Bernard Pivot tweete aussi. Plus finement que Donald Trump,
cela va sans dire (même s’il a dû rattraper récemment ce qui avait été
considéré comme un dérapage, passons sur l’anecdote). Le voici donc
démissionnaire de l’académie Goncourt, dommage pour elle, tant mieux pour lui,
à l’en croire.
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Librairie Mollat |
Pour célébrer une vie tout entière consacrée au livre, j’exhume
deux vieux articles. Le premier célébrait l’homme de télévision, il y a un
quart de siècle. Le second était un entretien téléphonique à l’occasion de la
Foire du livre de Bruxelles dont il allait être, quelques jours plus tard, l’invité
d’honneur lors de la soirée inaugurale. Retour vers le futur, en 1993.
Vingt ans de gourmandises culturelles
On parle encore de « l’effet Apostrophes ». Malgré
leur compétence et leur volonté, les animateurs d’autres émissions littéraires
n’ont pas pu remplacer la grand-messe du vendredi soir au cours de laquelle un
pourcentage curieusement élevé (pour ce type d’émission) de téléspectateurs
communiait autour de la valeur littéraire, vraie ou fausse, parvenant presque à
faire croire au monde entier que la France était toujours une nation où le
Livre ne s’écrivait pas sans majuscule.
Ce n’était pourtant pas un miracle. Ou alors, ce miracle a
un nom, qu’il porte toujours, et à nouveau le vendredi soir, sur France 2.
Bernard Pivot est l’intermédiaire par lequel bien des lecteurs ont découvert
des auteurs, et sa passion de découvreur, élargie désormais à tout ce qui lui
paraît culturel, n’a pas fini de faire naître des vagues de bonheur.
D’« Ouvrez les guillemets » à « Bouillon de
culture », en passant donc par l’inévitable « Apostrophes » – ce
qui, on le notera, constitue un bien petit nombre d’émissions pour vingt ans de
carrière –, Bernard Pivot a promené, et continue de promener son regard
pétillant, son étonnement calculé, sa mine réjouie sur un univers qui se marie
généralement assez mal avec la télévision.
Secret n° 1
S’il est parvenu à faire pénétrer le livre dans bien des
foyers, c’est d’une part, en restant simple et d’autre part, en privilégiant
les rencontres avec des personnages.
La simplicité est indispensable pour faire croire au
téléspectateur qu’on n’en sait pas plus que lui et qu’on a, comme lui, encore
tout à apprendre – c’est vrai, d’ailleurs, mais bien des animateurs préfèrent
laisser entendre, au contraire, qu’ils ont tout compris. Pas Bernard Pivot. Bien
sûr qu’il a lu les livres, vu les films, les spectacles, bien sûr qu’il s’est
documenté et qu’il est mieux armé que le grand public pour interroger ses
invités. Mais il a l’art de ne pas le faire sentir et de rester au niveau du
curieux moyen, qui a envie de savoir. Avec lui, on n’a pas peur d’apprendre. D’autant
que, comme tout le monde, il aime le vin et le foot. Alors, Bernard, entre un
coup de rouge et un tir au but de Papin, pourquoi pas un bouquin, finalement ?
Cela ne doit pas faire plus mal à la tête qu’un pinard mal dégrossi…
Secret n° 2
L’art de l’interview, la manière de mettre en valeur les
invités, tel est le deuxième secret de Bernard Pivot. Si Modiano est devenu une
vedette grâce à « Apostrophes », et malgré la difficulté qu’il a à
terminer ses phrases, c’est que cet être aussi peu télégénique que possible est
« passé », comme on dit, tout entier à travers l’écran, avec sa
personnalité dans tout ce qu’elle peut avoir de complexe et d’intéressant. Lui,
et beaucoup d’autres, peuvent être reconnaissants à Bernard Pivot de les avoir
laissés s’exprimer, en prenant le temps qu’il fallait pour le faire, et en
recevant, quand c’était nécessaire, l’aide d’une perche bien tendue, ni trop
complaisante ni trop visible. Du coup, les personnages sont devenus les moyens
du succès de Bernard Pivot. Il en avait tant et tant à sa disposition, il ne s’est
pas privé de puiser dans une telle réserve ! Bien sûr, cette pratique
engendre quelques inévitables malentendus. Le téléspectateur oublie qu’il
découvre une personne et croit souvent que son œuvre sera évidemment du même
ordre, alors que les différences sont généralement sensibles. Combien d’exemplaires
des livres de Claude Hagège, savant linguiste qui fit un jour un tabac face à
Raymond Devos, ont-ils été lus ? Bien moins, en tout cas, que ceux qui
avaient été achetés par un public croyant trouver un mode d’emploi simple à une
matière complexe…
Que Bernard Pivot soit devenu une personnalité
incontournable du monde culturel, c’est évident. Il est beaucoup plus connu que
la plupart des créateurs qu’il invite sur son plateau. Il le regrette d’ailleurs.
Mais peut-on lui reprocher d’avoir du talent ? Et faudrait-il en venir à
regretter qu’un homme de goût et talentueux ait du succès ? Non, bien sûr.
Alors, bon anniversaire, Monsieur Pivot, et longue vie télévisuelle !
Sur le livre et la Foire du livre (de Bruxelles)
Une Foire du livre, est-ce
important ?
Toutes les
manifestations, qu’elles relèvent de la télévision, des prix littéraires, de la
foire ou de la fête, sont importantes. Le livre est fragile, et ce qui permet
de le mettre à la une de l’actualité doit être encouragé.
Depuis vingt ans, l’attitude
des gens par rapport au livre a-t-elle changé ?
Ce qui n’a pas changé,
c’est que le livre comme cadeau fait toujours autant plaisir. En revanche, le
livre est moins présent dans l’actualité. On parle plus de la télévision, qui
parle d’elle-même d’ailleurs, on parle peut-être plus de cinéma. Les rubriques
consacrées au livre ont eu tendance à rétrécir dans la presse ou à la
télévision.
N’y a-t-il pas, pour
le grand public, un problème d’argent ?
Oui, c’est sûr. J’entends
des jeunes, notamment, dire qu’ils liraient davantage si le livre était moins
cher. C’est pourquoi d’ailleurs le livre de poche marche très bien au détriment
de la nouveauté. En même temps, il ne faut pas être dupe de ce discours. Souvent,
le prix du livre est un alibi. On ne veut pas faire l’effort. Mais on ne se
privera pas d’un bon repas, même s’il est très cher.
À propos du prix du
livre, précisément, vous receviez, vendredi soir, Jacques Toubon à « Bouillon
de culture » et il n’a pas été question de la loi Lang qui oblige depuis
1981 à vendre les livres au prix fixé par l’éditeur. Cette loi reste-t-elle
donc considérée comme une bonne chose ?
Oui, mais ce serait
facile s’il n’y avait que des bons arguments d’un côté et que des mauvais de l’autre.
On peut dire que, grâce au prix unique, les libraires ont pu subsister en
France. Certains ont disparu mais, s’il n’y avait pas eu la loi Lang, le nombre
de librairies fermées serait beaucoup plus grand aujourd’hui. En même temps, les
partisans de la liberté du prix font remarquer que le livre serait moins cher s’il
était possible de faire un rabais de 20 %. Et on en vendrait peut-être
davantage. Contre cela, argument suprême : ce qui se vendrait moins cher, ce
serait évidemment les best-sellers et les ouvrages qui ont un public d’avance, au
détriment des livres confidentiels. Tous les arguments se retournent et
renvoient les uns aux autres.
Estimez-vous que
votre travail est un privilège ?
Le mot est exact, oui :
c’est un vrai privilège que de pouvoir visiter une exposition l’après-midi, aller
voir un film en projection privée à 18 heures, aller au théâtre à 20 h 30,
regarder une émission de télévision, et terminer la journée en lisant un livre.
Avez-vous l’impression
d’avoir réussi à faire partager ce privilège ?
On peut me faire
certains reproches mais, en général, les gens s’accordent pour dire que j’ai pu
faire partager le plaisir de la découverte des livres, aujourd’hui du théâtre
et du cinéma, et que, si j’ai une qualité, c’est l’enthousiasme communicatif.
Si vous deviez
recommencer, vous referiez la même chose ?
Oui, je pense que je
recommencerais par une émission sur les livres. Mais trouverais-je aujourd’hui
une chaîne qui accueillerait « Apostrophes » ?
Vous avez lancé, il y
a quelques années déjà, et sur une idée belge, des championnats d’orthographe. Vous
les abandonnez, vous organisez les « Dicos d’or », mais les Belges ne
peuvent plus y participer !
Non seulement les
Belges, mais les Suisses, les Canadiens… C’était l’arrêt total ou le repli sur
l’Hexagone, pour des raisons purement économiques.
Pensez-vous
nécessaire de continuer à défendre la langue française ?
Je n’emploierais pas
le mot « défendre », je dirais qu’il faut continuer à illustrer la
langue française, par des livres, par des bons films, des pièces de théâtre, par
la création. Une langue se porte bien lorsqu’elle véhicule des œuvres d’art.