Il y a toujours un risque quand on s'emballe à la lecture des premiers livres d'un nouvel écrivain. C'est d'éprouver quelques difficultés à admettre qu'il avait donné le meilleur de lui-même dans ceux-ci et qu'il s'est contenté, ensuite, de décliner avec plus ou moins de bonheur, plutôt moins car il s'agit presque toujours de délayer, les thèmes et la manière de la première période.
Michel Tournier vient donc de mourir à 91 ans, et les hommages tombent dans la nuit, avant de se multiplier dès que le jour sera levé.
Michel Tournier, venu au roman à 43 ans, a frappé fort - et m'a en tout cas bouleversé - avec ses trois premiers livres: Vendredi ou Les limbes du Pacifique en 1967, Grand Prix du roman de l'Académie française, Le Roi des Aulnes en 1970, Goncourt, Les Météores en 1975 - je mets volontairement entre parenthèses la version pour la jeunesse, la version définitive, n'aura-t-il cessé de dire, du premier de ces titres, Vendredi ou La vie sauvage, parue en 1971.
Il y a avait dans ces trois romans une ampleur et une force qui devait autant aux mythes où il empruntait qu'à leur réécriture. Robinson n'était plus le personnage principal sur son île déserte, c'était Vendredi qui se trouvait en première ligne. L'ogre devenait sauveur (et même porteur) d'enfant sous le régime nazi. Et la gémellité résonnait d'harmonies - ou dysharmonies - inédites.
Dans l'enthousiasme devant ces inversions, ces perversions qui se renouvelleraient souvent en prenant d'autres formes, j'avais, en janvier 1977, consacré un long article d'une vingtaine de pages à Michel Tournier dans La Revue générale - je n'en ai plus aujourd'hui que la référence, je serais curieux de relire ce texte (si quelqu'un possède cela dans ses archives, je suis preneur).
Ensuite, il m'a semble que les choses se gâtaient assez vite. Statufié après trois livres, Michel Tournier n'a pas vraiment cesser d'explorer ses territoires de prédilection, mais il s'est aussi - et surtout, ai-je envie de dire - préoccupé de consolider son image.
Dès 1978, en même temps qu'il donnait l'excellent recueil de nouvelles Le coq de bruyère, il balisait son oeuvre dans Le vent Paraclet, expliquant tout ce que, peut-être, nous n'avions pas compris exactement. Il y montrait (trop) bien comment il entendait se bâtir une réputation d'écrivain sérieux et compétent, capable d'analyser sa démarche dans une cohérence qui n'avait, à l'évidence, rien d'artificiel. A rebours, il mettait aussi en évidence ce qui deviendrait l'axe faible de ce qu'il écrirait encore: il était, au fond, plus intéressé par les idées que par le romanesque et, s'il avait réussi à masquer ce handicap dans ses premiers livres, il le cacherait ensuite de moins en moins bien. (Autre hypothèse: ma passion juvénile m'avait empêché de voir ce qui, dans les trois premiers romans, les articulait en profondeur.)
Sa bibliographie est d'ailleurs encombrée d'essais dont aucun, parmi ceux que j'ai lus, n'a véritablement renouvelé notre manière de voir le monde - tandis qu'il persiste, tirées des romans du début, des images toujours inscrites dans le prisme à travers lequel nous regardons ce qui nous entoure.
Michel Tournier restait un écrivain de référence, on l'avait longtemps dit nobélisable, il lisait des livres qui le renvoyaient à lui-même, personnage central d'une quête interminable. Les autres étaient un miroir chargés de transporter son image et ses imperfections. On relira à l'occasion son Journal extime pour en retrouver les traces...
Je reconnais bien volontiers, malgré toutes ces réserves, que le romancier a été puissant. et que même sa dernière fiction ample, Eléazar, possède des qualités que pourraient lui envier bien des écrivains. On va donc terminer avec ce livre, paru en 1996.
Eléazar aurait voulu être ébéniste. Les circonstances en ont décidé autrement et il est devenu berger. Apprenti berger, stade auquel il restera arrêté le jour où il se fera violemment frapper par son patron. Il en gardera une vilaine cicatrice au visage, qui rougit sous le coup de l'émotion. En Irlande, du côté de Galway, il est un cas particulier: dans une région où la population est catholique avec ferveur, il appartient à une famille protestante et, pasteur de troupeau animal, le voici devenu, au passage de l'âge adulte, pasteur d'hommes. Michel Tournier fait l'économie de son évolution, son roman court vite aux faits principaux et trouve une logique élémentaire dans la succession des événements: "Il lui parut bientôt naturel de passer des bêtes aux hommes, et de répondre à une vocation religieuse que son métier de berger avait en quelque sorte pressentie."
Le chemin d'Eléazar semble en effet tout tracé, non sans difficultés cependant: quand il rencontre une jeune femme, elle appartient évidemment à la communauté catholique.
Les parents d'Esther n'acceptent l'alliance qu'en raison du handicap de leur fille - une paralysie infantile lui a laissé une jambe atrophiée - et parce qu'ils sont, en fait, contents de s'en débarrasser. Coralie, la fille qui naîtra du couple, et qui fait preuve d'une lucidité presque effrayante, sera la seule à formuler cette pensée à voix haute. Mais ce sera plus tard, lors du départ de la famille (deux enfants en font désormais partie) pour l'Amérique du Nord. Nous sommes en 1845, l'Irlande semble frappée par une malédiction qui détruit les cultures de pommes de terre, et d'aucuns, au nombre desquels figure Eléazar, y voient la main de Dieu punissant un peuple coupable de nombreuses vilenies. Eléazar lui-même a d'ailleurs commis un meurtre en voyant un agent de propriétaire frapper un jeune berger, répétant ainsi le geste dont il avait été victime. L'exil, dans ce contexte, apparaît comme la seule solution à tous les problèmes qui s'additionnent pour pousser la famille vers le malheur.
Rien ne prouve cependant que ce changement débouchera sur de plus heureuses conditions. Les quarante jours de traversée, assimilées par Eléazar aux quarante jours de jeûne de Moïse tels qu'ils sont rapportés par le Deutéronome, engendrent une longue souffrance que n'amoindrira pas la traversée du continent américain vers la terre promise de Californie - l'équivalent du pays de Canaan dans lequel Yahweh interdisait, de manière incompréhensible, à Moïse de pénétrer.
Plus on avance dans le roman, plus on se rend compte qu'il est une paraphrase de l'Ancien Testament, et particulièrement de la vie de Moïse dont Eléazar est le double. Ainsi sa condition hybride de protestant en pays catholique était-elle éclairée par le statut équivoque de Moïse, enfant hébreu, sauvé, recueilli et élevé par une princesse égyptienne. Comme toujours dans les romans de Michel Tournier, tout fait signe ici, tout devient sens. Au point qu'on pourrait presque se plaindre d'une certaine insistance dans la démonstration qui en devient lourde pour qui ne se laisse pas éblouir par l'éblouissante précision de l'écriture.
Le thème le plus insistant est celui de l'eau et du feu, déjà indiqué par le sous-titre: La Source et le buisson - Il s'agit, bien sûr, du buisson ardent d'où Yahweh s'adressa à Moïse. Dès les débuts de sa carrière ecclésiastique - il était encore acolyte -, Eléazar avait été frappé par une inscription sur la Spanish Arch de Galway: "Dans la lutte de l'eau et du feu, c'est toujours le feu qui meurt." Il cherche la signification de cette phrase: "Ne faisait-elle pas allusion à l'Irlande, pays de l'eau, et à l'Espagne, pays du feu, et ne comportait-elle pas une morale pessimiste, si l'on songe que le feu symbolise l'enthousiasme, l'esprit juvénile, l'ardeur entreprenante, et l'eau, les tristes et décourageantes sujétions de la vie quotidienne?"
Entre l'élan moral et les contingences matérielles, le choix n'est pas vraiment donné à Eléazar, qui peine sur le chemin de sa rédemption. Après tout, il ne faut pas oublier qu'il a tué un homme et qu'une justice immanente le menace...
Michel Tournier met une belle ardeur à exploiter les similitudes créées entre Moïse et Eléazar. Il parvient même à revenir au passage sur l'une de ses obsessions romanesques, l'inversion maligne, ici appliquée au serpent.
Son roman irritera profondément, par ses aspects démonstratifs, ou comblera parfaitement, par la force de ses arguments. Ce sont, en réalité, les deux faces opposées du même livre...
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