mardi 28 février 2012

Les trois livres de la semaine : Murakami, Orsenna, Perec

Ils arrivent en librairie ces jours-ci, ce sont mes plus fortes envie de lecture pour les jours qui viennent (même si je serai probablement amené à lire d'autres chose). Bref coup de projecteur sur trois ouvrages attendus, tels que les éditeurs les présentent.

Après le succès phénoménal des deux premiers tomes, la suite trépidante et romantique des aventures d'Aomamé et de Tengo, en quête l'un de l'autre sous les deux lunes de 1Q84. Oscillant entre réalisme et fantastique, un nouveau volet tout aussi ambitieux, énigmatique et hypnotique, qui porte un regard fascinant sur la confusion du monde contemporain. Un chef-d’œuvre de lucidité et de sensibilité.
Ils ne le savaient pas alors, mais c'était là l'unique lieu parfait en ce monde. Un lieu totalement isolé et le seul pourtant à n'être pas aux couleurs de la solitude.
Le Livre 3 fait entendre une nouvelle voix, celle d'Ushikawa.
Et pose d'autres questions: quel est ce père qui sans cesse revient frapper à notre porte? La réalité est-elle jamais véritable? Et le temps, cette illusion, à jamais perdu?
Sous les deux lunes de 1Q84, Aomamé et Tengo ne sont plus seuls...

«Un jour, je me suis dit que je ne l’avais jamais remercié. Pourtant je lui devais mes lectures. Et que serais-je, qui serais-je sans lire et surtout sans avoir lu? Pourtant, c’est sur son dos que chaque matin, depuis près de soixante années, je tente de faire avancer pas à pas et gomme aidant mes histoires. Et que serait ma vie sans raconter? Je n’avais que trop tardé. L’heure était venue de lui rendre hommage. D’autant qu’on le disait fragile et menacé. Alors j’ai pris la route. Sa route.
De la Chine à la forêt canadienne, en passant par la Finlande, la Suède, la Russie, l’Inde, le Japon, l’Indonésie, Samarcande, le Brésil, l’Italie, le Portugal et bien sûr la France, j’ai rendu visite aux souvenirs les plus anciens du papier. Mais je me suis aussi émerveillé devant les technologies les plus modernes, celles qui, par exemple, arrivent à greffer des virus capables de tuer les bactéries, celle qui, grâce à des impressions électroniques, permettent de renseigner sur le parcours d’un colis les chocs qu’il a reçus et si les conditions d’hygiène et de froid ont tout du long bien été respectées.
Cher papier! Chère pâte magique de fibres végétales! Chère antiquité en même temps que pointe de la modernité! La planète et le papier vivent ensemble depuis si longtemps: plus de deux mille ans. Le papier est de la planète sans doute le miroir le plus fidèle et par suite le moins complaisant.»
 
E. O.

C’est à la réalisation d’un faux Condottière, le célèbre tableau du Louvre, peint par Antonello da Messina en 1475, que s’est voué depuis des mois le héros de ce livre. Gaspard Winckler est un peintre faussaire. Maître de ses techniques, il n’est pourtant qu’un simple exécutant d’un commanditaire, Anatole Madera. Comme dans un bon polar, dès la première page du livre, Winckler assassine Madera. Ce roman enquête sur les mobiles de ce meurtre dont l’une des raisons sera l’échec du faussaire à rivaliser avec le peintre de la Renaissance. La question du faux en peinture parcourt toute l’œuvre de Perec, et le personnage de fiction, nommé Gaspard Winckler, apparaît aussi dans La Vie mode d’emploi et dans W ou le souvenir d’enfance. Quant au dernier roman publié du vivant de Perec, Un cabinet d’amateur (1979, "La Librairie du XXIe siècle"), il a pour sous-titre "Histoire d’un tableau".
Du Condottière, Georges Perec a dit: il est le "premier roman abouti que je parvins à écrire". Dans sa préface, Claude Burgelin, rappelle qu’après le double refus, du Seuil et de Gallimard, de publier ce roman, Perec écrivait le 4 décembre 1960, à un ami : "Le laisse où il est, pour l’instant du moins. Le reprendrai dans dix ans, époque où ça donnera un chef-d’œuvre ou bien attendrai dans ma tombe qu’un exégète fidèle le retrouve dans une vieille malle…"
Plus d’un demi-siècle après, on va pouvoir enfin découvrir ce roman de jeunesse de Georges Perec, égaré puis retrouvé "dans une vieille malle".

vendredi 24 février 2012

Vendredi, ah! vendredi! Jour du "Soir", des "Nouvelles" et de "Livres Hebdo"

Aujourd'hui, c'est normalement le jour de la semaine où je me la coule plutôt douce. Le seul, habituellement. Sinon qu'aujourd'hui, pour cause de table ronde demain matin à l'Institut français de Madagascar à propos de bibliothèques numériques (voir le blog d'en face pour les détails), pour cause aussi de Foire du Livre de Bruxelles qui entraîne un surcroît de travail en vue de la semaine prochaine (presque déjà là, la semaine prochaine), je n'ai pas eu le temps d'aller me saouler la gueule faire mes courses hebdomadaires en ville.

La véritable récompense du vendredi, de toute manière, ce n'est pas cela. C'est la publication de l'essentiel du travail accompli pendant les six jours (disons cinq) qui précèdent.

Le vendredi est en effet le jour de parution des pages "livres" du Soir, où je me réjouis à chaque fois (que c'est possible) de parler de livres au format de poches. Et pour lesquelles j'ai eu la chance de lire aussi cette fois, entre autres choses, la formidable biographie de Maupassant par Marlo Johnston, un modèle du genre.
A l'attention des compteurs de pages, je précise que, si le livre en fait 1300, les 200 dernières sont des annexes et des notes (bon, j'ai lu les annexes quand même, mais pas les notes) et qu'il m'a manqué, pour d'obscures raisons de transfert de fichiers, les 200 pages du milieu. Il me restait quand même largement de quoi me régaler.

Le vendredi est aussi, dans Les Nouvelles, quotidien malgache en français avec lequel il m'est déjà arrivé de travailler en 2005 et 2006, le jour d'une page dont j'ai proposé l'idée, acceptée dans la foulée, consacrée à la culture internationale
Je la conçois tout seul, j'envoie textes et illustrations le jeudi, c'est dans le journal le lendemain, et personne ne me dit ce que je dois faire. (Pas de chef, une forme de bonheur, oui!) J'y parle de livres, bien sûr, on ne se refait pas, mais aussi de musique et de cinéma, selon l'actualité.
L'actualité, cette semaine, ce sont les Césars (que j'écris avec majuscule et au pluriel, tant pis pour les puristes) et les Oscars, auxquels j'ai donc consacré l'ensemble des articles. Ce qui m'a conduit à regarder 12 films - il m'en a manqué deux de chaque côté de l'Atlantique. Car on ne se refait pas (bis), je regarde les films et j'écoute les disques avant d'écrire mes articles, de la même manière que je lis les livres.

Enfin, le vendredi m'arrive, quand la connexion Internet le veut bien (ce n'est pas vraiment le cas depuis une semaine, explication de mon silence pendant ce temps), la nouvelle livraison de Livres Hebdo. Je ne suis pas collaborateur de Livres Hebdo (je le fus de leur site Internet, pour un blog éphémère). Sauf cette semaine, à l'occasion de la Foire du Livre de Bruxelles (tout est dans tout, et réciproquement), où le magazine désirait une tribune d'un journaliste littéraire belge. A qui demander? La question a été posée à une attachée de presse parisienne, qui a renvoyé vers ma collègue préférée, qui elle-même m'a proposé le sujet. L'article est donc paru aujourd'hui.


Finalement, je me demande si je n'ai pas mérité de me reposer un peu...

samedi 18 février 2012

Hemingway et la traduction qui enflamme les commentaires

Un sujet a enflammé la Toile hier après-midi, et jusque très tard dans la soirée: l'action de Gallimard contre Publie.net visant à interdire la vente (et même l'existence, si j'ai bien compris) d'une nouvelle traduction du Vieil homme et la mer que François Bon venait de donner en édition numérique. De cette polémique, vous trouverez des échos un peu partout, où l'éditeur français de Hemingway se fait souvent traiter de "Gallimerde", l'expression étant même devenue un "hashtag" sur Twitter (#Gallimerde).
Je vous conseille de lire, sur le sujet, au moins la page qu'y consacre François Bon, Gallimard versus Publie.net, rédigée et augmentée au fil des événements, nourrie d'une grosse colère, et l'article très argumenté d'Hubert Guillaud, Nous n'échapperons pas à reposer la question du droit, qui replace le débat sur des bases solides.
Cette question (du droit) est d'autant plus complexe qu'elle ne se résume pas à des règles universelles - en gros, chaque pays fait ce qu'il veut, et désolé si je simplifie déjà en disant cela. Je ne l'aborderai pas, je maîtrise mal ce terrain, et d'autres commentateurs en revanche possèdent les outils pour nous aider à comprendre.
En revanche, il est légitime (et pertinent) de s'interroger sur les raisons pour lesquelles seul Jean Dutourd serait habilité à nous transmettre Le vieil homme et la mer en français. La plupart des professionnels reconnaissent qu'une traduction a besoin d'être au moins revue au bout d'un certain temps. Ensuite, chacun juge en fonction de ses préférences.
Pour vous permettre, précisément, de juger, voici trois fois le premier paragraphe du roman. Dans sa version originale, dans la traduction de Jean Dutourd et dans celle de François Bon. Qu'en pensez-vous?

He was an old man who fished alone in a skiff in the Gulf Stream and he had gone eighty-four days now without taking a fish. In the first forty days a boy had been with him. But after forty days without a fish the boy's parents had told him that the old man was now definitely and finally salao, which is the worst form of unlucky, and the boy had gone at their orders in another boat which caught three good fish the first week. It made the boy sad to see the old man come in each day with his skiff empty and he always went down to help him carry either the coiled lines or the gaff and harpoon and the sail that was furled around the mast. The sail was patched with flour sacks and, furled, it looked like the flag of permanent defeat.

Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n’avait pas pris un poisson. Les quarante premiers jours, un jeune garçon l’accompagna; mais au bout de ce temps, les parents du jeune garçon déclarèrent que le vieux était décidément et sans remède salao ce qui veut dire aussi guignard qu’on peut l’être. On embarqua donc le gamin sur un autre bateau, lequel, en une semaine, ramena trois poissons superbes.
Chaque soir le gamin avait la tristesse de voir le vieux rentrer avec sa barque vide. Il ne manquait pas d’aller à sa rencontre et l’aidait à porter les lignes serrées en spirale, la gaffe, le harpon, ou la voile roulée autour du mât. La voile était rapiécée avec de vieux sacs de farine; ainsi repliée, elle figurait le drapeau en berne de la défaite.

Le vieil homme pêchait seul dans le Gulf Stream sur son canot depuis quatre-vingt-quatre jours sans avoir pris un poisson. Les quarante premiers jours, le garçon était venu avec lui. Mais après ces quarante jours, les parents du garçon lui avaient dit que le vieil homme était finalement et définitivement salao, ce qui est la pire forme pour dire pas de chance, et selon leurs ordres, le garçon était parti sur un autre bateau, lequel avait pris trois gros poissons la première semaine. Cela le rendait triste, le garçon, de voir le vieil homme revenir chaque soir le canot vide, et toujours il le rejoignait pour l’aider à porter les lignes enroulées, la gaffe, le harpon et la voile ferlée autour du mât. Une voile rapiécée avec des sacs de farine qui pendait ainsi comme le drapeau d’une permanente défaite.

vendredi 17 février 2012

Caïn en version peu orthodoxe, celle de Saramago

Les autorités religieuses catholiques s’étaient émues, à la parution de Caïn en portugais, devant la transgression à laquelle se livrait allègrement José Saramago. D’autant qu’il n’en était pas à ses premiers blasphèmes. L'Évangile selon Jésus-Christ, en 1991, avait déjà revisité le Nouveau Testament selon une vision peu orthodoxe. Avant de mourir en 2010, l’écrivain avait semble-t-il besoin d’en faire autant avec l’Ancien Testament, histoire de solder une fois pour toutes ses comptes avec un dieu auquel il ne croyait pas.
Puisque, à ses yeux, la Bible était «un manuel de mauvaises mœurs», en voici sa version. Elle est, disons-le sans attendre, beaucoup plus réjouissante que le texte original.
Fidèle à ses habitudes, Saramago effectue des choix formels radicaux. Des phrases interminables mais balancées avec une rare élégance, où plusieurs éléments peuvent coexister dans un parfait naturel. Des noms propres débarrassés de leurs majuscules initiales, ce qui trouble la vue d’une manière presque physique et oblige à une attention plus grande. Saramago est comme un orateur qui baisse la voix pour obtenir le silence et être entendu dans toutes les nuances de son discours.
On ne peut mieux comprendre quels mécanismes d’écriture il met en œuvre qu’en lisant les premières lignes, c’est-à-dire la première phrase.
«Quand le seigneur, connu aussi sous le nom de dieu, s’aperçut qu’adam et ève, parfaits en tout ce qui se présentait à la vue, ne pouvaient faire sortir un seul mot de leur bouche ni émettre ne fût-ce qu’un simple son primitif, il dut sûrement s’irriter contre lui-même puisqu’il n’y avait personne d’autre dans le jardin d’éden qu’il pût rendre responsable de cette gravissime erreur, alors que tous les autres animaux, produits, comme les deux humains, du que cela soit divin, bénéficiaient déjà d’une voix qui leur était propre, les uns au moyen de mugissements et de rugissements, les autres de grognements, de gazouillements, de sifflements et de gloussements.»
De ce récit mené tambour battant, le narrateur se présente tantôt occupé à le composer «pas à pas avec un scrupule d’historien», tantôt, au pluriel, comme «de simples rapporteurs d’histoires antiques», ou encore comme des «observateurs des événements.» Statut modeste qui n’empêche pas de bousculer des personnages familiers. Adam et Eve, bien sûr, puisqu’il faut commencer par le commencement, Abel et Seth, les frères de Caïn dont la vie se prolonge jusqu’à rencontrer Abraham, Noé, Moïse, Job, à assister à la débandade des hommes dans les environs de la tour de Babel, à voir tomber les murs de Jéricho et mourir les populations de Sodome et Gomorrhe…
Dans le roman de José Saramago, Caïn n’est pas un sale type. En tuant Abel, puis en se faisant passer pour lui, il n’a fait qu’accomplir la volonté de Dieu, le vrai méchant de l’histoire. Celui-ci passe en effet sa colère sur les hommes comme on se gratte pour calmer un prurit. Les conséquences lui sont indifférentes. D’ailleurs, il est débordé de boulot, on peut lui pardonner quelques moments de détente. Voyons-le au moment du lancement de l’Arche de Noé.
«Dieu n’assista pas à la mise à l’eau. Il était occupé par la révision du système hydraulique de la planète, vérifiant l’état des valves, serrant un écrou mal ajusté qui gouttait indûment, inspectant les divers canaux locaux de distribution, surveillant la pression dans les manomètres, sans parler d’une infinité d’autres tâches, grandes et mineures, chacune plus importante que la précédente et que lui seul, en sa qualité de concepteur, d’ingénieur et d’administrateur des mécanismes universels, était en mesure d’exécuter et d’avaliser en leur conférant son ok sacré.»
Saramago s’amuse. Un peu en blasphémateur, beaucoup en romancier capable de jouer avec le temps du récit, voguant en capitaine intrépide sur les eaux du passé, du présent et du futur – le narrateur a lu des livres et vu des films, il sait de quoi il parle. Mais gardant le cap.

mercredi 15 février 2012

"C'est assez pathétique la Saint-Valentin, non ?"

Ainsi la romancière Karine Tuil tweeta-t-elle hier...
J'aurais tendance à l'approuver. Mais je ne suis pas bon juge: je déteste les fêtes qu'on nous impose. Toutes les fêtes. Ne me demandez pas pourquoi, ce serait trop long à expliquer.
Ceci dit, qu'une fête, quelle qu'elle soit, devienne une occasion de lire, et mon avis tranché se nuance d'un léger sourire. Profitons-en, au lendemain d'un 14 février qui aura été surtout marqué, dans ma vie quotidienne, par le passage d'un cyclone joliment baptisé Giovanna. Mais dont les effets étaient plutôt rébarbatifs, à en juger seulement d'après les premières photos de la capitale malgache publiées sur Internet. Et les pires images sont à venir, puisque c'est sur la côte que Giovanna a frappé le plus violemment, là d'où les informations tardent à venir.
J'aurais certes pu profiter du passage de l’œil du cyclone, dans lequel nous nous sommes trouvés, pendant une demi-heure de calme absolu, pour penser à la Saint-Valentin. Mais j'attendais, crispé, le retour des vents violents et, franchement, je n'avais pas l'esprit à ça.
J'avais pourtant sous la main une belle anthologie, sobrement intitulée Mon amour et moins sobrement insérée dans un coffret racoleur. Les textes sont beaux. Baudelaire voisine avec Duras, Shakespeare avec Verlaine. Pas besoin de Saint-Valentin pour les découvrir. Avec, vers la fin du volume, ce superbe sonnet de Louisé Labé, dans une orthographe modernisée.
Baise m’encor, rebaise-moi et baise;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux:
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las, te plains-tu? Çà, que ce mal j’apaise,

En t’en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.

Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie:

Toujours suis mal, vivant discrètement,

Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moi ne fais quelque saillie.

lundi 13 février 2012

Philippe Forest: la traversée du siècle et des nuages

Philippe Forest réinvente la vie de son père, pilote de ligne, dans un superbe roman. Philippe Forest, n’y voyez nulle malice, fait penser à un cheval de labour qui va et vient, retournant lentement, avec force et obstination, une terre lourde et grasse dont les mottes brillantes reflètent les nuages du ciel et dans celui-ci, parfois, le passage d’un avion. Le spectacle est majestueux. Les phrases sont, pour beaucoup d’entre elles, d’amples périodes au rythme entêtant. Le point de vue embrasse la planète entière mais le romancier n’oublie pas de régler sa focale sur les détails.
Romancier? Est-il bien cela, l’auteur du Siècle des nuages, ou archiviste de la mémoire de son père, pilote de ligne? Et, au-delà, de la grande aventure de l’aviation qui a marqué le siècle dernier au moins autant que le cinéma. Au-delà encore, de l’histoire de celles et ceux qui ont vécu cette époque traversée par deux guerres mondiales comme par des failles subitement ouvertes sous l’humanité, et où s’effondre la morale.
Romancier, oui, qui fait entrer le monde dans son livre jusqu’à le rendre aussi dense que le contenu d’une valise bourrée jusqu’à la gueule, car il ne faut rien oublier. Mais romancier qui doute sans cesse du roman, bâtissant celui-ci sur «l’invérifiable hypothèse qu’une intrigue doit pourtant exister qui unit tous ces moments et les intègre à la cohérence d’un récit à peu près suivi et sensé, prêtant sa psychologie présente, pour autant qu’il est capable d’en savoir quoi que ce soit, au personnage qu’il a été autrefois et dont il ne connaît plus rien.» Finissant donc par produire «cette pauvre petite chose de papier usé qu’on nomme un roman.» (Et c’est par ces mots qu’il conclut.)
Le passage du temps devient sensible, la Terre est enserrée dans les vols qui lui donnent sa mesure – une mesure sensiblement plus étroite qu’auparavant, puisque d’une certaine manière le rêve de rapprocher les continents aura été accompli. Mais, pour y arriver, il aura fallu les pionniers, auxquels Philippe Forest rend hommage, des frères Wright ou de Clément Ader à Charles Lindbergh ou Howard Hughes. Morts, ces deux derniers, dans les années septante, l’un sage, l’autre fou, au moment de la splendeur de l’aviation commerciale. Avec un point d’arrêt dans la légende quand Saint-Exupéry plonge dans la Méditerranée. Fin de l’aventure, début de l’exploitation commerciale. Ce qui arrange, au fond, le père de l’écrivain. Malgré sa volonté affichée d’intégrer une unité combattante pendant la guerre, il arrive trop tard. Et à temps pour parcourir le monde, à peu près comme un chauffeur de bus parcourt la ville. Avec quand même, pour le pilote, le ciel et les nuages en prime.
Le siècle des nuages est un livre où tout fait signe. Mais de quoi? C’est en effet seulement avec du recul que les signes semblent prendre sens, et le plus souvent on leur donne celui qui semble convenir au cours d’événements que le temps permet de ranger dans un semblant d’organisation. De cette organisation, qui donne sa forme au roman, Philippe Forest se méfie aussi. Comme des jugements a posteriori qu’elle induit.
Les grands-parents maternels de Philippe Forest, qu’il n’a pas connus, ont été libraires à Mâcon. A la saison des prix littéraires, ils invitaient les habitués à écouter la radio dans le magasin pour connaître les noms des lauréats. Le romancier aime penser que, s’il reçoit un prix, la TSF leur portera la nouvelle au ciel. Il n’a pas reçu de prix important pour ce roman. Mais il l’aurait bien mérité.

dimanche 12 février 2012

Blandine Le Callet place « La ballade de Lila K » dans un monde sans livres

Tout commence par une rupture dans la vie de Lila. Des hommes casqués déboulent chez elle, s’emparent de sa mère et l’emmènent. Lila ne comprend rien à ce qui arrive, moins encore quand elle se retrouve au Centre, où elle sera internée douze ans, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, moment où elle pourra enfin retrouver une certaine indépendance, d’abord sous surveillance. Car elle revient de loin. Démolie physiquement, et davantage encore psychologiquement, elle est un cas typique d’enfant ayant survécu par miracle à une terrible maltraitance maternelle. Du moins est-ce l’image qu’on se fait d’elle, celle que propose Blandine Le Callet au début de son deuxième roman, à partir de l’état de Lila, de ses réactions et des moyens mis en œuvre par la direction du Centre pour lui redonner une chance.
Ensuite, l’image se trouble, devient plus complexe. Au fur et à mesure que la mémoire revient à Lila, elle se souvient surtout de l’amour de sa mère, et les traces des violences s’expliquent d’une autre manière. Pour en arriver là, l’héroïne a bénéficié de toute l’attention du directeur, Monsieur Kauffmann, frappé par ses dons d’apprentissage exceptionnels, et surprenants chez une jeune fille dont la vie a si mal commencé. Avec Kauffmann s’établit une relation de confiance. Il encourage ses progrès, peste contre l’étroitesse d’esprit des membres de la Commission qui évalue le protocole mis en place, offre à Lila une boussole et un dictionnaire, au mépris des règles d’hygiène qui proscrivent le contact avec les livres.
Nous sommes en effet, même si cela n’apparaît pas tout de suite, dans un temps très postérieur au nôtre. La première indication d’une date – janvier 98, Lila est au Centre depuis deux ans – arrive si naturellement que le lecteur traduit pour lui-même, et sans se poser d’autre question: janvier 1998. Sinon qu’il s’agit de 2098. De quoi modifier la perspective et susciter, dès qu’on a compris, une plus grande attention au fonctionnement d’une société qui, presque un siècle après nous, n’est plus tout à fait pareille. Même si elle conserve bien des caractéristiques connues et ne dépayse pas trop.
Pour le dire rapidement, La ballade de Lila K, quand la jeune femme est confrontée à la vie extérieure au Centre et doit apprivoiser ce qui l’effraie, c’est-à-dire à peu près tout, se situe dans un monde régi par des règles très strictes, d’où découle, parmi beaucoup d’autres conséquences, l’absence de livres.
L’atmosphère est oppressante, dedans comme dehors. L’oxygène vital est fourni par des personnages atypiques, et d’abord Kauffmann, dont les méthodes trop personnelles plaisent décidément de moins en moins en haut lieu, à tel point qu’il sera écarté en raison de ses «activités subversives». Puis Milo Templeton, le supérieur de Lila à la Grande Bibliothèque où elle a été engagée. Lui aussi aime les livres papier, dont il retrouve des exemplaires disparus dans la Zone, où vit une population déshéritée et d’où vient Lila.
Ces deux hommes sont non seulement des soutiens, mais des guides et des éveilleurs. Ils prennent des libertés avec la norme et obligent à réfléchir. Ils aideront par ailleurs Lila à retrouver la trace de sa mère, ce qui n’est pas négligeable: le nœud du roman se situe dans l’écart entre ce que la fille sait, parce qu’on le lui a dit, et ce qu’elle sent au plus profond d’elle-même.
Blandine Le Callet vise haut. Et touche juste. Le chemin escarpé que parcourt son héroïne est exemplaire.

Après Une pièce montée, votre premier roman, La ballade de Lila K est un livre plutôt inattendu, tant il est différent…

Oui. En fait, j’avais plusieurs projets romanesques très différents les uns des autres, et je voulais me conserver la possibilité de les écrire. Je savais que si mon deuxième roman était une chronique bourgeoise contemporaine un peu dans la veine d’Une pièce montée, j’allais m’enfermer dans cette veine-là et qu’il serait très difficile d’en sortir ensuite. Donc c’est vraiment très délibérément que j’ai choisi un sujet radicalement différent. Mais, en réalité, Une pièce montée était un roman sans doute moins drôle que ce qu’on a pu en dire. En tout cas, il y avait une certaine noirceur, une certaine tristesse. Et il y a aussi une forme d’humour et de causticité dans La ballade de Lila K. Donc il y a quand même des fils ténus entre ces deux livres malgré leurs différences.

Plusieurs projets, disiez-vous, et vous avez choisi celui-là. Correspondait-il à votre état d’esprit?

A vrai dire, mon parcours a été un peu chaotique entre les deux livres. J’ai passé un an et demi sur un autre roman qui me tenait beaucoup à cœur, sur un sujet mythologique. Et il n’a pas du tout plu à mon éditeur Jean-Marc Roberts. Donc je suis partie sur autre chose et je voulais écrire un livre très bref, très coup de poing, sur le rapport entre une mère et sa fille. Très rapidement, ça a évolué vers un projet beaucoup plus ambitieux. Si vous voulez, La ballade de Lila K tel que vous pouvez le lire, ce n’est pas le livre que j’avais conçu à l’origine. J’ai été amenée dans cette aventure qui n’était pas tout à fait préméditée.

Le point de départ est donc le rapport entre une mère et sa fille? Ou plutôt une fille et sa mère?

Une histoire d’amour entre une fille et sa mère, à la fois très douloureuse et très intense. Est-ce que cela correspondait à mon état d’esprit? Je crois que j’ai une personnalité avec plusieurs facettes, une facette un peu noire, un peu triste, et une facette plus gaie, plus rayonnante. Mais, après tout, on est tous à peu près au même point. Donc, oui, ça correspondait certainement à un aspect de ma personnalité mais je ne me résume évidemment pas à ça.

Avez-vous su très vite que le roman allait se dérouler dans le futur?

Ce n’était pas initialement dans le projet mais, effectivement, très vite je me suis rendu compte que je risquais d’écrire une chronique contemporaine et je ne voulais pas que mon livre soit un fait divers ou une chronique sociologique. Donc la nécessité m’est apparue de déporter cela dans une autre époque, dans un temps légèrement futuriste. La nécessité de mise à distance, si vous voulez. Sur le projet initial, qui était de raconter ce rapport filial, cette histoire d’amour un peu fou entre une fille et sa mère, est venu se greffer un second projet qui serait de donner au roman une connotation un peu plus politique en réfléchissant aux tendances qui se dessinent dans la société contemporaine. En même temps, le roman est devenu plus ambitieux que ce qu’il était à l’origine.

Vous utilisez assez peu les décors habituels de la science-fiction. Le monde a changé, mais vous n’insistez pas trop…

En fait, j’avais à cœur de créer un effet de distance mais je ne voulais pas tomber dans le folklore de la science-fiction. Je suis restée attentive à ce que ce monde soit totalement crédible. Et pour être crédible, il fallait qu’il soit à peine décalé par rapport à la société actuelle. Le monde de Lila K est un dosage très réfléchi pour créer un effet de familiarité et en même temps la distance. Donc, effectivement, vous avez raison, ce n’est pas un monde de machines abracadabrantes. On n’est pas dans la science-fiction classique, on est en fait dans une société à peine anticipée. C’était voulu.

Vous parlez du rapport au livre, qui est bien sûr particulier pour un écrivain. Le rapport au livre a changé, dans la société dont vous parlez.

Oui, les livres sont devenus objets de suspicion. On est dans une société où le principe de précaution a triomphé. Je pars de l’hypothèse que les livres sont susceptibles de créer des allergies qui peuvent être très graves. Donc, les livres sont à manier avec beaucoup de précautions, ils sont protégés par des enveloppes hermétiques, on les manipule avec des gants… J’ai voulu exploiter ce thème parce qu’il y a une réflexion sur la transmission et la censure. Dans le monde de Lila K, on censure l’écrit par voie numérique, avec beaucoup de discrétion. On efface sans que les gens puissent mesurer le degré de censure puisqu’ils n’ont plus la référence des livres papier. En fait, j’ai introduit cet élément par rapport au parcours du personnage principal. Lila est quelqu’un dont on va assister à l’éclosion, un peu maladroite et chaotique, de la conscience politique. Pendant une bonne partie du roman, elle participe à l’entreprise de censure en tant qu’employée chargée de la numérisation des documents. Et puis, peu à peu, elle va comprendre l’importance de l’enjeu, le danger, et tout le prix qu’il faut accorder au livre papier. Pour moi, c’était un postulat. Ça permettait à la fois une réflexion sur la censure, sur l’énorme travail de numérisation qui est en train de s’accomplir dans notre société contemporaine, et de rendre compte de l’éveil de la conscience politique du personnage principal.

Peut-on acheter La ballade de Lila K sous forme de livre électronique?

Oui, il est disponible en livre électronique. A priori, je n’ai vraiment rien contre le livre électronique. Je pense que c’est un rapport à l’écrit qui est différent du livre papier et qui ne s’y substituera jamais mais qui, en même temps, peut avoir des côtés pratiques et favoriser la circulation des idées. Donc, pourquoi pas? Simplement, ce que j’essaie de montrer dans La ballade de Lila K, c’est qu’on a mis en place des outils très pratiques mais qui, en même temps, peuvent devenir très dangereux si on évoluait vers un régime politique moins démocratique. Tout est en place, si on évoluait vers une dictature, pour que le contrôle des citoyens soit total. Et ça me paraît un danger dont on n’a pas forcément conscience.

Par certains aspects, ce livre a-t-il été angoissant à écrire?

Oui, mais pas à cause du sujet abordé. C’était surtout le fait d’écrire, non pas un deuxième, mais un troisième roman, puisque mon deuxième avait été refusé. C’était très angoissant pour moi. Tant qu’on n’a pas écrit un deuxième livre, on n’est peut-être que l’auteur d’un seul roman, qu’on a eu une fois de la chance et que ça ne se reproduira pas, l’espèce d’état de grâce dont on a pu bénéficier pour l’écriture du premier. C’est surtout ça qui m’a beaucoup angoissée. Jusqu’à la dernière ligne, j’ai douté d’arriver au bout de mon projet, puisque j’avais été happée par quelque chose de beaucoup plus ambitieux que ce que j’imaginais à l’origine. Et, quand j’ai mesuré l’ambition du projet, j’ai vraiment douté d’arriver au bout. Mais c’était trop tard, il fallait que j’essaie.

Dans votre esprit, y a-t-il une partie du livre plus importante, ou qui vous touche davantage? Les douze années de Lila dans le Centre, sa vie au dehors?

Quand j’ai écrit le livre, l’idée était que la colonne vertébrale, le cœur, c’était le cheminement de Lila, son parcours à elle. Tout l’univers dans lequel j’ai placé le roman est à mon avis important et vient enrichir la trajectoire du personnage, mais pour moi le livre vaut surtout par cette trajectoire et il n’y a aucune étape qui peut être négligée par rapport à l’autre. Je pense que le livre est composé de telle sorte qu’on ne comprend intégralement le propos que quand on l’a lu intégralement. Le tableau est complet quand on a lu l’ensemble et je ne vois pas quelle partie je pourrais privilégier par rapport à une autre. En écrivant, j’avais dans l’esprit la dynamique générale.

samedi 11 février 2012

Marie-Louise Haumont avait reçu le prix Femina en 1976

L’écrivaine Marie-Louise Haumont est décédée discrètement le mardi 7 février, à l’âge de 93 ans. Sa carrière littéraire a été brève, pour l’essentiel trois livres de 1974 à 1981, mais elle a été la troisième Belge à recevoir le prix Femina pour Le trajet, en 1976. Avant elle, Dominique Rolin et Françoise Mallet-Joris étaient apparues dans la liste des lauréats, ce qui place Marie-Louise Haumont en belle compagnie – et compagnie restreinte puisqu’aucun autre compatriote n’a été couronné depuis par le Femina.
Née à Woluwé-Saint-Lambert le 19 janvier 1919, elle passe son enfance à Mulhouse avant de revenir à Bruxelles. Plus que les études ou l’enseignement auquel elle se consacre cependant quelque temps, c’est l’écriture qui l’attire. Elle a une vingtaine d’années quand elle lance, avec quelques amis, l’éphémère revue Cahin caha, à laquelle collaborent les frères Piqueray. Après la guerre, elle s’essaie au journalisme, tente sa chance à Paris et travaille pour Combat. Elle crée, avec son futur mari, Jacques Mourgeon, Télé revue, dont l’existence est brève mais l’oriente vers une collaboration suivie avec les publications de l’Education nationale.
Elle écrit alors son premier roman, Comme ou La journée de madame Pline, qui paraît en 1974 chez Gallimard (comme les suivants). L’histoire de Suzanne Pline, une couturière qui a l’âge de la romancière et qui vit à Senlis, ville désignée comme un lieu symbolique. Deux ans plus tard, Le trajet est le récit que fait une femme mûre de son existence, pendant quatre jours d’une crise profonde. Et L’éponge, en 1981, le seul de ses romans dont le personnage principal est un homme, trouve dans le théâtre un efficace substitut à la vie.
Elle a publié deux autres ouvrages: Un si petit royaume (Abacus, 1995) et Une nuit à San Martin Pinario, suivi de Le dernier tango de Tobie Stern (La Crypte, 1999). Mais un quatrième roman est resté inédit, ainsi que d’autres écrits dont la revue Textyles a donné un exemple en 1992 avec Naissance de Técla, en même temps qu’elle publiait un ensemble d’études sur son œuvre.

vendredi 10 février 2012

Rester ou partir ? Franck Pavloff pose la question

Au-dessous de ce volcan-là, en Equateur, il n’y a pas de consul alcoolisé. Mais un homme venu de nulle part, Tchaka. Personne ne connaît son histoire, Don Rodriguo Sixte, riche propriétaire, ne lui a rien demandé quand il l’a engagé comme jardinier. De sa vie ailleurs, Tchaka n’a gardé qu’un couteau, le goût du silence et une connaissance intime de la vie des volcans. Il observe avec circonspection Tungurahua, celui qui domine la ville de Naños de Agua Santa. Il interprète les manifestations encore discrètes de la vie souterraine comme les signes annonciateurs d’une prochaine éruption. Don Rodriguo ne veut rien entendre: ses terres ont toujours été épargnées par les coulées de lave, pourquoi en irait-il autrement cette fois-ci? Sa seule crainte est que l’étranger est «à ce point capable de voir un autre monde qu’il pourrait bien en provoquer l’avènement.»
Sur le flanc de la montagne, Lucia, qui vient du Mexique et a aussi beaucoup voyagé, rumine sa colère et se prépare à l’action. Sa colère est dirigée contre les passeurs qui, en échange d’une grosse somme d’argent, conduisent, mais sans garantie de réussite, les candidats à l’émigration vers les États-Unis. Beaucoup laissent toutes leurs économies dans l’aventure, pas mal y perdent la vie. Contre ce trafic, Lucia veut instaurer le passage gratuit, grâce à un ULM dont elle rassemble patiemment les pièces tout en préparant ses plans de vol. Elle n’attend plus qu’un moteur…
Mais Lucia, au contraire de Tchaka, ne comprend rien. Elle transfère sa passion sur les gens qu’elle croise et dont elle ignore s’ils ont envie d’émigrer vers une vie meilleure. D’ailleurs, serait-elle meilleure? Dolorès, qui tient une gargote où Lucia vient parfois, a beau lui expliquer qu’il ne sert à rien de partir, que même une grande colère du volcan n’empêcherait pas de reconstruire au même endroit, Lucia n’en démord pas.
Tchaka et Lucia ne semblent pas faits pour se rencontrer. Et, d’ailleurs, seul le hasard les met en présence. Puis ils aident un peu le hasard. Et le volcan les rapproche. Mais Franck Pavloff n’écrit pas vraiment une histoire sentimentale. L’auteur de Matin brun et du Pont de Ran-Mositar a trop à faire, trop à dire, trop à montrer pour se limiter à la trajectoire de ses deux personnages centraux.
Le grand exil rassemble donc une foule de personnages secondaires, parmi lesquels plusieurs ont toutes les caractéristiques d’une forte présence. Nous avons cité, déjà, Don Rodriguo – il faudrait y ajouter son fils, Manuelito – et Dolorès, parfaitement campés. Nous n’avons rien dit encore de Selmo, descendant d’esclaves, et de Rosa, sa maîtresse. Selmo, méprisé pour sa peau noire, promène les touristes aux environs des baleines et aide Lucia à trouver le moteur qui lui manque. Rosa voudrait que les gens soient plus responsables d’eux-mêmes. Mais elle aime surtout danser et éprouver le désir de Selmo.
Tous vivent dans un cadre magnifique. Même si la menace du volcan se précise au fil des jours, les fumées, les eaux chaudes, les plantes consumées de l’intérieur, le ciel porteur de nuages chiffonnés sont des éléments d’un décor indissociable du roman, et qui pèse sur lui. Il y a, ici aussi, comme à Ran-Mositar, un pont. Curieusement nommé San Francisco. Sa présence offrira aux habitants, le jour où ce sera nécessaire, le chemin d’une fuite urgente. Qui partira? Qui restera? Après la catastrophe, la question restera posée, comme elle l’était avant. Le grand exil n’est pas pour tout le monde.

jeudi 9 février 2012

Vassilis Alexakis à l’origine du langage articulé

Depuis qu’il a quitté la Grèce des colonels en 1968, Vassilis Alexakis est devenu un écrivain de langue française, même s’il a depuis longtemps recommencé à pratiquer les deux langues. Entre celles-ci, bien des mots sont passés, comme le font remarquer plusieurs protagonistes du Premier mot. Où il décide d’aller là où la science n’a jamais réussi à se rendre, à la recherche du premier mot qui marquerait pour l’humanité la naissance du langage articulé. Ce n’est pas rien.
D’autant que l’enquête n’est pas menée par le linguiste de la bande, Miltiadis. Il enseigne la littérature comparée à la Sorbonne et se passionne pour l’histoire du langage. Quand il meurt, sa sœur reprend à tâtons et sans armes la quête du mot originel. Au fur et à mesure, elle en fera le livre que nous lisons, dans lequel elle évoque son frère de l’enfance aux derniers moments. L’histoire d’un homme brillant, parfois empêché par la jalousie des autres d’être reconnu à sa juste valeur.
Vassilis Alexakis parle, dans l’entretien qu’il nous a accordé, de la difficulté qu’il y avait à fondre dans le moule romanesque des matériaux riches et complexes. Il peut être rassuré: le résultat, grâce à la présence forte de la narratrice et à la volonté qui transparaît dans son écriture, est un vrai roman. Qui finit par rendre passionnant le sujet autour duquel il tourne, en le nourrissant de vie et d’anecdotes.
Connaîtrons-nous un jour Le premier mot? Pas cette fois-ci, en tout cas. Du moins en aurons-nous approché par toutes les voies imaginables, sans perdre de vue que la question du dernier mot pouvait aussi avoir son importance. En convoquant le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, qui fait une apparition sous sa véritable identité, ou d’autres qui passent plus discrètement, Vassilis Alexakis célèbre les noces de la fiction et de la connaissance, leur faisant dans la foulée un bel enfant.

Avez-vous eu le désir de connaître Le premier mot? Est-ce que cela vous travaillait?

Oui. Je suis même étonné d’avoir tant tardé à avoir eu cette idée. Vous savez, je me suis installé en France à l’époque des colonels, j’ai écrit en français et travaillé comme journaliste de langue française. Après la dictature, je suis revenu au grec puisque mes livres pouvaient paraître en Grèce aussi. Et j’ai passé ma vie dans les dictionnaires. Ce sont mes livres de chevet. Il était donc assez naturel que j’aie ce besoin de savoir : au fond, tous ces mots innombrables que j’ai vu défiler devant mes yeux, d’où sont-ils partis? Et pourquoi est-ce qu’on a commencé à parler? Et qu’est-ce qu’il est impossible de dire sans le langage articulé, puisqu’on peut s’exprimer par des cris ou avec les mains? Et quelles sont ces choses mystérieuses qui ont nécessité la création du langage articulé? Donc, effectivement, j’étais très curieux. Et j’ai eu peur, à un moment, qu’on le connaisse, ce premier mot. Qu’on me dise: en fait, le premier mot, c’était cela et il voulait dire telle chose. Heureusement, on ne le connaît pas. Donc il y avait lieu d’écrire un roman.

C’est un roman dans lequel il y a beaucoup de savoir. N’était-il pas difficile d’intégrer toute cette science à un roman?

C’était une très grande difficulté. C’est le roman, c’est la littérature qui m’intéresse, plus que les langues, plus que le reste. Le problème était d’arriver, dans un roman, d’une façon simple et naturelle, à englober toutes ces connaissances, toutes ces découvertes, etc. Mais, au fond, c’était moins compliqué que je ne le craignais au début. Parce qu’il fallait, évidemment, inventer les personnages, et les inventer de telle façon qu’ils soient romanesques, c’est-à-dire qu’ils participent à la fois à l’enquête et au roman. Comme exemple de ce mélange des deux aspects du livre, je citerais le personnage de la jeune fille sourde. Elle est très importante pour le livre. Elle a son histoire, ses drames, ses rêves, etc. En même temps, elle incarne un peu cette période de notre préhistoire où, d’après les linguistes, les paléontologues, etc., nous nous exprimions exclusivement par nos mains. Donc cette période de l’humanité, essentielle pour l’enquête sur le premier mot, est incarnée par un personnage qui va, qui vient, qui fait la cuisine, qui fait du théâtre, qui tombe amoureux, qui perd son père, etc. Vous voyez, pour chaque chose, il fallait trouver le personnage, ou alors les circonstances qui rendent cette exploration romanesque.

Il fallait aussi que le narrateur ne soit pas Miltiadis, parce qu’il était trop savant pour le lecteur?

Il fallait que tout cela soit dit très simplement, justement parce que le sujet est savant. Il me fallait un personnage qui ne soit pas une femme savante, puisque c’est une femme qui raconte. Et qu’elle ait toutes les difficultés qu’aurait chacun à mener cette enquête, et que j’ai eues moi aussi à la mener. Si vous voulez, je suis redevenu étudiant pendant les deux années où je faisais le livre. Il y a une joie extraordinaire à apprendre des choses nouvelles. La curiosité, je l’ai éprouvé, était un moteur fondamental. J’ai eu, en gros, une chance inouïe de pouvoir entendre – parce que j’ai vu beaucoup de monde pour faire le roman – tous ces gens me parler du cerveau humain, des premiers pas de l’humanité, du langage des bébés, parce qu’on pense que les premiers hommes qui ont parlé ont dû le faire un peu à la façon des bébés qui commencent à articuler, qui cherchent à fabriquer quelque chose qui ait un sens… Donc, d’une certaine manière, c’était un livre très difficile à faire pour garder un équilibre entre le roman et l’enquête. Et en même temps, à cause de cette difficulté qui m’a énormément stimulé, c’était un livre plus facile à faire, par rapport à un livre d’apparence facile. Je suis arrivé à ce paradoxe que les livres difficiles sont plus faciles à faire que les livres faciles…

Il y avait beaucoup de choses à dire…

Oui. Mais, comme vous avez pu le constater, tout cela est raconté d’une façon très simple. Et on ne parle évidemment pas que du premier mot dans le livre, même si c’est le thème qui revient. Il fallait que cette enquête ait un fondement romanesque très puissant pour qu’elle soit plausible. Il fallait bien une mort et la promesse faite à un frère disparu pour que la sœur se lance à la fois dans cette enquête et dans l’écriture, puisqu’elle n’a jamais écrit de sa vie.

La sœur de Miltiadis, qui est donc la narratrice, n’a-t-elle pas de nom?

Vous êtes très observateur. C’est tout à fait volontaire. Je pense que les personnages de roman n’ont pas nécessairement besoin de nom. Comme c’est la narratrice et un peu moi, je me suis dit: non, ce n’est pas la peine de lui donner un nom. On va traverser le livre, la sœur va vivre très bien sans nom. C’était un peu un défi de faire vivre quelqu’un et de le rendre tout à fait crédible pour le lecteur, puisque c’est quand même elle qui mène tout le roman, sans lui donner de nom. Je ne suis pas sûr que tout le monde l’a remarqué.

La sœur de Miltiadis fabrique des petits bateaux. Le bateau est-il un symbole du passage?

Oui, d’une certaine manière, le bateau est le passage sur l’Achéron, le fleuve entre les vivants et les morts. Tout le livre est un voyage infini sur une rivière qui sépare deux mondes. Le bateau, pour moi, c’est aussi la Grèce. C’est mon voyage, mon départ de Grèce. Je suis parti en bateau du Pirée. A un moment, il est question du mot nostalgie qui a été créé de toutes pièces par un Suisse…

… Mais à partir du grec…

… Oui, à partir du grec, mais c’est une création d’un médecin suisse. Et au fond, mon idée, c’était que l’on donne le nom de ce médecin à une rue du Pirée d’où je suis parti à l’époque des colonels. Ma vie a été forcément marquée par cet événement et elle a changé radicalement depuis lors. Donc le bateau, c’est tout cela. C’est un passage entre les morts et les vivants, entre le silence et les mots aussi. Parce qu’on peut penser que le premier mot a rompu un silence très ancien, de plusieurs centaines de milliers d’années.

De chercher les liens communs entre les langues, ce qui les unit à partir de cette première racine, cela vous amène à parler de l’autre, de la peur de l’autre, du rejet, du repli sur soi, et donc de politique française…

Oui, le livre a un aspect qui colle assez bien à l’actualité, parce qu’il dit le contraire de toutes ces politiques nationalistes, xénophobes, etc. Toutes les langues se connaissent, aucune n’est la propriété ou la création exclusive d’un pays. Les langues sont le produit d’un dialogue très ancien avec d’innombrables autres langues. Donc les langues nous enseignent le dialogue et pas du tout le rejet de l’autre. D’ailleurs, dans le livre, il y a un personnage qui rappelle que quand on suit avec bienveillance et attention une conversation dans une langue qu’on ne comprend pas, il y a de fortes chances pour qu’on comprenne quand même quelque chose. Même quand on croit ne connaître qu’une langue, sans le savoir, on en connaît plusieurs. Les autres langues sont présentes dans la langue qu’on parle. A des degrés divers, d’une façon ou d’une autre. Mais elles sont présentes. C’est l’esprit contraire à cette espèce de repli sur soi et de rejet de l’autre que pratiquent plusieurs États aujourd’hui et qu’on pratique en France en ce moment.

Pour terminer sur une note un peu plus légère, quand vous écriviez le livre, veniez-vous de découvrir le jeu de sudoku? Il est présent à plusieurs reprises…

J’avais commencé à jouer plus tôt. Et, pour faire le livre, j’ai dû m’enfermer pendant deux ans à Paris dans un studio que j’habite et qui ressemble tout à fait au studio de mon personnage. Simplement, je n’habite pas en face de l’Institut de paléontologie. Et, quand on est enfermé à ce point, on cherche des moments de paix où on n’est plus obligé de réfléchir au roman. J’ai trouvé que le sudoku était une très bonne solution, parce que ça me libérait de mes soucis de construction du roman pendant une petite heure. Depuis que j’ai terminé le roman, j’ai remarqué que mon intérêt pour le sudoku a singulièrement diminué.

Vous n’en avez plus besoin?

Non. Maintenant, j’ai besoin de trouver un autre sujet de roman et, peut-être que, quand j’aurai commencé à l’écrire, je vais reprendre ce jeu, qui est un jeu absurde mais qui a le mérite de nous faire oublier le reste pendant un moment.

mercredi 8 février 2012

Peut-être Yann Moix n'aime-t-il pas lire...

Yann Moix se fait encore remarquer. Il adore ça. Et pratique volontiers l'excès pour être certain de s'offrir un bref moment de gloire. Après Frédéric Beigbeder, il s'en prend lui aussi au livre électronique dans un article de La Règle du jeu: L'orgie numérique ou comment et pourquoi détester l'e-book, en se basant sur quelques affirmations péremptoires. Du genre, dès les premières phrases: "L’e-book s’arrache et on sait bien pourquoi : c’est le livre qu’il s’agissait de tuer. Le livre fait peur: il intimide. Il s’agissait d’avoir sa peau. C’est pratiquement fait." 
Nous ne sommes pas dans la nuance. Argumentation (je simplifie à peine, car il est difficile de faire plus simpliste que Yann Moix): télécharger l'intégrale de Balzac ou de Proust, c'est se donner une bonne raison de ne pas lire les livres. "Le but du jeu est d’enterrer à jamais les œuvres par le seul fait de les posséder toutes. Posséder tout Balzac revient à obtenir la permission de ne jamais avoir à en lire une ligne."
Lire, voilà bien l'enjeu - et la seule chose sur laquelle Yann Moix ne se trompe pas. Mais quelle importance si on lit sur papier bible ou recyclé, mat ou brillant, blanc ou crème? Ou (attention, la proposition suivante va faire mal, très mal!) sur écran? N'en déplaise à MM. Beigbeder et Moix, la démarche est la même, motivée par le seul plaisir de lire - je n'entre pas ici dans le débat qui consiste à décider si le livre numérique peut être l'exacte reproduction d'une édition papier ou doit bénéficier, par l'apport de musique ou d'hyperliens, des possibilités de la machine.
Hier, j'ai lu sur écran le roman d’Élise Fontenaille, Les disparues de Vancouver, réédité aujourd'hui en poche, et celui de Daniel Pennac, Journal d'un corps, qui paraît demain. Je m'apprête à (re)lire sur papier Le froid, de Thomas Bernhard, probablement photographié à partir de l'édition originale plutôt que repassé par la phase composition, car la typographie est tremblée et presque baveuse. Je n'ai pas le choix de la police de caractères, ni de sa taille. Tandis que, celle dans laquelle se présentait le livre d’Élise Fontenaille ne me convenant pas, je l'ai modifiée en cinq secondes et deux manipulations.

Le premier qui voudrait me convaincre d'une lecture moins attentive, moins fine ou je ne sais quoi, des deux premiers ouvrages cités peut proposer toutes les explications qu'il veut, je ne le suivrai pas dans son raisonnement.
(Au passage, et à l'attention d'un lecteur qui ne fréquente d'ailleurs peut-être même pas ce blog, mais dont une remarque m'avait un peu énervé, je note que cela me fait, hier, environ 540 pages de lecture, sans précipitation ni sentiment de gavage.)
Plutôt que les anathèmes lancés contre l'e-book avec une foi aveugle dans le livre papier, je préfère la nuance romanesque introduite, à propos de livres numériques, par Paul Fournel dans La liseuse. Où un éditeur tout ce qu'il y a de plus traditionnel, bousculé par une stagiaire dynamique, découvre avec un peu d'appréhension les possibilités offertes par une liseuse de 730 grammes dans laquelle sont rangés tous les manuscrits qu'il doit lire. Certes, il finira par revenir aux bons vieux volumes de papier, mais du moins a-t-il fait, dans l'intervalle, une expérience enrichissante. (J'ai lu le roman de Paul Fournel sur écran, faut-il le préciser?)

mardi 7 février 2012

Kate Atkinson, d'une petite fille disparue à une autre

Émaillé de citations empruntées souvent à Shakespeare ou Emily Dickinson, le nouveau roman de Kate Atkinson remet en selle le détective Jackson Brodie. Depuis La souris bleue, il s’est fait, bien malgré lui, une spécialité des fillettes disparues. Cette fois, il a été engagé par une femme qui cherche ses origines. Elle a été une fillette disparue que personne n’a cherchée et, trente-cinq ans plus tard, voudrait retrouver ses propres traces.
Parti tôt, pris mon chien se présente comme un sous-bois familier que l’on visite en confiance: en 1975, l’agente Tracy Waterhouse et son collègue Ken Arkwright pénètrent, à Leeds, dans un appartement qui dégage une forte odeur de cadavre en décomposition. Puis les points de repère sont noyés par des amas de ronces qui empêchent de faire marche arrière et on se retrouve englué dans un inextricable enchevêtrement d’histoires qui se recoupent.
Dans la deuxième époque du roman, Tracy, qui dirige l’équipe de surveillance d’un complexe commercial, prise de pitié pour une petite fille que traîne derrière elle une prostituée notoire, embarque la gamine après avoir donné de l’argent à sa mère. S’il s’agit bien de sa mère. Et, quoi qu’il en soit, acheter un enfant ou l’enlever sont deux gestes équivalents. Tracy est passée brutalement de l’autre côté de la loi. Le mauvais côté. La voilà en fuite. Tandis que Jackson Brodie la cherche dans le cadre de son affaire, lui qui vient d’arracher un chien à un homme qui était peut-être son propriétaire mais était à coup sur son tortionnaire.
Pendant ce temps, la vieille actrice Tilly ravaude tant bien que mal ses trous de mémoire sur le plateau d’un feuilleton bas de gamme et croise, avec d’autres, le chemin des personnages qui se cherchent ou s’évitent – parfois les deux.
Le plat est copieux, il a mijoté longtemps. Il est savoureux, à la hauteur des efforts déployés par la romancière pour nous égarer et nous offrir le plaisir de tout comprendre, à un détail près, fourni à la dernière page.

lundi 6 février 2012

Anne-Marie Garat a traversé le vingtième siècle

La coïncidence est troublante: 2006, 2008 et 2010 sont les années où Anne-Marie Garat a publié les trois épisodes de sa Traversée du siècle. Les mêmes où Katherine Pancol sortait successivement Les yeux jaunes des crocodiles, La valse lente des tortues et Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi. En volume, les deux trilogies sont comparables. Et… la comparaison s’arrête là.
Katherine Pancol, en effet, respecte une règle implicite du feuilleton: le récit est l’essentiel, il suffit d’être emporté par les événements pour ne plus prêter attention à l’écriture qui peut se permettre un certain relâchement. Anne-Marie Garat, au contraire, reste styliste à chaque instant, ne s’autorise pas une seule phrase quelconque, choisit chaque mot ainsi que sa place. Sans pour autant négliger le récit. On se trouve donc dans une fresque, oui, mais de laquelle on peut s’approcher sans crainte d’être déçu par un manque de soin dans les détails. La démonstration est magistrale.
Limitons-nous au dernier roman, Pense à demain, qui peut – comme l’espérait l’auteur – se lire détaché des deux premiers volets. En vue large, d’abord: il trace ses propres pistes dans la vie de (nombreux) personnages qui se croisent sans cesse et dont le présent renvoie au passé. La famille Guillemot accumule les catastrophes – les arbres généalogiques, en fin de volume, aident à s’accrocher aux branches d’un récit qui fourmille de ramifications. Alexis, historien porté sur l’archéologie, découvre un vieux film dont la restauration est déjà une aventure et dont les images portent témoignage de lointaines atrocités. Ce film le conduit, indirectement, à se lier d’amitié avec Antoine, bien que celui-ci ait l’amitié parfois bougonne. Les fils sont nombreux, et parfaitement en place. La romancière tient son petit monde – pas si petit que ça – avec fermeté, elle semble savoir exactement où elle les conduit.
Nous sommes en 1963. En vue plus large encore, la planète bruisse d’une actualité qui environne les personnages comme une atmosphère à laquelle ils ne peuvent échapper. Édith Piaf et Jean Cocteau meurent, John Kennedy est assassiné. Du 15 août au 29 novembre, en plus de 600 pages, sur ce fond de réalité, Anne-Marie Garat noue et dénoue des intrigues, certaines amoureuses, d’autres presque policières, d’autres encore aux caractéristiques plus complexes.
Mais les cinq mois et demi sur lesquels elle s’est concentrée ne lui suffisent pas. Comme si elle n’avait pas eu envie d’abandonner ses personnages, ou incapable de briser l’élan, elle prolonge le roman par un épilogue d’une dimension inhabituelle. Presque cent pages de plus – on aurait été prêt à en lire le double – pour conduire jusqu’au début de notre siècle, jusqu’aux attentats du 11 septembre, à l’affaire Clearstream, etc.
Le flux est si puissant qu’il nous a emporté aussi et qu’un effort est nécessaire pour interrompre le mouvement, se rapprocher du tableau et examiner les détails, afin de montrer comment la romancière inscrit des miniatures précises dans l’ensemble.
En voici une, par exemple – on pourrait puiser au hasard avec autant de bonheur. Le 7 septembre, Viviane Guillemot se marie. La journée sera marquée par un drame, mais laissons-le venir à son heure. Pour l’instant, Viviane en est à se préparer, ou à être préparée: «Au milieu de la grande chambre, la jeune fille tenait la posture du mannequin de couture, toute molle et froide, subissant les derniers apprêts. Sa pâle et frileuse poitrine nue, si mince torse jailli des bouillons de la jupe, semblait une fleur malingre poussée dans un pot trop grand.»
Dans ce roman d’une ampleur inhabituelle, il y a forcément beaucoup de mots. Mais il n’y en a pas un en trop. La légèreté et la solennité, le sourire et la gravité alternent dans une véritable fête de la littérature, capable de combler les lecteurs les plus exigeants sans faire fuir les autres.

samedi 4 février 2012

L’aventure estonienne de Sofi Oksanen

Sofi Oksanen a été remarquée en Finlande dès la publication de son premier roman (Stalinin lehmät, 2003). Elle renouvelle son succès deux ans plus tard avec Baby Jane avant de crouler sous les prix littéraires depuis 2008 et la sortie de Purge, dont elle avait d’abord fait une pièce de théâtre. Ils sont, disons-le tout de suite, justifiés.
Aliide Truu, une vieille Estonienne, est en 1992 une femme presque solitaire. Ce matin-là, elle aperçoit un ballot dans son jardin. Qui a déposé cela? Le ballot se révèle être une jeune femme dans un drôle d’état, pareille à un animal épuisé qui aurait fini là, incapable d’aller plus loin. Aliide n’aime pas ça. Son premier réflexe est toujours la méfiance. Depuis longtemps, pour elle, le moindre événement inhabituel est susceptible de cacher un danger. Zara, quand elle commence à parler, dit qu’elle voyageait avec son mari, qu’elle s’est enfuie. Il s’agit peut-être d’un piège tendu par des voleurs prêts à s’introduire chez Aliide…
Celle-ci a bien des raisons de se sentir menacée. Son pays, qui avait acquis l’indépendance en 1920 après une guerre de libération, a été occupé par l’URSS en 1940, puis par l’Allemagne et à nouveau par les Soviétiques à partir de 1944. Déportations et exterminations ont marqué ces épisodes qui ne se sont achevés qu’en 1991, soit un an avant le début du roman, avec le retour de l’indépendance.
Sofi Oksanen, qui fournit la chronologie en fin de volume, utilise aussi le passé dans le récit. Ses personnages vivent avec lui, en particulier Aliide, en raison de son âge: depuis la fin des années 1930, elle a traversé tous les soubresauts de son pays. Son histoire personnelle en a été modifiée en profondeur. Mais Zara, bien que plongée depuis peu de temps dans un tout autre genre d’aventure, où son rêve de richesse s’est transformé en servitude sexuelle, croit savoir que ces épisodes lointains ont eu une influence sur son destin. Elle aimerait comprendre comment. Et, contrairement à ce qu’elle veut faire croire à Aliide, elle n’est pas arrivée chez elle par hasard.
Purge est un livre tendu de silences. Ils masquent pudiquement une vérité qui ne semble pas bonne à dire. Le lecteur y accédera pourtant, ainsi que, partiellement, Zara. Dont l’histoire n’est peut-être pas finie – il reste à l’imaginer. Tandis que défilent devant nos yeux des rapports d’agents plus ou moins clandestins décrivant les activités louches, forcément louches, d’Aliide et de quelques autres personnages dans les années quarante.
Purge est aussi à observer dans les détails. Le vol d’une mouche, qui ouvre le roman, en est un magnifique exemple. C’est ainsi qu’on découvre Aliide, les yeux fixés sur cette mouche qui semble la défier, avant que son regard traversant la vitre la conduise à s’intéresser au ballot dont nous parlions plus haut.
Modèle d’équilibre entre les éléments qui le composent, Purge est une belle découverte.

vendredi 3 février 2012

Lectures de février 1912 (3)

Quelques tranches
d’Histoire

Attaché pour sa part à des sujets puisés en France, Georges Ohnet donne avec La serre de l’aigle (Ollendorff) une suite au roman historique qu’il avait commencé avec Pour tuer Bonaparte qui «obtint l’an dernier un si vif succès», note Ph.-Emmanuel Glaser dans Le Figaro. Georges Cadoudal et ses amis, ennemis de l’Empereur, finissent en criant «Vive le Roi!», après bien des péripéties que Ohnet «a, pour la plupart, empruntées à la réalité. Il a, comme dans son précédent volume, scrupuleusement suivi l’histoire dans l’évocation des héros consacrés tels que: l’Empereur, Cadoudal, Pichegru, Moreau, Mlle George, Fouché, le duc d’Enghien. Et puis, avec infiniment d’adresse, avec une très heureuse imagination, il a mêlé la légende à l’histoire, campé des personnages très vraisemblables qui sont tout à fait dans la note et dans le ton, et dont les aventures personnelles rentrent à merveille dans le cadre historique».
Pierre de Nolhac, conservateur du musée de Versailles, puise aussi dans l’Histoire pour faire non un roman mais le portrait de Madame Vigée-Lebrun (Goupil & Cie), elle-même portraitiste – en particulier de Marie-Antoinette. Francis Chevassu (Le Figaro) relève le soin avec lequel le biographe a préparé son travail, et comment il a réussi à faire presque oublier ses travaux de recherche: «C’est d’abord une histoire du peintre pour laquelle l’auteur consulta des carnets de famille, des comptes de notaires, des lettres inédites, des papiers d’archives. Mais toute cette documentation ne s’étale point: seuls, quelques détails sont soulignés pour ce qu’ils font connaître du caractère de l’artiste.» Et, de la même manière que Madame Vigée-Lebrun «a fixés en ses tableaux […] l’âme de l’époque, son goût artificiel de la simplicité et de la sensibilité pastorales», «dans cette monographie d’une femme qui exerça pendant quinze ans une sorte de royauté artistique, M. de Nolhac, sans y lâcher, dessine, à traits menus, toute une époque.» 

Histoire encore et enfin, mais plus proche dans le temps et plus internationale, avec Leurs Majestés (Ollendorff) ou les souvenirs de Xavier Paoli. Celui-ci a pris sa retraite après avoir été «pendant tant d’années “le délégué auprès des souverains en France”». Il navigue, notait déjà V.-Paul Dupray à la fin du mois dernier dans L’Aurore, entre «la liberté dont il use» et «la discrétion et la réserve qui conviennent à un ancien fonctionnaire.» Aurait-il donc, par discrétion et réserve, gardé pour lui les anecdotes recueillies dans les moments passés avec les têtes couronnées? Heureusement, non. Le journaliste de L’Aurore en rapportait une à propos d’Elisabeth d’Autriche: «Il arriva un jour à M. Paoli, pendant un séjour d’Elisabeth à Paris, de perdre sa trace. Juger de l’affolement de ce dévoué fonctionnaire. Soudain, on vit reparaître l’Impératrice. Elle était allée le long des quais, perdue dans la foule obscure, contempler Notre-Dame au clair de lune.» Dans Les Annales politiques et littéraires, Adolphe Brisson racontait comment il avait connu Xavier Paoli, à Compiègne, auprès de l’empereur et de l’impératrice de Russie. Un reporter, «avide d’informations», l’accostait-il? «Vous le jugiez importun, mais n’en laissiez rien paraître; vous l’accueilliez avec tant d’empressement que vous aviez l’air, en contentant sa curiosité, de lui accorder une faveur.» Ph.-Emmanuel Glaser, ouvrant quelques jours plus tard sa Petite chronique des lettres avec le même ouvrage dans Le Figaro, salue «l’évocation de tous les grands de la terre qui, pendant près d’un demi-siècle foulèrent l’asphalte de nos boulevards, racontés par un homme qui les vit de très près, alors que nous devions nous contenter de les regarder passer du haut d’une fenêtre où nous n’apercevions, dans le fracas des escortes guerrières, que leur apparence royale.» Voici donc, tout simplement, «des hommes et des femmes», parfois en veine de confidences, parfois même facétieux.