samedi 30 novembre 2019

2019, bilans et palmarès

Quand j’entends le mot « bilan », je crois toujours que « comptable » va suivre. (Cela pourrait être pire, l’expression « bilan de santé », le jour où elle me viendra naturellement à l’esprit, n’augurant pas favorablement de la suite. Mais, puisque ce n’est pas encore le cas, continuons à nous encanailler dans la littérature !) Et, quand j’entends « bilan comptable », je sous-entends que cela ne m’intéresse pas beaucoup.
Néanmoins et malgré tout, lisant Livres Hebdo, j’y trouve les chiffres (vous voyez bien !) des ventes des romans de la rentrée littéraire qui vient de nous occuper quelques mois (et dont me distraient, ces jours-ci, les programmes des éditeurs pour janvier et février). 55 titres ayant été classés dans les listes hebdomadaires des meilleures ventes, pour des chiffres (réels, nous assure-t-on) échelonnés de 189 327 (Soif, d’Amélie Nothomb) à 3 349 exemplaires écoulés (La télégraphiste de Chopin, d’Éric Faye).
Côté palmarès (il y eu concours ?), comme si les prix d’automne ne suffisaient pas, deux magazines ont établi les leurs : 30 livres pour Le Point, 100 pour Lire. Repris parmi les parutions de toute l’année, soit sur une durée plus longue.
Quant à moi, ni bilan, ni palmarès, mais environ 250 nouveautés lues depuis janvier, avec un premier choix unique : Sur la route du Danube, d’Emmanuel Ruben (Rivages), de l’enchantement duquel je ne suis pas encore sorti. Et environ 90 de ces livres qui mériteraient une mention d’excellence. (C’est beaucoup, c’est probablement trop, mon côté bon public me perdra, un jour.)
Est-il possible de croiser tout cela, d’extraire la part commune de ces différentes listes reposant chacune sur des critères propres ? On va essayer…
J’ai lu un quart des choix du Point, où figure un gros paquet de livres probablement très intéressants mais hors des territoires que j’arpente habituellement (quelque part autour du Danube et très au-delà, pourvu qu’il soit question de littérature). Parmi eux, six ouvrages que je défendrais volontiers si on me le demandait (cherchez l’erreur) :

  • Santiago H. Amigorena. Le ghetto intérieur (POL)
  • Jonathan Coe. Le cœur de l’Angleterre (Gallimard)
  • Diana Evans. Ordinary people (Globe)
  • Capucine et Simon Johannin. Nino dans la nuit (Allia)
  • Victoria Mas. Le bal des folles (Albin Michel)
  • Ottessa Moshfegh. Mon année de repos et de détente (Fayard)
  • Jesmyn Ward. Le chant des revenants (Belfond)
Quelques-uns de ces ouvrages apparaissent dans les meilleures ventes de la rentrée selon Livres Hebdo : 52 641 exemplaires pour Mas, 47 836 pour Coe, 13 992 pour Amigorena. Trois sur cinq romans de la rentrée, pas mal…
En tout cas, j’applaudis à la présence de deux ghettos, celui de l’intérieur et celui de l’Angleterre, moins au troisième, la Salpêtrière.
Il y a d’autres titres intéressants dans les meilleures ventes, y compris dans les toutes premières positions : oui à Amélie Nothomb, à Sylvain Tesson, à Jean-Paul Dubois. D’autres félicitations peuvent être envoyées : Patrick Modiano, Cécile Coulon, Marie Darrieussecq, Bérengère Cournut, Jean-Philippe Toussaint, Sylvain Prudhomme, Chris Kraus, Edna O’Brien, Audur Ava Olafsdottir, Julia Deck, Monica Sabolo, Patrick Deville, Tommy Orange, Joyce Carol Oates, Jean-Luc Coatalem et Brigitte Giraud. J’ai été moins convaincu par Karine Tuil, Laurent Binet, Emma Becker ou Sébastien Spitzer. Et pas du tout par Géraldine Dalban-Moreynas. Ce qui me permet de donner un avis (en très bref ici, en un peu ou beaucoup plus long dans des articles du Soir) sur la moitié de ces 55 livres. 14 ont été écrits par des femmes, 13 par des hommes – je ne l’ai pas fait volontairement, je me moque bien de savoir si le livre que je lis est écrit par un homme ou par une femme, il n’empêche que le résultat a quelque chose de satisfaisant… Mais six traductions seulement, c’est bien peu. (Jamais content !)
Quant à Lire, il désigne comme livre de l’année un titre à côté duquel je suis complètement passé : Les Furtifs, d’Alain Damasio (La Volte). Et puis, 99 autres livres, un chiffre pas si éloigné du mien, mais avec une ouverture bien plus grande sur tous les secteurs de l’édition. J’en resterai, en feuilletant le numéro de décembre, à l’intersection entre les choix du magazine et mes lectures, accords et désaccords feront la musique que vous voudrez y entendre.
D’accord : Cécile Coulon, Sylvain Tesson, Delphine de Vigan, Patrick Modiano, Jean-Paul Dubois, Amélie Nothomb, Sylvain Prudhomme, Bérengère Cournut, Sofia Aouine, Victor Jestin, Emmanuel Ruben, Capucine et Simon Johannin, Joyce Carol Oates, Orhan Pamuk, Otessa Moshfegh, Chris Kraus, Jesmyn Ward, William Boyd, Michael Ondaatje, Jonathan Coe, Edna O’Brien, Mircea Cartarescu, Manuel Vilas
Pas d’accord : Guillaume Musso, Karine Tuil, Victoria Mas, Laurent Binet, Emma Becker.
Oui, le plus souvent, je confirme les choix de Lire, pour (recommençons à compter, sauf si vous en avez assez) 13 femmes et 16 hommes, c’est un peu moins satisfaisant, 11 traductions sur 28 ouvrages me font quand même du bien. (Si vous trouvez une erreur de calcul, revenez en arrière, il ne devrait pas y en avoir. Ou jetez-moi votre boulier compteur à la tête !)

jeudi 28 novembre 2019

Catherine Poulain de la pêche à la cueillette

Catherine Poulain a été révélée avec un premier roman, Le grand marin, paru deux ans et demi avant celui-ci. Un livre rude dans lequel une femme, Lili, affrontait les éléments et un univers masculin, celui-ci comme ceux-là capables de blesser – et de rendre plus fort à condition d’y survivre. On s’interrogeait sur la possibilité d’un deuxième livre, tant les débuts donnaient l’impression d’avoir condensé tout ce qu’une vie pouvait avoir fourni comme expérience humaine. La réponse est venue avec Le cœur blanc. Et les inquiétudes sont levées : Catherine Poulain a plusieurs existences et les moyens littéraires de les transposer avec la même puissance que dans son livre d’ouverture.
De la pêche à la cueillette, on pourrait cependant croire que l’intensité est moindre. Mais le travail de saisonnier – ou de saisonnière, pour Rosalinde – n’est pas une sinécure, l’héroïne a eu le temps de l’apprendre : « on a l’habitude, après huit ans à trimer sur leur terre, dans leurs champs, pour leur fric, pour sa croûte. »
Au quotidien, le travail n’attend pas : il faut du rendement au moindre coût. On cueille, on charrie des caisses, le dos est rompu, les muscles noués, et l’attention ne peut faiblir parce que la qualité des asperges, par exemple, est à ce prix. Sans rien dire, quand on est une fille ou une femme, du patron qui vient ostensiblement pisser juste à côté, exhibitionniste sans crainte de représailles.
Rosalinde, comme Lili dans Le grand marin, occupe une place pour laquelle elle s’est battue, même si elle ne sait pas très bien, au fond, pourquoi elle est là, pourquoi elle préfère un travail aléatoire – il faut sans cesse chercher l’embauche quand une exploitation a donné tout ce qu’elle pouvait. Elle a, dit Ahmed, le cœur blanc, c’est-à-dire le cœur pur. Parfois, elle pleure. De fatigue, de détresse, allez savoir. Alors, elle fait comme les autres, elle boit. Cherche un corps qui se frotterait contre le sien, dans une tentative perdue d’avance pour oublier on ne sait quoi.
« Quelquefois l’âme est fatiguée. On sent ses soubresauts inquiets, furieux, comme un tourment qui s’exaspère, une agonie secrète qui vous étonne et vous déchire. Vous prend le désir d’autre chose, des goûts de départ absolu, de fuite qui sait, d’océan peut-être. » L’incertitude règne, elle domine le temps, coupe les envies, et pourtant Rosalinde y revient sans cesse.
Elle n’est pas la seule femme. La solidarité est cependant un rêve, vite évanoui comme les autres rêves que l’on peut nourrir dans le brouillard de la fatigue. La violence est plus présente que la douceur, et l’on se déchire, histoire de trouver là un peu de chaleur humaine.
On se frotte à une existence qui pique, on en ressent les limites et les aspirations. Catherine Poulain écrit à l’os, sans gras, c’est pourquoi elle n’a pas besoin d’ajouter des effets de manche pour nous toucher.

dimanche 24 novembre 2019

L’harmonie de la musique, la violence du monde

Habité par le chant, porté par les voix de ses personnages, Le temps où nous chantions, deuxième roman traduit (par Nicolas Richard) en français de Richard Powers est un choc qui fait vibrer les âmes, qui remue les cœurs. Une œuvre ample dans laquelle se déroulent plusieurs fils, tous soutenus par des mélodies choisies dans un vaste répertoire, de la musique ancienne aux airs à la mode.
C’est une famille dont tous les membres se réunissent sans cesse pour former un chœur dans lequel le plaisir est intense. Pour les trois enfants, il dépasse de très loin tout ce qu’ils peuvent connaître à l’extérieur du foyer. Pour les parents, il est le lien initial, autour duquel ils se sont rencontrés, et qu’ils perpétuent en même temps qu’ils en font une part de leur héritage. La meilleure part. Car, pour le reste, dans une Amérique où les tensions raciales sont toujours au bord d’exploser, ils ont réuni des éléments potentiellement dangereux : David Strom est un juif allemand qui a émigré en 1939 ; Delia Daley est noire. Leurs enfants, métis, n’appartiendront vraiment à aucune société – sinon celle de la musique.
L’harmonie règne chez les Strom, quand ils ne regardent pas trop ce qui se passe autour d’eux. Ils sont dans une bulle gonflée d’harmonies et des explications de David sur l’univers. Physicien, celui-ci fréquente les grands savants de son époque. Et c’est d’ailleurs un violoniste nommé Albert Einstein qui sera en partie responsable de l’éclatement de la bulle : fasciné par le talent évident de Jonah, le fils aîné, il convainc ses parents de lui donner la chance de devenir un grand chanteur. Pour cela, il faut affronter le monde, en commençant par des écoles qui ne voient pas toujours d’un bon œil arriver un enfant noir. Malgré ses dons, Jonah se heurte donc à un refus avant d’intégrer un établissement digne de lui. Quoique le jeune homme prétende longtemps en apprendre moins là-bas qu’à la maison. Il n’y trouvera vraiment son équilibre qu’au moment où son frère Joseph le rejoindra. Moins doué pour le chant, il sera néanmoins un parfait accompagnateur – et pourra, un jour, vivre de sa facilité à tresser des mélodies au piano, tandis que la carrière de Jonah a pris son envol.
Quant au troisième enfant, Ruth, elle est celle qui introduit les fausses notes de la violence. Elle rejoindra les Black Panthers, excédée par la manière dont les Noirs sont traités malgré des lois qui ont bien évolué depuis la jeunesse de ses parents. A travers elle et son mari, les affrontements deviennent une réalité à laquelle il faut faire face, au risque d’y perdre la vie…
Un grand roman, dont on se souviendra longtemps.

samedi 23 novembre 2019

L’ornithologie, c’est la guerre

Les livres de Jean Rolin, souvent, nous prennent par surprise. Même et peut-être surtout quand le titre est explicite. Le traquet kurde, par exemple. N’importe quelle encyclopédie, au hasard, Wikipédia, fournira la liste de tous les traquets, du traquet motteux au traquet de Perse, en passant par le traquet à tête grise et celui à queue noire. Les Œnanthes, si l’on préfère le nom scientifique. Encore le traquet kurde (ou Œnanthe xanthoprymna, au choix) n’est-il pas le mieux documenté puisqu’il n’a pas droit à sa page personnelle. Jean Rolin devait le savoir puisqu’il fournit, au début de son ouvrage, un superbe dessin de l’oiseau – car, oui, nous ne l’avions pas encore dit, il s’agit d’un oiseau – dû à Brian Small. Il précisera, un peu plus tard, le poids de l’animal, de 20 à 25 grammes, dont l’image ne permet pas une estimation.
Voici donc le personnage principal. Moins connu que Britney Spears, certes, dont l’absence illuminait les pages du Ravissement de Britney Spears. Mais pourquoi pas cet oiseau puisque Jean Rolin a forcément les moyens romanesque de l’utiliser pour nous séduire ?
Le narrateur, dans les premières lignes, se trouve devant « une jonchée de petits oiseaux morts, inodores, vidés de leurs entrailles et bourrés de coton, les yeux blancs, les couleurs de leur plumage un peu ternies, sans doute, mais pas au point que l’on ne puisse reconnaître dans ces dépouilles les choses vivantes qu’elles ont été. » Quelle apocalypse est-ce là ? Pas du tout : nous sommes au Bird Room du Museum britannique d’histoire naturelle, où les oiseaux morts sont étiquetés avec soin. Parmi les informations portées sur l’étiquette, le lieu de la collecte et le nom de la personne qui a trouvé l’oiseau. Sur les quatorze traquets kurdes rangés là, cinq sont attribués au colonel Richard Meinertzhagen. Il ne sera pas, dans cette histoire, le gentil ornithologue de service : très vite, ses actes sont qualifiés de « méfaits » et, quelques lignes plus loin, le voici convaincu de vol dans la salle où nous nous trouvons.
La guerre entre scientifiques, ce n’est pas nouveau. Plusieurs d’entre elles ont nourri la littérature de sujets saignants où l’ambition humaine fait fi de la rigueur supposée régner dans ce milieu. Il ne manque pas non plus de goût pour la victoire chez certains ornithologues, et ce Meinertzhagen, un sale bonhomme au fond, est capable de toutes les traîtrises pour mettre son nom à côté d’un ridicule petit piaf – mais assez rare pour provoquer le désir singulier d’hommes passionnés par les oiseaux et par la gloire.
Dans ce qui devient une véritable enquête, le narrateur, c’est-à-dire à coup sûr Jean Rolin lui-même, part sur le terrain, se livre à des observations au cours desquelles l’inattendu n’est jamais à exclure. Ou le prévisible : quand on se promène près de la frontière kurde, dans des paysages occupés par les combattants du PKK, une paire de jumelles peut être considérée comme l’outil d’un espion plutôt que d’un ornithologue amateur… Ils sont ainsi, les inconscients : ils prennent des risques inconsidérés pour… pour quoi, au fond ? Observer un traquet kurde, ou écrire quelques pages de haute volée ?
Les deux vont de pair, comme vont de pair, souvent, dans le récit de temps plus éloignés, toujours à propos des oiseaux, la traque d’une espèce peu commune et des activités moins licites liées aux intérêts de pays curieux d’en savoir plus sur des territoires à surveiller. Voilà pourquoi le détestable Meinertzhagen croise le célèbre Lawrence d’Arabie, qu’il prétend avoir fessé dans le couloir d’un hôtel. T.E. Lawrence lui rendra d’ailleurs cette fessée en décrivant Meinertzhagen qui prend le même plaisir à « tromper son ennemi [ou son ami] par quelque astuce peu scrupuleuse qu’à défoncer un à un, dans un coin, les crânes d’une troupe d’Allemands, avec son casse-tête africain ».
L’ornithologie passait pour une passion calme ? Jean Rolin nous détrompe avec virtuosité.

jeudi 21 novembre 2019

Femmes, femmes, femmes

Névrosée. On retourne les stigmates, comme le dit avec une fierté bien placée le dossier de presse de la maison d'édition baptisée ainsi et qui sort aujourd'hui ses douze premiers titres. Une belle manière de s'affirmer avec force dans un projet qui n'est pas resté au stade de rêve caressé et dont voici donc la concrétisation avec la collection Femmes de lettres oubliées. Femmes de lettres belges, je le précise pour nos amies et amis d'ailleurs, et leurs ouvrages publiés, à l'origine, entre 1875 et 1991, auxquels s'ajoute un inédit de Madeleine Bourdouxhe.
Voici d'ailleurs la liste des douze titres disponibles:
  • Une Parisienne à Bruxelles (1875), de Caroline Gravière
  • L’invisible (1892), de Jeanne de Tallenay
  • Modeste Autome (1911), de Marguerite Baulu
  • L’intelligence du bien (1915), de Jeanne de Vietinghoff
  • Âme blanche (1929), de Marguerite Van de Wiele
  • Loremendi (1943), de France Adine
  • Le Beaucaron (1949), de Nelly Kristink
  • Dora (1951), de Marianne Pierson-Pierard
  • À la poursuite de Sandra (1963), de Louis Dubrau
  • L’odeur du père (1972), de Marie Denis
  • Nu-tête (1991), d’Anne François
  • Mantoue est trop loin (inédit), de Madeleine Bourdouxhe
Certaines de ces autrices, je dois le reconnaître, m'étaient totalement inconnues. Mais certainement pas Anne François, dont Nu-tête m'avait frappé à sa sortie. J'avais alors écrit un article sur le roman, article prolongé par un entretien à l'occasion de la remise du Prix Rossel qu'elle avait obtenu pour ce roman.

Nu-tête révèle d’emblée un tempérament hors du commun, un écrivain qui ne craint pas de puiser dans son histoire personnelle la matière première d’un roman où la réalité se trouve évidemment transposée, et même transcendée par un récit qui s’y intègre sans s’y superposer.
Pour dire, dans un premier temps au moins, les choses simplement, ce roman raconte comment s’établissent, dans le cadre d’une maladie grave – la maladie de Hodgkin –, des relations ambiguës entre un médecin (Vanardois) et sa malade (Cécile). Le thème principal est donné d’emblée, comme dans une pièce musicale, et les variations suivent, altérées par la chronologie, celle-ci inévitablement liée à la progression de la maladie : le médecin, visiblement séduit par sa patiente, décide de la placer complètement en son pouvoir. Il a en effet sur elle, davantage même qu’un seigneur du Moyen Âge, droit de vie et de mort. Et il dit, dès la première page, réconciliant ainsi sa vocation et son désir : « Je l’aime. Ou plutôt non, pas encore. Pas avant de l’avoir arrachée à la mort. » On ne sortira pas de là : d’un côté, un homme sûr de dominer, à défaut de la situation – la maladie peut avoir des sursauts inattendus –, au moins celle qui la subit ; de l’autre, une malade qui dira, elle (mais c’est à la fin du roman, et entre les deux la situation a été plus clairement exposée) : « Il va de soi que je ne suis pour Vanardois qu’un cas parmi tant d’autres, destiné à illustrer des statistiques... »
Et si l’un des sujets du roman était là ? Entre le médecin et la patiente, il y a deux manières à ce point différentes d’appréhender la même réalité qu’elles ne peuvent pas se rencontrer vraiment. Vanardois se préoccupe surtout d’être celui qui tiendra Cécile par la main, ou celui qui lui fera connaître la plus grande souffrance, pour son bien évidemment, afin d’être l’indispensable barre à laquelle s’accroche la danseuse qui s’exerce – puisque Cécile, de plus, a avec son corps le rapport privilégié de quelqu’un qui l’entraîne souvent : « Il lui fallait quelqu’un qui l’aimât assez pour la mener au pied de ce mur qui l’attirait comme un aimant. Le mur de la douleur, du souffle précaire, des frontières de la mort. » Car il interprète l’attitude de Cécile comme un désir de dépassement des limites davantage que comme une acceptation des inévitables inconvénients de la maladie. Cécile, en revanche, dont la voix alterne dans le roman avec celle du médecin, vit les choses au plus près de son corps et ne peut qu’enregistrer comment celui-ci réagit, bien ou mal – plus souvent mal que bien, hélas ! – aux traitements qu’on lui fait subir.
Une troisième voix trouve place dans le livre. Elle est la froideur même, le suivi strictement médical de l’état de santé de Cécile. Elle est en contrepoint avec tout le reste, puisqu’elle est totalement dépourvue de sentiments et retrace, avec les mots qui sont en usage dans le milieu médical – langage codé, bien sûr ! –, l’évolution de la maladie et des interventions.
Tout cela, monté avec beaucoup de talent (qui doit peut-être quelque chose au métier d’Anne François, réalisatrice à la télévision), nous raconte l’histoire d’une inévitable possession, à laquelle Cécile ne peut échapper. À une époque où les médecins, quelle que soit leur spécialité, interviennent d’abondance dans la littérature, il n’est pas mauvais que le point de vue se retourne et permette à d’autres personnes de donner de la voix.
Quoi qu’il en soit, Anne François n’est pas un écrivain de tout repos. Certaines de ses pages sont même très dures. Elles n’en sont pas moins nécessaires puisqu’elles nous parlent d’un corps, d’une personne, et d’une situation dont il est difficile de parler et dont il est, dans Nu-tête, clairement question, sans fausse pudeur et sans concessions.

— Le roman pour lequel vous venez de recevoir le prix Rossel est votre premier livre. S’est-il passé longtemps entre le moment où vous avez commencé à y penser et celui où il est paru ?
— Ça a pris dix ans, puisque j’étais malade en 1981. Au moment où j’étais hospitalisée, j’avais déjà très fort envie d’écrire. Comme je n’avais pas grand-chose à faire, je prenais des notes, mais sans savoir ce que j’allais en faire et surtout pas dans l’idée que j’allais écrire un livre sur la maladie. Et puis, un beau jour, je suis tombée par hasard sur la correspondance médicale – mon père est médecin et il avait reçu toutes les lettres. J’ai été frappée par le fait qu’elles disaient sans cesse : « Tout se passe très bien ». Le décalage entre ce que j’avais vécu et les lettres a provoqué un déclic...
— Quand vous étiez malade, aviez-vous l’impression qu’une relation comme celle que vous décrivez dans Nu-tête était possible, ou bien est-ce une mise en scène romanesque qui est venue par après ?
— C’est une mise en scène, complètement. Je n’avais aucun recul au moment où j’ai traversé cette maladie. C’est pour cela que le personnage du médecin m’a été très utile dans la rédaction : il me permettait d’injecter dans le présent un point de vue que la malade n’a pas. Je ne trouvais pas intéressant du tout d’être malade, c’était très ennuyeux.
— Le temps qui s’est passé était donc nécessaire aussi pour permettre ce recul ?
— Il était nécessaire à trois niveaux. D’abord pour accepter ma maladie, ensuite pour faire un travail psychologique qui est un peu le travail relaté là-dedans, et enfin pour apprendre à écrire. Au début, on commence à faire des nouvelles et puis on cale, on sent qu’on n’a pas la maturité pour aller plus loin. Je sentais que je devais apprendre.
— Apprendre quoi, précisément ? L’écriture elle-même, la structure du récit ?
— Ce qui est difficile, c’est de trouver une constance. Quand on écrit, il y a des moments qui sont bons, des parties de phrases qui sont bonnes, des parties de situation, mais c’est inégal. Avoir de petites intuitions, je crois que c’est donné à tout le monde, peut-être pas dans l’écriture mais dans l’un ou l’autre domaine. Mais maîtriser ça sur une certaine longueur, encore que mon livre soit assez court...
— Vous disiez que vous aviez écrit d’abord des nouvelles. Votre ambition était-elle de « faire long », d’arriver au bout d’un vrai livre ?
— Quelque part, j’ai l’impression de n’avoir pas écrit un vrai livre, parce qu’il a 150 pages. Pour moi, au-dessous de 300 pages... Mais je n’aime pas non plus cette mode de vendre la littérature au kilo. Les gens sont obligés de diluer ce qu’ils ont à dire parce que l’éditeur est rassuré par un gros tas de papier. Je trouve ça absurde !
— Quand avez-vous eu le sentiment que vous aviez fini d’écrire votre livre ?
— Quand j’ai eu la fin. Je trouvais qu’un « happy end » n’avait pas de sens puisque, pour moi, l’histoire était celle de la maladie et pas un prélude à une histoire d’amour. D’autre part, je ne voulais pas non plus qu’elle meure. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’était pas intéressant. Alors, une fois que j’avais la fin, je ne pouvais pas aller plus loin.
— En écrivant un récit pour l’essentiel à deux voix, n’était-il pas bien plus difficile de vous placer du point de vue du médecin ?
— Oui, c’était plus difficile.
— Et comment y parveniez-vous malgré tout ?
— Je me référais à des modèles, à une série d’hommes qui m’ont fascinée par leur comportement un peu particulier. Le personnage du médecin était déjà apparu dans une nouvelle où il n’était d’ailleurs pas médecin, mais c’était ce type d’homme qui cherche à avoir une emprise très forte sur quelqu’un d’autre, dans une relation de séduction elle aussi très forte. En outre, ici, j’étais poussée par la mécanique du récit. Je savais où ça allait.
— Nu-tête a été très bien reçu dès sa parution. Vous y attendiez-vous ?
— Non.
— Quelle impression cela donne-t-il, de publier un premier roman et de se trouver immédiatement sous les feux de l’actualité ?
— C’est difficile à dire. C’est gratifiant, évidemment. Écrire un roman est un effort énorme, et je vois autour de moi que les gens qui écrivent sont obligés de faire un parcours du combattant extrêmement pénible. Ils s’épuisent, ils se découragent, ils dépriment. Donc je suis contente d’avoir échappé à ça. Une série de choses y ont contribué. C’est vrai que je travaille à la télévision. Et, il n’y a rien à faire, je croise dans les couloirs des gens qui connaissent des gens qui font des émissions. L’attachée de presse a immédiatement aimé le roman, le représentant, des librairies où j’ai travaillé...
— Vous avez dû rencontrer des lecteurs qui vous ont parlé de Nu-tête. Comment recevez-vous leurs lectures ?
— Ça dépend. Il y a des lectures que je trouve décevantes et d’autres que je trouve extraordinaires.
— Qu’est-ce qui vous a déçue, par exemple ?
— Quand on me dit : C’est trop court, vous auriez quand même pu faire quelques pages en plus, ça m’énerve parce que, pour moi, c’est complet. Et quand on me dit : Oui, mais elle l’épouse, son médecin, à la fin ? Je comprends qu’on puisse se le demander, mais, pour moi, ce n’est pas le propos du livre. Je n’aime pas trop non plus ce que j’appelle la lecture de détective : Tiens, Untel, ce n’est pas ton petit copain de telle année ? Et les gens qui essaient de savoir qui est le médecin et si, vraiment, j’ai eu une relation de ce genre avec le médecin, c’est délirant ! Par contre, j’aime bien lire les critiques qui ont apprécié, parce que leur lecture va assez loin. Il est toujours plus agréable de lire les critiques positives, bien entendu...
— Le succès de votre premier livre vous pousse-t-il à en écrire un deuxième ?
— J’aimerais bien. Mais le succès d’un premier livre a un côté écrasant. On se dit que, si on en fait un deuxième, ce n’est pas pour qu’il soit moins bon ou moins bien accueilli.
— En outre, vous avez débuté avec un sujet qui vous touchait de près. Pour un deuxième livre, il faut une autre idée. L’avez-vous ?
— Je pars souvent d’un point de vue sur une situation. J’ai un point de vue que je suis en train de développer, mais je n’arrive pas à cerner suffisamment la situation. Toute la difficulté est de rentrer dans la peau des gens. Il faudra que je trouve quelque chose de plus proche de moi que ce que j’ai essayé de faire. Ça m’épate quand je lis Dostoïevski, Flaubert, ou d’autres comme eux, qui peuvent parler de tout et de tout le monde comme s’ils étaient à l’intérieur et qu’ils savaient tout.
— Est-ce un don ou une question de travail ? Pensez-vous que vous y arriverez ?
— Ça ne me semble pas hors d’atteinte, mais il me semble qu’il faut des années et des années pour y arriver. Ce qui me pose le plus de problèmes, c’est de trouver le temps, la disponibilité. C’est difficile quand on a, comme moi, un contrat pour quatre mois, et puis pour cinq, six mois...
— Vous disiez que vous aviez d’abord écrit des nouvelles. N’avez-vous pas cherché à les publier ?
— Non, je n’ai jamais voulu.
— C’était vraiment un exercice ?
— Oui, mais il y en a que j’aime bien et que j’aimerais adapter pour la radio. L’une d’elles, notamment, est fort axée sur la musique contemporaine. Ça m’intéresserait de faire un travail à la fois littéraire et musical.
— Vous avez aussi écrit une pièce de théâtre...
— Oui, mais c’était une catastrophe. J’avais accepté de retravailler les dialogues avec les comédiens. Et, quand je suis arrivée à la répétition, ils faisaient des impros tout le temps. Ils ne jouaient plus rien de mon texte et je ne voyais pas dans quelle mesure je pouvais intervenir. Ce qu’ils voulaient, en fait, c’était prendre la situation, faire des impros, et que, moi, je réécrive leurs impros. Mais ce n’était plus mon histoire et, en même temps, ils l’avaient prise. Donc je n’avais pas le plaisir d’entendre ce que j’avais écrit, et je ne pouvais plus utiliser cette situation. Mais, par ailleurs, le fait de travailler avec des comédiens m’a beaucoup appris. Ils repassent une scène trente fois, ils enlèvent une virgule, ils enlèvent un point... Je trouvais ça mortel, mais je me rends compte que ça m’a aidée pour l’écriture.

Anne François a, comme elle le souhaitait, écrit et publié un deuxième livre, Ce que l'image ne dit pas (1995). Puis je me souviens du chagrin qui m'a habité quand elle est morte, en 2006. Elle avait 47 ans.

jeudi 14 novembre 2019

Goncourt, la marque qui déchire

Quel est en France le prix littéraire d’automne qui génère le plus grand nombre de ventes ? Le Goncourt. 367.100 exemplaires en moyenne de 2014 à 2018, selon les chiffres de l’Institut GFK. Et ensuite ? Le Goncourt, aussi, mais celui des Lycéens. 314.000 exemplaires. Joli doublé qui consacre une marque venue de loin et qui a su se renouveler pour rester au-devant de l’actualité : le premier Prix Goncourt a été attribué en 1903 à John-Antoine Nau et, depuis 1985, cette récompense unique a fait des petits.
À l’initiative de l’académie Goncourt elle-même, le Goncourt de la nouvelle a été créé en 1974, celui de la biographie en 1980 (à présent Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux). Puis vinrent en 1985 celui de la poésie, ajoutant depuis en légitime hommage à l’auteur d’une monumentale Histoire de la poésie qui siégeait en son sein le nom de Robert Sabatier à son appellation, et en 1990 celui du premier roman. Ils n’étaient, à leurs débuts, que des Bourses Goncourt, ils ont franchi l’épreuve du temps et ont été revalorisés en autant de Prix Goncourt. Sans atteindre, et de loin, la notoriété de celui que vient de recevoir Jean-Paul Dubois. (Auquel, car je n’aurai peut-être plus l’occasion de le faire, j’applaudis encore une fois.)
Entre-temps, la Fnac, qui était en 1988 la plus importante enseigne à la fois culturelle et commerciale de France, avait eu l’idée de génie de créer le Goncourt des Lycéens, « avec la bienveillance de l’académie Goncourt », dit la notice Wikipédia. Académie Goncourt qui, néanmoins, a dû se sentir suffisamment gênée un temps par l’aspect commercial du projet pour tenter de retrouver son indépendance et promouvoir elle-même, un temps, une Bourse Goncourt jeunesse. La puissance de feu de la Fnac et le succès croissant du Goncourt des Lycéens a eu raison de celle-ci, toute gêne est oubliée.
Rectificatif: il n'y avait dans la Bourse Goncourt jeunesse que du plaisir et aucune gêne vis-à-vis d'une enseigne marchande, comme me le signale un message d'un juré actuel. Je le cite: «créée à l’initiative de Michel Tournier, elle était remise à l’auteur d’un album jeunesse pour les petits, avec l’appui de la ville de Fonvieille, lieu de naissance d’Alphonse Daudet. Le jour où celle-ci s’est retirée, ça s’est arrêté, voilà tout.» Dont acte.
Sur base de la première sélection Goncourt annoncée en septembre, des comités locaux rassemblant près de 2.000 lycéens lisent et commentent, sélectionnent à leur tour (huit titres cette année) en vue du vote final qui a couronné cette année, vous le savez déjà, le roman de Karine Tuil, Les choses humaines, couronné hier par le Prix Interallié.
Les chiffres de ventes fournis pour le Goncourt des Lycéens mériteraient d’être analysés plus finement, en particulier pour les années concernées. Car le cumul de 2019 est loin d’être une première et l’effet du prix des jeunes lecteurs s’est additionné avec celui du Renaudot en 2014 et 2015 (David Foenkinos et Delphine de Vigan), du roman Fnac en 2016 (Gaël Faye) ainsi que du Prix littéraire du Monde en 2017 (Alice Zeniter).
L’académie Goncourt elle-même, sollicitée un peu partout, parraine depuis 1998 des Choix Goncourt dans différents pays. La Pologne avait ouvert en 1998 une série qui a, depuis, gagné d’autres territoires : l’Orient, la Serbie, l’Italie, la Roumanie, la Tunisie, la Belgique, la Suisse, la Slovénie, l’Espagne, la Bulgarie, l’Algérie, la Chine, le Brésil, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Grèce, la République tchèque, le Maroc et la Géorgie. J’en oublie peut-être.
Ils essaiment, les académiciens Goncourt…

mercredi 13 novembre 2019

Prix du livre européen: Jonathan Coe et Laurent Gaudé

Le dernier ouvrage de Laurent Gaudé, Nous, l'Europe, banquet des peuples (Actes Sud), devait attirer l'attention des journalistes européens, réunis sous la présidence de Barbara Hendrickx, pour leur Prix du livre. Ce texte en vers (que je n'ai pas lu) reçoit le prix de l'essai.
Côté roman, celui de Jonathan Coe, Le cœur de l'Angleterre (Gallimard), en plein feuilleton du Brxit, avait également de solides arguments à faire valoir. Prix du roman, donc.
Jonathan Coe l’explique dans une note à la fin de son nouveau roman, Le cœur de l’Angleterre : il n’avait pas l’intention de continuer la série d’ouvrages dans lesquels il avait mis en scène les Trotter – le premier, traduit en 2002, portait pour titre original The Rotters’ Club (Bienvenue au club en français), le deuxième semblait boucler la boucle dans Le cercle fermé (2006). Mais une adaptation théâtrale du premier et un commentaire chaleureux sur le second ont remis en selle Benjamin Trotter et sa sœur Lois.
Les circonstances sont aussi celles d’un moment politique singulier : après la victoire de son parti aux élections parlementaires de 2015, David Cameron tient sa promesse d’organiser un référendum par lequel la population décidera de rester dans l’Union européenne ou de la quitter. On sait comment les choses se sont passées, on sait moins comment elles finiront et on ignore en général quels ont été les dessous de l’affaire. Peut-on faire confiance à un roman pour les révéler ? Peut-être pas. On peut en revanche faire confiance à Jonathan Coe pour en fournir une version comique.
Elle se présente lors d’une des rencontres qu’ont à intervalles irréguliers Doug, éditorialiste de gauche, forcément de gauche, et Nigel, d’abord sous-directeur adjoint de la communication dans le gouvernement de coalition en 2010 puis de plus en plus proche de Cameron. En 2016, la conversation où ils abordent la question du Brexit vire à l’absurde : « Je croyais que ça s’appelait le Brixit », dit Nigel en affirmant que, de « Dave » (Cameron) à tous les membres de l’équipe, ils utilisent ce mot. Bel exemple d’improvisation politique sur un terrain que le Premier ministre croit maîtriser alors qu’il n’en a qu’une vision très floue. Il n’envisage pas un instant que les électeurs puissent décider une sortie de l’Union européenne. Devant Doug, Nigel se livre à une « logique acrobatique » d’une confondante légèreté : « C’est un pari, oui, un pari colossal. L’avenir du pays décidé sur un coup de dés. Dave est prêt à prendre ce pari et c’est ce qui fait de lui un leader fort et résolu. »
Il y a bien d’autres aveuglements dans Le cœur de l’Angleterre, au plus haut niveau du pouvoir ainsi que, surtout, dans des sphères privées. Au sein des familles, y compris la famille Trotter, l’atmosphère est pesante et reflète l’état profond d’un pays où gronde une colère sourde. Sophie, la fille de Lois, voit ainsi grandir la faille idéologique qui la sépare de son mari Ian. Elle est mue par de généreux principes, il s’enferme dans la logique d’un protectionnisme teinté d’un racisme qui ne se cache plus guère. Au cours d’un repas, Sophie craque : « Est-ce que tu te rends compte que tu passes ta vie à m’accuser, moi comme le reste du monde, d’être trop politiquement correcte pour ton goût, ces temps-ci ? Ça tourne à l’obsession chez toi. En plus, je soupçonne que tu ne sais même pas ce que ça veut dire. »
Benjamin et Lois, les deux personnages principaux, semblent se tenir en retrait du débat permanent qui agite la société. Du début, en 2010, à l’enterrement de leur mère, à la fin, en 2018, ils ont surtout à résoudre leurs propres contradictions. Elles ne sont cependant pas extérieures au monde qui les entoure et auquel, qu’ils le déplorent ou s’en réjouissent selon les cas, ils appartiennent.
Le cœur de l’Angleterre est un roman d’une redoutable lucidité. La fiction prouve une fois de plus qu’elle a les moyens, quand elle est construite par un écrivain de talent, de nous éclairer sur le présent autant que sur ce que nous sommes. Omniprésent, l’humour en rend la lecture jubilatoire.

samedi 9 novembre 2019

Non, je n’ai rien contre les cerfs


© Clame Reporter
Pourtant, je n’ai lu ni Les grands cerfs, de Claudie Hunzinger (Grasset), qui a reçu cette semaine le Prix Décembre ni La tentation, de Luc Lang, Prix Médicis du roman français le lendemain. J’avais déjà lu et apprécié auparavant des livres de l’une et de l’autre, la présence de l’animal aux bois fiers n’avait rien pour m’éloigner de leurs nouveaux romans.
Quoiqu’on fasse, on n’arrive décidément pas à tout lire.
(Et je n’ai pas non plus tardé à fournir cette explication parce que j’aurais été embarrassé d’en trouver une, il ne faut mettre ce retard que sur le compte de la fourniture électrique qui a été, ces derniers jours, pire que défaillante. Ce n’est pas la première fois, je me précipite dans ces cas-là sur les travaux les plus urgents, généralement ce qu’attend de moi Le Soir et c’était, hier, pour écrire un article sur le très beau Miss Islande d’Auður Ava Ólafsdóttir, traduit par Éric Bouty, paru chez Zulma et orné désormais d’une bande qui signale le Prix Médicis étranger.)
Mais je voulais vous parler des cerfs, et me défendre de la réputation qu’on pourrait me faire de les fuir, afin de n’être pas en butte à la colère de la prochaine meute de ces animaux que je pourrais rencontrer – encore que, sous les contrées où je vis, la probabilité soit mince…
Je rappellerai donc des faits.
Comment je n’ai pas craint de me loger, le temps de la lecture, à l’Hôtel du Grand Cerf de Franz Bartelt (Seuil), quelque part du côté de la frontière franco-belge, malgré le fantôme d’une actrice morte là quarante ans plus tôt et l’inquiétant remue-ménage qui s’y produit dans l’espace de la fiction.
Comment, avec Caroline Lamarche, j’ai chanté Dans la maison un grand cerf (Gallimard), en chœur avec Berlinde, plasticienne, qui fait de l’animal un usage singulier et très personnel.
Comment, enfin, pour ne pas remonter trop loin dans le temps, j’ai été accompagné par l’image d’un daim blanc (d’accord, il y a une nuance) grâce à Tiens ferme ta couronne, de Yannick Haenel (Gallimard), avec Robert De Niro lui-même.
Tu le vois bien, cerf, petit ou grand, tu es mon ami. Et je serai le tien si tu le désires…

mardi 5 novembre 2019

Prix Femina spécial, Edna O'Brien

C'est donc pour l'ensemble de son oeuvre, mais à l'occasion de la traduction, par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, de Girl...
Là où passe Boko Haram, les écolières perdent non seulement tout espoir de poursuivre leurs études mais aussi d’être considérées comme des êtres humains. Elles ne sont plus que des outils de soulagement pour le repos des guerriers ou des organes reproducteurs, priées de fournir des remplaçants mâles aux combattants abattus. Dans les remerciements qui suivent son nouveau roman, Girl, la romancière irlandaise Edna O’Brien n’explique pas pourquoi elle s’est intéressée à ce drame ni pourquoi elle s’est rendue au Nigeria afin de le comprendre. Elle dévoile cependant comment elle en est arrivée à choisir le moyen d’en parler dans une fiction : « mon unique méthode était de faire entendre leur imagination et leur voix par le truchement d’une seule fille particulièrement visionnaire. »
Voici donc Maryam, qui nous avertit d’emblée : « J’étais une fille autrefois, c’est fini. » Avec ses amies, elle a été arrachée au dortoir de l’école, elle a voyagé en camion, elle a espéré être retrouvée, puis elle a perdu cet espoir mais elle a survécu.
Sans pathos, sans rien masquer non plus des conditions dans lesquelles la jeune fille est détenue et exploitée, la romancière raconte un parcours qui, on l’imagine, peut se confondre, à quelques détails près, avec beaucoup d’autres.
Il y a là tous les sévices qu’on imaginait, et dont la presse nous avait déjà longuement entretenus, dans les détails. Il y a en outre, et c’est pourquoi la fiction se révèle supérieure au reportage dans la capacité à ouvrir les yeux, l’incarnation de Maryam qui subit ces sévices. Sa chair et son esprit souffrent, nous souffrons avec elle puisque nous l’accompagnons sur ce chemin qu’elle n’a pas choisi et où chaque pas semble plus atroce que le précédent.
Edna O’Brien se garde bien cependant de peindre le tableau en noir et blanc, sans nuances. Maryam peut estimer qu’elle a de la chance, un temps, d’avoir été choisie comme épouse d’un homme qui n’est pas le pire. Le pire, de toute manière, elle l’a déjà connu.
Edna O’Brien n’entonne pas non plus un chant désespéré. Elle laisse une chance à Maryam, même s’il s’agit de passer par une porte très étroite et que la jeune femme ne pourra jamais oublier ce qu’elle a subi. Nous non plus qui, à chaque fois que nous entendrons à nouveau parler de cette région du monde et de ce qui s’y passe, aurons à l’esprit une personne plutôt qu’une abstraction.
On sort de là secoué comme rarement, partagé entre le soulagement et la tentation de gratter les cicatrices désormais en commun avec l’héroïne.
J'ajoute que le Prix Femina essai va à Emmanuelle Lambert pour Giono, furioso (Stock)

Prix Femina étranger, Manuel Vilas

Autoportrait ? Cela y ressemble bien. Ordesa, de Manuel Vilas, traduit par Isabelle Gugnon, est la longue complainte d’un écrivain qui ne parvient pas à faire le deuil de ses parents. Cela ne semble pas enthousiasmant. Et pourtant, dans les méandres des remords, l’illumination des souvenirs, la perte de moments, l’oubli de visages, la disparition d’articulations importantes d’autrefois, la vie et la mort se renvoient sans cesse la balle. Le mouvement est parfois infime, parfois il prend une amplitude plus grande – toujours il exerce sur le lecteur une fascination qui ne cesse de croître jusqu’aux dernières pages, un épilogue en forme de poèmes qui reviennent, afin que nul n’oublie, sur quelques idées fortes parmi celles qui animent Ordesa.
Ordesa est une vallée pyrénéenne à côté de laquelle se dresse le mont Perdu, nom symbolique qui ne se pose pas là par hasard puisque tout le livre est une tentative de résistance à l’effacement de faits que le temps érode. Et aussi à ce qu’a fait le père : « Plus que mourir, mon père s’est perdu, il a pris la tangente. Il est devenu un mont Perdu. »
Au point de départ, et pour expliquer la difficulté à affronter sereinement cette disparition ainsi que celle de la mère, il y a peut-être cette faute originelle – du moins considérée comme telle –, d’avoir choisi la crémation plutôt que l’enfouissement : « la crémation est irréparable, elle interdit toute possibilité d’exhumation du corps. »
La peur a accompagné le narrateur au fil des années : peur des colères du père, quand il se mettait à tout casser sans jamais cependant s’en prendre directement aux membres de sa famille, peur de l’appartement, de la ville, peur de tout, mais il faut l’envisager comme un sentiment salutaire : « Mon Dieu, comme j’aime les désespérés. Ce sont les meilleurs. »
Il y a eu la culpabilité, aussi, devant les gestes ambigus d’un prêtre que la mémoire n’a pas retenus, ce qui est pire que s’ils étaient restés avec précision, car la présence du Mal, quand celui-ci est flou, interdit aux victimes de se racheter, les rend « excrémentielles », méprisables. « On aime les héros, pas les victimes. »
Et le narrateur n’a certes rien d’un héros. Seule peut-être son affirmation de la liberté, quand il a volontairement renoncé à l’enseignement qui le tenait enfermé dans un statut social précis, fut un geste de bravoure. Mais sa valeur est allée ensuite en diminuant, la faute à une vie qui se délite en compagnie des morts, et des morts que les morts ont connus, et des morts à venir qui auront côtoyé les vivants d’aujourd’hui.
Ordesa est un roman obsessionnel, sur l’étroite ligne de crête qui sépare deux mondes pas si étrangers l’un à l’autre qu’il y paraît. La conscience aigüe des limites de l’homme fournit l’équilibre précaire de celui qui raconte avec ironie : « Le côté comique de la condition humaine, c’est qu’elle n’a pas besoin de la vérité, considérée comme un ornement, un ornement moral. »
Ordesa est un livre âpre qui réveille.

Prix Femina français, Sylvain Prudhomme

« Le monde se divise en deux catégories. Ceux qui partent. Et ceux qui restent. » C’est clair. Ou presque. Dans Par les routes, Sylvain Prudhomme pose face à face, ou côte à côte, deux hommes qui ont été, ensemble, de grands voyageurs. Puis ils se sont séparés. Le narrateur, écrivain, n’a plus pensé que de loin en loin à celui qu’il appelle l’autostoppeur. Il n’est retombé sur lui que quinze ans après, par hasard, à condition de croire au hasard, à V., une petite ville où il vient chercher la solitude et le dépouillement qui conviennent à son prochain travail.
Il est arrivé avec peu de bagages. Des livres, surtout. Il loue un deux pièces à l’ameublement sommaire. « J’ai pensé : on voit mieux dans le peu. On vit mieux. On se déplace mieux, on conçoit mieux, on décide mieux. » Mais il y a, dans le même lieu, l’autostoppeur, qu’il retrouve bientôt, qui donne l’impression de s’être posé aussi : il a une femme, Marie, un fils, Agustín. Pas vraiment posé pour autant : à intervalles irréguliers, il reprend la route, incapable de rester sur place.
Il a limité ses voyages au territoire de la France – avant, ils partaient ensemble pour des destinations bien plus lointaines. Il collectionne les rencontres, les portraits de ses « autostoppés » qui l’ont emmené ailleurs pour un parcours plus ou moins long. Il trace ses parcours sur une carte, voit ce qui lui manque, les régions qu’il a peu explorées. Repartira peut-être dans ces directions-là. Quittera les autoroutes qui ont longtemps été ses axes de prédilection – il sait tout des aires de repos, celles qui sont favorables à un départ rapides, celles où on traîne, les plaisantes, les autres…
Il explique cette vie à celui qui fut son ami, et peut-être le redevient petit à petit, à moins qu’il soit en train de prendre sa place. Pendant que l’autostoppeur voyage, le narrateur s’occupe d’Agustín, tient compagnie à Marie, occupe le terrain dans un glissement insensible mais irrésistible vers une situation quasi familiale. Avec une question qui le taraude : et si l’autostoppeur, en réalité, ne partait pas ? S’il se contentait de rester dans le coin pour observer ce qui se passe ? « J’ai pensé à Jean-Claude Romand, à tous les imposteurs qui plutôt que d’avouer qu’ils n’ont plus de travail passent leurs journées à faire mine d’être occupés, zonent du matin au soir sur les parkings, dorment et mangent dans leur voiture – jusqu’au jour où ils craquent, s’effondrent, ne supportent plus de mentir à tout leur entourage. »
Par les routes est un voyage par étapes et par procuration, un beau voyage dont ne parviennent, à V., que des échos lointains – téléphone, photos, cartes postales. Ils sont suffisants pour décrire un ailleurs flou tandis que le narrateur s’ancre. Et peut-être l’autostoppeur a-t-il besoin que quelqu’un le fasse à sa place, puisque ce n’est pas dans sa nature. Même la scène finale, magnifique et surprenante, se jouera sans lui.

Sylvain Tesson à l’affût

Dans L’Express de cette semaine, en commentaire du palmarès des meilleures ventes de livres en France, cette ouverture : « Il y a un phénomène Tesson. » Phénomène à plusieurs titres. Il prend la tête du classement dans la catégorie fiction, ce que n’est pas La panthère des neiges (Gallimard), à moins de considérer que le récit bascule du côté de l’imaginaire à partir du moment où Vincent Munier, photographe, un des compagnons de voyage de Sylvain Tesson au Tibet, fait promettre à celui-ci, « si j’écrivais un livre, de ne pas donner l’appellation exacte des lieux. Ils avaient leurs secrets. Si nous les révélions, des chasseurs viendraient les vider. » La géographie devient alors poésie.
Phénomène aussi depuis que Sylvain Tesson a, hier, reçu le Renaudot (du roman ! décidément !) sans avoir été présent dans aucune sélection préliminaire. Si ces sélections ne servent à rien, autant qu’on nous le dise, on n’en tiendra plus aucun compte. Ou pas davantage que le jury, au moins.
Je ne me plaindrai pas pour autant du choix fait par le Renaudot : il m’a poussé à lire, hier soir et ce matin, La panthère des neiges. Et je n’y trouve que des raisons de m’en réjouir.
Le voyage auquel Munier convie Tesson, après une sorte de test préliminaire qui consiste à guetter des blaireaux en bord de Marne, est à l’opposé de tous les principes auxquels l’écrivain avait tenté de rester fidèle :
C’était la première fois que je me tenais si calmement posté, dans l’espérance d’une rencontre. Je ne me reconnaissais pas ! Jusqu’alors, j’avais couru de la Yakoutie à la Seine-et-Oise, obéissant à trois principes :L’imprévu ne venant jamais à soi, il faut le traquer partout.Le mouvement féconde l’inspiration.L’ennui court moins vite qu’un homme pressé.
Et le voici à découvrir les vertus de l’attente, de la patience, de ne pas savoir si le but du voyage – observer la panthère des neiges – sera atteint. Il n’en est pas prêt pour autant, comme le fut Peter Matthiessen, auteur d’un livre qui porte presque le même titre, Le léopard des neiges, à se satisfaire d’un échec : « Au cours de son séjour au Népal en 1973, Peter Matthiessen n’avait jamais vu la panthère. À qui lui demandait s’il l’avait rencontrée, il répondait : « Non ! N’est-ce pas merveilleux ? » Eh bien non my dear Peter ! ce n’était pas « merveilleux ». Je ne comprenais point qu’on pût se féliciter des déconvenues. C’était une pirouette de l’esprit. Je voulais voir la panthère, j’étais venu pour elle. »
Sylvain Tesson, au cœur de la nature, se sent observé par elle, tenu à l’œil – et pas seulement par une panthère. « Les bêtes sont des gardiens de square, l’homme y joue au cerceau en se croyant le roi. C’était une découverte. Elle n’était pas désagréable. Je savais désormais que je n’étais pas seul. »
La nature de cette nature, si j’ose dire, est d’être là même quand le regard inexpérimenté n’y discerne rien, ou pas grand-chose. Et, dans l’affût qui devrait être non seulement le « mode opératoire » du chasseur (pas celui qui tue, à qui s’en prend plusieurs fois l’auteur, plutôt celui qui regarde pour ne capturer que des images) mais aussi « un style de vie ».
Tout étant dans le Tao (et réciproquement, dirait un écho après lequel on se demanderait si cela a été mal entendu ou, au contraire, bien compris), il suffit d’ouvrir le livre que Sylvain Tesson a emporté. « Agit sans rien attendre. Je me demandais : « attendre, n’est-ce pas déjà agir ? » L’affût n’était-il pas une forme d’action puisqu’il laissait libre voie aux pensées et à l’espoir ? Dans ce cas, la Voie du Tao aurait recommandé de ne rien attendre de l’attente, pensée qui m’aidait à accepter de demeurer là, assis dans la poussière. »
Rien d’un roman, donc, mais un beau livre, qui vaut le détour par les grottes gelées d’où l’on observera le monde autrement.

lundi 4 novembre 2019

La belle surprise du Goncourt, le coup d'éclat du Renaudot

Moi-même, j'y croyais - c'est dire. Amélie Nothomb au Goncourt, c'était plié. Et puis, pas du tout. Et, au final, tant mieux. J'avais aimé Soif, certes. Mais j'avais adoré Tout le monde n'habite pas le monde de la même façon, de Jean-Paul Dubois, qui l'a emporté au deuxième tour par six voix contre quatre. Je vous l'avais écrit ici, où je vous renvoie donc si vous désirez savoir ce que je pense de ce livre.
En revanche, si vous ne connaissez pas l'homme Jean-Paul Dubois, je peux vous glisser ce que j'avais retenu d'une rencontre avec lui. C'était en 1992, il publiait deux livres cette année-là, je n'ai pas l'impression qu'il a changé depuis.


Jean-Paul Dubois n’est pas un écrivain français. Ou peut-être faudrait-il dire, tout simplement, qu’il n’est pas un écrivain parisien – bien que journaliste au Nouvel Observateur, il vit à Toulouse et évite autant que possible la capitale. Ou encore qu’il est, dans sa tête, un gaucher – il faisait, dans son premier livre, un Éloge du gaucher, ce ne devait pas être un hasard.
Atypique et cependant boulimique, le voici avec deux livres cet automne : un roman, Une année sous silence, et un recueil de chroniques, Parfois je ris tout seul. De celui-ci, on voudrait citer un ou deux de ces instantanés drôles ou tragiques, jamais aussi sérieux qu’ils pourraient l’être, jamais aussi légers qu’ils pourraient paraître, mais, si on commence, on n’arrête pas. Car ces 123 petites histoires qui n’en sont pas, pour ne se suivre en rien, ont quand même toutes en commun d’être un regard sur la vie quotidienne, prise de biais, mais il arrive souvent, c’est tant mieux ou tant pis, selon les cas, qu’on s’y reconnaisse. Par un petit détail, par un sujet essentiel, peu importe. Et c’est pour cela que, quand on rit, on rit un peu jaune.
Toujours est-il que Jean-Paul Dubois n’est pas du genre à arborer fièrement, comme un étendard, ses deux livres comme un exploit. Il se dit formé à l’écriture par quinze ans de journalisme, précise que cela ne lui permet pas nécessairement d’écrire bien mais au moins de le faire vite, et rigole à l’idée de l’angoisse devant la page blanche : « Quand vous écrivez un livre, il n’y a aucune contrainte, vous avez le temps que vous voulez, on vous paie pour ça et, moi, la seule chose qui peut m’empêcher d’écrire, c’est la paresse. L’angoisse de la page blanche, je ne connais pas. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais il y a tout un mythe autour de ça… Oui, on peut écrire dans la douleur, mais on écrit. Ce sont des livres, quoi ! » Comprenez : ce ne sont que des livres, après tout !
Mais quand des livres traduisent, comme Une année sous silence, un tel sentiment de désespoir, un tel détachement de la vie, c’est qu’ils représentent, quoi qu’en dise leur auteur, quelque chose d’essentiel.
Paul Miller a le sentiment que sa femme est en train de devenir folle. Les autres pensent que c’est lui qui va mal. Égaré entre ce qu’il croit être la réalité et l’image qu’on lui en renvoie, il se sent de plus en plus exilé de lui-même. Il ne faut pas vingt pages à Jean-Paul Dubois pour raconter tout ce qui s’est passé avant : la distance de plus en plus grande entre Paul Miller et sa femme, puis entre le monde et lui, la mort de sa femme, son installation dans un petit appartement, son déclin dans la hiérarchie sociale…
L’histoire de Paul Miller est terrible, elle est fondamentalement désespérée. Encore faut-il, pour penser cela, qu’on s’accorde avec le sens commun qui détermine comment on peut réussir sa vie et comment on peut la rater. De ce point de vue, il est clair que Paul Miller est un raté. D’ailleurs, il passe entre les mains des psychiatres, ce qui est bien la preuve qu’il est incapable de s’assumer, non ?
Mais là où Jean-Paul Dubois trouve un axe assez solide pour, sinon retourner le point de vue, au moins en faire douter, c’est quand il fait tout raconter par Paul Miller lui-même. La logique s’effondre. Si Miller ne veut plus parler, ce qui représente aux yeux du monde un échec flagrant, une incapacité fondamentale à accepter l’existence des autres, c’est pour lui une victoire, puisqu’il décidera, quand il le voudra, de reprendre la parole. Et ses emplois minables qui paraissent mériter le mépris – ses fils ne se privent d’ailleurs pas de le lui manifester – ne sont-ils pas un moyen de trouver une liberté nouvelle ?
Quand on parle avec Jean-Paul Dubois, il ne commente pas vraiment ses livres. Sans doute parce qu’aucun commentaire n’est nécessaire. Il suffit de passer cette Année sous silence avec Paul Miller, on aura l’impression de lire un romancier américain, au style précis, chirurgical au meilleur sens du mot – parce qu’il entaille la peau et pénètre les chairs afin de donner à voir ce qu’un homme peut avoir de plus intime –, avec cette manière si particulière de mettre sur le même pied, comme pour brouiller les pistes, l’accessoire et l’essentiel, et, au bout du compte, on réalise que même l’accessoire donne accès à l’essentiel…

Au Renaudot, on n'a peur de rien, et surtout pas de balayer le dernier jour les titres qui étaient encore sélectionnés un peu plus tôt. Aucun de ceux-ci n'a résisté au débarquement, porté par je ne sais quel juré, de Sylvain Tesson, dont La panthère des neiges a été choisi au deuxième tour, par six voix contre deux à La part du fils, de Jean-Luc Coatalem, et deux autres à Pourquoi tu danses quand tu marches, d'Abdourahman A. Waberi.
Je ne l'ai pas lu, je ne vous en dirai donc rien, et pas davantage du Renaudot essai, (Très) cher cinéma français, d'Eric Neuhoff, ni du Renaudot poche, Une vieille histoire, nouvelle version, de Jonathan Littell.

samedi 2 novembre 2019

La possibilité d'un Goncourt pour Amélie Nothomb


Et si Soif recevait le Goncourt, comme cela se murmure de plus en plus à quelques jours, à quelques heures de la proclamation, est-ce que ce serait un scandale ou une consécration méritée ? Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Plutôt une utilisation consciente de la notoriété d’une autrice bien installée dans le paysage éditorial – non seulement par sa régularité mais aussi par ses chiffres de vente – pour renforcer la notoriété d’un prix littéraire prescripteur, quoi qu’on dise de sa baisse d’influence. Ce serait de bonne guerre.
Ce serait par ailleurs opportun. Beaucoup de lauréats ont été primés (à l’usure ?) pour un livre faible après que le jury Goncourt avait manqué le chef-d’œuvre et ce ne serait pas le cas d’Amélie Nothomb : Soif est un roman audacieux et réussi.
Audacieux, car la romancière s’attaque à un sujet de taille, connu, archi-connu, dont il n’y a plus rien à dire même s’il s’écrit encore de nombreux livres sur lui. Jésus, d’accord, on l’a déjà rencontré, l’image est familière, l’histoire aussi et la croix pèse encore sur notre société qui ne s’en remet pas de l’avoir découpée en morceaux sacrés comme une marchandise – tandis que les marchands du Temple avaient provoqué le courroux divin, ou semi-divin, tout dépend de la croyance de chacun.
C’est lui (Lui ?) qui parle : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails. » N’est-ce pas là-dedans que se cache le diable, au fait ? Mais, comme le dira Thérèse d’Avila, citée par Jésus sous la plume de Nothomb qui n’en est pas à un anachronisme près : « Je crains moins le démon que ceux qui craignent le démon. » Même pas peur, donc.
Beaucoup de déceptions, en revanche. Il a fait des miracles en croyant faire le bien, soulager des malades, nourrir les affamés, tout ce que vous savez. Et, au procès, les bénéficiaires de cette magie bienveillante défilent comme témoins à charge. « Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. » On ne peut décidément compter sur personne : « aucun des miraculés n’éprouve pour moi la moindre gratitude, au contraire, ils me reprochent amèrement mes miracles, même les époux de Cana. » Il préfère se souvenir de la joie qui régnait ce jour-là, de sa mère « pompette, et cela lui allait bien. » Jésus n’a pas de rancune et encore moins de haine, on s’y attendait un peu.
Toute l’histoire aurait l’air d’une farce s’il ne mourait à la fin. Le contraire d’une surprise. Mais il y a la soif, thème majeur que désigne le titre, obsession du Christ sur la croix qui en vient à être vaguement soulagé par un mélange d’eau et de vinaigre. La soif étanchée est pur plaisir, même dans le pire moment d’une existence terrestre : « C’est la preuve que je suis sauvé : oui, au degré de douleur où je suis arrivé, je peux encore trouver mon bonheur dans une gorgée d’eau. »
Amélie Nothomb avait préparé le terrain (aride, le terrain, dans une région du monde qui n’a pas été choisie au hasard : « Il me fallait une terre de haute soif ») : « Aucune jouissance n’approche celle que procure le gobelet d’eau quand on crève de soif. »
Amélie Nothomb nous abreuve d’une eau vive qui pétille d’intelligence et de finesse. En effet, ça fait du bien.