Hier, Alvaro Mutis a fait ses adieux. L'écrivain colombien avait 90 ans, il laisse une oeuvre romanesque et poétique dont la fréquentation continuera à nous faire du bien, et pendant longtemps. Je l'avais rencontré une première fois à Bruxelles en 1989 - il revenait, en réalité, dans le pays de son enfance où son père était diplomate. Il était souvent venu au Festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo où, à plusieurs reprises, nous avions prolongé notre conversation. Son pays d'attache était devenu le Mexique depuis longtemps et son nom n'était apparu, dans la traduction française d'un de ses livres, que bien après avoir été nommé par Gabriel Garcia Márquez qui lui avait dédié - ainsi qu'à son épouse - Cent ans de solitude.
En hommage à cet homme chaleureux et inspiré, voici deux articles parus dans Le Soir. L'un en 1989, en écho à cette rencontre initiale. L'autre en 2003, quand sortait en un gros volume l'intégrale des aventures de Maqroll el Gaviero, le personnage emblématique de la plupart de ses livres.
Jusqu'à présent, Alvaro Mutis n'écrivait que de la poésie. Et on sait que ce genre littéraire n'est pas de ceux qui s'exportent le plus aisément. Il faut souvent un prix Nobel pour que de grandes voix nous parviennent. Pour Mutis, son passage au roman, en 1986, aura décidé des premières traductions. Cette découverte tardive a, en Belgique, quelque chose d'ironique. Puisque c'est à Bruxelles que, pendant douze années importantes de sa jeunesse (de 1926 à 1937, c'est-à-dire environ de deux à quatorze ans), Alvero Mutis a vécu, a fait ses études, a découvert la vie. Certes, pendant cette période, il a fait souvent le voyage - en bateau - vers la Colombie. Et son imaginaire est resté partagé entre l'Amérique du Sud et l'Europe.
Ce détour biographique, on le constate rapidement à la lecture de La neige de l'Amiral, son premier roman à paraître en français - avant trois autres et un recueil de nouvelles -, est loin d'être inutile: Maqroll el Gaviero, le personnage principal de tous les livres de Mutis, poésie et roman confondus, accorde en effet une importance particulière à Anvers, le port d'où le futur auteur partait pour la Colombie, et se trouve nourri de culture européenne alors qu'il est embarqué - le mot est le plus exact de tous, puisque Maqroll est marin - dans une aventure sud-américaine, remontant un fleuve vers la Cordillère où il doit arriver dans une scierie assez mystérieuse et autour de laquelle le flou ne cesse de croître.
El Gaviero, «le gabier», est pour Alvaro Mutis - c'est l'éditeur qui l'annonce avant le roman - «la représentation même du poète, l'homme qui, solitaire tout en haut de son mât, voit et annonce tout au navire, le bon et le funeste.» Il est donc aussi, dans La neige de l'Amiral, le mieux placé pour raconter son aventure, sous la forme d'un journal dans lequel il peut donc laisser libre cours à son interprétation.
Il y a, dans la lente navigation de ce bateau où les hommes apprennent à se connaître, avec de temps à autre la résurgence d'un pan du passé, quelque chose qui fait penser, l'aspect conquérant en moins, au film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. Car dans le cheminement apparemment monotone s'introduisent des dérapages, des aventures qui n'ont pas d'emblée la dimension épique, mais qui prennent rapidement des allures de catastrophes, ou de symboles.
Maqroll el Gaviero est ici le révélateur de l'humain, de toutes les facettes, plus ou moins agréables, de l'humain. Il nous entraîne dans une de ses vies avec une sorte d'allégresse par avance défaite, puisque les faits, on le devine, ne répondront pas à l'attente. Ce n'est pas très important: dans des «informations complémentaires» qui suivent le texte du journal, d'autres existences potentielles du héros sont amorcées, qui nous mettent sur la piste, excitante parce que magnifiquement amorcée par une écriture ample et belle, des livres à venir...
A Bruxelles, Alvaro Mutis ne reconnaît plus rien. Il est vrai qu'il a quitté la ville il y a cinquante ans. Mais de se retrouver dans les lieux de son enfance lui redonne la langue française, qu'il parle avec volubilité et enthousiasme. Ce qui lui permet de dire «je», une chose qu'il n'est pas parvenu à faire dans ses livres.
Le troisième poème que j'ai publié dans ma vie faisait déjà intervenir Maqroll el Gaviero. Je me suis rendu compte à ce moment que ce personnage me donnait l'occasion de dire beaucoup de choses qu'à la première personne je trouvais impudiques. Alors cet homme, comme un intermédiaire avec le lecteur, m'a accompagné...
Saviez-vous immédiatement qui il était, ou bien la cohérence s'est-elle installée progressivement?
La première chose que j'ai pensé, c'était qu'il devait être vieux, à la retraite. Il devait avoir beaucoup vécu. Puis je me suis rendu compte de ce qu'il avait vécu, des pays qu'il avait visités. Surtout la Méditerranée, le Levant et les Caraïbes...
Et Anvers?
Et Anvers, naturellement. Dans tous mes livres, il y a Anvers. C'est un hommage que je rends à cette ville, à ce port que j'aime énormément.
Quand vous vous êtes lancé dans le roman, saviez-vous qu'il y en aurait plusieurs?
Non, mais je me suis rendu compte que Maqroll avait besoin d'espace. Je n'avais pas de plan, aucun propos défini. Les histoires sont nées les unes des autres. J'ai même écrit plusieurs fois la mort d'el Gaviero, mais il ressuscite avec une facilité terrible.
Ce personnage a un étrange rapport avec l'histoire européenne...
Oui, il ne rêve jamais de l'histoire sud-américaine. J'en ai marre de l'histoire sud-américaine! Ce sont des guerres civiles qui se répètent avec une monotonie vraiment embêtante.
Votre séjour en Belgique, les études que vous y avez faites, ont dû nourrir votre mémoire.
Ma mémoire et mon intérêt. Je n'ai pas besoin de vous dire cela, mais l'histoire de la Belgique et de la Flandre, c'est un noyau très important de l'histoire de l'Europe.
C'est cependant à l'histoire de la littérature sud-américaine, par l'intermédiaire de la dédicace de Gabriel Garcia Márquez, que vous apparteniez déjà pour nous.
Nous sommes de très vieux amis. J'ai connu Gabriel il y a 38 ans et nous avons partagé la vie d'une façon fraternelle. C'est une relation qui ne s'est ni créée ni développée à cause de la littérature. Bien sûr, on parle littérature de temps en temps. Mais c'est à cause de la vie. Gabriel va me dédier aussi le livre, je crois, le plus important dans son oeuvre: Le Général dans son labyrinthe. C'est le livre le plus colombien, le plus sud-américain du monde, et c'est une méditation sur la mort.
Sept livres ont installé Maqroll le Gabier dans l'imaginaire des lecteurs d'Alvaro Mutis. Leurs traductions françaises, de 1986 à 1995, ont fait la joie de beaucoup. Maqroll apparaît aussi dans des poèmes qui seront, en partie, réédités en octobre (en Poésie/Gallimard).
Mais l'intégralité de la partie narrative nous revient déjà en un volume: Les tribulations de Maqroll le Gabier est un bonheur renouvelé et permet de mesurer l'ampleur de cette saga en fragments.
Alvaro Mutis n'a pas envisagé l'existence de son héros de manière chronologique. On passe d'une époque à une autre, et cela semble tout naturel: la vérité, dans les aventures d'un Maqroll qui se disperse à travers le monde, est toujours mise en doute. Il existe plusieurs versions de sa vie et de sa mort. Le marin au long cours renaît de ses cendres aussi souvent qu'on l'enterre.
«Vous êtes immortel, Gabier», lui dit un capitaine de bateau dans La neige de l'amiral. Sept cents et quelques pages plus loin, dans Le rendez-vous de Bergen, il faut se faire une raison: aucune des nombreuses versions de sa mort n'a été confirmée. En revanche, les longs silences de Maqroll, pendant lesquels le dépositaire de ses histoires entend parler de sa disparition, sont toujours suivis d'une nouvelle rencontre - occasion de s'intéresser à une nouvelle aventure.
Paradoxalement, si l'essentiel de sa vie (de ses vies?) se déroule sur mer, plusieurs de ses entreprises le retiennent à terre, qu'il s'agisse d'une scierie, d'une mine ou... d'un bordel. Il sait pourtant que cela ne lui réussit guère: «Chaque fois que je recule vers l'intérieur des terres, tout tourne mal», reconnaît-il dans Un bel morir. Et un de ses interlocuteurs de renchérir dans Ecoute-moi, Amirbar: «Les gens de votre espèce doivent rester le moins possible à terre.»
Les femmes sont en partie responsables de ces périodes de transition entre les navigations. Flora Estévez, certainement, Ilona bien davantage encore, dont la figure traverse plusieurs livres après avoir été au centre d'Ilona vient avec la pluie.
Il arrive qu'on parle flamand dans ces pages. L'écrivain colombien a bien connu la Belgique, en particulier pendant son enfance, lorsqu'il prenait le bateau à Anvers. Et le meilleur ami de Maqroll, Abdul Bashur, qui parvient toujours à le tirer des pires situations, tient à dire Antwerpen.
Maqroll lui-même, qui aime lire sans pour autant afficher beaucoup d'opinions littéraires, voue une sympathie sans limites aux Belges, parce que c'est chez eux qu'est né l'exemple le plus accompli de grand seigneur que l'Europe ait donné: le prince de Ligne. Et il considère Georges Simenon comme le meilleur romancier de la langue française depuis Balzac.
Maqroll est un solitaire prêt à s'offrir toutes les aventures, si funestes soient-elles dans leurs conclusions. «J'ai longé des abîmes auprès desquels la mort n'est qu'un théâtre de marionnettes», aime-t-il à dire, bien qu'il ne soit pas du genre à tirer une morale de ses errances. Il se contente de les rapporter telles quelles. Mais quelqu'un les reprend, et c'est Alvaro Mutis qui bâtit avec elles une oeuvre épique et tragique, bricolant les différents épisodes avec des éléments disparates au fur et à mesure qu'ils lui viennent.
«Le bricolage est d'un grand artiste, d'un des plus grands écrivains de notre époque», affirme Gabriel García Márquez.