidien Le Monde, qui vient de perdre son directeur de la rédaction, mort quasiment dans son bureau, à la tâche, et cent autres, lauréats du prix Albert Londres, sur les sujets les plus divers. Guerres et catastrophes sont au rendez-vous, bien sûr. Mais pas seulement. Deux exemples : en 2001, Eric Fottorino écrit pour Le Monde : Je suis un coureur, dernière des six étapes de la course cycliste du Midi libre, qu’il a toutes faites en vélo, partant avant les participants et terminant après eux ; en 1998, pour Libération, Luc Le Vaillant fait le portrait de Carla Bruni qui lui vaudra un prix Albert Londres – Nicolas Sarkozy l’avait-il lu ?

samedi 1 décembre 2012

Mon rendez-vous manqué avec Douna Loup

Les histoires d'agenda sont parfois idiotes. Il y a deux mois environ, j'avais accepté d'animer la rencontre avec Douna Loup qui aura lieu mercredi après-midi à l'Institut français de Madagascar (je constate d'ailleurs que mon nom se trouve toujours sur le site, j'en suis désolé pour celui qui me remplace). Je n'avais pas noté que le prix Rossel était attribué le même jour, rendez-vous qu'il m'est impossible de manquer. Il a donc fallu renoncer, ce qui ne m'a pas empêché de lire son nouveau roman, Les lignes de ta paume - et d'en apprécier l'écriture très travaillée en même temps que la justesse du ton sur lequel est restituée la vie d'une femme.
Avant d'en venir à Linda, 85 ans, l'héroïne de ce livre, un mot de Douna Loup elle-même. Née en Suisse en 1982, elle ne ressemble pas à l'image posée et cossue de son pays d'origine tel qu'on se le figure le plus souvent. Peut-être parce que ses parents, marionnettistes, étaient déjà hors cadre dans une société policée. Toujours est-il qu'à dix-huit ans, elle s'est embarquée pour Madagascar où elle a travaillé six mois comme bénévole dans un orphelinat. Puis qu'elle exercé des métiers très divers à son retour en Suisse, avant de plonger dans l'écriture - je ne parle ici que de la face visible de son travail d'écrivaine, c'est-à-dire des livres publiés, mais on peut penser qu'elle avait déjà produit d'autres textes avant d'exister en librairie (il faudrait peut-être le lui demander pour mieux éclairer son parcours).
En 2010, elle signe, avec Gabriel Nganga Nseka qui lui a raconté son histoire, Mopaya: Récit d'une traversée du Congo à la Suisse. Une traversée qui ne s'est pas faite dans la facilité, en passant par l'Angola. Douna Loup exploite ce qui doit être une de ses grandes qualités: un art de l'écoute qui lui permet de transposer, dans ses propres mots, la vie d'un autre - on retrouvera cette caractéristique dans Les lignes de ta paume. Si elle avait eu moins de talent, elle serait peut-être devenue une tâcheronne (tant pis si le Grand Robert ne prévoit pas de féminin pour ce mot) de la littérature, appliquée à écrire à la place d'autres des livres autobiographiques à usage des proches. Aurait-elle pu l'envisager si une maison d'édition ne l'avait pas accueillie? Encore une question que je ne lui poserai pas...
Toujours est-il que, quelques mois plus tard, elle publie un premier roman, L'embrasure, présenté comme un roman d'initiation dont Michel Abescat, dans Télérama, disait: "Roman d'initiation, roman d'amour hanté par le deuil, L'embrasure ne réussit pas toujours à tenir ensemble les fils qui le composent, à suivre tous les chemins qu'il ouvre. Mais il touche par la justesse de sa voix, cette façon de laisser parler le corps, les gestes, les sensations. A la fois conte intemporel et récit con­temporain, ce premier roman est incontestablement celui d'un écrivain."
Appréciation confirmée, donc, lors de la récente rentrée littéraire, grâce à Les lignes de ta paume. Je file tout de suite vers un post-scriptum qui m'attendait, tant sa teneur me semblait s'être précisée au fur et à mesure que je tournais les pages: "Je dois ce texte à la parole de Linda Naeff qui a eu l’envie, la confiance et la générosité de me confier des éclats de sa vie. Dans ces pages rien n’est inventé et tout est inventé… comme chaque vie qui se dit, qui s’écrit, qui peint ses propres ombres à la lumière des années portées sur les lignes. C’est du fil tendu entre mots et mots que ce texte est né doucement d’abord, comme un flot souterrain, puis qu’il a trouvé tout à coup son point de jaillissement."
Comme dans son premier livre, Douna Loup a donc d'abord écouté quelqu'un avant de transformer une vie en livre, sans chercher à raconter tous les événements mais en procédant par scènes successives qui, se heurtant les unes aux autres, font le bruit d'une existence.
La recherche d'images originales donne une couleur singulière au texte: "Ta mère prend son crayon noir et se met du froid sous les yeux." Ou: "Jeanne elle, reste blanche devant cette guerre à venir, cette guerre au nom résonnant, au nom de silence tabou." Ou encore: "Les gouttes roucoulent sur le toit, ta voix chante, ta voix puise dans une réserve infinie de mots, ta voix froisse, froisse, froisse l’air entre mon oreille et le combiné." Et cent autres que j'aurais pu citer. Je me demande si cette manière d'écrire lui est naturelle ou si elle est le résultat d'un long travail...

vendredi 30 novembre 2012

Canon, fugue et contrepoint pour René Belletto


Luis Archer est né le 6 juin 1966. Il est mort à la même date, comprend-il quarante-deux ans plus tard. Les premières lignes du roman de René Belletto posent cette affirmation, douteuse malgré le cadre enchanteur où le personnage principal la formule. C’est jour de marché à Saint-Maur, il fait beau ce 6 juin 2008, Clara rayonne d’une absolue beauté. Tout semble évident. Même l’affirmation initiale ? Presque : il faudra quand même 460 pages pour nous y faire croire.
Hors la loi est bâti sur des coïncidences dont la multiplication suscite les questions, induit quelques réponses et trouble en profondeur. Revient ainsi, de loin en loin, un quatrain inscrit dans la mémoire de Luis Archer qui n’en connaît pas l’origine : « Amours rêvés de ma jeunesse / Se sont enfuis avec le temps / Mais que jamais ne disparaisse / Le souvenir que je t’attends. » Curieusement – c’est loin d’être la seule chose curieuse ici – les mêmes vers sont calligraphiés dans un cahier qui appartenait à la mère de Clara.
Clara et Luis ont d’autres points communs. Ils sont tous deux pianistes, elle beaucoup plus douée que lui, qui fut enseignant et s’est reconverti dans la transcription de morceaux écrits pour d’autres instruments. Quand, pour la première fois, dans des circonstances tragiques, Luis entrera dans la maison vide de Clara, il verra, ouverte sur le piano, une partition dont il est l’auteur. A ce moment, deux semaines avant la scène d’ouverture du roman, ils ne se connaissent pas encore. Mais ils sont, l’un et l’autre, embarqués dans des histoires invraisemblables qui les conduisent l’un vers l’autre, en suivant leur destin.
Un destin très capricieux, sur le chemin duquel le romancier pose des bombes à fragmentation d’une redoutable efficacité. Luis Archer, qui fait la plupart du temps office de narrateur, tente bien de les désamorcer, mais il ne parvient, en les annonçant, qu’à faire frémir le lecteur dans l’attente des explosions – si l’effet est complexe, il n’en est que plus efficace.
René Belletto, par l’intermédiaire de son personnage principal, ne cesse de jeter un coup d’œil en avant, un autre en arrière, dans un jeu subtil auquel on se laisse prendre avec plaisir. Plus il feint d’organiser le récit, plus il en transgresse la chronologie, afin de mieux faire entendre les échos. Canon, fugue et contrepoint sont les formes empruntées par l’écrivain à la musique pour mieux déstabiliser le lecteur. Celui-ci mérite d’être averti : vers la moitié du livre se produit un événement encore plus incroyable que tous ceux qui l’ont précédé, et devant lequel il est légitime de hausser un sourcil. Pas beaucoup plus, car on n’en  aura pas le temps. Les voies suivies par Hors la loi ne sont pas de celles qui s’acceptent ou se refusent. Elles sont imposées par le pouvoir supérieur d’un manipulateur capable de tout. Même de nous faire croire à l’affirmation du début.

Au sommet du palmarès de "Lire", un premier roman

C'était arrivé en 2006, avec un livre que je n'aurais, pour ma part, pas placé aussi haut: Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, avait été choisi par la rédaction de Lire comme meilleur livre de l'année, toutes catégories confondues. Donald Ray Pollock, lui aussi, arrive en tête de ce palmarès annuel avec un premier roman, Le diable, tout le temps. Je ne l'ai malheureusement pas lu mais je connais au moins une personne que cela va réjouir...
Le choix du roman de Joël Dicker comme meilleur roman français de l'année a, en tout cas, tout pour me plaire. Il me donne à penser que les pisse-froid pour lesquels il s'agit à peine d'un livre ont vraiment tort de snober le souffle étonnant du jeune écrivain suisse le plus médiatisé de la saison.
Deux autres bonnes raisons d'applaudir à ce palmarès dans lequel, cependant, il me reste bien des choses à découvrir: Caryl Ferey auteur du meilleur roman policier avec Mapuche et Paul Fournel, du meilleur livre de sport avec Anquetil tout seul, voilà des choix qui auraient probablement été les miens aussi.

  • Meilleur livre de l’année : Le diable, tout le temps, Donald Ray Pollock, Albin Michel
  • Roman français : La vérité sur l'affaire Harry Quebert, Joël Dicker, de Fallois/L'Age d'homme 
  • Roman étranger : Dans la grande nuit des temps, Antonio Munoz Molina, Seuil
  • Roman policier : Mapuche, Caryl Ferey, Gallimard
  • Essai : Les gauches françaises/1762-2012. Histoire, politique et imaginaire, Jacques Julliard, Flammarion 
  • Découverte roman étranger : Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka, Phébus  
  • Autobiographie : La nacre et le rocher, Robert Misrahi, Encre marine  
  • Biographie d’écrivain : Chateaubriand, Jean-Claude Berchet, Gallimard
  • Histoire : Congo, David van Reybrouck, Actes Sud
  • Classique/Redécouverte : Autobiographie, Mark Twain, Tristam
  • Premier roman étranger : Un concours de circonstances, Amy Waldman, L’Olivier
  • Sortis du purgatoire : Joyeux, fais ton fourbi, Julien Blanc, Finitude
  • Livre audio : Les mémoires d’outre-tombe, de F.-R. de Chateaubriand. Par Daniel Mesguich, Frémeaux & Associés (4 CD)
  • Découverte - Roman français : Quel trésor ! Gaspard-Marie Janvier, Fayard
  • Nouvelles Etranger : Le lanceur de couteaux, Steven Milhauser, Albin Michel
  • Premier roman français : Les Sauvages, t.1 et t.2, Sabri Louatha, Flammarion
  • Jeunesse : Les trois vies d’Antoine Anarchasis, Alex Cousseau, Le Rouergue 
  • BD : Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage, Futuropolis 
  • Sport : Anquetil tout seul, Paul Fournel, Seuil   
  • Science : Dans le secret des êtres vivants, Nicole Le Douarin, Robert Laffont

jeudi 29 novembre 2012

Jean-Baptiste Harang entre souvenir et oubli


Le début est hésitant, comme s’il ne s’agissait, pour le narrateur, que d’un exercice inhabituel. « J’écris pour me souvenir. Sur ordre de la Faculté. » Oublier qu’on a à la main ses clefs de voiture, puis ne plus savoir où est garée l’auto, c’est peut-être un signe, en effet, que la mémoire est devenue quelque chose de fragile, dont il faut prendre soin et qu’il est peut-être possible de consolider en noircissant des pages emplies d’événements passés. Fixant ainsi à jamais la succession des faits.
Mais les faits ne se laissent pas maîtriser aussi facilement. La chronologie n’est pas toujours la meilleure manière de les prendre en laisse et de les ranger à l’abri de la poussière. Plus l’hésitation s’efface devant l’élan de l’écriture, plus la réalité devient multiple. Quand arrive une lettre anonyme, son auteur supposant qu’elle contient assez de détails pour ne laisser aucun doute sur son identité, l’écrivain se trouve aussi dépourvu qu’enrichi : il retrouve tout et ne reconnaît rien. La colonie des Cœurs vaillants, où l’épistolier comme son destinataire ont passé plusieurs fois des vacances, a laissé des traces différentes chez l’un et l’autre.
Les six ou sept pages de cette lettre sont la matrice, trop pleine ou trop vide, sur laquelle se bâtit un récit qui ne peut prendre en compte tous les éléments de la jeunesse. Récit à trous, donc, composé d’éclats resurgis parfois après de longues années – comme un pèlerinage effectué à contretemps, et dans une compagnie inadéquate, mais un pèlerinage quand même.
« Guy Debord a bien raison, la jeunesse est un état passager. La vie aussi, à peine plus long, mais à force de trop lorgner sur le premier, on risque de laisser filer l’autre comme si rien n’était. » Somme toute, si la jeunesse ne s’efface jamais, il n’est pas essentiel d’en préserver l’authenticité. On a le droit de la réinventer, à l’usage des années qui la suivent.
Réappropriation et liquidation : dans Nos cœurs vaillants, Jean-Baptiste Harang joue sur les deux tableaux, avec la distance subtile qui ne fait pas du lecteur, face à ce qui ne lui appartient pas, un étranger.