mercredi 28 octobre 2020

La langue française orpheline d’Alain Rey

Alain Rey avait 92 ans et vient de mourir, la preuve s’il en était besoin que l’intérêt pour les mots, leur fréquentation assidue, le questionnement du lexique et son éclaircissement (je pourrais continuer longtemps la liste) entretiennent la santé, au moins mentale mais peut-être bien physique aussi. Bref, Alain Rey n’est plus et je me désole car j’éprouvais une admiration sans limites pour le travail de cet homme que j’avais rencontré en 1992, à la parution de la première édition du Dictionnaire historique de la langue française.

En sa mémoire, je republie l’article qui témoignait de mon éblouissement.

 

Photo Lionel Allorge

Rien de ce qui touche à la langue française n’est étranger à Alain Rey. On lui doit déjà, en tout ou en partie, le Grand Robert, leurs petits frères, différents travaux sur le français, et même le Dictionnaire des littératures de langue française. Il est donc bien davantage qu’un lexicographe puisqu’il s’intéresse directement à la chair des mots avec laquelle les écrivains ont recouvert leur squelette.

Il fallait donc bien qu’un jour, avec ses collaborateurs, il se penche sur un des aspects quasiment absents des dictionnaires habituels : l’histoire des mots. Elle commence par l’étymologie, qui remonte ici jusqu’aux sources les plus lointaines, c’est-à-dire quand il le faut aux racines indo-européennes. Elle se poursuit par les variations non seulement orthographiques mais aussi sémantiques : les mots en effet n’ont pas toujours eu le même sens, et l’histoire des modifications du sens est une des plus passionnantes qui soit.

C’est bien simple : malgré les difficultés de manipulation des deux gros volumes de ce Dictionnaire historique de la langue française, voilà un livre de chevet qu’on ne se lasse pas de consulter, et pas seulement par besoin : pour le plaisir ! La vie des mots tient en haleine autant que celle de personnages romanesques, et l’ensemble est un corps vivant qui fait penser à la société. Quelle fresque étonnante que celle-là, à laquelle on découvre, chaque fois qu’on flâne dans ce dictionnaire, des facettes nouvelles.

En outre, des articles plus encyclopédiques, consacrés à des notions indispensables à l’histoire de la langue – cela va des autres langues qui ont influencé la nôtre jusqu’à des notions comme la francophonie ou la question de la datation – complètent le dictionnaire proprement dit par des réflexions pertinentes.

Ce qui tombe bien pour la promotion de ce dictionnaire, c’est que la langue française a mille ans : un bel anniversaire, qu’on peut fêter avec ces deux volumes.

« Ça tombe bien, mais il se trouve que c’est vrai », se justifie Alain Rey. « Le premier texte, Les Serments de Strasbourg, existe en 842. Bien entendu, on parlait cette langue-là avant, on sait que les gens ne comprenaient plus le latin. Vers le sixième ou septième siècle, les dialectes gallo-romans existaient déjà. Mais on ne peut pas, à ce moment, parler d’autre chose que d’un ensemble de dialectes. À partir du neuvième siècle, très progressivement les choses changent et très précisément dans les vingt dernières années du dixième siècle, il y a la convergence de plusieurs faits : d’une part l’apparition de textes qu’on peut vraiment appeler littéraires et, d’autre part, un changement de dynastie. Avec les Capétiens, qui n’ont d’ailleurs qu’un tout petit pouvoir, la monarchie française se développe en même temps qu’une communauté d’expression garantie par une langue. »

En se plongeant complètement dans l’histoire du français, Alain Rey a été amené à revoir quelques idées reçues, à commencer par celle qui donne au français des origines le statut d’un dialecte parmi d’autres, devenu langue dominante par le hasard d’une royauté…

« Il faut savoir que ce français n’est pas un dialecte parmi d’autres mais que c’est un réglage. En Ile-de-France, les gens parlaient un ensemble de dialectes apparentés, suivant les frontières, au picard, au champenois, etc. Au milieu, il n’y a pas de dialecte propre, il y a une répartition… »

Les siècles passent, et un ensemble de pouvoirs aux caractéristiques diverses imposent le français pour en faire ce qu’il est aujourd’hui : les écrivains, les savants, les politiques, mais aussi le peuple l’ont tant modifié en mille ans que le texte des Serments de Strasbourg est devenu illisible. Alain Rey s’interroge d’ailleurs sur le sentiment d’éloignement éprouvé par le lecteur ou le spectateur d’une pièce quand un respect excessif pour la version originale l’empêche de tout saisir.

« Un enfant, aujourd’hui, ne comprend pas les Fables de La Fontaine si on ne les lui explique pas, il ne comprend même pas certains chapitres de Balzac ou de Zola. Molière, s’il est regardé par des Allemands ou par des Chinois, le sera en allemand moderne ou en chinois moderne. Ils auront donc un meilleur accès au contenu que les Français. On dirait que les seules personnes au monde qui ne peuvent plus lire parfaitement Shakespeare, ce sont les anglophones, les seules qui ne peuvent plus bien lire Cervantès, ce sont les hispanophones et celles qui ne peuvent pas bien lire Molière, ce sont les francophones. C’est un sacré paradoxe ! »

Ce dictionnaire permet de lever un certain nombre d’ambiguïtés éprouvées à la lecture de Molière, pour rester sur cet exemple. À une nuance près : « La meilleure source pour comprendre Molière, c’est Furetière, parce que c’est fait à la même époque. Mais, pour lire Furetière même, il faut un dictionnaire : ses explications sont dans la langue qui pose elle-même un problème. Dans la définition du mot, il y aura autant de difficultés que dans le mot, ce qui n’est pas idéal. »

Avec les dates qu’on trouve dans le dictionnaire historique dirigé par Alain Rey, il devient possible de savoir quelle était la signification d’un mot à l’époque de Molière. Les chercheurs trouveront peut-être que les sources auraient mérité d’être davantage citées : il faut souvent, ici, se contenter d’une date sèche. Mais on aurait alors largement débordé d’un volume qui, déjà maintenant, est plus copieux que ce qu’espérait Alain Rey : « Je rêvais d’un volume qui aurait été l’équivalent du Petit Robert », dit-il. On peut toujours rêver, en effet. Du moins ces deux tomes, tels qu’ils sont actuellement, permettent-ils de suivre des aventures langagières très réjouissantes pour l’esprit. Une autre façon de rêver…

mardi 27 octobre 2020

La dernière sélection du Goncourt, surprise ou non?

A lire la moitié des noms d’éditeurs présents dans la dernière sélection du Goncourt, il n’y a pas de surprise : Gallimard et Grasset, comme d’habitude.

A lire l’autre moitié de ces noms, quelque chose d’un séisme (mini-séisme, n’exagérons rien) a dû se produire pendant les mois confinés-déconfinés (reconfinés ?) de 2020 qui ont bousculé l’édition et retardé le calendrier de ce prix littéraire : Emmanuelle Collas et Verdier, comme jamais (pas sûr pour Verdier cependant, même si je n’ai pas le souvenir d’un livre paru là-bas et qui se serait trouvé auparavant dans le dernier carré du Goncourt).

Mais, bien sûr, ce n’est pas la répartition par maison d’édition qu’il faut analyser. Seules les mauvaises langues prétendent que les mêmes sont, à peu de choses près, toujours récompensées (à quoi les vertueux leur répondent qu’elles sont les premiers choix des auteurs et autrices). Et, quand un éditeur moins fréquenté remporte le gros lot, les mêmes mauvaises langues affirment qu’il s’agit, pour l’académie Goncourt, de s’acheter à peu de frais un gage de virginité. Renouvelé de loin en loin, très rarement pour tout dire.

Donc, allons à l’essentiel : les livres.

La sélection est celle-ci :

  • Les impatientes de Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Collas)
  • L’anomalie de Hervé Le Tellier (Gallimard)
  • L’historiographe du Royaume de Maël Renouard (Grasset)
  • Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Verdier)

Mon choix est clair : Hervé Le Tellier mérite le Goncourt cette année.

D’autant que le roman de Maël Renouard, vers lequel j’aurais pu pencher également, a toutes les chances d’obtenir ce jeudi le Grand Prix du roman de l’Académie française (mais il est déjà arrivé qu’un roman soit couronné par les deux jurys, n’est-ce pas, Jonathan Littell ?).

Quant à Thésée, sa vie nouvelle, c’est très beau mais je suis resté un peu froid devant la douleur du narrateur.

Et si c’était Djaïli Amadou Amal ? Quel symbole ! Une femme, noire, d’Afrique, musulmane, qui parle de la polygamie vue de l’intérieur ! Le courage ne suffit pourtant pas au lecteur que je suis. Il eût fallu, aussi, un talent que l’écrivaine n’a pas (encore ?).

jeudi 15 octobre 2020

Prix Landerneau des lecteurs : Lola Lafon

On a presque terminé Chavirer, le nouveau roman de Lola Lafon, et on l’est, chaviré, depuis un certain temps, quand arrivent deux phrases à l’air d’une profession de foi. L’idée est attribuée à Enid, une documentariste, mais elle est sans aucun doute ancrée aussi dans l’esprit de l’autrice : « Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. »

Par quoi Lola Lafon était-elle donc hantée quand elle a écrit Chavirer ? Par l’air du temps, certainement, celui que souffle le hashtag #MeToo, mais aussi par le besoin de construire un récit plus nuancé que les témoignages ne le sont souvent sur ce terrain miné. Son personnage principal, Cléo, est certes une victime. Mais « une mauvaise victime ». Et voilà comment dépasser l’air du temps pour entrer dans l’esprit d’une adolescente qui n’a pas tout compris aux codes dont elle dépend, qui utilise les zones d’ombre pour s’y réfugier et devenir, du même coup, complice des prédateurs.

Cela pourrait être un parcours presque réussi. Cléo a treize ans en 1984, ses parents l’ont poussée à prendre des cours de danse pour qu’elle ne reste pas affalée devant la télé. Cléo n’appartient pas à la meilleure société de sa ville de banlieue, le cours privé de Madame Nicolle l’amène à côtoyer les élèves d’un collège huppé, à les entendre évoquer, comme si c’était naturel, « un week-end en Normandie, des vacances aux Baléares, un séjour linguistique aux États-Unis. La voiture de maman, celle de papa. La femme de ménage, la nounou. L’abonnement à la Comédie-Française et au théâtre des Champs-Élysées. »

Quand Cléo est détectée par Cathy, une chasseuse de talents, qu’elle voit miroiter la possibilité d’une bourse grâce à laquelle sa vie ressemblera à un rêve éveillé, elle emprunte sans se poser de questions le chemin qui s’ouvre devant elle. Devenir pro, prendre la lumière… « Le futur ressemblait à une ivresse. »

Sinon qu’après l’ivresse vient la gueule de bois. La fondation Galatée ne choisit que l’excellence après des entretiens qui suivent l’acceptation du dossier. Pour celui-ci, une photo est nécessaire, dont Cathy s’occupe en rétribuant Cléo – un billet de cent francs, le premier d’une longue série – pour le temps qu’elle y a passé. D’ailleurs, cela en valait la peine : un membre influent du jury a été séduit par le dossier (ou par la photo ?) et veut rencontrer Cléo. Les premiers pas vers la gloire supposent d’être détendue, souriante, les suivants mettent en valeur la fraîcheur, l’envie d’être dévorée, la bouche, la langue, les doigts « comme des insectes agacés exaspérés de ne pas réussir à aller là où ils s’acharnaient à aller quand même ».

Cléo sent bien que quelque chose n’est pas normal. La honte la gagne, mais ne faut-il pas en passer par là ? D’une certaine manière, « désirer vraiment la bourse, était-ce désirer les doigts ? »

L’engrenage est puissant, y échapper demanderait une force de caractère ainsi que la conscience des faits, et Cléo n’a ni l’une ni l’autre. Manipulée, elle manipule à son tour, recrute la chair fraîche qu’elle a été, en faisant miroiter les mêmes espoirs que Cathy lui avait laissé entrevoir.

Tout cela est une histoire tragique de piège, de demi-consentement, d’autorité malfaisante, de soumission plus ou moins volontaire. Chavirer navigue dans des eaux ambigües au sein desquelles le bien et le mal se confondent dangereusement, à un âge précoce où il est impossible de discerner les limites qui n’auraient pas dû être franchies.

Cléo grandira, elle dansera, même sans bourse, mais l’épisode de la fondation Galatée, pendant lequel elle fut autant victime que coupable, restera une tache durable sur son passé. Malgré celle-ci, Lola Lafon parle merveilleusement de ces danseuses utilisées à peu près comme du bétail décoratif, dans les ballets de Michel Drucker ou dans des salles de spectacle. On sue et on souffre avec elles en même temps qu’on partage leur intimité. Le réel nous happe.

Et pourtant, la plus belle réussite de la romancière est de faire ressentir la violence faite par les hommes aux petites filles en n’en disant presque rien. L’ellipse règne en outil efficace de la suggestion. C’est derrière les mots du livre que s’avancent les pincements au cœur qui saisissent à la lecture.

samedi 10 octobre 2020

Javier Cercas, un passé familial qui ne passe pas (entretien)

Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.

Avez-vous, comme vous le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?

La réponse aux deux questions est oui. Le monarque est le premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité possible.  La meilleure réponse à la question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste, dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre – comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire : cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui qui nous contrôle.

Vous écrivez plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre usage, pour éviter une possible dérive ?

C’est probable. J’alterne dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le paradis et finissent par créer l’enfer.

Manuel Mena est un sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?

En effet. Mon intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes, comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le mensonge qui l’emporte.

Vous analysez des documents parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins d’une époque passée ?

Absolument. Et c’est pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.

Les témoins sont essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile, ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le faisait le protagoniste de L’imposteur). Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la vérité.

Pourquoi est-il si important d’écrire sur le passé ?

Parce que le passé – et surtout le passé pour lequel subsistent une mémoire et des témoins, qui est celui qui m’intéresse –, n’est pas encore passé : il est une dimension du présent ; et sans elle, le présent est mutilé. C’est pourquoi, même si parfois ce n’est pas évident, mes livres parlent toujours du présent : ils essaient, en fait, de démontrer que le présent est plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il englobe aussi le passé immédiat. Et que sans ce passé le présent manque de sens. Pour le reste, si elle ne nous aide pas à comprendre le présent – et à essayer d’éviter les erreurs du passé – l’histoire ne sert presque à rien.

jeudi 1 octobre 2020

Œdipe en Turquie

Cem a seize ans, son pharmacien de père a disparu. Non en raison de ses opinions politiques qui lui avaient valu un noble emprisonnement quelques années plus tôt. Mais pour une autre femme que la sienne. Le lycéen, qui rêve de devenir écrivain, qui aide d’ailleurs un libraire, ne se fait aucune illusion sur l’homme qui l’a engendré. Pour gagner un peu plus d’argent qu’à la librairie, Cem va accompagner un puisatier sur un chantier qui s’éternise, dépenser ses jeunes forces à chercher de l’eau qu’on ne trouve pas, et provoquer, la faute à la fatigue, un accident dont il fuit les conséquences – choisissant d’ignorer d’ailleurs ce qu’elles sont, tant il craint le pire.

Le travail qu’il a accompli là change tout dans sa vie. D’abord, il a trouvé en Maître Malmut un père de substitution : sévère, mais juste. Ensuite, il a rencontré, dans ce qui n’est pas encore un faubourg d’Istanbul, une femme rousse avec laquelle il fait l’amour et qui occupera ses pensées bien plus longtemps que prévu. Enfin, tout est en place pour rejouer une histoire que Cem a lue quand il puisait ses lectures dans les rayons du libraire, celle d’Œdipe.

Le mythe a donné naissance à bien des œuvres, pas seulement littéraires d’ailleurs. Il est si lourd de sens qu’il peut donner naissance à de multiples interprétations sans jamais perdre sa charge fondamentale où se mêlent le destin et les rapports familiaux.

Orhan Pamuk s’en est emparé à son tour dans son nouveau roman, La femme aux cheveux roux (traduit par Valérie Gay-Aksoy). Comme il se doit, le récit s’avance derrière des masques d’apparence anodine – si un premier amour est anodin, ou la fuite d’un père, ou un accident, ou une vocation contrariée. Il est, quoi qu’il en soit, implacable. D’autant que se superpose, à la tragédie d’Œdipe, celle de Rostam, tirée d’une épopée iranienne : le père y tue le fils, comme dans une image en miroir qui trouble la vision globale – et trouble en particulier Cem, obsédé par les deux récits. « C’est à cette période-là que, dans le cours de la vie ordinaire, je pris l’habitude de comparer les pères et les fils que je rencontrais avec Œdipe et Rostam », reconnaît-il dans un roman dont il est le narrateur.

Son intérêt ne faiblissant pas, alors qu’il est marié avec Ayse sans espoir de descendance, son épouse commence à partager cette lecture du monde : elle y « voyait une rêverie autour du fils que nous n’avions pas eu ». Au moins, pas de fils pour Cem, donc pas de meurtre programmé, ni Œdipe ni Rostam. En principe…

Orhan Pamuk est un romancier retors – et fascinant. On peut lire son livre comme une histoire d’amour. Ce n’est pas faux. On peut en tirer des leçons sur les strates du sol, le savoir du puisatier, celui de l’ingénieur. La femme aux cheveux roux est cela aussi, et bien d’autres choses. Mais, surtout, un courant souterrain l’anime, qui emporte personnages et lecteurs dans un même flux dont la direction se précisera petit à petit.