Les corps errants de la Serbie
(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … décembre.
Comme des feuilles mortes emportées loin de l’arbre qui
dépérit, on rencontre les Serbes dans les rues de Salonique.
Il y a d’abord ceux qui portent le bonnet gris du soldat. Ce
n’était pas régulièrement des soldats, ils n’étaient dans aucune armée,
cependant comme tous les Serbes ils étaient soldats : ils gardaient
eux-mêmes un pont, ils surveillaient entre deux cols de montagnes si
n’apparaissaient pas des comitadjis, ils avaient le fusil toujours prêt pour se
joindre, s’il le fallait, aux troupes qui passeraient. Aucune troupe n’étant
passée, les chemins qu’ils pouvaient prendre pour aller en retrouver une étant
coupés, ils ont fait comme les autres, ils sont descendus sur Salonique. Ils
n’ont pas d’abri, vous les rencontrez la nuit, marchant lentement, vous
voudriez les arrêter, leur donner n’importe quoi, n’essayez pas, ils veulent
n’avoir besoin de rien, à toute offre ils répondent : nema, et ils continuent de marcher.
Misère et fierté
Il y a les petits fonctionnaires sans fonction, de Monastir
et de Guevgheli. Les appointements serbes ne permettant pas de prévoyance, ils
n’ont tiré de l’affreuse aventure que leur pardessus qui parfois encore n’est
que d’été. Comme pour se coucher à Salonique il faut payer la chambre de vingt
à cinquante francs par nuit, ils disent quand on les rencontre qu’ils aiment à
se promener avant de rentrer. Ils se promènent sur les quais le long des deux
cents petites felouques à voile qui rentrent tous les deux soirs de la grande
mer et pour ne pas se sentir isolés ils s’arrêtent souvent et regardent les
feux verts et la crois lumineuse des navires hôpitaux, de cette façon ils ne
sont pas seuls à en porter une.
Il y a les élèves officiers, tous les jeunes qui venaient à
pied à l’école d’Uskub et qui ont été forcés de poursuivre jusqu’au grand port.
Ils ne savent plus ce qu’est devenue leur famille. L’argent avec lequel ils
sont partis est loin sur les routes de Macédoine et d’Albanie, ils attendent
leur passeport pour la France où ils vont aller finir d’étudier. Ils sont
tellement heureux d’aller en France. Quand ils en parlent ils sont tellement occupés
à avoir les yeux brillants qu’ils oublient que les haricots sont rares, le
plancher dur et la cigarette inaccessible.
Des cœurs qui
saignent
Il y a les veuves, les anciennes et les nouvelles, celles
qui savent et celles qui se doutent, celles qui portent le voile et celles qui
ne se sentent déjà à leur place que dans le sillage de ce voile. On les voit
passer et rejoindre des logis pauvres où elles se sont installées à plusieurs,
c’est comme au temps où elles étaient pensionnaires, mais dans ce temps quand
elles se réveillaient c’était pour se mettre à apprendre, aujourd’hui ce n’est
plus que pour se mettre à se souvenir.
Il y a les pauvres, ils font une queue devant le consulat de
Serbie. Ils sont tranquilles, sages, on dirait qu’ils vont être récompensés de
cette longue patience par un beau drame.
Ils n’auront souvent qu’un petit bout de papier qui leur
permettra de manger un petit bout de quelque chose. Le drame, ce sont eux qui
le jouent.
Devant cette longue queue, croise le petit fonctionnaire de tout
à l’heure, il ne se met pas à la suite, il repasse pour voir si elle diminue et
quand elle est toute finie, promeneur indifférent, il monte sur le trottoir et
pousse la porte. Les plus grandes catastrophes ne nivelleront jamais l’esprit
humain. Il y aura toujours ceux qui auront porté des chapeaux, même s’ils n’en
portent plus, et ceux qui n’en portaient pas.
Des tentes dans un
champ
Il y a le camp. Ceux qui n’avaient pas de quoi trouver de
pauvres logis, ceux à qui les voiliers en repos et les bateaux-hôpitaux ne
suffisaient pas après minuit, ceux à qui la vision de la France ne faisait pas
oublier que le ventre crie, ont trouvé des tentes dans un champ.
Il y a la tente « des gens », la tente des
« gens un peu mieux », la tente des institutrices et des demoiselles
des postes – la misère décidément ne nivelle rien – et la tente des orphelins.
On ne perd pas que ce que l’on possède quand on est victime
d’un cataclysme. On perd aussi pour un temps toute idée de l’existence, tout
désir de revivre, tout goût d’être moins misérable.
Ces miséreux en exil se promènent perdus entre les tentes,
ou sont assis sur des caisses. On leur a donné des pelles et des pioches pour
qu’ils arrangent leur abri passager, qu’ils fassent des fossés autour de leur
toile, qu’ils n’aient pas le dos dans l’eau. Mais quand on a traversé pieds et
dos nus les marécages du royaume sanglant, quand on rêve à ce que l’on a vu et
à ce que l’on verra quel bonheur peut-on ressentir à se préserver plus ou moins
le dos ? Quand ils ont froid, qu’ils veulent faire du feu, ils étendent la
main, prennent un des piquets qui maintiennent leur tente et l’allument. Ce
n’est pas paresse. Qu’est-ce que ça peut leur faire si leur tente leur tombe
sur la tête ? S’il ne leur était tombé que ça !
Les petits
Et il y a les orphelins. Plutôt ce que l’on appelle les
orphelins. Ces enfants de deux ans, trois ans, cinq ans, neuf ans ont été au
hasard cueillis sur les routes ou dans les champs de la retraite, et de la
panique. N’ont-ils plus de père ? plus de mères ? De cela on ne sait
rien. Ce que l’on sait, c’est que devant une armée qui retraitait, devant un
exode qui se pressait, ils étaient là, loin des maisons, prêts à être écrasés
dans ces courants d’hommes en marche. Comment s’appellent-ils ? Pour
l’instant par un numéro. S’ils ne retrouvent pas leur état civil, qu’on les
baptise : « Épave ».
Ces corps errants de la Serbie attendent d’être embarqués en
Corse. Le paysage leur rappellera celui de leur Patrie. Cet horizon aux lignes
dures est bien ce qu’il leur fallait. Suivant la loi des peuples qui émigrent,
tous n’en reviendront pas. Et dans quelque cent ans, un voyageur visitant cette
île demandera : « Comment se fait-il donc qu’ici dans des villages
entiers on ne parle que le Serbe ? » Un indigène répondra : « C’était
pendant la grande guerre, les Allemands, les Autrichiens, les Bulgares avaient
envahi la Serbie, tous les Serbes n’avaient pu rejoindre l’Albanie et le
Monténégro, il en était descendu à Salonique. Ceux-là avaient froid et faim, le
gouvernement français les a fait transporter momentanément en Corse, puis… »
Le Petit Journal, 3 janvier 1916
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 13 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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