vendredi 24 juin 2011

Amélie Nothomb au Japon : une précision

Le 18 août, ponctuelle au rendez-vous de la rentrée littéraire dont elle fait l'ouverture depuis 1992, Amélie Nothomb publiera son nouveau roman, Tuer le père.
Ce sera son vingtième livre soit, même si chacun est mince, un joli morceau occupé sur une planche de bibliothèque.
Mais, sans préjuger de ce qu'il sera et en tenant compte du fait que j'ai dû en manquer deux dans la série, le sommet de son œuvre reste à mes yeux son huitième roman, Stupeur et tremblements, paru en 1999 et Grand Prix du roman de l'Académie (Acadamélie?) française cette année-là.
L'édition de poche vient de faire peau neuve à l'occasion du dixième anniversaire du livre. Dixième anniversaire? Là, je ne comprends pas bien, puisqu'il est sorti il y a douze ans et que le film d'Alain Corneau adapté du roman a huit ans. Bien sûr, si on fait la moyenne...
Peu importe. Toujours est-il qu'il s'agit d'une édition collector sous coffret. Et l'acheter ressemble à une bonne action, puisque les bénéfices et les droits d'auteur de ce tirage iront à Médecins du Monde et à sa mission japonaise. Il y a de quoi faire, en effet, depuis le tremblement de terre et le tsunami.
Pour faire bonne mesure, une nouvelle inédite s'ajoute au texte du roman. Du moins l'éditeur présente-t-il Les myrtilles comme une nouvelle. En réalité, Amélie Nothomb explique pourquoi elle a fait l'ascension du mont Asama - racontée dans Ni d'Ève ni d'Adam. Il y a bien une histoire de myrtilles dans ces quelques pages. D'un intérêt mineur, cependant...

jeudi 16 juin 2011

L'année littéraire (23) - François Weyergans à l'Académie française: portrait

Je regardais hier François Weyergans reçu à France Inter à la veille de subir le même sort à l'Académie française. C'est aujourd'hui en effet qu'il prononce son discours et entre, deux ans après son élection, dans ce qu'il est coutume d'appeler l'honorable assemblée...
(Oui, je regarde la radio, maintenant, et vous aussi si vous voulez.)


François Weyergans par franceinter

Il n'a pas changé, annonçant son prochain roman pour janvier. «Ça ne m'engage à rien», ajoutait-il. On sait en effet que ses éditeurs attendent souvent longtemps ses livres. Donc, le portrait que j'exhume, publié en 2005 au lendemain du prix Goncourt qu'il a reçu pour Trois jours chez ma mère, doit être encore d'actualité.

Les cheveux en bataille, l’œil vindicatif, un article manuscrit à la main, François Weyergans est parfois passé à la rédaction du Soir en demandant de faxer d'urgence sa contribution hebdomadaire à un magazine français, filant à toute allure avant qu'on ait eu le temps d'appeler de Paris pour lui parler, s'il l'avait fallu. L'image est restée d'autant plus aisément dans les esprits qu'elle correspond parfaitement à la légende d'un personnage qu'on suit depuis maintenant plus de trente ans.
Autre flash, quelques années plus tard, chez Gallimard où il publiait Je suis écrivain, avouant mi-penaud, mi-amusé: «J'avais voulu l'écrire en temps réel pendant les deux mois de mon voyage au Japon, et finalement cela m'a pris deux ans.»
Et pourquoi voudriez-vous qu'on nous le change, cet écrivain cinéaste qui monte ses textes comme on monte un film? Prenons Le radeau de la Méduse ou La vie d'un bébé, ou à peu près n'importe lequel de ses romans: les séquences s'y articulent avec une rudesse qui produit une succession de chocs, au terme desquels le lecteur sort lessivé. Et heureux.
La digression est, pour François Weyergans, un art majeur. Il la pratique dans la conversation comme dans l'écriture avec un aplomb confondant. Parce qu'il a l'air de passer d'un sujet à un autre mais sait très bien où il va. Et est tout à fait capable d'entraîner les autres jusque-là. Paradoxalement, si cela veut dire quelque chose dans son cas, il a reçu le prix Rossel pour un roman quasiment ascétique: Macaire le Copte est une présence, plutôt qu'un prêche, dans le désert. C'est-à-dire une manière d'être qui, détachée des contingences, permet de s'affirmer comme personne.
Toujours en bataille avec le monde - relisons La démence du boxeur (prix Renaudot 1992) -, (presque) toujours à mettre en scène un personnage d'écrivain ou de cinéaste qui lui ressemble, François Weyergans est un tendre, un fragile qui prend de grands airs pour masquer ses blessures. Ou pour mieux les exhiber, façon encore de jouer sur les failles en équilibriste pas trop sûr de lui, et d'autant plus émouvant.
Pendant cinq ans, nous sommes nombreux à nous être demandé s'il terminerait ce livre, Trois jours chez ma mère, qu'il disait pouvoir écrire en deux semaines ou à peu près. Fanfaron refusant de regarder en face sa grande peur de mettre le point final à un manuscrit. Récapitulons l'histoire d'un livre longtemps annoncé: en juin 2000, François Weyergans présentait son roman à des libraires, comme cela se fait souvent avant la rentrée littéraire. Habituellement, les écrivains ont à ce moment remis leur texte et il est presque imprimé. C'était loin d'être le cas. Il en avait le titre et le «pitch», comme on dit. Et, sans doute, de nombreux brouillons. Mais plusieurs brouillons ne font pas un livre, à moins de travailler et travailler encore, cinq ans durant, le temps de laisser son éditeur annoncer plusieurs fois la parution du roman, le temps de lasser certains, le temps d'en finir, malgré tout, et contre toute attente.
Au tennis, il possède son équivalent: tous les joueurs qu'étreint la peur de gagner. Et qui, au dernier moment, baissent les bras, laissant l'initiative à leur adversaire. Sinon qu'il n'y a pas, en littérature, d'adversaire. Ni Michel Houellebecq, ni Jean-Philippe Toussaint, ni Olivier Adam, les trois autres finalistes du prix Goncourt 2005, n'avaient de prise sur les votes. Sinon qu'en définitive, pour la première fois depuis très longtemps, un écrivain belge vient, mine de rien, d'ajouter son nom à la belle liste des lauréats du Goncourt. Et que, pas tellement parce qu'il est belge mais pour un tas de meilleures raisons, on ne peut que s'en réjouir.

P.-S. A 15h46 (heure française), le discours de François Weyergans ne se trouvait pas encore sur le site de l'Académie française, un passage sur l'endroit qui devrait y renvoyer déclenchant l'apparition d'une fenêtre qui annonce: «Le discours de M. François Weyergans ne nous a pas été communiqué et sera mis sur le site de l'Académie française ultérieurement.»
On peut, en revanche, lire la réponse d'Erik Orsenna, qui s'ouvre ainsi:
«Monsieur,
Vous voici.
Vous voici enfin!»

A suivre...

P.P.-S. Voilà, malgré un retard très remarqué (quel cabotin, ce François!), son discours de réception. Au cours duquel, contrairement à ce que dit Le Figaro (journaliste distrait, ou résolument opposé à cet écrivain?), il n'a pas fallu attendre la fin pour entendre parler de Maurice Rheims, son prédécesseur au fauteuil 32 - si l'on oublie Alain Robbe-Grillet qui a fait en sorte de ne jamais s'y asseoir, ce qui n'empêcha pas Weyergans de parler de lui aussi. Pourtant, «il s’est rendu détestable aux yeux de certains d’entre vous, semble-t-il.» Il n'était pas le premier, rappela-t-il...

mercredi 15 juin 2011

Bobottin chéri, mon amour - (L'année littéraire 22)


Bien souvent, nous nous interrogeâmes sur cette incongruité: Bottin, que nous aimions à appeler Bobottin en raison d'un goût à peine caché, et parfois même très visible, pour la face B des filles (comme écrivait alain mabanckou, il a dit B comme Bobottin, quand il n'était pas encore invité dans la rue), sébastien de son petit nom, avait collé son patronyme sur la rue où gallimard (dit gallimuche en interne par les mauvaises langues), gaston de son petit nom (gastounet pour les irrespectueux) fonda sa maison désormais centenaire.
Bérénice (joli popotin, la demoiselle), en nous appelant tout à l'heure (sachant que nous nous dépatouillons toujours très mal de la technique de la messagerie instantanée), crut nous soulager en nous communiquant la nouvelle qui courait depuis longtemps dans paris, gégé avait conquis quelques arpents de trottoir et le bâtiment où errent, la nuit, des directeurs de collection incapables de trouver la sortie: un bout de rue porterait son nom.
Bérénice avait tort: au lieu de nous faire chaud au cœur, l'information provoqua un malaise qu'il fallut masquer sous un intérêt, très inhabituellement artificiel, pour un popotin qui se balançait dans la rue, deux étages plus bas, et que nous suivîmes du regard en n'écoutant plus notre correspondante et en, quand même, nous sentant un peu mieux.
Bobottin, c'était bien, ce B doublement arrondi qu'il suffisait d'observer sous tous les angles, de renverser, d'approcher, pour en éprouver des émois qui furent parfois, il faut bien l'avouer, extrêmes, tandis que ce double g, que peut-il évoquer sinon un gland, dans le sens où vous voudrez, ou un mou du genou?
Bérénice n'était plus au bout du fil.
Bobottin perd une partie de sa surface, mais pas de ses attraits.

dimanche 12 juin 2011

Mo Hayder sur la piste d'un pédophile

Un vol de voiture, quoi de plus banal? Quand une petite fille se trouve sur la banquette arrière au moment du vol, c’est évidemment moins banal. Quand plusieurs voitures sont volées avec, chaque fois, un enfant à l’arrière, c’est l’alerte rouge. Un pédophile est entré en action, personne ne peut en douter…
Tel est le point de départ de Proies, une nouvelle enquête pour Jack Caffery et Flea Marley, tous deux flics du côté de Bristol, la seconde spécialisée dans la plongée en eaux troubles, ce qui constitue une partie d’un charme auquel Jack n’est pas insensible. Mais il a été déçu par Flea, pour une raison qu’il ne peut lui expliquer et que nous ne dirons pas non plus – les lecteurs des précédents volumes le savent, les nouveaux venus le découvriront.
Les deux membres de ce couple qui n’en est pas un mais pourrait le devenir plus tard ont été blessés par la vie. Mo Hayder les a placés côte à côte pour leur fournir l’occasion de se soutenir mutuellement, de s’apporter réconfort, amitié, et plus si affinités. Elle prend, depuis plusieurs romans, un malin plaisir à retarder ce moment.
Elle a d’autres chats à fouetter. N’oublions pas l’enquête en cours, le criminel dangereux sur les traces duquel se sont lancés les policiers – avec bien peu de résultats, et le sentiment croissant d’une impuissance déprimante.
Une voiture bleue, la silhouette d’un homme qui ne laisse aucune trace exploitable et a beaucoup de chance, puisqu’il échappe aux caméras installées un peu partout. A moins qu’il ne s’agisse pas de chance et qu’il possède une source fiable de renseignements – hypothèse encore plus inquiétante. Celui que Jack appelle le Marcheur, et qu’il rencontre de temps en temps dans la campagne comme un sage chargé d’éclairer les questions insolubles, affirme que le coupable est très intelligent, plus intelligent que tous les autres…
Nous voilà bien avancés, et la police aussi, qui patauge au sens propre et au sens figuré – le sens propre ayant une odeur pas toujours plaisante, notamment dans un tunnel désaffecté en voie d’éboulement que Flea s’obstine à fouiller, au risque d’être prise au piège.
Mo Hayder l’a montré plusieurs fois: elle est douée pour tracer des pistes solides qui se révèlent des impasses. On la suit en croyant chaque fois que l’affaire est réglée – et en se demandant ce qu’elle va trouver pour aller jusqu’au bout du volume. Car le volume est consistant, même s’il n’est pas de ceux qu’on abandonne en cours de route. Les rebondissements sont du genre à renforcer une peur qui s’est installée dès le début.
En jouant sur une corde sensible – l’enlèvement d’enfants –, elle semble donner dans la facilité. Car, bien sûr, on ne peut que courir avec elle à la recherche du monstre. Mo Hayder est plus fine que cela. Mais il faudra remettre en question quelques évidences, comme dans toute énigme qui se respecte, passer et repasser sur les lieux du crime – des crimes – avant d’en comprendre l’implacable logique. Qui n’est donc pas, autant prévenir tout de suite, celle à laquelle on avait d’abord pensé.
Les âmes sensibles se détourneront peut-être: la romancière ne recule devant aucun détail susceptible de noircir le tableau. Si en revanche on accepte de voir l’horreur en face, de plonger sans respirer dans des atmosphères délétères, voici un livre qui a tout, et à plusieurs niveaux, pour provoquer les battements de cœur qui font se sentir vivant.

samedi 11 juin 2011

L'année littéraire (21) - Si j'étais à Saint-Malo...


... J'irais prendre un petit déjeuner à l'Hôtel de l'Univers, lieu que Mélani Le Bris pointe avec raison, dans Le Monde Magazine, comme celui de quelques grands souvenirs littéraires.
... Je croiserais Dany Laferrière dans un débat sur Haïti, et il me présenterait Lyonel Trouillot, qui sort un roman à la rentrée, ou Yanick Lahens.
... Je ne manquerais pas David Vann, encore un auteur de la prochaine rentrée, bavardant avec Ron Carlson et Pete Fromm.
... Je serais à Alexandrie grâce à Dimitri Stefanakis, à Istanbul grâce à Mario Levi, au Caire grâce à Khaled Al Khamissi.
... J'arpenterais l'Afrique en compagnie de Lieve Joris, Kossi Efoui, Leonora Miano, Sami Tchak et Abdouhraman Waberi.
... J'écouterais Jean-Pierre Verheggen tonitruer ses poèmes et je me féliciterais avec lui du prix Ganzo qu'il reçoit, succédant à Bernard Noël.
... Je croiserais le fantôme de Jean-Claude Izzo dans l'un ou l'autre bar. A moins que ce soit dans l'un et l'autre bar.
... Mais je ne suis pas à Saint-Malo et je me contenterai de lire quelques livres des auteurs invités. En attendant l'année prochaine!

P.-S. Pour suivre, en bref, mes lectures malouines et voyageuses, rendez-vous sur Facebook ou Twitter.

vendredi 10 juin 2011

Les tourbillons mortels de Joyce Carol Oates

Les remous fascinants et effrayants des Chutes du Niagara. Le bruit insoutenable. Les projections d’eau. La destination parfaite pour un voyage de noces. Et l’autre face de la ville américaine toute proche: le Love Canal, empli de déchets toxiques, sur lequel s’empoisonnent des habitants sans défense. La richesse et le drame. Parfois, le drame tout court dans un décor de carte postale, quand un pasteur se jette dans les Chutes au lendemain de son mariage.
Ariah, la jeune veuve, a eu alors le sentiment d’être damnée. De n’avoir pas droit au bonheur. Ou seulement de manière provisoire: quand le brillant avocat célibataire et flambeur Dirk Burnaby la prend sous son aile, décide avec sincérité de l’aimer pour toujours, Ariah s’engage très vite au mépris de l’opinion publique dans un deuxième mariage, convaincue cependant de ce que Dirk la quittera un jour. Et résolue à reporter son affection sur ses enfants.
Joyce Carol Oates, romancière généreuse, écrit plusieurs histoires en une dans Les Chutes. A elle seule, Ariah possède trois vies, dont les deux premières sont chaque fois gommées par la suivante – mais laissent des traces silencieuses que ses enfants auront un jour le courage de retrouver. Les aspects privés se doublent en outre de la tragique affaire de pollution mortelle déjà évoquée. Dans laquelle Dirk, passionné pour une cause juste – et ébranlé par son attirance pour la femme qui l’a convaincu de se battre pour elle – laissera beaucoup plus que sa réputation.
Au verso d’une jolie carte postale, les mots semblent souvent d’avoir pas d’importance. Ici, ils se gonflent de vagues terribles nourries de secrets délétères. Ils emplissent un livre dans lequel on atteint très vite le point de non-retour: le courant est puissant, il faut se laisser emporter.
De la même manière que plusieurs sujets s’interpénètrent, plusieurs lectures différentes, selon la sensibilité de chacun, peuvent être faites des Chutes. Aucune ne sera neutre, tant la passion affleure chez tous les personnages.

P.-S. Cette note pour signaler la réédition du roman dans la collection Points deux - que je n'ai toujours pas vue...

jeudi 9 juin 2011

Aux portes de la mort imminente

Jacques Ravenne et Eric Giacometti, l’un franc-maçon, l’autre pas, forment ensemble un atypique duo d’auteurs. De leurs points de vue divergents, ils nourrissent les aventures du commissaire Marcas dont Lux tenebrae est la sixième enquête. Farcie de symboles, remontant dans le passé jusqu’à Akhenaton, ouverte sur l’expérience de mort imminente, elle conduit le policier aux portes d’une connaissance inédite et dangereuse. Vécue avec sa propre culture maçonne, dégagée des privilèges de réseaux souvent dénoncés comme tels quand la fraternité n’est utilisée que pour tirer quelques avantages matériels de l’appartenance à une loge. Marcas n’est pas de ceux-là…
La perquisition qu’il doit mener à Avignon pour démanteler un trafic supposé d’œuvres d’art antique lui fait découvrir une face inédite d’une croyance plongeant aux sources de l’Egypte ancienne et aux illuminations d’un pharaon amoureux de sa sœur. Un plan gardé secret donnerait accès à un lieu réservé à quelques-uns où, entre la vie et la mort, ils entreverraient la possibilité d’une hypothétique éternité bienheureuse.
L’habileté des auteurs et la légitime fascination éprouvée par de simples humains comme nous concourent à faire de Lux tenebrae un thriller dont les pages se tournent aussi vite qu’on arrive à les lire. On devine là une énigme opaque dont la clef nous permettra peut-être de résoudre quelque mystère… A défaut, il suffit d’y croire le temps de ces quatre cents pages pour éprouver un vif plaisir au rythme soutenu sur lequel s’enchaînent les événements, rebondissant souvent dans des directions inattendues.
L’ésotérisme est un excellent fonds de commerce sur lequel, malgré son âge canonique, la poussière ne repose jamais longtemps. D’Indiana Jones à Robert Langdon, le personnage de Dan Brown, les héros de pellicule et de papier n’en finissent pas de lui redonner l’aspect du neuf. Giacometti et Ravenne participent du même courant avec une intelligence qui ravit – dans tous les sens du mot.

lundi 6 juin 2011

Tracy Chevalier et les fossiles

Dans les rochers de Lyme Regis, au début du 19e siècle, Mary Anning chasse les fossiles. Cette gamine de la classe ouvrière possède un don particulier pour les découvrir. Elle le doit, dit-on, à la foudre qui l’a frappée et à laquelle elle a survécu, au contraire de la femme et des deux filles qui étaient avec elle. «Je ressens un écho de la foudre chaque fois que je trouve un fossile, une petite secousse qui dit: «Oui, Mary Anning, tu es différente de toutes les pierres de la plage.» C’est pour ça que je suis une chasseuse: pour sentir cet éclair, et cette différence, chaque jour.»
Mary Anning ne connaît rien aux fossiles. Son père, ébéniste, qui fouille autant par plaisir que pour vendre ses trouvailles, n’avait pas les moyens de lui en apprendre beaucoup plus. Ils les appellent des «curios» et se contentent d’améliorer une vie très précaire avec les quelques pièces que leur rapporte la vente auprès des touristes. La famille est grande, pauvre, comment Mary imaginerait-elle un monde où des animaux, créatures de Dieu, auraient disparu? Cela supposerait que l’œuvre de Dieu était imparfaite…
Elizabeth Philpot, une bourgeoise londonienne arrivée à Lyme Regis pour y vivre avec deux sœurs, va s’intéresser la première à Mary. Elle partage avec elle la passion des fossiles. Elle ne craint pas de salir et d’abîmer ses gants pour en dénicher – ce qui, pour une jeune femme convenable, bien que trop peu fortunée et déjà trop âgée pour envisager le mariage, paraît une faute presque aussi grave que de se trouver seule en compagnie d’un homme. Elizabeth est une passionnée. Moins douée que Mary, elle bénéficie de l’éducation d’une bonne famille et lit des publications scientifiques. Elle se pose même, avec angoisse, des questions sur la perfection de la création divine.
A l’époque, une femme est quantité négligeable. On ne lui demande pas son avis. Lui accorder le droit de penser paraît incongru. Et envisager qu’une femme soit à l’origine d’une découverte susceptible de modifier notre perception du monde, n’en parlons même pas.
Voici donc les hommes qui déboulent en terrain conquis, amateurs ou savants, bardés de leurs certitudes et agités d’une manière pas toujours exclusivement scientifique. Ils ne sont pas des chasseurs de fossiles: ils les collectionnent, c’est-à-dire qu’ils les achètent et les revendent en s’attribuant la paternité de la découverte. Ils publient des articles, ce qui est impossible pour une femme. Ils se rengorgent et se placent dans la course aux honneurs.
Et voici les femmes devant les hommes, Mary et Elizabeth, manquant de force pour sortir de leur rôle, tombant, mais, oui, amoureuses, se jalousant. On se croirait parfois dans un roman de Jane Austen, et ce n’est pas un hasard: l’écrivaine est passée par Lyme Regis dans ces années-là, elle y a situé en partie Persuasion et Tracy Chevalier lui rend ici un hommage discret.
Une fois encore, la romancière s’attache à des êtres de chair et de sang dotés d’une fine sensibilité. Celle qui nous séduit depuis La jeune fille à la perle porte haut l’art de placer, dans une période donnée, des personnages authentiques sur le fil de son imagination. La plupart des événements qu’elle raconte dans Prodigieuses créatures se sont produits. Elle les restitue d’ailleurs, en fin de volume, dans leur version authentique en précisant les libertés qu’elle a prises dans son livre. Mary Anning, dont la vie a fait l’objet de plusieurs biographies, ne pouvait prévoir qu’un roman la rendrait un jour si proche de nous.

samedi 4 juin 2011

Douglas Kennedy rate les pyramides et trouve beaucoup mieux

Après deux mois et demi passés en Égypte en 1985, Douglas Kennedy l’avoue à un chauffeur de taxi: «je n’avais pas mis les pieds dans un seul des sites touristiques mondialement connus.» Diagnostic de son interlocuteur: «Touriste pas normal».
Qu’a-t-il fait pendant ce temps? Il s’est baladé, il a parlé avec des gens, il a pris les notes qui deviendraient ce premier livre. Un récit de voyage hors des sentiers battus. S’il a emporté un guide, c’est un Baedeker de… 1929! Au-delà des pyramides, donc, à moins que ce soit en deçà, Douglas Kennedy se place à hauteur d’hommes, essaie de comprendre comment fonctionne la société égyptienne, et parfois y renonce quand l’écart est trop grand.
S’il y a un mot qu’il faut connaître, dit-il, pour avoir une chance de percevoir quelque chose dans ce pays, c’est maalesh: peu importe. Rien de ce qui arrive ne doit être pris trop au sérieux, puisque l’essentiel est situé dans une vie future, après la mort. Il faut bien s’en convaincre pour subir des tracasseries administratives sans fin avant d’obtenir une prolongation de visa ou d’entrer dans Siwa, ou encore prendre patience sur une felouque qui remonte le Nil en l’absence de vent.
Les anecdotes abondent, écrites sur le vif. Des dizaines d’histoires personnelles se croisent au hasard des rencontres et des conversations. Le discours officiel sur la cohabitation pacifique entre l’islam et la chrétienté est parfois mis à mal par les faits. Si bien que le livre, à sa parution, ne fut pas distribué en Égypte. Un compliment.

jeudi 2 juin 2011

Le grand feuilleton de Katherine Pancol

Plus de deux mille pages, trois volumes parus en quatre ans. Katherine Pancol ne s’est pas retenue. Les lecteurs ont apprécié : les ventes des deux premiers titres étaient estimées l'année dernière, d’après Livres Hebdo, à deux millions d’exemplaires pour la seule langue française. Le troisième (et dernier?), a consolidé le succès, que l'édition de poche est chargée de prolonger. Les mêmes ingrédients y sont servis avec l’habileté d’une feuilletoniste qui a retrouvé son allant après avoir un peu patiné dans l’épisode central.
A l’intention de ceux qui auraient dédaigné ces pavés, précisons qu’ils ne racontent pas, malgré leurs titres, une saga animalière. Les yeux jaunes des crocodiles, La valse lente des tortues et maintenant Les écureuils de Central Park sont tristes le dimanche croisent, sous des couvertures colorées, les existences d’une foule de personnages.
Autour de Joséphine, l’historienne du Moyen Age devenue romancière à succès, il en manque maintenant deux: son mari et sa sœur. Antoine était déjà très absent avant de disparaître, sa mort ne se fait donc pas trop sentir. Iris, en revanche, prenait beaucoup de place, et depuis l’enfance. Elle était la préférée de leur mère. Son mari Philippe était riche et beau. Elle avait été sollicitée par un éditeur pour un livre que Joséphine, finalement, avait écrit. Même morte, elle pèse encore sur sa sœur. Qui aimerait pourtant trouver un sujet pour un deuxième roman – quelque chose se dessine enfin dans Les écureuils, elle aura mis longtemps avant de croire en elle-même.
Les filles de Joséphine grandissent, Hortense de plus en plus flamboyante et Zoé pleine de questions. L’amour les préoccupe, mais la première l’évacue au profit de sa carrière dans la mode tandis que la seconde en fait le centre de sa vie.
Les élans du cœur rythment un récit qui avance sans se presser. Car même le coup de foudre est contrarié par des circonstances qui l’empêchent de s’épanouir. Et il faut du temps pour lever les barrières jusqu’à se retrouver, un lundi dans Central Park, en compagnie des écureuils – pour une des histoires d’amour.
Katherine Pancol a-t-elle vraiment l’intention d’abandonner ses personnages au terme de ce troisième volume? Elle le dit parfois. Mais il n’y a pas de véritable fin et rien ne l’empêcherait de reprendre avec eux le chemin escarpé des relations entre les êtres. On aimerait bien savoir quel genre d’ouvrage Joséphine va tirer de l’histoire d’un jeune homme amoureux de Cary Grant. Comment elle s’installera dans une nouvelle vie de couple avec Philippe. Quelle sera la prochaine folie d’Hortense. Si les autres branches de cette généalogie romanesque vont fleurir ou se flétrir…
Cette curiosité dit, au fond, la réussite d’une entreprise qui n’est pourtant pas sans défauts. Malgré des longueurs parfois irritantes, Katherine Pancol rend son petit monde attachant. Les caractéristiques des uns et des autres sont devenues familières, on ferait volontiers un nouveau tour de manège avec eux tous les deux ans. Surtout si, entretemps, la romancière décidait de réduire la part d’introspection et d’accélérer le mouvement.

mercredi 1 juin 2011

Paul Auster : contre le souvenir, la fiction

Au rez-de-chaussée d’une maison où dorment, à l’étage, sa fille et sa petite-fille, August Brill est tenté de ressasser son passé, «d’échec en échec, bien plus d’échecs que de réussites». Pour éviter d’y penser, il invente un personnage qu’il met dans un trou, sans savoir ce qu’il va en faire. August a été critique littéraire mais n’a écrit que des articles. Il fait ici, pour la première fois peut-être, œuvre de fiction: Owen Brick, tombé de nulle part, se souvient d’une vie antérieure et ne comprend pas comment il se retrouve en uniforme, embarqué dans une guerre civile à laquelle il ne comprend rien. L’Amérique qu’il connaît n’est pas celle qu’il découvre. Les attentats du 11 septembre n’ont pas eu lieu, les États ne sont plus unis et se sont levés les uns contre les autres.
Ce pourrait être une fable sur une autre version possible de l’histoire récente. Ce l’est, d’ailleurs, inspirée par la pluralité des mondes de Giordano Bruno. Dans des univers parallèles, plusieurs suites d’événements pourraient se produire en un même lieu…
Seul dans le noir est aussi une construction perverse dans laquelle un serpent se mord la queue, mais sa tête est du côté du réel tandis que la queue plonge dans un rêve éveillé. Il n’y a qu’un seul responsable à la guerre que vit Owen Brick: August Brill, sans qui cet échafaudage n’aurait pu exister. Pour y mettre fin, Owen reçoit la mission d’exécuter celui qui l’a créé. Il ne retrouvera son univers familier qu’à cette condition – qu’il refuse.
Le roman se referme sur lui-même, aussi serré qu’un nœud gordien qu’il faudra bien trancher d’une manière ou d’une autre. Le recours au fantastique n’est en tout cas pas ici une facilité: Paul Auster pose les éléments de son énigme impossible avec une précision presque effrayante.
Et puis, comme August Brill ne parvient pas à échapper complètement à son passé, celui-ci l’occupe aussi pendant les nuits sans sommeil au cours desquelles la moindre lampe de chevet le blesse comme un phare puissant braqué sur lui. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur son hypersensibilité à la lumière, peut-être un autre signe de sa réticence à regarder les choses en face. Il faudra qu’une autre nuit, sa petite-fille qui ne dort pas non plus ait une conversation amicale avec lui pour reconstituer un parcours amoureux où la trahison a tenu sa place.
La conversation occupe une quarantaine de pages, presque à la fin du livre. Il s’y dit de belles choses par-dessus le fossé des générations que les deux insomniaques tentent de combler en dévoilant chacun ses blessures, sans exhibitionnisme, dans une chaleureuse complicité. Mais, par rapport aux trois quarts de l’ouvrage, cette partie ressemble à une pièce rapportée. L’ambition littéraire est moindre. Et, si on ne se laisse pas séduire par le ton du dialogue, un brin de déception perce. Elle ne fera cependant pas oublier la spectaculaire audace du reste.