samedi 30 janvier 2016

Vodka pour tout le monde !

Si la vodka a gagné le match de la mondialisation (ce qui reste à vérifier, mais trois lectures récentes lui font la part belle), est-ce à dire que le bloc de l'Est en est lui aussi sorti vainqueur? Ou est-ce que les romans les plus anciens de John Le Carré, ceux de la Guerre froide, m'influencent à l'excès?
Dans La blonde aux yeux noirs, paru l'an dernier mais réédité la semaine prochaine en poche, dans la collection 10/18, Benjamin Black (alias John Banville), donne à Philip Marlowe, oui, "le" Marlowe de Raymond Chandler, l'occasion de prolonger ses gueules de bois. Et de donner un conseil au lecteur: "évitez de vous enfiler six bourbons après trois gimlets." Pas de vodka là-dedans, diront à juste titre les connaisseurs. Pour les autres, au passage, voici la seule manière, selon Marlowe, de préparer le gimlet (et ses dérives lamentables), dans le seul bar qui la respecte:
Victor’s est le seul bar que je connaisse où l’on prépare le gimlet comme il faut – c’est-à-dire, moitié gin et moitié jus de citron vert Rose’s sur un lit de glace pilée. Dans d’autres boîtes, on vous colle du sucre, des liqueurs amères et des gâteries dans cet esprit, mais ce n’est pas le vrai gimlet.
Je m'égare. Je voulais parler de vodka. Elle arrive au lendemain de ces excès, sous la forme pas si inhabituelle de vodka martini:
Mon apéritif se présenta sur un plateau rutilant. Il était froid et juste un brin onctueux, de sorte qu’il roula agréablement sur mes dents dans un flash argenté.
Voilà pour la vodka comme remède, si j'ose dire, à la gueule de bois - que le serveur, avec sa longue expérience, a décelée chez son client.
Et puis, il y a la vodka pour elle-même, parfois joyeuse ainsi qu'elle se présente dans le premier roman d'Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, car le livre est à la fois joyeux et triste, tristesse noyée dans les sourires, parfois aussi dans la vodka, ainsi qu'il en va lors de cette soirée au restaurant du palace où Papa ne lésine pas sur les moyens de mettre l'ambiance, et où Maman y répond de son mieux:
Ils avaient même fait venir des musiciens russes à notre table. Maman était montée sur sa chaise pour tutoyer les étoiles et danser en faisant tourner ses cheveux au rythme furieux des violons et des verres de vodka, tandis que Papa applaudissait avec flegme, le dos bien droit, comme doivent le faire les vrais chauffeurs anglais.
Enfin, il y a la vodka sans le plaisir, par une sorte d'habitude presque morbide dans laquelle les vitamines du jus d'orange ne sont pas celles du bonheur. C'est la consommation méthodique que fait Yann Andréa de vodka-orange dans un bar parisien - le Bedford - en même temps qu'il essaie d'écrire les pages que Maren Sell attend pour leur livre en commun (L'histoire) qui se révèle un discours à sens unique, déprimant. Oh! il écrit, Yann Andréa! Mais surtout pour dire qu'il n'y arrive pas, ce qui n'aide pas à convaincre le lecteur de son envie de s'y mettre. Le velours rouge de la banquette reste faux, le Bedford est souvent vide, le texte ne trouve pas son rythme...
Comme quoi, la vodka, faut faire gaffe, quand même!

vendredi 29 janvier 2016

En rayon: Roger Nimier, le meilleur d'entre eux?

Hussards... Peut-être le détour vers Roger Nimier, dont je retrouve Histoire d'un amour, paru en 1953 chez Gallimard (je n'étais pas né), s'est-il fait par l'intermédiaire de Frédéric Vitoux qui, parlant de Barbara Skelton dans son tout nouveau Au rendez-vous des mariniers (Fayard), repasse par la case Bernard Frank, l'inventeur de ce mouvement qui, comme beaucoup d'autres, n'en était pas un. Toujours est-il que Roger Nimier, occupe, au sein de cette communauté approximative, une place singulière et que Les épées, roman lu il y a très longtemps, reste très présent dans ma mémoire incohérente de lecteur. Pourquoi donc ne me suis-je pas jeté sur les autres livres de Nimier? Pas eu l'occasion? Pas envie d'être déçu par un autre titre? Franchement, je n'en sais rien. Mais, retombant aujourd'hui sur Histoire d'un amour, je caresse l'idée de m'y remettre. On va commencer par la première page...

Les lourds chariots sortaient de la nuit, les bœufs pataugeaient et une jeune fille, pâle comme la mort, fixait les brouillards qui encombraient le ciel, comme une autre boue. Le convoi gravit la petite colline couverte d’arbres, le chemin tourna. On aperçut les eaux du Danube. C’était Nikopol.
La jeune fille sauta de son siège et, précédant la colonne, entra dans une rue endormie. Çà et là, des toiles militaires, des caisses à moitié pourries montraient encore les vieilles marques de l’aigle d’Autriche. Un soldat qui portait sur sa capote de toile l’écusson de l’infanterie de marine, apparut. Il agitait le canon de son fusil de gauche à droite. Il reconnut sans doute le fanion de la Croix-Rouge, car il s’écarta. On entendit deux coups de feu qui venaient du fleuve. 
Le convoi reprit sa marche et s’arrêta devant une sorte de marché, à moitié couvert d’un toit de chaume. Un infirmier, dont la manche bleue s’ornait de grandes sardines dorées, heurta la porte de l’Hôtel de Ville. Un homme vêtu d’une blouse blanche, déchirée par endroits, la tête enfoncée dans un bonnet de laine jaune, ouvrit enfin. Une discussion s’engagea dans un mélange de français, d’allemand et de jurons. L’état-major d’un régiment de la coloniale s’était réservé l’endroit : un détachement précurseur y cantonnait déjà. Comme pour donner raison à ces paroles, un individu très sale, enroulé dans une couverture, une pipe à la main, descendit l’escalier de bois qui venait du premier étage et baragouina, avec l’accent corse, que les ambulances pouvaient retourner à Salonique et qu’on n’avait pas besoin de cette charogne à Nikopol.
La jeune fille bouscula le portier, attrapa le Corse par un bras, puis elle le gifla à deux reprises. Les gifles résonnèrent dans le hall. Le sergent revint sur le pas de la porte et ordonna de débarquer le matériel de campagne. On apporta des brancards, des lits métalliques, des cantines. Un infirmier noir guida les chariots sous le marché, détela les bœufs.
La jeune fille avait dégrafé son manteau de cavalerie. Elle entreprenait de retirer ses courtes bottes de cuir rouge, pleines de boue et d’herbe collée à la boue. Elle devait avoir trente ans.

mercredi 27 janvier 2016

De D à L, en passant par H

Ceci est presque un message personnel, adressé à une attachée de presse d'une grande compétence et avec laquelle les liens ne se sont jamais distendus malgré la distance qui nous sépare.
Donc, chère B., vous m'avez fourni hier le prétexte à une petite histoire vécue. (Et, si c'est du vécu, c'est bon, coco!)
En milieu de matinée, quelqu'un sonne au portail. Non, en fait, la sonnette ne fonctionne plus depuis quelques semaines et quelqu'un, après avoir peut-être tenté en vain de sonner, frappe au portail. Celui-ci, repeint en vert il n'y a pas très longtemps, est marqué de taches de rouille. Le travail a été fait, vous en conviendrez avec moi, sans grand soin. Mais, puisque c'est le fils de ma propriétaire qui avait manié brosse et couleur, je n'ai rien dit. Honnêtement, je me moque pas mal de ces taches de rouille, qui n'ont d'ailleurs aucun rapport avec le quelqu'un que je commençais à évoquer et qui, frappant (du poing, je suppose), a eu l'occasion de tester la faculté du métal à produire du bruit à la rencontre d'un autre solide. Essai concluant, je l'ai entendu. La bonne de la propriétaire aussi, qui, du rez-de-chaussée voisin, était arrivée avant moi près du portail. Je travaille à l'étage, je ne cours pas dans les escaliers pour voir ce qui se passe mais je profite de l'excellente vue que me fournit un petit balcon, à deux pas (au sens propre - enfin, peut-être trois pas) de mon bureau, sur le portail en question, que je surplombe d'assez près, car si j'en suis plus éloigné verticalement j'en suis horizontalement plus proche, pour voir ce qui se passe de l'autre côté. Et parfois même pour savoir qui vient de m'arracher à ma légendaire concentration.
J'ai donc regardé. Reconnaître la personne, difficile. Sous moi, si j'ose dire, j'apercevais un individu casqué. Perspicace, je devinai en lui un coursier. J'étais aidé, bien sûr, par le colis qu'il portait et qu'il venait de toute évidence remettre à son destinataire. Moi, dont le nom était écrit sur la grosse enveloppe, nom qu'il prononça sans aucune maladresse phonétique. Il y a des noms, c'est vrai, bien plus difficiles à dire que le mien, et je ne dois pas chercher loin pour en trouver. Mais ceci est une autre histoire.
Le coursier, de son côté, avait dévalé la ruelle en escaliers qui conduit chez moi, comme s'il y était venu souvent - alors que le dédale des noms de rue ou de leur absence, des "lots" alphanumérisés (et, côté alpha, ce sont plutôt des chiffres romains que des lettres, même si tout le monde l'a oublié, si bien que parler de l'Hôtel George Vé ne surprendrait , ici, personne), les marches disjointes et toutes différentes imposant un pas souple, adaptable, bref, les obstacles sont innombrables et cependant il était arrivé.
Je descendis à mon tour, mais d'un pas calme et régulier, l'escalier en colimaçon aux marches toutes pareilles, j'arrivai au rez-de-chaussée, je toisai l'homme - puisqu'il s'agissait d'un homme, c'était plus évident face à lui - qui me remit donc un colis en échange d'une signature sur un écran tactile qui semblait fatigué d'en avoir déjà beaucoup reçu (des signatures - vous suivez?).
Me voici donc chargé d'une enveloppe de plastique que je serrais contre moi en remontant vers mon lieu de travail. Les marches sont toutes pareilles, mais la cage d'escalier est étroite et je n'aurais pu me permettre de laisser baller le colis au bout d'un bras, la rampe et le mur auraient constitué des obstacles à mon pas calme et régulier, un poil plus lent cependant qu'en descendant.
J'ouvris avec peine, obligé de la déchirer un peu pour accéder à son contenu, l'enveloppe en plastique. A l'intérieur de laquelle il s'en trouvait une autre, dotée d'une fermeture ingénieuse, solide mais n'opposant qu'une résistance limitée à son descellement.
A l'intérieur de cette deuxième enveloppe de plastique, un emballage en papier... M'avait-on, et dans ce cas, qui?, fait une blague idiote? Heureusement, non, le papier, une fois déchiré lui aussi, fournissait la réponse (pas le papier, ce que son ouverture permettait maintenant de voir, ce n'est peut-être pas très clair?) aux multiples interrogations qui m'avaient traversé l'esprit entre le moment dont j'ai commencé à vous parler, au début, là, plus haut (mais je vous épargne l'énumération de ces questions intérieures, certaines sont d'ailleurs trop intimes pour être exposées ici, et j'ai oublié les autres).
C'est donc après avoir franchi trois obstacles, deux de plastique, un de papier (sans crainte d'être mordu par un tigre), que je trouvai, chère B., votre carte, agrafée à un des deux livres que vous m'aviez emballés, envoyés, jusqu'à ce que le casque du coursier surgisse sous moi (oui, je sais, mais comment le dire autrement?).
Bien entendu, je vous en remercie. Les couvertures sont belles, je les montre d'ailleurs à tout le monde pour qu'on les admire. Mais j'avais déjà le texte de ces deux romans dans l'ordinateur où je suis occupé à écrire cette note de blog et vous auriez pu, chère B., faire l'économie de cet envoi qui a dû provoquer des frais plus élevés que celui de votre maison d'édition à un journal parisien - ou belge, soyons fous!

mardi 26 janvier 2016

14-18, Albert Londres : «Si ce n’était pas dur, c’est que ce serait pas la guerre.»




Avec nos braves d’Orient

(De notre envoyé spécial.)

Topsin, … janvier 1916. – Il faisait pleine nuit. Le train stoppa devant un champ, nous déposa et repartit. Nous nous trouvions au pied du kilomètre 31, le long du Vardar.
Autrefois ce train conduisait à Nisch, à Sofia, en Russie. Il va continuer sa route pendant une demi-heure, puis il s’arrêtera. Les choses font aussi la guerre, elles ont leurs ennemis et ne dépassent pas leur front.
Il faisait froid. Nous longeâmes un marécage d’où sortaient des roseaux et nous sentions, quoiqu’elle ne fût pas encore débarrassée de la nuit, que la campagne qui s’étendait devant nous était immense.
Après avoir marché longtemps nous arrivâmes devant un de ces petits monticules que dans les communiqués on dénomme piton. On a vu de ces bosses de terre, de tous temps inconnues, devenir subitement illustres. Sera-ce le sort de celle-ci ?
Nous gravissons les cinquante marches que la pioche vient de faire dans l’un de ses flancs et nous atteignons son sommet.
Le jour va se lever sur la plaine que la France a choisie pour livrer ses lointains combats.
Les bords de l’horizon commencent à devenir roses et bleus ; voici le Vardar, voici, en face, un gigantesque tumulus, tombeau de titan qui jadis batailla en Macédoine, voici les champs nus de cette terre maudite qui n’a jamais été labourée que par les canons. Le jour se lève. Salut, Français, que cette aurore va prendre si loin de votre patrie ! Avant cette guerre vous n’aviez peut-être pas fait autre chose que le tour de votre clocher et ce matin, tout naturellement, vous vous réveillez sur la terre d’Alexandre.
Tout autour ils sortent de leur tente. Dans les vastes champs de l’Europe ancienne, ils marchent. Ils n’ont ni fusil, ni baïonnette, ce sera pour demain, ils ont des pioches et des pelles, ils vont construire la forteresse avant de la défendre.
Et au pied de ce piton, les voilà qui montent des madriers, les voilà qui, sur une crête, paraissant plus grande que nature, avancent, leurs instruments sur l’épaule, les voilà qui déroulent les fils de fer avec le même calme que s’il s’agissait pour eux de clôturer leur jardin, et voilà que, sans être épatés, comme ils feraient au pied de leur maison dans la Seine, le Rhône et la Loire, ils se lavent dans le Vardar !

Leur vie de travail

Je m’en vais au milieu d’eux. Il est sept heures du matin. Il y a vingt jours, ils étaient à cent kilomètres d’ici, ils rêvaient de guerre sans tranchées, de capitales ouvertes, de marches de légende sous les soleils d’Orient, maintenant ils creusent des trous.
Et ils creusent des trous en sachant ce qu’ils font. Cette trêve de vingt jours ne les a pas aveuglés. Ils n’ont pas perdu le fil de l’histoire qu’ils doivent au monde conter jusqu’au bout. Ils savent qui est là, qu’ils vont avoir à tirer des coups de fusil, à charger à la baïonnette, à recevoir des obus, à vaincre pour la France, et placidement ils regardent ce paysage et en blaguant ils tracent leurs boyaux.
Et ce sont à cet endroit des hommes du département du Nord, deux fois exilés. Non seulement ils sont en Macédoine, mais depuis dix-sept mois ils n’ont pas de nouvelles de leur mère, de leur femme, de leurs enfants et ceux qui n’ont ni mère, ni femme, ni enfants, des souvenirs qu’ils ont laissé. « Ben oui, disent-ils, on a essayé par tous les moyens, par Genève, par la Hollande, ça n’a pas réussi, on est sans nouvelles. »
Ils n’en ont pas pour cela le dos plié, ni les yeux abattus. Cependant être depuis dix-sept mois sans nouvelles de rien et venir planter des piquets de fer dans les Balkans, c’est peut-être une peine qui en temps normal aurait suffi à des bagnards. « Mais si ce n’était pas dur, dit un Lillois à son copain, c’est que ce serait pas la guerre. »
Le commandant de ces hommes est en plein soleil, sa croix d’honneur et sa croix de guerre bien collées sur la poitrine, il était en train de dire : « Ça c’est mes lascars », quand en voyant passer un homme devant lui, sa donnant un grand coup de plat de main sur le front, il s’écrie en l’appelant : « Ah ! pauvre gars ! Ah ! brave gars ! Je t’ai oublié ! » Ce pauvre gars, d’une main maintenait une planche sur son épaule, de l’autre, saluait son chef : « Ah ! le pauvre gars, reprit le commandant, il a mérité la croix de guerre, je la lui avais promise, je l’ai oublié.
» Pendant toute la retraite il m’a remplacé un officier, il servait de liaison entre mes compagnies, il allait à l’une, il allait à l’autre sous le feu et il revenait en me disant des choses intelligentes. Je l’ai oublié ! »
Le pauvre gars avait toujours ses deux mains occupées par la planche et par le salut, le commandant lui dit : « Ça va bien » et le pauvre gars, avec son fardeau s’en alla philosophiquement, il avait l’air de penser : « Avoir mérité la croix de guerre et ne pas l’avoir, qu’est-ce que cela peut bien faire dans tout ce chambardement ! »
La guerre a donné à chaque homme le sens de la fatalité. Elle lui en a donné aussi la figure. Selon les tempéraments les uns le portent avec un sourire, les autres avec un air de rêve, les autres avec impassibilité, les autres avec lassitude, aucun avec angoisse.
Cherchez de l’angoisse dans ces champs maudits d’Orient, où pourtant nos soldats auraient des droits au vague-à-l’âme, vous n’en trouverez pas. L’angoisse, c’est en France qu’on l’a pour eux, ici elle est absente.
Que font-ils en attendant de recommencer le combat sanglant, nos soldats de l’armée lointaine ?
Ils donnent une ligne gracieuse à leurs tranchées – la force aura beau faire, elle ne contentera jamais seule l’esprit gaulois, il y faudra aussi l’élégance – ils mangent avec bonne humeur le « singe » qu’ils ne cessent d’insulter, ils se lancent des coups de poing, s’appellent par des noms pittoresques, rêvent sur une lettre, mais vous ne les surprendrez pas regardant anxieusement par-dessus les réseaux de fil de fer, par-dessus le Vardar, plongeant dans cette plaine dont la destinée est d’être saignante et se demandant : « Quand viendront-ils ? Que va-t-il arriver ? » Ils viendront quand ils viendront ; il arrivera ce qui arrivera.

Le Petit Journal, 26 janvier 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 13 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 23 janvier 2016

Un îlot d’humanité dans un conflit oublié

La Tchétchénie, un conflit presque oublié. Il le serait tout à fait si un écrivain ne s’était emparé de personnages susceptibles de marquer la mémoire en profondeur. Le premier roman d’Anthony Marra, Une constellation de phénomènes vitaux, Grand Prix des lectrices de Elle, est de ceux qui donnent à quelques figures saisies dans des cruels moments de déchirement une intensité exceptionnelle. Pourquoi un écrivain américain situe-t-il son œuvre inaugurale en Tchétchénie ? C’est une question superflue (à laquelle, de toute manière, nous n’avons pas la réponse) tant l’ouvrage s’impose avec évidence.
Chaque chapitre s’ouvre sur une ligne égrenant les années, de 1994 à 2004, le moment du récit marqué en caractères gras. Nous sautons, au fil des pages, de 2004 pour le premier chapitre à 1996 pour le second, et retour en 2004 pour le troisième, sans jamais nous égarer. Une manière comme une autre de détourner la linéarité en prenant soin de respecter les points de repère chronologiques…
En 2004, donc, les Russes brûlent la maison de Havaa, huit ans, et emmènent Dokka, son père, vers un lieu qui nous restera longtemps inconnu, mais de toute manière sinistre et qui n’annonce rien de bon. La petite fille devait accompagner son père. La logique des soldats est celle d’un pouvoir pour lequel toutes les mauvaises branches doivent être coupées, quel que soit leur âge – la logique est toujours la même quand il s’agit de nettoyer un territoire de ceux qui ne pensent pas selon l’idéologie dominante, ou qui appartiennent à un peuple condamné pour diverses raisons. Mais Havaa, d’une certaine manière, était préparée à s’enfuir, emportant une petite valise toujours prête. Sans savoir à quoi elle échappe ni vers quoi elle va.
Elle aurait pu tomber plus mal : Akhmed, leur voisin, leur ami, la recueille et la conduit à l’hôpital où il est engagé comme assistant. Presque médecin – il a le diplôme, pas les compétences, et le décalage n’est pas comblé par sa bonne volonté. Déglingué, l’hôpital, comme toute la région. Sans les moyens qui permettraient de sauver quelques vies en plus, quand y arrivent des blessés graves qui ont sauté sur des mines. Médecine de guerre, dans l’urgence et la précarité, conduite par Sonja, une chirurgienne qui se dépense sans compter.
Ces trois personnages et quelques autres avec eux se croisent alors que leurs histoires personnelles n’étaient pas vraiment convergentes. Pour qu’ils se retrouvent là, ensemble, devant les mêmes difficultés, il a fallu d’étranges détours, des blessures multiples et, surtout, une humanité parfois masquée par des réactions abruptes.
Le meilleur de ce qu’ils peuvent faire ensemble, et qui se résume parfois simplement à vivre, compense en partie le mal que d’autres s’appliquent à répandre. En particulier Ramzan, dénonciateur de tous ceux qui pourraient déplaire aux Russes et méritent donc un châtiment exemplaire. Plus personne ne parle à Ramzan, même pas son père. Et pourtant, quand on apprendra comment il en est arrivé là, toutes les préventions qu’on nourrissait contre lui tombent. Une constellation de phénomènes vitaux est un roman plein de nuances.

vendredi 22 janvier 2016

Mathias Menegoz dans les pas de Dumas

Un premier roman solide et atypique, comme presque plus personne n’ose en écrire et moins encore, peut-être, en publier : venu en droite ligne d’Alexandre Dumas, Karpathia, de Mathias Menegoz, est un pur bonheur de lecture, une longue évasion de 700 pages vers les années 1830, dans une Transylvanie où tout semble très, très lointain. La population y vit encore selon un régime féodal, à l’écart des révolutions qui agitent l’Europe.
Le premier paragraphe du livre fournit un début d’explication à cet immobilisme : « L’Empire d’Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales. » La suite montrera comment l’absence de moyens de communication rapide entre Vienne et la Transylvanie permet d’y perpétuer un ordre ancien, en même temps que d’y instaurer des désordres variés.
Car, si Karpathia a tout d’un roman historique par une documentation en apparence très complète, il est aussi un roman d’aventures où l’héroïsme cohabite avec la veulerie, où la lutte pour la survie va de pair avec la conquête des richesses et où l’amour n’est pas en reste.
Le comte Alexander Korvanyi, d’origine hongroise, est promis à un bel avenir dans l’armée impériale. Mais il est amoureux de Cara von Amprecht, qui n’envisage pas un instant d’être la femme d’un militaire. C’est pour elle qu’il quitte la carrière des armes, non sans régler une dette d’honneur : alors que les esprits étaient échauffés après un spectacle, von Wieldnitz a traité Cara de « vraie Diane chasseresse », autant dire de prostituée. L’échange de coups ne suffit pas à laver la réputation de la femme aimée : il faut aller au duel. La scène est cinématographique mais filmée, si l’on ose dire, par le personnage principal.
Celui-ci n’a pas fini de nous entraîner sur le chemin des combats, après un voyage pénible, surtout pour Cara qu’il a épousée, vers ses terres. Il les trouve dans un état déplorable, se demande s’il n’est pas grugé par son intendant et doit faire face à une insécurité bien plus grande que celle de nos villes. Une bande de forestiers, organisée pour la contrebande et le pillage, craint de voir son influence réduite avec l’arrivée du comte sur ses propriétés et une véritable guerre s’engage. Un peu décousue dans son déroulement, certes, mais nous ne sommes pas dans le dix-neuvième siècle des Etats européens, plutôt dans une sauvagerie moyenâgeuse qui se manifeste par une sorte de guérilla avant l’heure.
Mathias Menegoz mène furioso les événements et une foule de personnages. Karpathia est de ces livres qu’on entame en se posant bien des questions sur le plaisir ou l’ennui qui nous attend. Celui-ci ne s’installe jamais, celui-là est constant, relancé sans cesse par les faits ou la relation de couple entre Alexander et Cara.

mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier, profession grand écrivain

Il y a toujours un risque quand on s'emballe à la lecture des premiers livres d'un nouvel écrivain. C'est d'éprouver quelques difficultés à admettre qu'il avait donné le meilleur de lui-même dans ceux-ci et qu'il s'est contenté, ensuite, de décliner avec plus ou moins de bonheur, plutôt moins car il s'agit presque toujours de délayer, les thèmes et la manière de la première période.
Michel Tournier vient donc de mourir à 91 ans, et les hommages tombent dans la nuit, avant de se multiplier dès que le jour sera levé.
Michel Tournier, venu au roman à 43 ans, a frappé fort - et m'a en tout cas bouleversé - avec ses trois premiers livres: Vendredi ou Les limbes du Pacifique en 1967, Grand Prix du roman de l'Académie française, Le Roi des Aulnes en 1970, Goncourt, Les Météores en 1975 - je mets volontairement entre parenthèses la version pour la jeunesse, la version définitive, n'aura-t-il cessé de dire, du premier de ces titres, Vendredi ou La vie sauvage, parue en 1971.
Il y a avait dans ces trois romans une ampleur et une force qui devait autant aux mythes où il empruntait qu'à leur réécriture. Robinson n'était plus le personnage principal sur son île déserte, c'était Vendredi qui se trouvait en première ligne. L'ogre devenait sauveur (et même porteur) d'enfant sous le régime nazi. Et la gémellité résonnait d'harmonies - ou dysharmonies - inédites.
Dans l'enthousiasme devant ces inversions, ces perversions qui se renouvelleraient souvent en prenant d'autres formes, j'avais, en janvier 1977, consacré un long article d'une vingtaine de pages à Michel Tournier dans La Revue générale - je n'en ai plus aujourd'hui que la référence, je serais curieux de relire ce texte (si quelqu'un possède cela dans ses archives, je suis preneur).
Ensuite, il m'a semble que les choses se gâtaient assez vite. Statufié après trois livres, Michel Tournier n'a pas vraiment cesser d'explorer ses territoires de prédilection, mais il s'est aussi - et surtout, ai-je envie de dire - préoccupé de consolider son image.
Dès 1978, en même temps qu'il donnait l'excellent recueil de nouvelles Le coq de bruyère, il balisait son oeuvre dans Le vent Paraclet, expliquant tout ce que, peut-être, nous n'avions pas compris exactement. Il y montrait (trop) bien comment il entendait se bâtir une réputation d'écrivain sérieux et compétent, capable d'analyser sa démarche dans une cohérence qui n'avait, à l'évidence, rien d'artificiel. A rebours, il mettait aussi en évidence ce qui deviendrait l'axe faible de ce qu'il écrirait encore: il était, au fond, plus intéressé par les idées que par le romanesque et, s'il avait réussi à masquer ce handicap dans ses premiers livres, il le cacherait ensuite de moins en moins bien. (Autre hypothèse: ma passion juvénile m'avait empêché de voir ce qui, dans les trois premiers romans, les articulait en profondeur.)
Sa bibliographie est d'ailleurs encombrée d'essais dont aucun, parmi ceux que j'ai lus, n'a véritablement renouvelé notre manière de voir le monde - tandis qu'il persiste, tirées des romans du début, des images toujours inscrites dans le prisme à travers lequel nous regardons ce qui nous entoure.
Michel Tournier restait un écrivain de référence, on l'avait longtemps dit nobélisable, il lisait des livres qui le renvoyaient à lui-même, personnage central d'une quête interminable. Les autres étaient un miroir chargés de transporter son image et ses imperfections. On relira à l'occasion son Journal extime pour en retrouver les traces...
Je reconnais bien volontiers, malgré toutes ces réserves, que le romancier a été puissant. et que même sa dernière fiction ample, Eléazar, possède des qualités que pourraient lui envier bien des écrivains. On va donc terminer avec ce livre, paru en 1996.

Eléazar aurait voulu être ébéniste. Les circonstances en ont décidé autrement et il est devenu berger. Apprenti berger, stade auquel il restera arrêté le jour où il se fera violemment frapper par son patron. Il en gardera une vilaine cicatrice au visage, qui rougit sous le coup de l'émotion. En Irlande, du côté de Galway, il est un cas particulier: dans une région où la population est catholique avec ferveur, il appartient à une famille protestante et, pasteur de troupeau animal, le voici devenu, au passage de l'âge adulte, pasteur d'hommes. Michel Tournier fait l'économie de son évolution, son roman court vite aux faits principaux et trouve une logique élémentaire dans la succession des événements: "Il lui parut bientôt naturel de passer des bêtes aux hommes, et de répondre à une vocation religieuse que son métier de berger avait en quelque sorte pressentie."
Le chemin d'Eléazar semble en effet tout tracé, non sans difficultés cependant: quand il rencontre une jeune femme, elle appartient évidemment à la communauté catholique.
Les parents d'Esther n'acceptent l'alliance qu'en raison du handicap de leur fille - une paralysie infantile lui a laissé une jambe atrophiée - et parce qu'ils sont, en fait, contents de s'en débarrasser. Coralie, la fille qui naîtra du couple, et qui fait preuve d'une lucidité presque effrayante, sera la seule à formuler cette pensée à voix haute. Mais ce sera plus tard, lors du départ de la famille (deux enfants en font désormais partie) pour l'Amérique du Nord. Nous sommes en 1845, l'Irlande semble frappée par une malédiction qui détruit les cultures de pommes de terre, et d'aucuns, au nombre desquels figure Eléazar, y voient la main de Dieu punissant un peuple coupable de nombreuses vilenies. Eléazar lui-même a d'ailleurs commis un meurtre en voyant un agent de propriétaire frapper un jeune berger, répétant ainsi le geste dont il avait été victime. L'exil, dans ce contexte, apparaît comme la seule solution à tous les problèmes qui s'additionnent pour pousser la famille vers le malheur.
Rien ne prouve cependant que ce changement débouchera sur de plus heureuses conditions. Les quarante jours de traversée, assimilées par Eléazar aux quarante jours de jeûne de Moïse tels qu'ils sont rapportés par le Deutéronome, engendrent une longue souffrance que n'amoindrira pas la traversée du continent américain vers la terre promise de Californie - l'équivalent du pays de Canaan dans lequel Yahweh interdisait, de manière incompréhensible, à Moïse de pénétrer.
Plus on avance dans le roman, plus on se rend compte qu'il est une paraphrase de l'Ancien Testament, et particulièrement de la vie de Moïse dont Eléazar est le double. Ainsi sa condition hybride de protestant en pays catholique était-elle éclairée par le statut équivoque de Moïse, enfant hébreu, sauvé, recueilli et élevé par une princesse égyptienne. Comme toujours dans les romans de Michel Tournier, tout fait signe ici, tout devient sens. Au point qu'on pourrait presque se plaindre d'une certaine insistance dans la démonstration qui en devient lourde pour qui ne se laisse pas éblouir par l'éblouissante précision de l'écriture.
Le thème le plus insistant est celui de l'eau et du feu, déjà indiqué par le sous-titre: La Source et le buisson - Il s'agit, bien sûr, du buisson ardent d'où Yahweh s'adressa à Moïse. Dès les débuts de sa carrière ecclésiastique - il était encore acolyte -, Eléazar avait été frappé par une inscription sur la Spanish Arch de Galway: "Dans la lutte de l'eau et du feu, c'est toujours le feu qui meurt." Il cherche la signification de cette phrase: "Ne faisait-elle pas allusion à l'Irlande, pays de l'eau, et à l'Espagne, pays du feu, et ne comportait-elle pas une morale pessimiste, si l'on songe que le feu symbolise l'enthousiasme, l'esprit juvénile, l'ardeur entreprenante, et l'eau, les tristes et décourageantes sujétions de la vie quotidienne?"
Entre l'élan moral et les contingences matérielles, le choix n'est pas vraiment donné à Eléazar, qui peine sur le chemin de sa rédemption. Après tout, il ne faut pas oublier qu'il a tué un homme et qu'une justice immanente le menace...
Michel Tournier met une belle ardeur à exploiter les similitudes créées entre Moïse et Eléazar. Il parvient même à revenir au passage sur l'une de ses obsessions romanesques, l'inversion maligne, ici appliquée au serpent.
Son roman irritera profondément, par ses aspects démonstratifs, ou comblera parfaitement, par la force de ses arguments. Ce sont, en réalité, les deux faces opposées du même livre...

lundi 18 janvier 2016

14-18, Albert Londres : «Le malheur ne quitte pas un homme qu’il a visé»




Le roi de la faim

Ici ou ailleurs il va… de son armée en déroute, à son peuple en détresse…

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … janvier.

« Il est venu ici comme il ira ailleurs. »
Le consul de Serbie prononça cette phrase devant nous. Elle contient la tragédie entière. Roi sans territoire et sans ports, il erre sur les côtes. Il était à Vallona, il alla à Brindisi, il arrive à Salonique. On dirait qu’il n’ose pas s’enfoncer dans les terres qu’il aborde.
Après avoir fait la guerre et agrandi son royaume, il pensa que ses soixante-treize ans fatigués lui donnaient le droit de souffrir en paix, il passa le pouvoir à son fils. Mais comme les pointes attirent la foudre, les montagnes de son pays semblent attirer la guerre. La guerre cette fois traversa le Danube. Alors son fils lui dit : « Père, il faut partir. »
Ses jambes n’obéissaient plus, il lui fallait pour marcher l’aide de deux cannes et le soutien de deux bras. Il sentit qu’il ne pouvait rien faire d’immédiat pour son pays, il dit : « Bon, je vais me guérir. »
Les ennemis entrèrent dans sa capitale, il alla se réfugier avec son docteur dans une petite ville de bains.
Pendant que ses soldats se battaient, lui faisait des exercices, il apprenait à marcher sans aide avec ses deux cannes, puis il essayait avec une seule et les soirs il demandait : « Où sont les Autrichiens ? »
Un de ces soirs-là son aide de camp hésita à lui répondre, puis il dit : « Majesté, ils approchent de Topola. » Le roi jeta ses cannes, se tint tout droit et dit à son tour : « Docteur, je me sens tout à fait bien. »
C’est à Topola que son grand-père Karageorges était enterré.
Le lendemain il se rendit au siège du gouvernement. Il annonça qu’il allait au front, il l’annonça au quartier général, puis il y alla.

Résister ou mourir

Il arriva devant ses troupes ferme et marchant droit. Il leur dit : « Mes enfants, les Autrichiens approchent de Topola, c’est là que dort mon grand-père, je ne permets pas qu’ils y viennent. Vous avez fait deux serments : l’un à votre roi, l’autre à votre pays ; du premier je vous délie, que ceux qui ne se sentent pas capables de tenir le second s’en aillent. Je viens mourir avec ceux qui resteront. »
Tous les soldats crièrent : « Vive le roi ! » se jetèrent sur les Autrichiens, les poursuivirent soixante-dix kilomètres et leur firent repasser le Danube.
Son pays délivré, le roi reprit ses cannes et revint à sa ville de bains.
Le malheur ne quitte pas un homme qu’il a visé, qu’il soit roi ou trimardeur.
Les Autrichiens n’attaquaient plus et pourtant un jour on apprit au roi qu’il n’y avait pas assez de drapeaux noirs dans le royaume pour pendre aux fenêtres parce que mille de ses sujets mouraient par jour. Le typhus après les obus passait dans les rangs et fauchait à grandes brassées. Il ne s’arrêta qu’après trois mois d’une immense moisson. Et chaque jour le roi demandait : « Pourquoi ne passe-t-il pas chez moi ? »
Un nouveau printemps arriva. Pendant quelques semaines on crut que la Serbie avait cessé d’être maudite, puis on annonça que les Allemands allaient l’envahir. Le roi qui était noble et qui malgré tous les dires ne voulait pas croire que la guerre n’était plus seulement une affaire de bravoure répondit : « Mes soldats les attendent. »

L’ennemi qu’on ne voit pas

Les Allemands, derrière leurs canons, arrivèrent sur le Danube. Les soldats du roi les attendaient en effet. Ils ne virent venir sur eux qu’une effrayante pluie de fonte qui était suivie d’une autre pluie de fonte et encore d’une autre pluie de fonte. Ayant supporté cette pluie pendant douze jours ils pensèrent : « Maintenant, on va voir des hommes. C’est bien lâche de se faire précéder de tant d’engins ; nous, nous ne nous battons pas comme ça, mais enfin on va voir des hommes. » Ils ne virent encore qu’une pluie de fonte suivie d’une pluie de fonte et encore d’une pluie de fonte. Et ils apprirent que sur un autre côté les Bulgares les attaquaient.
Ils se divisèrent encore une fois, puisqu’au lieu de deux ennemis, ils en avaient trois. Dans les temps les plus sauvages il n’est aucune légende qui rapporte qu’un géant appela deux autres hommes à son secours pour égorger un petit enfant. L’Allemagne appela l’Autriche et la Bulgarie pour venir avec elle égorger la Serbie.
Le roi se fit conduire au gouvernement puis au quartier général et dit : « Je vais au front. » « Lequel ? » lui demanda-t-on.
Le roi alla vers les Bulgares, monta sur un cheval, se fit soutenir de chaque côté et lentement, sans rien dire, passa devant ses soldats. Les soldats criaient : « Vive le roi ! » mais à mesure qu’ils criaient, ils fondaient, car ils n’avaient pas beaucoup de pain, ils n’avaient pas d’instrument pour faire de la pluie de fonte et c’était la troisième année qu’ils étaient debout. Le roi passa et repassa voyant ses soldats fondre et fondre.
Puis il alla vers les Allemands. Il vit ses soldats tout saignants et qui lui dirent : « Nous ne pouvons pas battre tes ennemis puisque nous ne les voyons pas. » Et le roi regarda et ne les vit pas non plus. Et il retourna au front bulgare, et il retourna au front allemand, et pendant ses chevauchées les deux fronts se rapprochaient, ils ne formèrent bientôt plus qu’un angle qui reculait vers un pays sauvage qui s’appelle Albanie. Le roi, toujours soutenu des deux côtés, recula avec ses troupes. Les ennemis, parce qu’ils étaient plus riches, plus grands et qu’ils ne sortaient pas de trois années de nobles combats, lui prenaient ses terres : les Allemands par le haut, les Bulgares par le bas.

Vers l’exil

À mesure que le roi avançait dans ce pays sans routes, sans maisons qui s’ouvrent et sans nourriture, il apercevait de grandes masses d’hommes, de femmes et d’enfants qui, pieds nus, un sac au dos, droit devant eux, marchaient dans les champs. C’était la partie de son peuple qui n’avait pas voulu subir la présence des ennemis. Et comme rien ne roule dans ces contrées, qu’aucun autre bruit que celui qu’on fait avec ses pas ne trouble le silence, il entendait parfois, quand trop fatigué il faisait arrêter sa caravane, des plaintes qui sortaient des ravins et des bois : son peuple errant criait sous la famine. Alors il s’approchait et, lui montrant la direction de la mer encore lointaine, il lui disait : « Va vers la mer, les autres rois qui sont mes amis m’ont fait savoir qu’ils t’enverraient à manger. » Et le peuple affamé marchait dans la direction de la mer.
Son royaume était entièrement envahi. S’il revenait sur ses bords il n’aurait même plus assez de terrain pour y poser le bout d’une de ses cannes. Il se disait cela en s’en allant aussi vers les côtes.
Plus il s’en approchait, plus il voyait de masses, plus il entendait de plaintes, et de temps en temps, quoiqu’on voulût le détourner de ces visions, il apercevait de grands trous creusés au hasard des champs étrangers et dans lesquels, par cinq ou six à la fois, on jetait des corps sans vie. C’étaient ceux de ses sujets qui étaient morts en route.
Il atteignit la côte. Des cris de famine frappèrent son oreille : son peuple et son armée l’y avaient précédé. Des gens qui avaient eu autrefois des foyers mangeaient des chevaux morts. Le frisson du typhus était déjà dans l’air. Et si pour se reconnaître il n’y avait pas autre chose que le contour des lignes physiques, le roi n’aurait plus reconnu ses Serbes et les Serbes n’auraient plus reconnu le roi : il n’était plus que le roi de la Faim.
Il alla face à la mer pour voir si ses amis les souverains n’envoyaient rien à ses sujets. Il vit des transports pleins de vivres qui coulaient : l’ennemi était aussi sous la mer.
Son peuple criait toujours sous la fièvre, sous la faim et sous le froid. Alors une grande vague troublante parcourut son corps, il voulut aller le dire à toute la terre, il se fit conduire sur un bateau, il arriva à Brindisi, il arriva à Salonique… il est venu ici comme il ira ailleurs.

Le Petit Journal, 18 janvier 1916.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 13 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

jeudi 14 janvier 2016

« Madame ô » Michèle Rakotoson

Michèle Rakotoson à Madagascar, ce sont les retrouvailles avec un monde qu’elle avait eu le temps d’oublier par sa vie d’avant, et qu’elle décrit comme s’il était tout à fait neuf, non sans humour.
Elle est, comme le dit le titre du livre où elle rassemble, pour l’essentiel, des chroniques parues dans la presse, Madame à la campagne. Mais il doit y avoir un décalage horaire entre sa campagne et ma ville, à moins qu’elle ait le sommeil profond, car elle entend chanter le coq à cinq heures et demie du matin, alors qu’il y a au moins une heure qu’il s’égosille chez mon voisin – car, oui, il y a aussi des coqs à la ville. Nous sommes à Madagascar, je vous le rappelle.
On ne risque pas de l’oublier en lisant Michèle Rakotoson quand elle se débat dans les singularités de la vie quotidienne insulaire. De cette île-là, de cette île-ci, en tout cas.
Les rapports avec les gens, nos semblables, occupent une bonne partie de ses histoires où l’on sent le vécu, à peine transposé quand le trait semble forcé. Et encore : c’est souvent à elle-même qu’elle s’en prend pour exercer l’ironie. Les personnages, certains d’entre eux, peuvent être moins humains qu’on en a l’habitude. J’ai déjà dit un mot du coq, il y a d’autres animaux. Il y a aussi, sujet de plusieurs aventures (car l’anecdote se hausse jusqu’à l’épique, parfois), Deudeuche. La capricieuse voiture qui se démonte et se remonte chez Rapasy, le mécanicien aux doigts d’or. Accordons à ce véhicule antique, mais bien dans le ton de nombreux congénères dans les rues de Tana et des environs, une existence propre et un caractère très marqué.
Comment une Malgache au pays éprouve quelques difficultés à se plier aux habitudes perdues – ainsi qu’aux nouveaux usages, car le temps ne passe pas sans modifier quelques éléments du paysage physique ou mental –, c’est un état des lieux somme toute rassurant pour qui vient d’ailleurs et ne rit pas aussi souvent dans la réalité que dans ces pages. Celles-ci aident donc à prendre du recul.


Michèle Rakotoson sera, avec son nouveau livre et en compagnie de Kemba Ranavela, enseignante et chroniqueuse, présente à l’Institut français de Madagascar (Antananarivo), ce samedi 16 janvier à 10 heures pour un forum littéraire.

mercredi 13 janvier 2016

«En attendant Nadeau», la «Quinzaine» dissidente


On savait que ça n'allait pas trop bien du côté de La Quinzaine littéraire où la volonté commune de faire un journal s'était dissoute en tiraillements divers. Je vous l'écris comme je l'ai compris, n'ayant pas suivi tous les épisodes d'un feuilleton assez complexe.
Râler, cela peut avoir son importance. Agir, c'est encore mieux. Voilà donc que surgit, sur la Toile, comme on dit en français, En attendant Nadeau, un "journal de la littérature, des idées et des arts" à la direction éditoriale duquel se retrouvent des noms familiers: Jean Lacoste, Pierre Pachet, Tiphaine Samoyault. Et pas mal d'autres parmi les collaborateurs, même si je ne connais pas tout le monde.
C'est depuis aujourd'hui, avec un sommaire déjà copieux, dont on nous annonce qu'il s'enrichira régulièrement de contenus supplémentaires et fera l'objet, deux fois par mois - chaque quinzaine, donc -, d'une version PDF mimant donc l'édition papier.
Ma foi, j'aime bien. Je viens de lire les articles consacrés aux romans de Jean Echenoz et de Haruki Murakami, j'y retrouve bien les livres que j'ai lus, ici finement démontés sans pédanterie. L'intelligence clairvoyante...
J'aimerais bien, aussi, qu'on puisse être alerté sur les nouveaux articles au fur et à mesure de leur surgissement. Autrement dit, pouvoir suivre cela par un fil RSS, ou sur Twitter, ou sur Facebook (mais, je le dis comme je le pense, je préfère Twitter). Cela se mettra peut-être en place.
Que cette absence dont personne d'autre ne s'apercevra peut-être ne vous interdise pas d'y courir. Voilà un site qui vaut le déplacement.

P.-S. Et, bien que ce ne soit pas un blog, je vous ai mâché le travail en intégrant le site à ma liste de blog (ici même, dans la colonne de droite). Vous devriez y voir arriver les nouveaux articles.

mardi 12 janvier 2016

En rayon : Georges Perec, inépuisable

Ce livre-là n'est pas trop poussiéreux. On revient toujours à Georges Perec qui lui-même n'avait écrit qu'une Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, sachant que tendre vers l'exhaustivité est à peu près comme marcher vers l'horizon. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour? est son deuxième roman publié, après donc Les choses, Prix Renaudot 1965. On oublie souvent le deuxième roman, allez savoir pourquoi. On a tort. Celui-ci s'ouvre par une description fantaisiste de ce qu'il est - ou pas: Récit épique en prose agrémenté d'ornements versifiés tirés des meilleurs auteurs par l'auteur de comment rendre service à ses amis (Ouvrage couronné par diverses Académies Militaires)...
Si cela ne donne pas envie, c'est à ni rien comprendre. Envie des militaires à la retraite ou non, qu'on ne confondra pas avec les soldats qui mugissent dans nos campagnes (merci, Desproges), mais qui confondront allègrement les couronnements de leurs Académies avec ceux de n'importe quel autre jury. Envie de ceux qui ne confondent pas, aussi, dont vous faites partie, je le devine, et qui sans fléchir ni réfléchir allez, avec moi, vous jeter sur cette première page.

C'était un mec, il s'appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça: Karawo? Karawasch? Karacouvé? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu'on n'oubliait pas facilement.
Ç'aurait pu être un abstrait arménien de l'Ecole de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc.
Mais, pour l'heure, c'était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du Train, à Vincennes, depuis quatorze mois.
Et parmi ses copains, y'avait un grand pote à nous, Henri Pollak soi-même, maréchal des logis, exempt d'Algérie et des T.O.M. (une triste histoire: orphelin dès sa plus tendre enfance, victime innocente, pauvre petit être jeté sur le pavé de la grande ville à l'âge de quatorze semaines) et qui menait une double vie: tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occupations margistiques, enguirlandait les hommes de corvée, gravait des cœurs transpercés et des slogans détersifs sur les portes des latrines. Mais que sonne la demie de dix-huit heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire-d'aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c'est qu'il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers bouquins, il se métaphormosait en un fringant junomme, sobrement, mais proprement vêtu d'un chandail vert à bandes rouges, d'un pantalon tire-bouchonnant, d'une paire de godasses tout ce qu'il y avait de plus godasses et il venait nous retrouver, nous ses potes, dans des cafés où c'est que nous causions de boustifaille, de cinoche et de philo.

lundi 11 janvier 2016

Comme une envie d'écouter David Bowie

Difficile, après avoir été accompagné depuis si longtemps par ses chansons, de se dire que David Bowie est mort. Il nous aura surpris jusqu'au bout, avec un retour gagnant (Blackstar) pour son 69e anniversaire, après tant d'années où on l'avait dit malade, incapable de chanter encore, et puis voilà que, quand même...
Quel rapport avec la littérature, direz-vous? Je ne sais pas, moi, sinon qu'il m'a fait vibrer autant que certains écrivains. Et que, quand je l'ai vu arriver sur scène du côté de 1978, la seule fois que j'ai assisté à un de ses concerts, au premier coup d’œil, je l'ai pris pour Le Clézio - je ne suis pas très physionomiste, on est bien d'accord.
Je déconne, je déconne, pendant que "Suffragette City" explose mon ordinateur et que j'essaie de rassembler les morceaux. J'ai été à deux doigts, la semaine dernière, d'écrire un article sur Blackstar dans la page culturelle que je donne chaque semaine aux Nouvelles, un journal de Madagascar - avant d'être rattrapé par la pression des commémorations de l'attentat à Charlie et de ressortir des archives un entretien avec Wolinski.
Sommes-nous tous destinés à finir en archives? Si j'avais parlé de David Bowie vendredi, jour de son anniversaire, jour de la sortie de l'album, il aurait été vivant. Quand j'en parlerai, une semaine plus tard (une semaine trop tard?), tout est devenu archive. "Ashes to ashes"...
Mais non, il n'est jamais trop tard. Puisque je l'écoute. Et, j'en suis presque certain, vous aussi...

dimanche 10 janvier 2016

Eléments de langage : bataclan

C'était hier, dans Libération, au cœur de la chronique qu'y tient, toutes les quatre semaines, Camille Laurens. Elle y parlait de 2015, dont il lui reste des images plutôt que des mots. Et puis, elle raconte ceci:
Ce matin, pour les besoins d’une émission, je me suis entendue lire dans mon dernier roman: «Vous préférez que je parle de mon enfance, de mes parents, de ma famille – tout le bataclan?» Je n’ai pas pu retenir mes larmes, c’était comme si je venais de voir entrer d’un coup sur la page tous les disparus et ceux qui les pleurent. Ce mot, je l’ai écrit il y a quelques mois, parce que je l’aimais bien, j’ai toujours aimé cette expression, «tout le bataclan», son côté à la fois populaire et exotique, sa sonorité. Mais c’est fini, jamais plus je ne pourrai l’employer, le voilà trop chargé de morts, devenu lui-même la scène de crime qu’il fait surgir dès qu’on le dit, comme si le mot était la chose.
Il y aura à tenter de lire ce mot, dans le livre, hors de la connotation nouvelle qu'il a prise. Mais est-ce possible? Ne penser qu'à Flaubert, cité par le Trésor de la langue française? «Ta bonne maman ne pourra pas être à Dieppe dimanche. Il lui faudra, au moins, un jour ou deux pour resserrer tout son bataclan.»
Et retrouver l'innocence perdue...

vendredi 8 janvier 2016

14-18, Albert Londres : «J’avais vu trois retraites»




Les soldats de Constantin

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, décembre.

J’avais vu trois retraites : une sur la route d’Ostende à Calais, une dans les boues de la Morava, une en redescendant le Vardar, mais je n’avais encore rien vu de plus pitoyable, de plus défait que celle d’hier, les deux mains dans mes poches, tranquillement, sans qu’il y ait d’éclatements de schrapnells ni de sifflement de balles, tout l’après-midi j’ai regardé passer le long des quais de Salonique.
L’armée grecque pour ne pas combattre se retirait.
Dans les trois autres, les Belges harassés, égarés par tant de mitraille, s’en allaient un peu perdus ; les Serbes froidement, la colère dans tout leur corps de n’avoir que des fusils contre des canons, ne reculaient qu’à coups d’ordres du quartier général ; les Français, intacts, semblaient à chaque pas en arrière ne chercher que le tremplin qui les relancerait ; – dans celle-ci les Grecs tout neufs, sans une tache de sang sur la figure, s’éloignaient de la bataille.
Les petits chevaux innocents commencèrent à défiler. Ils courbaient la tête sous le poids qu’ils emportaient ; ceux qui les conduisaient et qui ne portaient rien la courbaient aussi. Pour ne pas assister à ce spectacle, la ville, la mer et l’Olympe s’étaient recouverts de brouillard. Dans leur uniforme sans boue, les soldats marchaient près de leur bête, ne regardant ni à droite ni à gauche et un seul désir les animant, celui d’être au plus tôt sortis de la cité. Ils avaient bien le fusil à l’épaule et la baïonnette au côté, mais pour tous ceux qui assistaient à ce passage l’impression était telle que si quelqu’un se fût écrié : « Le fusil est en fer-blanc et la baïonnette en carton mâché », tout le monde l’aurait cru. Les officiers n’étaient pas au complet pour accompagner leurs hommes, ceux qui avaient pu s’en aller à part, éviter l’affichage des quais, étaient partis à l’entrée de la campagne attendre leur régiment. Ces soirs derniers, sur ces mêmes quais, ces mêmes régiments faisaient du bruit avec des musiques. Ils passaient, sonnaient et resonnaient. Cet après-midi ils déménagent non pas à la cloche mais à la fanfare de bois. De plus en plus propres, sans que dans ces nombreux rangs on aperçoive une tête bandée, un bras en écharpe, du matin à la nuit et dans la nuit également – heureux ceux qui défilèrent dans la nuit – les soldats de Constantin Ier, mari de Sophie de Hohenzollern puis roi de Grèce, s’en allèrent.
Ils passèrent devant le consulat de France, devant celui d’Angleterre, devant celui de Russie ; ils ne s’arrêtèrent pas, cela se comprend ; ce que la Grèce doit à ces drapeaux, c’est de l’histoire, c’est vieux ; ils passèrent devant le consulat de Serbie ; une foule de malheureux attendaient l’heure du pain. Ces malheureux, mais ils vont les reconnaître ! ils ont combattu ensemble en 1912 ! Non, il fait du brouillard ; ils passèrent devant un camp, quels sont ces soldats qui, pendant qu’ils quittent la ville, s’installent à ses portes ? Quels sont ces hommes qui vont à leur place défendre Salonique ? C’est un bataillon serbe. Leur roi a laissé mourir la Serbie et c’est un bataillon de Serbie qui vient protéger la ville de leur roi, mais ils passèrent, ils passèrent, ils étaient les soldats de Constantin Ier.
Et cependant ils ont compris. Jusqu’à l’heure où l’ordre arriva de quitter la Macédoine et Salonique, ils n’avaient pas profondément senti l’obscurité de leur rôle. On les avait mobilisés. C’était donc pour qu’ils se battent. Ils n’appelaient pas ce moment de tous leurs cris, enfin, vaguement ils ressentaient que pour leur honneur il devait arriver. Sans courir après lui, ils le laissaient venir vers eux. Et s’ils étaient encore en paix, c’est que l’heure n’avait pas sonné d’être en guerre.
Mais voici qu’elle sonne : le Bulgare, l’ennemi, l’affreux ennemi s’avance sur leur pays. Ce n’est pas réjouissant la guerre, mais puisqu’il faut y aller, ils iront, et ils se lèvent… et on leur crie : « Sac au dos ! baïonnette au fourreau ! En arrière ! »
Ils sont partis en arrière, beaucoup parce qu’ils sont des soldats, quelques-uns parce qu’ils le préféraient. En tout cas, en cette minute tous ont compris. Pourquoi les avait-on mobilisés puisqu’on était résolu à ne pas les laisser se battre ?
Pourquoi s’était-on servi d’eaux pour jouer à qui perd gagne sur le damier européen, pourquoi les avait-on habillés en soldats pour leur faire faire devant le monde assemblé des tours de prestidigitateurs ?
Il est vrai qu’en traversant Salonique ils pouvaient se promener dans une rue qui s’appelle : « Rue Constantin le tueur de Bulgares », il est vrai que le soir précédant leur retraite, dans leurs cantonnements, ils chantaient une chanson qui veut dire :

Que nous veut le méchant Bulgare ?
Il s’avance vers nos terrains.
S’il rentre en Macédoine, gare !
Nous irons lui casser les reins.

Soldat, debout ! sonne, trompette !
Réveillons-nous si nous dormons,
Nous allons tomber sur leur tête
Comme la foudre sur les monts.

Mais quand ils croyaient au nom de cette rue, quand ils chantaient cette chanson, ils étaient encore les soldats de la Grèce ; maintenant ils ne sont plus que les soldats de Constantin – le tueur de Bulgares !

Le Petit Journal, 8 janvier 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 13 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).