mardi 30 mai 2017

John Irving du Mexique aux Philippines

Depuis 1978 et Le monde selon Garp, traduit en français deux ans plus tard, adapté au cinéma dès 1982 (avec Robin Williams dans le rôle principal), John Irving est devenu un poids lourd de la littérature mondiale – alors que son roman précédent, paru comme les deux premiers sans faire grand bruit, s’intitulait Un mariage poids moyen. La référence à une catégorie pondérale n’est pas anodine : John Irving a longtemps pratiqué la lutte, thème récurrent dans de nombreux livres. Comme le sont le cirque, l’absence des parents, les accidents… Son dernier roman en date, qui est réédité au format de poche après avoir été traduit l’an dernier, renoue avec quelques-uns de ces fondamentaux.
Le nouveau héros de John Irving mène, dans Avenue des Mystères, une double vie. Eveillé et à demi conscient, Juan Diego Guerrero part aux Philippines pour un pèlerinage accompli au nom d’un Américain qu’il a connu avant sa mort, son voyage étant égayé par deux femmes, mère et fille, entreprenantes au-delà de tout ce qu’il avait connu. Endormi, souvent, dans un état de conscience suraigu, il revit, pleurant et marmonnant, les épisodes marquants de son passé.
Cette double vie constitue le personnage, né au Mexique où il a grandi comme un gosse de la décharge d’Oaxaca, puis écrivain américain et professeur d’université : « Il affirmait ainsi que dans son esprit, c’est-à-dire dans sa mémoire, et aussi dans ses rêves, il vivait et revivait ses deux vies “en parallèle”. » Le roman épouse donc des lignes approximativement parallèles, tortueuses, en respectant la fantaisie de la trajectoire ainsi que la singularité des personnages. Si bien que John Irving réussit à nous imposer de l’Avenida de los Misterios, l’Avenue des Mystères, une image aussi prégnante qu’elle l’est pour Juan Diego.
Double est aussi la médication emportée par l’écrivain en voyage. Les effets contradictoires des bêtabloquants qui rendent ses rêves décousus et du Viagra qui semble l’aider à redevenir lui-même participent à la succession de ses états de conscience et d’inconscience relatives.
Les personnages secondaires créent des effets puissants, car beaucoup d’entre eux sont des phénomènes, au sens où l’on dit « phénomène de cirque ». Le cirque est familier au romancier américain et il s’en donne à cœur joie avant de transformer Juan Diego et surtout sa sœur Lupe en attraction. Lupe éprouve des difficultés d’élocution, ce qui ne l’empêche pas de parler une langue riche et violente, mais seul son frère la comprend, ce qui évite parfois quelques ennuis aux deux enfants. Lupe, surtout, possède le don de lire dans les pensées, et cela pourrait donner un beau spectacle. Même si Ignacio, le directeur du « Circo de La Maravilla » qui est aussi le dompteur des lions, veut surtout apprendre grâce à Lupe ce que ses animaux ont dans la tête : sont-ils dangereux pour lui ? Lupe, qui éprouve tout de suite du dégoût pour Ignacio (elle lit dans ses pensées et elles ne sont pas belles), ne lui dira pas que le mâle de la troupe ne lui veut aucun mal, tandis que les lionnes…
Il faudrait s’attarder sur le couple formé par Flor, travesti flamboyant, et Edward, missionnaire américain en chemises fleuries qui découvre en même temps l’amour et son homosexualité. En adoptant Juan Diego, ils lui permettront de s’installer aux Etats-Unis et de devenir écrivain – doté d’une œuvre qui, par certains aspects, recoupe celle de John Irving.
La statue géante de la Vierge qui provoquera la mort d’Esperanza, la mère de Juan Diego et Lupe, vaut bien un personnage humain, et son nez fournira une flamme brève mais qui illuminera longtemps le roman.
Tant d’autres, aussi, forment une foule bariolée dont les mouvements contaminent, pour le meilleur, Avenue des Mystères.

dimanche 28 mai 2017

Ian McEwan, la juge et l’enfant

Fiona Maye, juge aux affaires familiales, a l’expérience des questions délicates. Ses dossiers révèlent souvent des douleurs profondes, des déchirures définitives. Elle a le souvenir d’avoir dû trancher, et le mot prenait tout son sens, le cas de deux frères siamois auxquels les médecins ne donnaient pas plus de six mois à vivre et dont l’un, après leur séparation, pouvait espérer devenir un enfant normal. Mais les parents refusaient l’opération qui provoquerait la mort de l’un des deux fils, parce que seul Dieu a ce pouvoir.
Le jugement de Fiona avait été unanimement salué par ses collègues et les spécialistes du droit : il était « élégant et juste ». Mais elle en a gardé, comme une cicatrice, le remords d’avoir condamné un enfant à mourir, même s’il n’était pas viable. L’irrationnel n’est jamais complètement absent.
Elle est aujourd’hui confrontée à un dilemme du même ordre : un garçon de dix-sept ans, atteint de leucémie, devrait être transfusé pour avoir une chance de guérir. Ses parents, Témoins de Jéhovah, s’y refusent. Et lui aussi, qui développera d’ailleurs, lors d’une longue conversation avec Fiona, une solide argumentation prouvant qu’il sait de quoi il parle. Adam aura dix-huit ans dans moins de trois mois, il est donc encore mineur mais la juge a tenu à l’entendre. Il y a urgence : chaque jour qui passe réduit ses chances de survie, expliquent les médecins.
Le titre du roman, L’intérêtde l’enfant, prend tout son poids, renforcé par l’extrait du Children Act placé en épigraphe : « Quand un tribunal se prononce sur une question relative à l’éducation d’un mineur, l’intérêt de l’enfant doit être la priorité absolue de la cour. » Ian McEwan, qui place Fiona Maye dans une situation difficile, n’a évidemment pas écrit un essai sur la justice, bien qu’il se soit inspiré d’affaires réelles. Il a surtout fourni à son héroïne des interrogations presque impossibles, mais auxquelles elle doit quand même répondre, sur la vie, la mort, la foi…
Il y ajoute, comme si Fiona n’en avait pas assez de son travail pour nourrir des inquiétudes, le ressentiment de Jack, son mari, fatigué de se sentir totalement délaissé, de voir leur vie de couple disparaître derrière la place que prend la vie des autres dans les jugements de Fiona.
Tout est réuni pour menacer la capacité de celle-ci à percevoir clairement, avec objectivité, les données sur lesquelles elle doit s’appuyer pour rendre son arrêt. D’autant que celui-ci ne marque pas la fin de l’histoire : la présence d’Adam dans la vie de Fiona se prolongera hors du tribunal, ajoutant un élément déstabilisateur à une existence désormais menacée sur plusieurs fronts.
Cette femme ébranlée, et qui continue à résister, est saisie à un moment où sa fragilité est grande. Elle en devient d’autant plus forte.

mercredi 17 mai 2017

D'Actes Sud au ministère de la Culture

Il nous aura tout fait, cet Emmanuel Macron, et en moins de temps qu'il n'en a fallu pour y penser à sa place - ce qui n'était, à l'évidence, pas nécessaire.
Voici donc une ministre de la Culture qui m'agrée, et le dire n'est rien. Françoise Nyssen, quarante ans après la création, par son père Hubert Nyssen, d'Actes (Atelier de cartographie thématique et statistiques) Sud, maison qu'elle co-dirige avec le bonheur qu'on sait, se trouve nommée à un poste essentiel du nouveau gouvernement français.
Sa trajectoire, à cette place, ne sera pas seulement ce qu'elle en fera - le budget du ministère n'est pas extensible à l'infini. Mais on sait bien que ce n'est pas seulement une question de budget...
Ses auteurs, on l'imagine, se réjouissent bien que, en même temps que l'équipe d'Actes Sud, ils se demandent peut-être ce que l'absence de Françoise changera au fonctionnement de la maison. Rien, probablement: l'organisation est au point.
Félicitations, Françoise, et bonne chance...

samedi 13 mai 2017

Je me souviens de Georges Perec

Je me souviens d'avoir échangé quelques mots avec Georges Perec à Bruxelles, au Théâtre-Poème.

Je ne me souviens pas de la date à laquelle eut lieu cette unique et brève rencontre, dont il n'avait pas dû garder le souvenir. En 1979, probablement.

Car je me souviens d'avoir lu, à sa parution, l'année précédente, La vie mode d'emploi, avec l'impression d'ouvrir un jeu aux possibilités multiples, voire infinies, de boîtes imbriquées les unes dans les autres.

Je me souviens aussi d'avoir relu le même roman à Kigali, en partie à l'Hôtel des Mille Collines, où je buvais de la bière sud-africaine et de l'alcool ougandais. En 1995, avec certitude.

Je me souviens du rayonnage sur lequel un bouquiniste bruxellois rassemblait les livres édités par Maurice Nadeau à différentes enseignes. Et d'avoir acheté, pour l'avoir trouvé là, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?

Je me souviens pas, en revanche, de ce qu'est devenu cet exemplaire. Ni les autres livres de Georges Perec que j'ai possédés un jour.

Je me souviens de n'avoir jamais fait ses mots croisés. Ni même avoir essayé d'en faire. Les mots croisés et moi, ce fut une histoire trop brève, et pas au bon moment.

Je me souviens de ce que je ne me souvenais pas de tous ses Je me souviens.

Je me souviens d'avoir espéré une édition intégrale de Georges Perec. La Pléiade lui va bien.

Je me souviens d'avoir pensé paresseusement qu'il serait facile d'écrire quelques Je me souviens à propos de Georges Perec. Je me souviendrai de cette erreur.

jeudi 11 mai 2017

La mort d'Emmanuèle Bernheim

Six romans de 1985 à 2013 - mais pas tous chez Gallimard, contrairement à ce que dit Le Point, car le premier, Le cran d'arrêt, était paru chez Denoël - et un prix littéraire de belle dimension au milieu, le Médicis pour Sa femme -, cela n'a pas suffi à rendre Emmanuèle Bernheim vraiment populaire. Dommage, elle aurait bien mérité une meilleure attention. Retour rapide, en espérant attirer quelques curieux vers ses textes, sur trois d'entre eux.

Sa femme (1993)
Sa femme, on ne sait pas qui c'est, et d'autant moins que l'auteur est une femme et la narratrice aussi. Donc, c'est l'autre: la femme de cet amant que Claire, jeune médecin, a rencontré comme on croise un microbe qui s'accroche ensuite - il faut préciser que Claire n'aime rien tant que les mois où règnent la grippe et l'angine, parce qu'elle apprécie les pièces chaudes où elle visite ses malades.
Thomas a annoncé la couleur. Il a une femme et deux enfants, il ne les quittera jamais. Mais c'est fou, les histoires qu'on peut s'inventer, puis raconter à d'autres, dans le but d'avoir la paix, quitte à devoir ensuite gérer ces mensonges de manière bien plus complexe que si on avait dit la vérité. En tout cas, Claire ne pense plus à Thomas qu'en fonction de Sa femme: le parfum qu'elle porte et, en contrepoint, celui dont elle ne peut trouver l'odeur, les cadeaux qu'elle fait à son mari, les petites attentions de chaque jour et les grandes des occasions particulières...
On a rarement, il est vrai, exprimé ainsi, avec autant de justesse et de précision basée sur des détails importants, ce sentiment curieux qui n'est pas tout à fait de la jalousie mais qui n'en est pas non plus très éloigné: la difficulté à partager un homme avec une autre, fût-elle présente seulement dans les déclarations de l'amant.

Brève rencontre... A la veille de quitter son appartement pour s'installer chez son ami, une jeune femme parisienne se rend à une soirée chez des connaissances. C'est jour de grève dans les transports en commun et la ville est embouteillée. Un inconnu demande à monter dans la voiture, elle lui ouvre la portière et commence alors l'aventure du désir, dans une montée sensuelle dont Emmanuèle Bernheim fait, pour son quatrième roman, l'unique trame du récit.
Une trame cependant bien suffisante car elle happe le lecteur dans une nasse dont il ne sortira plus, sinon à la fin, et pour quel épilogue? Laure et Frédéric, en tout cas, auront suspendu le temps, auront créé une trêve inattendue dans l'écoulement régulier des événements. Leur bulle, si provisoire soit-elle, aura été bien agréable à partager.

Stallone (2002)
L'existence de Lise, secrétaire médicale qui a abandonné ses études, tourne au ralenti. Elle découvre Stallone au cinéma et, comme lui, décide de rebondir. Ce petit livre est tout simple. Il met à nu et à vif une femme peu sûre d'elle-même, dont la projection sur les personnages incarnés par Stallone constitue la part la plus intime. C'est fascinant. Emmanuèle Bernheim va loin dans la connaissance de son personnage. Lise n'est pas une midinette amoureuse d'un acteur. Elle cherche plutôt, dans le reflet de l'autre, une force qu'elle ne se connaissait pas. Et le sentiment de la dette contractée l'habite de très étrange manière. Sous la forme d'une autre fidélité que personne ne peut comprendre, à moins d'en rire comme d'une bonne blague.

samedi 6 mai 2017

J'aurais dû lire Ruwen Ogien

On (et ce "on" vaut pour un "je") a beau vouloir tout lire, y passer du temps, toujours un peu plus de temps, il faut accepter l'évidence: ce n'est pas possible.
Alors, "on" fait des impasses dont parfois "je" souffre. Ruwen Ogien, par exemple. Pas pour moi, me suis-je dit souvent, dans la mesure où d'autres sont mieux placés pour en parler, commenter, discuter...
Sinon que cette position, défendable d'un point de vue professionnel, ne l'est pas sur le plan personnel. Si je ne lis pas Ruwen Ogien, c'est moi qui en suis d'abord privé, et comment savoir, sans y aller, ce que je perds à ne pas connaître ses livres? On (je) reporte sans cesse, remettant à plus tard, et puis un jour on apprend qu'il est mort.
Car, comme il l'écrivait dans son dernier livre, Mes mille et une nuits, "les philosophes ont des soucis de santé comme tout le monde".
Il y cite Marcel Proust décrivant le passage brutal de la redescente sur le sol de la souffrance physique sans justification existentielle grandiose:
C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur la route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre.
Oui, j'aurais dû lire Ruwen Ogien. Je me console (un peu) en pensant qu'il n'est pas trop tard.

vendredi 5 mai 2017

La mort de Karel Schoeman

Karel Schoeman n'avait pas assez de lecteurs en France, ai-je lu quelque part cette semaine, au détour d'un entrefilet qui annonçait sa mort. C'est vrai: ses livres auraient mérité un accueil plus chaleureux. Peut-être son statut d'auteur sud-africain confronté à la question de l'apartheid, très présente dans ce qu'il a écrit, a-t-il fait de lui un simple représentant, parmi d'autres, d'un problème dont on avait l'impression d'avoir suffisamment entendu parler. Erreur, bien entendu: sa voix personnelle n'est pas assimilable à celles de ses contemporains. Retour sur deux de ses livres (le deuxième est, pour l'instant, épuisé aussi bien en édition originale qu'en poche, publication à laquelle fait référence la brève note que j'avais rédigée).

Retour au pays bien-aimé (2006), traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
Plus ça change, plus c’est la même chose : Karel Schoeman a écrit Retour au pays bien-aimé en 1972 et, si l’on n’est pas attentif à cette date, le roman semble décrire un combat d’arrière-garde mené aujourd’hui par des Afrikaners, les Blancs d’Afrique du Sud résolus à retrouver leur pouvoir.
George Neethling est de retour au pays natal pour faire l’inventaire d’un héritage à liquider. Il vit depuis longtemps en Europe et n’a pas l’intention de se réinstaller en Afrique. Mais il ne trouve que les ruines d’une ferme, et comprendra un peu plus tard comment le bâtiment a été détruit. Surtout, il rencontre les fermiers du coin qui lui demandent de les rejoindre pour mettre la terre en valeur. En quelques conversations, il a pu mesurer leur peur de l’autre : on ne sort pas sans arme, il est préférable de voyager groupés la nuit, etc. Comment la peur engendre la haine : le schéma n’a pas vieilli.
George a l’impression d’être manipulé. Il ne faisait que passer, et on le retient pour bien lui faire comprendre de quel côté est son devoir. Le malaise est d’autant plus grand qu’il ne reconnaît rien. L’Afrique du Sud est devenue un pays étranger, à aucun moment il ne s’y sent chez lui. Et de moins en moins en comprenant les intentions des fermiers blancs.
Tout en délicatesse mais avec fermeté, Karel Schoeman creuse des fossés infranchissables entre les personnages. Jusqu’à sous-entendre une question : le pays bien-aimé de George, n’est-ce pas celui où il rentre après son voyage ?

La saison des adieux (2008 pour une réédition chez 10/18), traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein
Ecrire en Afrique du Sud, dans un pays quasiment en guerre, à quoi bon ? Adriaan, poète, s’interroge. Pour ne trouver qu’une réponse : au fond, seuls restent les mots. Ils traduisent avec précision le sentiment d’étrangeté qui s’est emparé de l’écrivain. Et rendent compte de violences si fréquentes que les gens semblent ne plus les voir. Entre le délire destructeur de l’apartheid et l’aspiration personnelle à la paix, la déchirure est profonde. Elle fournit cette voix belle et brisée.