jeudi 26 mars 2020

Guillaume Musso, le grand écrivain et ses secrets

Guillaume Musso est un grand lecteur, personne ne le soupçonne du contraire. Il semble pourtant avoir besoin de le prouver sans cesse en multipliant les citations de haut vol : Umberto Eco, Shakespeare, Dany Laferrière, Margaret Atwood, John Steinbeck, etc. A la fin de son nouveau roman au format de poche, La vie secrète des écrivains, il fournit les références des 23 citations éparpillées dans le livre et la complète d’autres auteurs évoqués par leurs œuvres. Cette manière de faire est chez lui une habitude. Le goût du partage, aime-t-il à dire…
Pour une fois, concédons-lui cela, elle se justifie : le récit tourne autour de la vie secrète d’un écrivain et les références littéraires lui sont naturelles. Même si Nathan Fawles a renoncé à l’écriture après son troisième roman, paru presque vingt ans avant le moment où nous le retrouvons reclus sur l’île Beaumont, lieu fictif près de Porquerolles. Même si, l’exaspération naissant aisément chez lui, Nathan Fawles peut aussi se fendre d’un « Ta gueule ! » bien senti ou de coups de fusil qui en disent plus long qu’une phrase péremptoire quand on essaie d’envahir son territoire.
Une œuvre courte mais qui fascine encore, un prix Pulitzer, des entretiens donnés durant sa vie publique, puis le silence. Nathan Fawles est un mystère, quoi qu’en dise son agent : « Il n’y a pas de secret à percer. Nathan est simplement passé à autre chose. » Le croira qui veut. Pas nous, en tout cas, à envisager les trois cent et quelques pages qu’il reste à lire après cette affirmation. Et moins encore deux autres protagonistes qui cherchent à savoir ce qui se cache derrière les apparences.
Raphaël Bataille écrit mais son premier manuscrit, La timidité des cimes, est refusé par tous les éditeurs à qui il l’a envoyé. Lecteur, il appartient au large public passionné par les romans de Nathan Fawles et envisage de s’approcher de lui, au mépris de tout ce qu’il a entendu dire de sa sauvagerie. Devenu l’assistant du seul libraire de l’île Beaumont, il prend quelques risques pour pénétrer dans la propriété de l’écrivain. Les coups de fusil seront pour lui, avant que Nathan Fawles se dise qu’il aura peut-être besoin de cet intrépide jeune homme.
Mathilde Monney, journaliste suisse et séduisante, entreprend plus crânement l’approche. Que veut-elle ? Trouver matière à un papier retentissant ? Ou son initiative repose-t-elle sur des motivations plus personnelles ? C’est une des choses qu’il faudra découvrir, tâche que Nathan Fawles délègue en partie à Raphaël Bataille.
Au moment où le triangle se forme, l’ombre de la partie immergée de l’iceberg apparaît – là où se trouvent les secrets de l’écrivain, s’il y en a comme nous le pressentons. Le cadavre d’une femme assassinée est retrouvé sur l’île. Il n’y a pas de hasard dans un roman de Guillaume Musso : elle appartient, par la marge, au passé de Nathan Fawles. A partir de là, il ne reste plus qu’à tirer sur le fil du mensonge pour que tout vienne, comme dirait Philippe de Villiers.
Si la construction est d’une imparable logique, ne lui demandons quand même pas d’être vraisemblable. Il est difficile de croire au faisceau de coïncidences qui finiront par lever le voile sur ce que tout le monde ignorait. La mécanique est trop bien huilée, on la regarde fonctionner avec une certaine admiration pour l’architecte qui l’a imaginée – mais sans la moindre émotion.
Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un écrivain vend ses romans par palettes qu’il doit se croire dispensé d’une relecture attentive. Personne n’a pourtant, chez son éditeur, jugé bon de lui faire remarquer une phrase comme celle-ci : « Les derniers rayons de soleil patinaient le cuir de ses bottes à talons en cuir moutarde. » Ni l’incongruité qui consiste à reprendre la bouteille de saint-julien pour remplir le verre de Mathilde alors que le vin a été carafé au préalable…

vendredi 20 mars 2020

Coetzee remet Elizabeth Costello en scène

J.M. Coetzee n’aime rien tant que brouiller les pistes, transgresser la norme. Jamais de manière ostentatoire. Il ne clame pas : je veux vous étonner. Il se contente d’aller son chemin, de préférence à côté des sentiers habituels. Elizabeth Costello avait déjà été utilisée à cette fin dans le roman auquel son nom donnait le titre – en 2003, l’année où le Nobel de littérature avait couronné l’écrivain sud-africain. Elizabeth Costello se présentait comme une succession de discours à travers lesquels se dessinait la biographie de la romancière australienne, qui avait fait une première apparition en 1999 dans l’œuvre de Coetzee, avec un livre bref composé de deux chapitres repris ensuite dans le roman. L’abattoir de verre, sans en être une suite, prolonge l’histoire de cette femme et ressemble à un recueil de sept nouvelles qui ont d’ailleurs publiées en différents endroits de 2003 à 2017.
« Le chien », la première partie, décrit la tentative manquée d’une femme pour s’éviter le désagrément biquotidien d’être menacée par un chien quand elle passe devant la maison où, heureusement, il est retenu derrière le portail. Elle aurait voulu expliquer aux propriétaires de l’animal que, si elle pouvait lui être présentée, son agressivité perdrait toute raison d’être.
Dans la dernière, une des plus longues, qui donne son titre au livre, le fils de l’écrivaine, pas nommée cette fois mais on suppose qu’il s’agit toujours d’Elizabeth Costello, reçoit un coup de téléphone de sa mère qui lui expose le projet de construire un abattoir en verre. « Histoire de montrer ce qui se passe dans un abattoir. Un carnage. Il m’est venu à l’esprit que les gens toléraient le massacre d’animaux parce qu’ils n’avaient aucune occasion d’en voir un. Ni d’en voir, ni d’en entendre, ni d’en sentir un. » Malgré l’avis négatif du fils, elle insiste en lui envoyant un dossier fait de pièces éparses sur le sujet, pour qu’il voie s’il peut en faire quelque chose. Mais quoi ? Les pages qu’il lit ne l’aident pas à y voir clair. C’est lors d’une autre conversation avec sa mère que l’explication survient : elle se sent vieillir. « J’oublie même parfois qui je suis. Une sinistre expérience. Je perds la boule. Il fallait s’y attendre. […] Pour l’essentiel, je ne sais plus à quoi je crois. Mes croyances semblent avoir été recouvertes par le brouillard et la confusion. »
Voilà ce qui court à travers tout le livre : la prise de conscience de l’âge. De la crainte non justifiée d’un chien, au moins tant qu’il reste enfermé, à l’incertitude sur ses idées les mieux arrêtées, en passant par le souvenir d’un adultère, les cheveux teints, la résistance à un emménagement dans une résidence pour personnes âgées ou la place incongrue des chats (et de Pablo) dans une vie presque solitaire – sous deux angles différents –, tout converge vers cette question : qu’est-ce que vieillir ? S’il y a une réponse, mais ce n’est pas sûr, elle va vers un constat d’impuissance.

mercredi 18 mars 2020

La matière au bout des doigts et des mots de Maylis de Kerangal

Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle renouvelle la performance dans Un monde à portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections, surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal, sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie n’interdit pas la réalité. C’est formidable.

lundi 16 mars 2020

Comment Pauline Delabroy-Allard raconte Sarah


Une passion amoureuse et furieuse élève celles qui la vivent – car il s’agit de deux femmes dans le premier roman de Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah. Elle est aussi destructrice, revers de la médaille que les moments de grâce voudraient faire oublier mais que la réalité fait revenir sans cesse.
Au début, Sarah, dont le prénom n’apparaît pas encore dans le texte (mais il y a eu le titre, avant même d’ouvrir le livre), meurt à côté de la narratrice qui la veillait. Les trois pages du prologue sont la fin de l’histoire, il ne reste plus qu’à la raconter.
Tout de suite on est saisi par la description : « Ça raconte Sarah, sa beauté inédite, son nez abrupt d’oiseau rare, ses yeux d’une couleur inouïe, rocailleuse, verte, mais non, pas verte, ses yeux absinthe, malachite, vert-gris rabattu, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte le printemps où elle est entrée dans ma vie comme on entre en scène, pleine d’allant, conquérante. Victorieuse. »
L’allant de Sarah, si l’on ose l’écrire ainsi, contamine le rythme des phrases qui se déroulent, souveraines, à la manière d’un mécanisme que rien ne peut gripper. Que rien ne semble pouvoir gripper au début, du moins. Car rien n’est plus fragile que les amours fortes, qui périssent de leur exclusivité dévorant l’espace autant que les sens, coupant du monde extérieur pour recréer une bulle autosuffisante – en principe, car en pratique ça raconte aussi une autre histoire…
Mais ça monte, d’abord, avec une puissance irrésistible, jusqu’au moment où la narratrice se sent étouffer, n’être plus elle-même, avoir abdiqué toute revendication personnelle. A force de ne plus vivre que pour et même par Sarah, elle souhaiterait quelques plages de repos que son amante ne lui laisse pas – et les accès de violence n’arrangent rien. « Elle insiste pour partir en vacances avec ma fille et moi. Elle ne sait pas que je préférerais partir seule, que je suis épuisée par cette histoire, par sa présence dans ma vie. »
Même quand ça descend, on est porté par les vagues des phrases de Pauline Delabroy-Allard. Elle s’est inventé un ton qui fait parfois penser à celui de Duras et qui pourtant s’en éloigne très vite pour gagner des territoires n’appartenant qu’à elle – et, désormais, à nous.

dimanche 15 mars 2020

Quand Jean Rouaud était kiosquier

Cinquième volume de « La vie poétique », Kiosque prolonge et confirme l’engagement de Jean Rouaud à voir le monde et à l’interpréter dans un univers littéraire dont il cherche encore, à ce moment, la forme. Le cycle tend vers l’écriture, la publication, l’existence comme écrivain. L’auteur ne sait pas alors qu’il recevra tout en bloc, dès son premier roman, Les champs d’honneur, et le Goncourt 1990 en prime.
Nous l’avions rencontré chez lui, quelques jours avant ce prix qui allait tout changer. Il était encore kiosquier, il avait déjà conquis un public de lecteurs et de lectrices plus large que la promesse faite par son éditeur, Jérôme Lindon – trois cents exemplaires, avait-il annoncé –, plus large aussi que dans son espoir secret : « Je pensais à trois mille. Et j’imaginais une jeune institutrice de province dans son coin, le soir, lisant le livre. » Il écrivait depuis longtemps et avait entrepris diverses expériences stylistiques avant de trouver son chemin dans la mémoire et sur les champs de bataille.
Avec Kiosque, nous n’en sommes pas encore là. Rue de Flandre, Jean Rouaud vend la presse et observe la rue. Deux amis, un anarchiste et un peintre maudit, partagent ce lieu avec lui. Des personnages contrastés et romanesques dont les portraits sur le vif séduisent par l’impression de réel qui en ressort. De manière plus ramassée, le kiosquier-écrivain garde les traces de certains clients : « Mon vieux Chagall / A connu les pogroms / Dans sa jeunesse. » Sur le modèle formel de Bashô : « Après le chrysanthème / Hors le navet long / Il n’y a plus rien. » Et avec l’audace de Bashô qui rend un navet poétique. Tout est littérature pourvu que les mots d’un artiste s’en emparent. La leçon sera retenue et le kiosque devient un théâtre aux facettes multiples.
Les bruits du monde s’y heurtent à travers les journaux et magazines de toutes provenances géographiques, linguistiques et culturelles – certains pour un ou deux acheteurs fidèles seulement. A travers, surtout, ces lecteurs qui apportent, rue de Flandre, leur perception de l’actualité dans leur pays d’origine : « J’apprenais beaucoup de leurs commentaires agacés ou désabusés quand ils démontaient devant moi les analyses des prétendus spécialistes de l’actualité étrangère, me prouvant par A+B que ce qu’ils racontaient ne tenait pas debout. »
C’est un Beyrouthin qui décrypte les âneries sur le Liban, un Marocain frappé par la présence policière à Casablanca, la guerre en Yougoslavie qui s’annonce rue de Flandre avant même d’avoir commencé. Le kiosquier reçoit des nouvelles du monde entier, sans bouger de son édicule moderne (et glacial l’hiver), grâce à ses envoyés spéciaux. Ils lui fournissent le recul nécessaire devant les commentaires autorisés – et plus jamais Jean Rouaud n’aura confiance dans la parole des experts convoqués par la radio ou la télévision pour « expliquer », à leur manière, les crises…
Le kiosque a, sur celui qui y travaille, un effet inverse à celui de la caverne platonicienne : au lieu de limiter la perception de l’extérieur à quelques formes d’ombres, il projette des pans entiers de vérités restées obscures à qui se satisfait des versions médiatiques. Encore fallait-il, pour l’entendre et le comprendre, être ouvert à la variété d’une humanité concentrée en ce lieu. L’écrivain possède cette qualité, avec celle de nous la faire partager.

samedi 14 mars 2020

Didier Daeninckx en rogne (entretien)

Erik Ketezer, vétérinaire installé en Normandie, est originaire de Courvilliers, dans la banlieue parisienne. Le meurtre de son beau-frère en Thaïlande, où il se rend pour procéder aux formalités de rapatriement du corps, le ramène vers les lieux de sa jeunesse. Ils ont bien changé. Artana ! Artana !, le titre du roman de Didier Daeninckx réédité au format de poche, est le cri d’alerte des dealers pour signaler l’approche d’un danger. Mais les plus grands dangers se trouvent peut-être au cœur des mécanismes socio-politiques que l’auteur démonte en romancier. [Cet entretien a été réalisé en 2018.]

Courvilliers, est-ce La Courneuve, où se trouve la Cité des 4000, et Aubervilliers, ville à laquelle vous êtes très lié ?
Courvilliers est une ville imaginaire composite qui me permet de rendre compte de la banlieue où je vis depuis toujours, une espace dévolu pendant plus d’un siècle à l’industrie lourde, la sidérurgie, la chimie, et qui aujourd’hui vit une mutation très difficile après l’effacement progressif de la classe ouvrière. J’ai créé cette ville il y a plus de trente ans dans Le Bourreau et son double, puis l’ai réutilisée récemment dans Une oasis dans la ville ainsi que dans de nombreuses nouvelles. Si le nom est une contraction de La Courneuve et Aubervilliers, la description de la faillite de ces espaces emprunte aussi à ma ville natale, la royale Saint-Denis et pour cette fois à Bagnolet dont une partie de l’administration communale a été prise en main par les trafiquants au début des années 2010. C’est même cette dégradation morale accélérée de cette commune qui m’a incité à écrire Artana ! Artana ! lorsque les responsables du garage municipal ont été arrêtés par la police après la découverte de 6 kilos de cocaïne et d’armes de guerre dans les locaux. D’autant que ces personnages avaient également pour fonction de protéger le maire communiste de cette cité.
A priori, un vétérinaire installé en Normandie ne semble pas la personne la mieux indiquée pour comprendre un meurtre en Thaïlande. Pourquoi lui ?
Je pars toujours de mes expériences propres pour décider des décors et des personnages. Je me déplace en France en louant des gîtes dans lesquels je m’installe pendant plusieurs semaines pour écrire un texte. Là, les hasards de la location par internet m’ont fait loger dans une chaumière normande appartenant à un couple de vétérinaires, et j’ai découvert ce métier. Dans le secteur, mes balades m’ont conduit dans les vestiges de l’utopie agricole mise en place par le constructeur automobile Renault, en bord de Seine, à un jet de caillou d’un autre espace historique, le Moulin d’Andé  où fut tourné le film Jules et Jim et fréquenté par Georges Perec, Roland Barthes et des dizaines d’autres têtes pensantes.
Quelle est la part la plus intime dans « Artana ! Artana ! » ?
Le regard que porte mon personnage de vétérinaire sur la déliquescence de cette fraction de la banlieue est directement connecté au mien. Je me « raconte «  également en fin de volume à travers le personnage d’un comédien arménien censuré par les édiles pour son franc-parler.
En revenant à Courvilliers, Erik Ketezer n’y reconnaît rien. Et vous ?
J’ai vu les choses se dégrader et s’installer progressivement, et la coupure temporelle de mon personnage permet de confronter deux images radicalement différentes d’un même espace. Aujourd’hui, le territoire que je décris va accueillir les Jeux Olympiques et de plus en plus il sera raconté par les médias sous cet angle principal. Le fait que ce même espace soit le plus imprégné par le commerce industriel de la drogue et par la corruption massive des rapports sociaux est relégué en fond de tableau. On aura bientôt les Jeux les plus « propres » dans l’enceinte des compétitions elles-mêmes posées sur un océan de came.
Quelles sont les caractéristiques de cette dérive ?
Actuellement, selon les études sociologiques, le commerce de cannabis sur le territoire de la Seine Saint Denis procure du « travail » à 50 000 personnes au minimum. Cette économie parallèle est nécessaire à l’équilibre des territoires. On évite de voir cette réalité en face, mais une interdiction dure de ce commerce priverait des quartiers entiers de ressources. Aujourd’hui on se tire dessus entre les cités des Malassis et de la Capsulerie à Bagnolet, mais c’est moindre mal. Une répression décidée conduirait inévitablement à des émeutes qui feraient passer celles de 2005 pour un aimable carnaval. La légalisation me paraît être la seule alternative devant l’échec tragique des politiques menées depuis trente ans.
La corruption est-elle le principal fléau dont peut souffrir une démocratie ?
Dans les territoires que je décris, la démocratie est un souvenir. Dans une ville comme Aubervilliers, qui compte 85 000 habitants, il devrait y avoir 55 000 inscrits sur les listes électorales. Il y en a 25 000 et sur ce chiffre, aux élections municipales, il y a 60 % d’abstention. On peut décrocher le poste de maire avec 5 000 voix soit 7 % de représentativité. Et le maire mal élu d’Aubervilliers a démissionné au bout de deux ans, remplacé par une ambitieuse dont personne ne veut ! Pareil à Saint Denis (110 000 habitants) ou à L’Île Saint-Denis. Dans un tel contexte, c’est le clientélisme, le communautarisme et les « incitations » qui font la différence.
La politique et l’usage qui en est fait, les idées peu reluisantes traduites par les titres des livres dans le bureau d’un candidat de gauche, la violence jusqu’au meurtre, etc. Vous avez toujours des raisons d’être en colère ?
Les rafales d’armes automatiques visant des élus ne sont pas de l’ordre de la fiction. À Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis, un premier adjoint a été « jambisé » à coup de Kalachnikov et a accusé le maire qui a porté plainte pour diffamation ! L’un des moteurs du ralliement communautaire est, dans ces territoires, la référence systématique à la Palestine et l’utilisation malsaine des conflits du Moyen-Orient. A Aubervilliers, par exemple, on retrouve l’un des maires-adjoints, ancien responsable du Parti de Gauche mélenchonien et aujourd’hui proche du micro-parti de Clémentine Autain, en discussion sur internet, pendant quatre heures d’affilée, avec des proches d’Alain Soral et Dieudonné. Les séquences sur Youtube s’intitulent « La Gauche dialogue avec la Résistance ». On en est là, et il y a de quoi être en rogne.

mercredi 11 mars 2020

Dernières nouvelles du front (Renaudot, Magazine littéraire, etc.)


Jérôme Garcin démissionne du jury Renaudot et demande à être remplacé par une femme. Bien. Il n’a pas un nom à suggérer, tant qu’à faire ? Il ne se sent pas vraiment coupable, d’ailleurs il n’avait pas voté pour Matzneff quand le prix de l’essai lui a été attribué en 2013. Le lui avait-on demandé, au fait ?
Tempête dans un verre d’eau, qui lui vaudra peut-être quelques remarques faussement élogieuses et vraiment sarcastiques au Masque et la plume, dans le genre félicitations pour son courage… Quel courage ?
Bon, le livre de Vanessa Springora (que vous avez toutes et tous, surtout tous, lu, j’espère) a fait de grosses vagues mais cette dernière manifestation de ses effets s’apparente à l’ultime vaguelette à peine perceptible pour un œil peu entraîné. D’ailleurs, je suis à peu près certain que cette démission vous aurait échappé si mon sens du devoir (mon courage ? ah ! ah ! ah !) ne m’avait conduit à vous la signaler.
Plus visible, mais pas tout de suite, risque d’être, s’il se réalise, le projet de fusion entre Lire et Le Nouveau Magazine littéraire. Claude Perdriel, propriétaire du second, est prêt, d’après Libération, à le céder au premier pour un montant symbolique, autant dire des nèfles, mais qui peut croire qu’un magazine essentiellement consacré aux livres vaut davantage ?
Bien que très moyennement convaincu par les nouvelles versions successives de l’historique Magazine littéraire auquel j’ai été attaché comme lecteur fidèle et, pendant plusieurs périodes, comme collaborateur plus ou moins régulier, je me ferais mal à sa disparition ou à son absorption, ce qui revient à peu près à la même chose : un espace critique mensuel tout à coup divisé par deux. Heureusement que d’autres font encore le boulot – dans le désordre, presque au hasard, Le Matricule des anges, En attendant Nadeau, Diacritik, j’en oublie, tant mieux pour vous, cela vous obligera à creuser un peu.
Pendant ce temps, Livre Paris 2020 continue à ne plus se préparer pour cause d’épidémie finalement bienvenue (dans ce contexte précis, ne me faites pas dire ce que je n’ai ni dit ni voulu dire). Car l’enthousiasme déclinant des éditeurs, de moins en moins prêts à investir dans ce barnum, annonçait à moyenne échéance la disparition de l’événement – ou sa renaissance si les organisateurs se décidaient à revisiter ses fondamentaux (comme pour les César ?). Bref, tout le monde s’en fout.
Comme de la démission de Jérôme Garcin.
Mais définitivement pas d’une fusion entre deux mensuels littéraires.

vendredi 6 mars 2020

La Foire du Livre de Bruxelles


En ces temps épidémiques, les rassemblements sont suspects. On dira donc que c’est par prudence que je ne fréquente pas, cette année (une fois de plus), la Foire du Livre de Bruxelles, malgré l’assurance de pouvoir s’y désinfecter les mains plutôt trois fois qu’une. (J’interprète un peu un article de Livres Hebdo par lequel j’apprends aussi qu’une bière spéciale de la Foire du Livre se déguste sur place – mais pourquoi ne m’en avait-on rien dit ?)
Mes souvenirs de la Foire du Livre, quasiment le seul événement du genre à faire de la résistance devant les risques de contamination (reportés ou annulés, les salons ou foires de Bologne, de Paris, de Leipzig, de Londres, j’en oublie), sont multiples et j’ai dû les éparpiller ici ou là dans des notes de blog que ni vous ni moi n’aurons le courage de compiler.
J’en retiendrai aujourd’hui, la faute à un rêve flou qui m’y transporta dans la nuit de mercredi à jeudi, au moment où la Foire était inaugurée, une impression générale. L’excitation d’y être, le plaisir de retrouver des têtes connues et pas croisées depuis longtemps, de faire de nouvelles connaissances, aussi. Et puis, assez vite, après une heure ou deux de ce capharnaüm livresque, l’envie très forte d’être ailleurs, dans un endroit plus calme – pour lire.
Quant à ce qui se passe à Bruxelles ces jours-ci, les échos m’en arrivent comme assourdis par la distance, mais ils arrivent – malgré le peu d’enthousiasme qui se manifeste dans l’animation des réseaux sociaux par l’équipe de la Foire. Rassemblez Twitter, Facebook et Instagram, et vous ne saurez pas grand-chose de ce qui se passe à Tour & Taxis.
Heureusement, la RTBF, partenaire de l’événement, ouvre largement ses antennes aux acteurs de la Foire, en particulier aux auteurs et autrices qui passent par là. Hier, j’ai donc croisé deux fois Barbara Abel, en télé et en radio, qui parlait de la famille trouble installée dans son nouveau roman, Et les vivants autour. Je ne l’ai pas lu (il vient de m’arriver), j’en découvre les premières lignes en même temps que vous.
Gilbert referme doucement la porte derrière lui. Il s’avance de quelques pas vers le centre de la pièce, retenant son souffle comme s’il cherchait à dissimuler sa présence. L’obscurité l’empêche de distinguer les contours de cette chambre dont il connaît pourtant les proportions par cœur. Normal, elle servait autrefois de salle de jeux, et même s’il n’y faisait que de rares incursions, il en garde un souvenir très précis. Il se rappelle parfaitement le vieux canapé dans lequel ses filles se vautraient pour lire leurs bandes dessinées, les étagères surchargées de jeux et de livres, la table qui leur servait de bureau pour faire leurs devoirs, des bricolages ou du dessin…
Hier aussi, le Prix Première (encore la RTBF) a été attribué au premier roman d’Abel Quentin, Sœur. C’est bien, c’est surtout dans l’air du temps.
Intégrée nulle part, Jenny est une adolescente en manque de relations de confiance. Tandis que le président français navigue sans illusions dans ses derniers mois de pouvoir, Jenny trouve avec l’islam radical, à travers une de ses jeunes représentantes, une porte d’entrée dans un groupe soudé. La voici enfin reconnue comme personne. À condition, bien sûr, de suivre les instructions jusqu’à croiser le chemin du président. Une dérive de plus.
Mon choix n’aurait pas été celui-là. Dans la liste des ouvrages sélectionnés, j’aurais sans hésitation (et tant pis pour ceux que je n’avais pas lus) voté pour Ténèbre, de Paul Kawczak (La Peuplade), un roman d’une grande puissance qui m’a laissé une impression durable. Je vous en reparlerai peut-être un jour, les abonnés du Soir ont pu (et peuvent encore) lire l’entretien que j’ai réalisé avec ce débutant qui a tout pour faire parler de lui.

dimanche 1 mars 2020

Tracy Chevalier dans un roman contemporain

Un enfant d’une dizaine d’années débarque dans une nouvelle école. C’est la troisième fois que cela lui arrive en six ans, son père est un diplomate ghanéen et Osei subit donc les conséquences de ses changements de poste. Avantage : il a vécu à Rome, à Londres, à Accra et à New York. Inconvénient : la fin de l’année scolaire est proche à Washington D.C. quand il découvre l’école primaire construite en brique à laquelle il va devoir s’intégrer. Ou pas. Car Le nouveau, dernier roman de Tracy Chevalier, situé dans les années 70, présente surtout le cas exceptionnel, dans ce lieu et à cette époque, d’un enfant noir mêlé à des élèves qui sont tous blancs.
« Un garçon noir dans notre école – j’y crois pas ! », dit Blanca à ses amies Dee et Mimi en guise de commentaire – et Dee lui demande de parler plus bas, de peur qu’Osei l’entende.
Le récit tient en une journée, une seule. Elle ne sera pas facile, Osei en est conscient : « J’aurai déjà de la chance si j’arrive au bout de cette journée sans me faire tabasser », confie-t-il à Dee qui s’est très vite sentie attirée par lui. Parce qu’il est noir ? différent ? sympathique ? riche de ses expériences internationales ? Un peu tout cela en même temps, probablement. Si les premières heures semblent se dérouler sans heurts, des sentiments ambigus s’installent et une faille se creuse entre les deux enfants. La faute, en particulier, à une machination montée par un autre élève, jaloux, autour d’une trousse qui infléchira plusieurs destins.
Il n’est pas nécessaire d’être grand pour développer des émotions fortes. Ce qui ressemble à l’amour est présent dans les cours de récréation, matière à moqueries ou à envies. Et les haines sont féroces, au moins autant que chez les adultes.
Tracy Chevalier s’est fait un nom d’autrice avec des romans inscrits généralement dans un passé sur lequel elle se documentait d’abondance. La jeune fille à la perle, ainsi que d’autres livres, ont été accueillis avec un enthousiasme mérité. Mais elle nous avait confié un jour n’avoir jamais voulu écrire des romans historiques. Les personnages, leurs caractères, leurs trajectoires, sont au centre de ses préoccupations. Il n’est donc pas si surprenant qu’elle se soit, avec Le nouveau, rapprochée de notre époque contemporaine. Elle y préserve l’essentiel de ses qualités et même sublime celles-ci dans la mesure où nous ne sommes pas distraits par le décor.
Osei et Dee sont des enfants comme les autres, même si la couleur de leur peau les différencie – surtout aux yeux des autres élèves, d’ailleurs. Même si l’expression du racisme perce jusque dans le corps enseignant. Mais ils sont surtout bouleversés par ce qui leur arrive – le bien et le moins bien. Dans l’exploration de petites têtes en quête de leurs pouvoirs humains, la romancière abolit toute distance entre nous, lecteurs, et eux, personnages. Aucune condescendance ne l’anime : Osei, Dee et les autres réagissent avec une spontanéité qui doit pourtant tout à la fiction, et c’est pourquoi Le nouveau est un livre admirable. Sans avoir été jamais un enfant noir projeté soudain dans une école blanche dans la capitale des Etats-Unis, on sait maintenant ce que c’est. Et c’est terrible, bien qu’il nous soit interdit d’en dire plus sous peine de gâcher la perception d’une tension de plus en plus forte.