mardi 30 septembre 2014

Le miroir tendu à Camus par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie

Quand on est algérien, comme l’est Kamel Daoud, comment lit-on L’étranger d’Albert Camus ? Avec le sentiment d’un manque flagrant : Meursault, le narrateur, a un nom, une mère, bref, une identité. Quand il devient un assassin, sur la plage, la victime est – et restera – un « Arabe », sans autre précision. Le déséquilibre est total. Encore fallait-il le percevoir et penser à rétablir une équivalence entre la victime et l’assassin.
C’est ce que fait Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, un roman paru l’an dernier aux éditions algériennes barzakh et réédité en mai dernier chez Actes Sud afin de lui offrir la diffusion qu’il méritait. L’initiative était excellente : le livre vient de recevoir coup sur coup les Prix François Mauriac et des Cinq Continents de la Francophonie, sans oublier sa présence dans les premières sélections des Prix Goncourt et Renaudot.
La première phrase de L’étranger est celle-ci : « Aujourd’hui, maman est morte. » Celle de Meursault, contre-enquête : « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. » Mais c’est d’après La chute, un autre roman d’Albert Camus, que se structure, dans un bar, un récit en forme de monologue qui se transforme en aveux.
Surtout, le narrateur fait mine de croire que l’auteur de L’étranger est Albert Meursault, c’est-à-dire l’assassin lui-même. Du roman qu’il a lu et relu après que Meriem, dont il était amoureux, lui en a donné un exemplaire, il fait ce résumé à l’attention de son interlocuteur (et à la nôtre) :
« Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’écrivain assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute, ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste. Cela te déstabilise, hein, que je résume ainsi ton livre ? C’est pourtant la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. »
Des faits, en revanche, il donne une version beaucoup plus personnelle. Non seulement la victime avait bien un nom, Moussa, mais en outre il était son frère. Il n’y a pas de sœur dans l’histoire vraie – censée être vraie – qu’il raconte. Et, vingt ans plus tard, en 1962, le futur bavard s’ôtera un poids de la conscience en tuant un Français. Retour à un certain équilibre, au moment de l’accession du pays à l’indépendance, ce qui fait accepter plus aisément un certain nombre d’actes violents…
Kamel Daoud propose au lecteur européen, ou nourri exclusivement de culture européenne, le miroir dans lequel il n’avait jamais vu L’étranger. Le retournement de perspective est salutaire et son premier roman frappe les esprits avec des moyens littéraires à la hauteur du projet. Ce journaliste né en 1970 à Mostaganem travaille au Quotidien d’Oran où il a été rédacteur en chef. Il avait précédemment publié des récits dont plusieurs avaient été rassemblés dans Le Minotaure 504, Prix Mohammed Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008. Il ne devrait pas en rester là.

lundi 29 septembre 2014

Les curieux choix des libraires

Il me semble (je le dis de mémoire, sans avoir vérifié) avoir salué, depuis plusieurs années, les choix des libraires que Livres Hebdo publie à l'occasion de chaque rentrée littéraire. Cette fois-ci, je serai beaucoup plus nuancé - et encore, j'ai mis quelques jours à digérer le choc.
Pour le roman français, en tout cas, voir David Foenkinos se placer en tête de liste me laisse un goût amer. Comme je l'ai déjà dit ici, c'est probablement le meilleur roman de l'auteur. On reste loin cependant du livre puissant qu'il aurait probablement aimé donner. Et puis, plus loin dans la liste - mais dans les dix préférés des libraires quand même, voici Grégoire Delacourt. Les libraires ont-ils voté pour les livres qu'ils aiment ou pour ceux qu'ils vendent?

  1. Charlotte, David Foenkinos, Gallimard
  2. Le royaume, Emmanuel Carrère, P.O.L
  3. L’amour et les forêts, Eric Reinhardt, Gallimard
  4. L’île du Point Némo, Jean-Marie Blas de Roblès, Zulma
  5. Peine perdue, Olivier Adam, Flammarion
  6. Viva, Patrick Deville, Seuil
  7. On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt, Lattès
  8. Le bonheur national brut, François Roux, Albin Michel
  9. L’écrivain national, Serge Joncour, Flammarion
  10. Le règne du vivant, Alice Ferney, Actes Sud

Les romans traduits semblent (j'en ai lu moins - trois des dix seulement, contre sept côté français) désignés avec une plus grande pertinence.

  1. Et rien d’autre, James Salter ; traduit de l’américain par Marc Amfreville, Ed. de l’Olivier
  2. Le fils, Philipp Meyer ; traduit de l’américain par Sarah Gurcel, Albin Michel
  3. Price, Steve Tesich ; traduit de l’américain, Monsieur Toussaint Louverture
  4. Nos disparus, Tim Gautreaux ; traduit de l’américain par Marc Amfreville, Seuil
  5. L’homme de la montagne, Joyce Maynard ; traduit de l’américain, P. Rey
  6. Le complexe d’Eden Bellwether, Benjamin Wood ; traduit de l’anglais par Renaud Morin, Zulma
  7. Prières pour celles qui furent volées, Jennifer Clement ; traduit de l’américain par Patricia Reznikov, Flammarion
  8. Retour à Little Wing, Nickolas Butler ; traduit de l’américain par Mireille Vignol, Autrement
  9. Le ravissement des innocents, Taiye Selasi ; traduit de l’anglais par Sylvie Schneiter, Gallimard
  10. Hérétiques, Leonardo Padura ; traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Métailié
Voici en tout cas deux listes dans lesquelles on ne trouve pas quelques-uns des romans de la rentrée les mieux vendus selon les classements de Datalib, consultés à l'instant. Normal pour Ken Follett, dont Le siècle 3. Aux portes de l'éternité vient de paraître. Gauz (Debout payé) crée un phénomène assez imprévisible. Quant à Frédéric Beigbeder, Amélie Nothomb et Haruki Murakami, sont-ils vendus contre le goût des libraires?

dimanche 28 septembre 2014

Jean-Jacques Pauvert, la fin d'une histoire

Pendant plus de soixante ans, Jean-Jacques Pauvert a secoué le monde de l'édition française, l'entraînant sur la pente savonneuse de textes parfois interdits avec, pour conséquence, quelques beaux procès. Flaubert et Baudelaire, déjà, au siècle précédent... Il aurait pu se trouver en plus médiocre compagnie. Ses plus hauts faits d'armes sont racontés un peu partout sur la Toile aujourd'hui, car sa mort, hier, à l'âge de 88 ans, est un de ces moments qui marquent la fin d'une aventure pleine d'audaces. Il y a dix-huit ans, j'avais lu et commenté son Anthologie historique des lectures érotiques dont paraissait, à ce moment, le quatrième volume. Je pensais qu'il serait le dernier mais un cinquième, De l'infini au zéro, s'est ajouté, en 2001, à une collection déjà très fournie. Voici donc un article incomplet mais qui restitue en grande partie l'ambitieux projet de Jean-Jacques Pauvert, qui n'en manqua pas dans sa vie.

Impressionnant… et le mot est faible ! Après avoir, il y a une vingtaine d’années, publié une première Anthologie historique des lectures érotiques – il faudra revenir sur l’aventure que représente déjà ce titre – qui le menait de Guillaume Apollinaire à Philippe Pétain – celui-ci n’ayant cependant pas été un auteur du genre –, soit de 1905 à 1944, le volume en question est devenu le tome III d’un ensemble aujourd’hui complet, poursuivi par le tome II, puis par le tome IV, et enfin terminé aujourd’hui par le tome I. On s’y perdrait à moins, et c’est pourquoi il fallait, en même temps que le premier tome publié en dernier lieu (vous nous suivez ?), rendre disponible un ensemble de plus de 4 500 pages dont Jean-Jacques Pauvert lui-même a l’air presque étonné qu’il ait fini par arriver à bon port après bien des errances. Deux éditeurs ont d’ailleurs été nécessaires pour amarrer ce beau coffret dans les librairies.
Au début, il s’agissait de réaliser une Anthologie de la littérature érotique. Mais Jean-Jacques Pauvert, à qui le projet avait été confié, se sentait moins qualifié que personne pour le mener à bien. Cela peut paraître étrange, parce qu’il a souvent été qualifié de « spécialiste du genre ». Mais Jean-Jacques Pauvert se fait de la littérature une trop haute idée pour la réduire à des genres, et il souscrit pleinement à ce qu’écrit Marthe Robert dans La vérité littéraire : « La littérature en tant que telle ne supporte pas la qualification ; elle est tout court ou elle n’est pas du tout, et dès qu’on la classe dans des catégories limitées, en la disant par exemple érotique, policière, régionale, féminine, engagée, elle perd sa seule qualité incontestable, qui est le refus de se spécifier. »
Le concepteur de l’anthologie a donc tourné la difficulté – puisqu’il était quand même question d’y rassembler des textes parlant de « ça » – en se plaçant du point de vue du récepteur et non plus de l’émetteur. La lecture plutôt que la littérature, en somme, puisque chacun fait ce qu’il veut, dans son imaginaire, des lignes qu’on lui met sous les yeux.
D’ailleurs, la notion même d’érotisme est tellement floue, a tellement varié à travers les âges, est aujourd’hui encore si diversifiée dans les différentes sociétés de notre planète, qu’il est presque impossible de lui trouver une définition valable toujours et partout. Jean-Jacques Pauvert a bien essayé de parler d’amour, aussi, mais le texte qu’il préparait pour l’expliquer a pris de telles proportions qu’il est devenu le projet d’un autre gigantesque ouvrage, annoncé en trois volumes : Une histoire de l’amour. On en saura davantage quand il paraîtra, et on espère que ce sera dans moins de vingt ans.
De toute manière, les quatre volumes actuels recèlent assez de matière pour tuer le temps jusque-là. Avouons-le : il n’était pas question de les lire intégralement avant d’en parler, cela nous aurait mené trop loin dans le temps, à un moment où peut-être l’ouvrage n’aurait plus été disponible, tant son succès est grand pour un ensemble aussi vaste. Nous avons donc feuilleté paresseusement cette carte du temps(dre) qui circule dans le monde entier, ou presque – la littérature française est quand même très privilégiée, est-ce dû à la culture de l’auteur ou à une certaine tradition ?
L’histoire commence très tôt, à peu près au moment de l’invention de l’écriture. Sans réfléchir, on aurait pu croire que ses débuts se seraient situés du côté des Grecs et des Latins, mais Pauvert remonte à la Mésopotamie et à l’Égypte soit, pour L’Épopée de Gilgamesh, le premier texte cité, un saut dans le temps de quatre millénaires :
C’est lui, courtisane.
Enlève tes vêtements, dévoile tes seins,
Dévoile ta nudité.
Et puis, on remonte vers notre époque, d’abord assez vite – le premier tome court ainsi jusqu’en 1790 –, puis en ralentissant le rythme : un peu plus d’un siècle dans le deuxième tome, quarante ans pour chacun des deux derniers. Dans tous, Jean-Jacques Pauvert nous réserve son lot de surprises. Les auteurs attendus sont évidemment présents, mais aussi les plus inattendus. Empédocle est, par exemple, cité – certes pour une seule expression, mais d’une grande beauté : « les pelouses fendues d’Aphrodite », ce qui méritait bien une petite place. Pas si petite que cela, d’ailleurs : l’auteur fait précéder la citation de deux pages et demie de commentaire.
Car son livre vaut aussi pour la manière dont il présente les auteurs choisis. On peut discuter, par certains aspects, la méthode suivie. Elle a le mérite de traverser ces 4 500 pages avec une cohérence dans le commentaire qui finit par donner l’impression de lire une histoire de la littérature – tout court, car rares sont les grands auteurs qui n’ont pas parlé de l’émotion amoureuse et charnelle – mais aussi une histoire des mœurs.
C’est surtout sensible dans les deux derniers volumes, où Pauvert trouve le moyen de raconter l’histoire agitée du livre dans lequel il a puisé. C’est une aventure éditoriale, souvent, et judiciaire, parfois. La justice et le pouvoir français, en particulier, sortent de cette traversée nantis d’une triste réputation, interdisant certains livres et pas d’autres au nom d’une vertu qui cachait généralement des intentions plus troubles, liées aux réputations et aux enjeux politiques.
À défaut de pouvoir vraiment embrasser les quatre tomes dans leur globalité, revenons sur quelques impressions de lecture aussi éparses que la lecture fut partielle.
Ainsi, on trouve évidemment Georges Simenon, pour un extrait de La neige était sale, mais qui n’est pas reproduit ici, notre compatriote n’ayant pas souhaité apparaître dans l’anthologie. Pour les lecteurs qui ont le roman en mémoire, disons-leur que le passage désiré par Pauvert était celui où Frank tente de mettre le gros Kramer dans le lit de sa jeune amie Sissy.
Puisqu’il est question d’auteurs belges, évidemment représentés parmi les autres, il faut signaler encore au moins deux curiosités.
D’abord, celle qui consiste à rencontrer le nom de José-André Lacour, non pour un livre qu’il a écrit sous son nom, mais pour Clayton’s College, signé d’un pseudonyme : Connie O’Hara, censé ajouter au roman le piquant de l’« exotisme » américain, puisqu’il était annoncé comme une traduction.
Et puis, l’intégralité d’un long poème de Marcel Mariën, Le paysan du tendre (bien que toujours présenté comme des extraits), qui décline l’alphabet en une suite de verbes transitifs – « je te … » – et s’épluche comme un catalogue d’actes amoureux dont beaucoup doivent tout à l’invention langagière de leur auteur.
Une telle anthologie ne peut bien entendu pas être exhaustive. Comme il arrive toujours en pareil cas, chaque lecteur trouvera dans sa mémoire quelques souvenirs de textes qui n’auraient pas déprécié l’ensemble. Puisque nous en étions à parler d’auteurs belges, et pour respecter la date butoir de 1985 choisie pour clore le dernier tome, avouons que nous aurions aimé trouver ici le Pierre Mertens de Perdre, la Nadine Monfils de Laura Colombe, un poème de William Cliff, une page de Marcel Moreau… ou, pour passer dans l’autre partie du pays, un extrait de Black Venus par Jef Geeraerts. Entre autres. Mais le terrain est inépuisable.
Un autre petit reproche apparaîtra peut-être plus justifié : Jean-Jacques Pauvert n’a pas toujours réussi à se décider de manière cohérente sur le choix de la date à laquelle il devait faire apparaître certains textes. Il arrive même qu’on trouve un extrait à la date d’écriture et un autre à la date de publication en France. De manière générale cependant, la chronologie suivie par l’auteur est celle de la publication en France, y compris pour des œuvres traduites avec un décalage certain. Ce qui se justifie partiellement puisqu’il parle, rappelons-le, de lectures et non d’écriture, mais se serait justifié mieux encore s’il avait précisé ses intentions par un titre plus explicite : Anthologie historique des lectures érotiques en France, encore qu’il n’aurait pas été adéquat pour les choix opérés dans l’Antiquité. Bref, on est un peu entre deux chaises, et ce n’est pas toujours confortable.
Mais il serait malvenu de chicaner Pauvert sur ces détails. Son livre existe, et il existe avec une présence à nulle autre pareille puisque jamais personne n’avait rassemblé autour de ce thème une telle masse de textes, parmi lesquels il y a bien des découvertes à faire, y compris parmi ceux qui ne sont pas littéraires d’ailleurs. Il mêle en effet les écrivains de qualité, et de renom, à des scientifiques ou pseudo-scientifiques parlant des choses du sexe et de l’amour ainsi qu’à des tâcherons de la littérature érotique ou pornographique.
Bref, un panorama aussi complet que possible de la manière dont l’écriture nous a renvoyé, à travers les âges, les images d’un désir permis ou interdit.

samedi 27 septembre 2014

Ce qui se dit au zinc

Ecoutez-les, ces habitués – ou non – des bistrots, à refaire le monde autour d’un verre – ou de deux, ou de trois, etc. Ils ne sont pas toujours dans la sagesse populaire, il leur arrive même de déraper sérieusement (d’un sérieux rigolard). Mais qu’est-ce qu’ils parlent ! Jean-Marie Gourio les écoute depuis l’époque où, à la fin des années soixante-dix, il travaillait à Hara-Kiri. Les journées de la rédaction étaient arrosées et joyeuses, les bons mots, volontaires ou non, fusaient. Le premier qu’il a retenu, racontait-il mardi dans Libération, peut être attribué à son auteur, Bibi Poirier – il appartenait à l’équipe lui aussi. Il a lâché : « Est-ce que tu crois qu’une plante carnivore peut devenir végétarienne ? » Bonne question, non ? Et excellents débuts pour une récolte d’une richesse inouïe, devenue collectivement anonyme. En 1987 sortait le premier volume de ses Brèves de comptoir. Il y en a maintenant une quinzaine, vendus au total à 1,7 million d’exemplaires.
Celui qui reparaît cette semaine au format de poche, Le Grand Café des Brèves de comptoir, est le troisième tome des Nouvelles Brèves. 9 000 brèves. De la matière à entasser en vrac, comme elle vient, comme elle rebondit sur les murs et dans les oreilles. Au moment où sort en salles le film de Jean-Michel Ribes, Les Brèves de comptoir, dix ans après la première adaptation théâtrale, on ne se lasse pas de plonger, sans même avoir besoin de tenir un verre à la main, dans ce tumulte qui part dans tous les sens.
Et comment faire comprendre l’infinie variété de l’inspiration qui y préside, sinon par quelques citations ? Voici, presque au hasard, un début de florilège :
« A force de nous remettre toujours le passé devant, on aura le présent derrière. »
« Le vrai racisme, c’est contre les Noirs, les Arabes, les Juifs, contre les Grecs ça sera pas vraiment du vrai racisme, ça sera du racisme moyen. »
« La banquise fond, ils nous disent ça maintenant, mais la glace, ça a toujours fondu. »
« Le diable qui sort de sa boîte, je sais pas en quoi elle est la boîte, mais faut que ça soit solide. »
« – Tu bois un coup de blanc ? – Je peux pas boire le ventre vide… je vais prendre une bière avant. »
« La cuisine, c’est visuel, mais faut quand même que ça soit bon. »
« – C’est quand la fin du monde ? – Le 21. – On est le combien ?  – Le 16. – Je croyais que c’était demain. – Samedi. – Tu seras ouvert toi ? »
« Je vois pas comment l’alcoolisme peut être une maladie alors que l’alcool n’est pas un microbe. »
« – À choisir, je préfère un automne estival à un hiver printanier. – Moi quand l’hiver est printanier, j’aime bien. – Non, pas l’hiver printanier, l’été printanier, c’est bien, mieux qu’un printemps estival. – Ah oui, ça, c’est trop. »
« L’ère glaciaire, même tes connards d’écolos, ils auraient rien pu faire. »
Et, comme le dit l’auteur en conclusion : « Le Grand Café des Brèves de comptoir ne fermera pas ce soir ». Qui commande la tournée suivante ?

vendredi 26 septembre 2014

Prix littéraires : toutes les premières sélections

Hier, les premières sélections du Grand Prix du roman de l'Académie française et du Prix Décembre se sont ajoutées à la liste de celles que nous avions déjà. Cela ne veut pas dire, heureusement, que les ouvrages oubliés par les différents jurys vont disparaître tout de suite du paysage, heureusement. Mais il y a de fortes chances pour que l'attention se concentre sur les titres les plus souvent cités. Tant pis ou tant mieux, c'est selon.
Pour fixer le paysage à ce moment de la rentrée littéraire, voici les romans français qui occupent, mieux que d'autres, le terrain des sélections des principaux prix (dans l'ordre d'attribution, Académie française, Femina, Médicis, Goncourt, Renaudot et Décembre).

Quatre sélections
  • Adrien Bosc. Constellation (Stock)
Trois sélections
  • Gilles Martin-Chauffier. La femme qui dit non (Grasset)
  • Laurent Mauvignier, Autour du monde (Minuit)
  • Eric Reinhardt, L’amour et les forêts (Gallimard)
  • Antoine Volodine, Terminus radieux (Seuil)
Deux sélections
  • Geneviève Brisac. Dans les yeux des autres (L'Olivier)
  • Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête (Actes Sud)
  • Pauline Dreyfus. Ce sont des choses qui arrivent (Grasset)
  • Clara Dupont-Monod. Le roi disait que j’étais diable (Grasset)
  • Benoît Duteurtre. L’ordinateur du paradis (Gallimard)
  • Dominique Fabre. Photos volées (L'Olivier)
  • Frederika Amalia Finkelstein. L'Oubli (L'Arpenteur)
  • David Foenkinos. Charlotte (Gallimard)
  • Claudie Hunzinger. La langue des oiseaux (Grasset)
  • Hedwige Jeanmart. Blanès (Gallimard)
  • Marie-Hélène Lafon. Joseph (Buchet-Chastel)
  • Lydie Salvayre. Pas pleurer (Seuil)
  • Anne Serre. Dialogue d’été (Mercure de France)
  • Eric Vuillard. Tristesse de la terre (Actes Sud)
  • Valérie Zenatti, Jacob, Jacob (L’Olivier)
J'espère n'avoir oublié personne. Toujours est-il que je suis très surpris de voir Adrien Bosc, le jeune écrivain dont tout le monde s'entiche, surgir en tête de ce classement (auquel il ne faut pas donner trop de sens, cependant). Déjà lauréat du Prix de la Vocation pour le même Constellation, il serait donc l'auteur du premier roman le plus remarquable de la saison? Je ne le pense pas. Certes, son livre impressionne par la quantité de recherches documentaires dont il est la conséquence. Retrouver tous les passagers et membres d'équipage du vol d'Air France dans l'accident duquel moururent, pour ne citer que les plus connus, Marcel Cerdan et Ginette Neveu, reconstituer, autant que possible, leur existence, poser tout cela dans une vue d'ensemble qui ne néglige pas les détails, voilà qui s'apparente à un tour de force. On applaudit bien fort. Mais, en y regardant de près, de trop nombreuses pages semblent écrites comme un compte rendu de journaliste pressé. La matière est là, elle impressionne. De là à trouver dans l'écriture matière à s'extasier, il y a un pas que je ne franchirai pas.

mercredi 24 septembre 2014

Françoise Sagan, dix ans ou soixante

On vous le rappelle partout (et à moi en même temps). il y a aujourd'hui dix ans que Françoise Sagan est morte. Il y a aussi, mais je ne suis pas au jour près, soixante ans que paraissait son premier roman, le plus célèbre encore, Bonjour tristesse. J'ai souvent eu des sentiments mélangés devant les livres de Françoise Sagan. Plaisant, mais pourrait mieux faire. Un peu comme devant ceux d'Amélie Nothomb, avec quand même, s'il y avait match, une nette victoire de Françoise Sagan. Je l'ai lue, relue, il m'est arrivé d'écrire sur elle. résumons-nous. Ou plutôt, non, ne nous résumons pas, son oeuvre ne s'y prête pas vraiment. Mieux vaut la reprendre, en partie, dans la succession des publications.

Bonjour tristesse (1954)
Un immense succès de 1954 qui a bien vieilli. L’entrée en littérature de Françoise Sagan marquait l’irruption d’un ton nouveau et badin dans le roman. Cécile rêve de liberté. Anne, qui entre dans la vie de son père, la voudrait plus sérieuse. Mais la petite dévergondée, comme la qualifiera une libraire chez qui Sagan est allée acheter son propre livre, est trop forte. Il faut envier celles et ceux qui n’ont pas encore découvert ce roman.

Un peu de soleil dans l’eau froide (1969)
Gilles déprime. Il ne se passionne plus pour rien, ce qui convient mal à son métier de journaliste. Depuis trois mois qu’il va mal, ses amis se sont éloignés. Et Eloïse, qui partage sa vie, s’interroge. Tous ceux qui voudraient l’aider l’énervent par leur tendance à raconter « leur » dépression. Comme si c’était la même chose ! Victime du mal de l’époque, Gilles se réfugie à la campagne du côté de Limoges, chez sa sœur Odile. Là, même les plaisirs simples goûtés dans le passé se refusent à lui. Rien ne semble pouvoir le ranimer. Sinon l’intérêt soudain que lui porte la belle Mme Silvener, épouse d’un notable et reine de la ville. Quand elle entreprend de l’aimer, Gilles ne voit plus qu’elle. Et ses soucis s’évanouissent comme ils étaient venus.
Françoise Sagan raconte la mutuelle attirance charnelle comme personne. Gilles et Nathalie sont poussés par des forces auxquelles ils résistent d’autant moins qu’elles les dépassent – et qu’elles ont, entre autres vertus, celle de guérir Gilles. Mais Françoise Sagan raconte aussi comme personne les ambiguïtés d’une relation installée dans une période de faiblesse et de résurrection. N’étant pas vraiment lui-même, le journaliste n’a pu laisser entrevoir à sa nouvelle maîtresse ce que pourrait être leur relation. Veule et instable, comme le dit Jean, son meilleur ami, Gilles n’est pas long à retomber dans ses habitudes passées et à refermer les portes qui avaient laissé entrer un peu d’air frais. Pour le malheur de Nathalie.

Des bleus à l’âme (1972)
De février 1971 à avril 1972, Françoise Sagan écrit Des bleus à l’âme, l’histoire de jeunes Suédois à Paris qui vivent comme des personnages dans les romans de Sagan. Dans le même temps, et cela est beaucoup moins habituel, la romancière de Bonjour tristesse raconte comment elle écrit ce livre, dans quelles circonstances, dans quel état d’esprit. Comment elle abandonne le roman pendant six mois et comment elle le reprend. A quel point ses personnages l’accompagnent sans lui ressembler tout à fait.
Pour mieux se défendre, ensuite, d’aimer ce monde qui est le sien et qu’elle revisite avec beaucoup de charme, comme on l’aime dans ses romans à la fois si légers et si graves, où rien ne semble avoir d’importance et où, pourtant…

Le lit défait (1977)
Tout est spectacle pour les gens de théâtre. Le lit défait est beaucoup plus que l’espace où se rencontrent deux corps affamés l’un de l’autre. Il est le lieu des affrontements, des malentendus, des engagements définitifs et des trahisons. Béatrice est comédienne et jamais ses mots d’amour ne semblent si sincères que joués devant un public. Edouard, jeune auteur plein de promesses, a été largué par elle cinq ans plus tôt, ignorant qu’il passait dans sa vie comme un caprice. Mais la passion chez lui n’a pas faibli et ses retrouvailles avec Béatrice sont un superbe cadeau. Dont il se demande sans cesse s’il n’est pas empoisonné.
Antoine est sur ses gardes. Il sait que Béatrice est incapable de résister à la promesse du plaisir et que la notion de fidélité physique lui est inconnue. Elle aura d’ailleurs l’occasion de le lui prouver encore. Mais, s’il en est blessé, il découvre aussi qu’il aime cette femme comme elle est, y compris dans ses appétits. Tandis qu’elle, à sa grande surprise – et à celle encore plus grande de son entourage –, doit reconnaître qu’elle est, pour la première fois, vraiment amoureuse.
Ce roman de boulevard s’effiloche parfois en scènes superflues. Il arrive que Béatrice soit légère jusqu’à la caricature et qu’Edouard nourrisse son inquiétude d’indices insignifiants. Mais Françoise Sagan rappelle ici qu’elle a aussi écrit pour le théâtre et ses dialogues font mouche tandis que les personnages secondaires donnent de l’épaisseur à un récit fragile.

La laisse (1989)
Malgré tout le bien qui se dit à Paris de ce nouveau roman de Françoise Sagan, La laisse est un ouvrage d’une rare faiblesse, où l’auteur de Bonjour tristesse s’est laissée emporter au fil de la plume sans déposer entre ses phrases ces légers mais douloureux coups de griffe avec lesquels elle a l’habitude, comme un chat qui ronronne sur les genoux, de montrer qu’elle aime son lecteur. C’est d’autant plus regrettable que le retour de l’enfant prodigue – il y avait 26 ans que Sagan n’avait pas publié chez Julliard qui fut, dans des circonstances romanesques souvent racontées, son premier éditeur – aurait mérité un peu plus de tenue.
Puisqu’il faut bien se contenter de la nourriture fade qu’elle nous a servie cette fois-ci – en attendant, elle le doit à son public, des retrouvailles avec le talent – disons un mot de cette laisse dorée avec laquelle Laurence croit tenir Vincent, son mari musicien. Elle a de l’argent, il n’en a pas. Elle lui en donne donc, chichement. Jusqu’au jour où, à défaut de génie dans l’interprétation de grandes œuvres classiques, Vincent se révèle capable d’écrire une musique de film qui devient un « tube ». L’argent lui vient, mais il n’est pas assez noble pour Laurence. Il est, en revanche, assez abondant pour les parents de celle-ci…
Ce pauvre drame de riches bourgeois manque de nerfs et s’enlise dans des considérations d’une extrême banalité. Tant pis pour nous.

Les faux-fuyants (1991)
Rien de plus artificiel que l’argument des Faux-fuyants, le nouveau roman de Françoise Sagan : quatre Parisiens, mondains bon teint, se trouvent lancés sur les routes de la France profonde dans la cohue de l’exode en juin 1940. Leur Chenard et Walcker (c’est leur voiture) rutilante se frotte à la piétaille et essuie même les tirs de Stukas allemands. Pour comble de malheur, voilà le chauffeur qui, un instant auparavant, était encore assez vif pour s’occuper du pique-nique, atteint par une balle fatale – ou plusieurs, passons sur les détails. Bruno Delors et sa maîtresse Luce Ader, Diane Lessing et Loïc Lhermitte, personnages hautement insignifiants autant que satisfaits d’eux-mêmes, se trouvent coincés en pleine campagne.
Arrive alors, tel un ange salvateur, le bon paysan : « Ce personnage bucolique était de taille moyenne, les cheveux et les yeux châtains, avec un visage mince et typiquement français, le nez décidé et charnu sur une bouche nette aux coins relevés. Son corps, mince et musclé au gré des travaux paysans, montrait un torse vigoureux sur des hanches étroites, un torse hâlé sur le bronzage duquel se découpait un maillot de corps parfaitement blanc. »
C’est là – on en est à peine à la trentième page – qu’on se dit : la Sagan des champs eût mieux fait de rester à la ville, elle n’est pas faite pour les climats de fuite en avant, de désespoir sur fond de paysages agricoles. Les clichés se mettent à surgir de partout, avec un ensemble touchant. La grande ferme en « L » est rustique, la machine à moissonner est baroque et de guingois, comme un animal préhistorique, etc.
Voit-on bien comment le trait est grossi ? Trop, évidemment, pour que ce ne soit pas volontaire de la part d’une Françoise Sagan trop fine mouche pour ignorer ce qu’on pourrait lui reprocher. Donc, elle s’amuse, elle n’en rate pas une : Luce, la jolie jeune femme habituée à un amant très convenable, va se jeter dans les bras du rude paysan avec lequel elle connaîtra des joies nouvelles ; Loïc, qui a pour toute expérience de la vie les antichambres des ambassades, prend un plaisir inattendu à moissonner ; Bruno, en revanche, qui ne prétend pas s’abaisser aux travaux de la ferme, se paie une magnifique insolation et des moments de délire amoureux en compagnie de l’idiot du village ; Diane frétille sous le regard égrillard de Ferdinand, un autre paysan, qui la traite de petite femme bien chaude – et elle découvre stupéfaite que ce compliment la ravit.
Cela devient si énorme que tous les doutes se lèvent et que le lecteur se met à s’amuser lui aussi de cette partie de campagne incongrue. On en oublie que c’est la guerre pour ne plus s’inquiéter que des rapports entre deux mondes qui ne sont pas du tout faits pour se comprendre et qui d’ailleurs ne se comprennent guère. Car, si ces clichés ont été épinglés par Françoise Sagan comme par une collectionneuse maniaque, c’est parce que tout est vu à travers la lorgnette de ces Parisiens bien peu décidés à retrousser leurs manches pour mériter leur quignon de pain. Et ils ont beau trouver les paysans ridicules, ce sont eux qui sombrent dans l’imagerie la plus désuète et ne trouvent grâce à nos yeux qu’aux rares moments où ils se mettent à l’unisson de ceux qui les ont recueillis. Lorsque les Parisiens retournent vers leur territoire, on ne sait plus trop s’ils sont soulagés à l’idée de retrouver un monde qu’ils connaissent mieux ou mélancoliques de quitter quelque chose de plus authentique qu’ils auraient rencontré. On ne le saura de toute manière pas : dans une ultime pirouette, Françoise Sagan leur donne une tout autre fin, qui termine le roman à la manière dont il avait débuté. Comme si cette parenthèse n’avait pas existé.

Répliques (1992)
Françoise Sagan a bien de la chance : elle a réalisé le genre de livre qu’Antoine Blondin (cité en épigraphe de Répliques) n’a pas eu le temps de faire. Il racontait à tous les journalistes ce que pourrait être, quand il l’écrirait, son prochain roman. Et il comptait bien rassembler un jour ces propos épars qui seraient devenus le livre sans avoir besoin de l’écrire… Avec Répliques, ce n’est cependant pas un roman que signe Françoise Sagan mais un long entretien avec elle-même, sur base de ce que les journalistes ont publié après l’avoir rencontrée.
Ce n’est pas la première fois qu’elle pratique ce genre de collage. En 1974, déjà, elle avait donné Réponses, condensé de vingt ans d’entretiens. Voici le résultat de près de vingt autres années, au cours desquelles se sont égrenés des noms de journalistes parmi lesquels se trouvent cités Jacques De Decker, pour Le Soir, et Michel Lambert, pour Télémoustique.
Lire un entretien avec Françoise Sagan est bien pratique : on comprend tout ce qu’elle dit. Il faut croire que ses interlocuteurs de la presse écrite sont de bons décodeurs de ses bafouillages qui, à la télévision, passent… comme ils passent, syllabes brouillées et mots plus ou moins inachevés. Le confort est ici, au contraire, total, et permet d’apprécier ce qui, en dehors de son débit de voix précipité, fait le charme de Françoise Sagan : un parfait naturel, une sorte de naïveté qui lui fait répondre ce qu’elle pense sans précautions oratoires, comme on se lance à l’eau.
Le résultat pourrait passer, dans la bouche (ou sous la plume, car Françoise Sagan a parfois retouché ses répliques) de tout autre écrivain, pour un excès de prétention : « Un été, je me souviens d’avoir travaillé pratiquement sans interruption. Il n’avait pas plu depuis très longtemps et, à l’instant même où j’achevais mon manuscrit, un violent orage éclata sur Paris. Comme tout le monde attendait cette pluie, je me suis dit que j’aurais dû finir plus tôt ce roman. » On savait que tout créateur était un peu sorcier, mais pas à ce point !
Elle parle de tout, de ses défauts comme de ses qualités, avec la même sincérité apparemment non étudiée, et ne refuse pas d’aborder les grands sujets : « Je n’ai pas le même point de vue sur la mort que ceux qui ne l’ont jamais vue de près. Avoir entrevu la mort lui enlève beaucoup de prestige. Du coup, je suis peut-être une des personnes au monde qui a le moins peur de la mort. La mort, c’est le noir, le néant total, mais ce n’est pas terrifiant du tout. »
Ainsi parle Françoise Quoirez, dite Sagan, petite bonne femme qui n’a pas peur des mots…

Le miroir égaré (1996)
Si l’on compte bien, voici le vingtième roman de Françoise Sagan, pareille à elle-même dans ses électrocardiogrammes sentimentaux.
La légende Sagan a encore frappé. Depuis Bonjour tristesse, il y a quarante-deux ans, elle n’a cessé d’afficher Un certain sourire malgré les Bleus à l’âme que La chamade pouvait provoquer, ou non, chez La femme fardée. Et chaque apparition romanesque de sa célèbre (et très surfaite) petite musique mobilise de nouveaux lecteurs émus de retrouver non seulement un savoir-faire de qualité mais aussi une authentique attention aux mouvements imprévus du cœur, quand les circonstances le font déraper des rails sur lesquels semblait s’inscrire son histoire et qu’on rattrape la situation comme on peut…
Certes, la magie n’agit pas dans tous ses livres. Il en est même, comme Un chagrin de passage – paru il y a deux ans –, qui sont franchement navrants. Du coup, par effet de contraste, on est plutôt heureux de retrouver Sagan, sinon à son meilleur niveau, au moins sur un registre plaisant dans Le miroir égaré.
L’histoire se résume en quelques lignes : François adapte des pièces de théâtre avec Sybil, sa compagne. Séduit par Mouna, la nouvelle co-directrice d’un théâtre parisien, il accepte d’apporter des modifications importantes à un texte et trompe doublement Sybil : physiquement, avec Mouna dont peut-être seul le parfum le trouble, et moralement, en donnant à une pièce tragique une connotation humoristique plus commerciale mais moins fidèle à la version originale. A la fin de l’histoire, il n’aura pas gagné grand-chose, sinon un chèque, mais peut-être perdu tout le reste : Sybil bien sûr, Mouna sans doute.
Il n’y a donc pas, dans l’argument, de quoi crier au génie. Mais qu’importe l’histoire pourvu qu’elle soit racontée de manière plaisante ! Et les détours qu’emprunte Françoise Sagan en compagnie de ses personnages ont souvent de quoi faire naître l’intérêt. Reconnaissons aussi qu’elle possède, dans l’écriture, des moments de grâce pendant lesquels les mots se bousculent dans un semblant de désordre qui crée cependant une harmonie très agréable. Par exemple, quand François éprouve un sentiment de bonheur : « Ce bonheur confus, rare, inexplicable et aberrant, ce bonheur aussi physique que poétique d’être né dans ces folies, ces circonvolutions astrales, dans ces gigantesques tourbillons issus de mille anéantissements préalables, le bonheur de faire partie de ce monde sauvage, inconcevable et incompris. »
Il y a de la joie et du chagrin, ni l’un ni l’autre ne semblant porter à conséquence, en tout cas ne pas être assez forts pour infléchir définitivement le cours d’une vie. Les petits accidents de parcours, cependant, laissent des traces qui creusent des ornières, et on les reprendra au prochain passage, en les marquant encore un peu plus, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’en sortir. C’est exactement ce que vit François, dans l’enthousiasme et la désolation, emporté par le fugace bonheur de séduire au risque de ne plus retrouver son image ensuite : le miroir dans lequel il se voyait est égaré. Mais Le miroir égaré est d’abord celui que François et Sybil croisent dans le couloir d’un théâtre et auprès duquel ils trouvent ce qui sera peut-être leur dernier bonheur profondément partagé.
Quand on fera, plus tard (le plus tard possible), le bilan de l’œuvre de Françoise Sagan, on se dira sans doute qu’elle n’a jamais écrit un seul chef-d’œuvre, aucun livre qui marque définitivement les mémoires. Mais qu’elle aura souvent touché juste, sur le mode mineur qui lui convient, et qu’elle a toutes les raisons de continuer à pratiquer.

Derrière l’épaule (1998)
Françoise Sagan n’aime pas parler d’elle et s’est donc toujours refusé à écrire l’histoire de sa vie. Dans Derrière l’épaule, elle le fait cependant mais à sa manière, consacrant un petit chapitre à l’époque où elle écrivait et sortait chacun de ses romans. Elle avait évité de les relire jusque-là, elle s’est contrainte à le faire, parfois avec un ravissement naïf, parfois avec irritation. Cela va du meilleur au pire. Du meilleur côté, Bonjour tristesse, un livre qu’on peut lire sans ennui et sans déchéance bien qu’elle n’en comprenne pas la pérennité. Du pire côté, Un profil perdu : « C’est une histoire qui ne tient pas debout, qui est assommante, entre deux héros également sans intérêt. » Ainsi va Sagan, pareille à elle-même, c’est-à-dire d’une rafraîchissante sincérité.

Bonjour New York (2007)
Sagan était plus ou moins présente dans ce qu’elle écrivait. Les textes de commande réunis ici atteignent rarement le niveau de ses meilleurs romans. Elle joue la blasée en courant le monde après le succès de Bonjour tristesse. Elle s’applique plus tard aux anecdotes, sans convaincre. Sauf dans Le cheval, quand elle redevient vraiment elle-même en décrivant une de ses passions avec un humour plein d’ironie. Comme c’est presque à la fin du livre, on est soulagé de la retrouver.

La petite robe noire (2008)
Sous la plume de Sagan, même la mode devient littérature. Avec l’élégance naturelle qui la caractérisait, elle a donné bien des articles sur tous les sujets. Le cinéma l’a occupée un temps, et souvent déçue. Elle l’expliquait sans théorie, en utilisant d’abondance la digression. Dans son phrasé haché si reconnaissable, sous lequel perce sans cesse son indépendance d’esprit, les mondanités révèlent leurs vérités. Proust était son écrivain préféré, ce n’est pas sans rapport.

Un matin pour la vie (2011)
Découvrir Françoise Sagan avec des nouvelles, moins connues que les romans, c’est entrer dans son monde comme par effraction mais sans difficultés. Le recueil s’ouvre par quatre textes parus seulement dans la presse. Ils complètent Musiques de scènes, publié en 1981. On y trouvait notamment « Une partie de campagne », matrice de ce qui deviendra dix ans plus tard le roman Les faux-fuyants.
Ces textes sont des bonbons acidulés qui donnent le goût de Sagan, sans les longueurs qui encombrent certains de ses livres. Les personnages flottent dans leur monde, se heurtent aux autres, cela fait des étincelles qui s’éteignent rapidement. Mais elles ont apporté une lueur grâce à laquelle tout semble repeint de frais. Et l’on passe de la légèreté à la gravité sans même s’en rendre compte, tant l’écrivaine leur accorde la même importance. Une importance relative, cela va sans dire.

mardi 23 septembre 2014

Yasmina Reza et la folie des couples

Les succès de Yasmina Reza au théâtre sont internationaux, son éditeur ne manque pas une occasion de le rappeler. Mais supposons un lecteur qui découvrirait Heureux les heureux en ignorant la carrière de l’auteure. S’il est un peu futé, il se dira : voilà quelqu’un qui devrait écrire pour le théâtre. Non parce que le roman serait fait de dialogues. Ceux-ci ne sont pas absents mais le monologue intérieur domine dans les vingt et un chapitres, ou séquences (sauf erreur de calcul), qui donnent voix à dix-huit personnages, trois d’entre eux s’exprimant deux fois. Ces monologues se renvoient des échos, fournissent des éléments disparates qui, ensemble, constituent un univers où les protagonistes se croisent. L’univers d’un roman, donc, que l’on imagine aisément transposé à la scène ou à l’écran, malgré les difficultés pratiques d’une abondante distribution dans laquelle chacun occupe une place aussi importante que les autres. Sans compter des personnages pas si secondaires que cela…
Il faut de la virtuosité pour mener ce petit monde à toute allure de la première à la dernière scène, en ne passant que par des moments forts, assez forts au moins pour révéler quelque chose de ce qui crée, en profondeur ou en surface, le mouvement. A l’origine, souvent, un nœud conflictuel qui cache des rancœurs plus anciennes, des blessures mal cicatrisées.
Une queue à la fromagerie dans une grande surface, un mari pressé d’en finir avec les courses – il a un article à terminer – et, pour une histoire de morbier acheté à la place de gruyère, le ton monte, on se dispute le sac à main où se trouvent les clés de la voiture. Il y aura, presque à la fin du roman, une autre histoire de sac, de sport celui-là, qui a contenu une urne funéraire et que la veuve veut récupérer au contraire de sa fille qui tient à le jeter. Deux anecdotes en apparence sans rapport et qui traduisent des frustrations capables de faire surgir une violence jusque-là contenue dans les limites de la bonne conduite en société…
Envisagées séparément, toutes les scènes ont la vivacité et la puissance de nouvelles – ce qu’elles ne sont pas, rappelons-le. Ensemble, elles forment une nébuleuse psychologique complexe de cas intéressants mais, à force de survoler des pics, leur hauteur s’annule et le paysage s’affadit. Les montagnes, c’est très bien quand des vallées les séparent. Elles manquent ici, Yasmina Reza ne laisse aucun répit à son lecteur qui, à la suivre, s’essouffle.
Curieux roman dont les qualités constituent aussi les défauts. On pourrait lire deux fois Heureux les heureux avec des résultats opposés. Une fois dans l’élan d’enthousiasme des premières pages, sans ralentir, et ce serait formidable. Une autre sous une lumière rasante qui dénoncerait le manque de relief, et ce serait ennuyeux. Impossible, en étant honnête, de jouer une lecture contre l’autre : elles préexistent dans la substance et la structure d’un livre où les morceaux de bravoure s’alignent comme à la parade, c’est-à-dire un peu artificiellement.
Selon qu’on se sentira proche de tel ou tel personnage, qu’on rira à telle ou telle situation, à moins d’être ébranlé, certaines pages resteront dans la mémoire. Ce n’est pas le cas de tous les romans, et il faut donc au moins considérer que celui-ci ne laisse pas indifférent. Mention spéciale attribuée, subjectivement, à Jacob, dix-neuf ans, le fils de Pascaline et Lionel Hutner (les amis des Toscano que des fromages séparaient au début) : Jacob se prend pour Céline Dion, heureux de recevoir l’hommage supposé de ses fans, accent québécois compris. Et quand on aura dit qu’il s’agit là d’un personnage secondaire, qui n’a pas sa place dans le chœur principal des voix, on aura peut-être fait comprendre à quel point le roman est touffu.

lundi 22 septembre 2014

14-18, la mort d'Alain-Fournier

Faute de temps, le projet de grande anthologie chronologique s'estompe - provisoirement peut-être. Ce qui n'interdit pas de remettre, parfois, le nez dans des livres qui nous racontent la Grande Guerre. Ils seront moins nombreux - ils seront aussi littérairement plus pertinents. Le 22 septembre 1914, Alain-Fournier mourait sur le théâtre des combats, à Saint-Remy-la-Calonne. Hédi Kaddour réinvente l'événement au début d'un roman monumental, Waltenberg.
« Le lieutenant est mort ! »
Puis beaucoup de phrases, Alain-Fournier est mort, la littérature blessée à jamais, la fin de notre enfance, les arbres de Sologne sont en deuil, la communale est morte, la salle de classe à goût de foin et d’écurie, tout, la maison rouge, les vignes vierges, la lampe au soir, Noël, ballots de châtaignes, tout, les victuailles, enveloppées dans des serviettes, et les odeurs de laine roussie quand un gamin s est réchauffé trop près de l’âtre, pas de corps identifié. La dépouille de Fournier manquait à l'appel.
« Henri Alban Fournier (dit Alain-Fournier) meurt frappé au front », affirme son beau-frère Jacques Rivière qui tient cela d’un homme.
« Il tombe frappé au front », raconte Paul Genuist.
« Une balle au front, dans une action héroïque », précise Patrick Antoniol.
Saint-Rémy, trois semaines après Monfaubert, la balle au front, c’est l'ordonnance de Fournier qui le dit, un nommé Jacquot, il a tout vu :
« Au front, tué net. »
Fournier avait écrit :
« J’ai choisi une ordonnance, un zouave, le genre crapule et débrouillard, campagnes au Maroc, deux dents démolies par les balles, je crains qu’il ne soit hâbleur. »
Jacquot a ajouté :
« Quand je suis revenu, le lieutenant était tout froid. »
La balle au front, la sœur de Fournier n’y croit pas, Henri n’est pas mort :
« Jacquot a inventé la balle en plein front, il avait dit à mes parents « je veillerai sur le lieutenant », il n était pas à côté, il était derrière. »
Hédi Kaddour, Waltenberg. Gallimard, 2005

vendredi 19 septembre 2014

Ben Fountain et la tournée des héros

Ben Fountain avait fait sensation en 2008 avec un remarquable recueil de nouvelles, Brèves rencontres avec Che Guevara. Son premier roman, Fin de mi-temps pour lesoldat Billy Lynn, est à la hauteur de l’attente. Tragique et burlesque, il raconte les derniers moments d’une tournée victorieuse effectuée par un groupe de soldats américains revenus d’Irak après de violents combats filmés par une chaîne de télévision. On dit moins à la population qui les accueille en héros quel sera leur sort dans quelques heures : retourner en Irak pour y terminer le temps de leur engagement, au risque bien sûr de perdre la vie ainsi que c’est arrivé à un de leurs compagnons.
Les hommes de Bravo – ce nom de baptême ne correspond à rien sur le terrain mais sonne bien aux oreilles des patriotes américains  – vont de réception en réception, grappillant de petits plaisirs éphémères et ruminant les questions sur ce qui les attend quand ils seront retournés au front. Ils participent à une entreprise de propagande et ils en sont conscients. Ils l’acceptent jusqu’au ridicule quand, à la mi-temps d’un match de football (américain), ils se retrouvent sur scène en compagnie des Destiny’s Child – et ce qu’ils aimeraient faire avec Beyoncé ne ressemble pas à ce qu’on leur fait faire…
Billy Lynn, dix-neuf ans et un avenir très compromis, est la vedette du jour, pour des raisons qu’il a du mal à expliquer. Bien sûr, il a probablement accompli une sorte d’exploit, mais plus par réflexe que par courage et, s’il devait retenir une seule chose de l’événement qui l’a rendu célèbre, ce serait la peur. Il ne se sent pas à la hauteur de l’image que les gens se font de lui et le projet de film qu’un producteur travaille à monter autour de leurs personnages lui paraît bien éloigné. Il l’est encore davantage en réalité, d’ailleurs…
En revanche, Billy, sentiments à fleur de peau, est sensible à la beauté d’une cheerleader qui a accroché son regard, et bientôt un peu plus que son regard. Il n’est pas sourd non plus aux appels des femmes de sa famille qui aimeraient le voir déserter plutôt que repartir en Irak.
Le tragique est engendré par le destin de ces hommes poussés vers la mort au profit d’ils ne savent pas trop quelle nécessité. Le burlesque, par la manière dont ils sont manipulés comme des objets sacrés aux pouvoirs mystérieux. De cette cacophonie, Ben Fountain fait un modèle de roman ironique.

jeudi 18 septembre 2014

Singularité du Prix Femina

Cherchez bien, dans la première sélection intégralement fournie sans frais ci-dessous.
N'y a-t-il pas une anomalie?
Non?
Regardez mieux.
Ah! nous y sommes, Eric Reinhardt ne s'y trouve pas, c'est l'exception dans les premières sélections des prix littéraires. Goncourt, Renaudot et Médicis ont accroché l'auteur de L'amour et les forêts. Et même les Prix Jean Giono et du Style, au cas où.
Le Femina, attribué le 3 novembre, veille du Médicis et avant-veille des Goncourt et Renaudot, ne chercherait donc pas à faire la nique aux autres? Ce serait bien la première fois. N'y aurait-il pas un plan secret, un complot, que sais-je?
On en saura un peu plus le 9 octobre, puis le 23, dates où seront annoncées les prochaines sélections. En attendant, voici treize romans français et quatorze traduits.

Romans français
  • Yves Bichet. L'homme qui marche (Mercure de France)
  • Gérard de Cortanze. L'an prochain à Grenade (Albin Michel)
  • Julia Deck. Le Triangle d'hiver (Minuit)
  • Isabelle Desesquelles. Les hommes meurent, les femmes vieillissent (Belfond)
  • Claudie Hunzinger. La langue des oiseaux (Grasset)
  • Fabienne Jacob. Mon âge (Gallimard)
  • Marie-Hélène Lafon. Joseph (Buchet-Chastel)
  • Yanick Lahens. Bain de lune (Sabine Wespieser)
  • Luc Lang. L'autoroute (Stock)
  • Laurent Mauvignier. Autour du monde (Minuit)
  • Antoine Volodine. Terminus radieux (Seuil)
  • Eric Vuillard. Tristesse de la terre (Actes Sud)
  • Valérie Zenatti. Jacob, Jacob (L'Olivier)
Romans étrangers
  • John Banville. La lumière des étoiles mortes (Robert Laffont) Irlande
  • Sebastian Barry. L'homme provisoire (Joëlle Losfeld) Irlande
  • Lily Brett. Lola Benski (La Grande Ourse) Australie
  • Jennifer Clement. Prière pour celles qui furent volées (Flammarion) Etats-Unis
  • Charles Frazier. A l'orée de la nuit (Grasset) Etats-Unis
  • Drago Jancar. Cette nuit je l'ai vue (Phébus) Slovénie
  • Nell Leyshon. La couleur du lait (Phébus) Grande-Bretagne
  • Claire Messud. La femme d'en haut (Gallimard) Etats-Unis
  • Philipp Meyer. Le fils (Albin Michel) Etats-Unis
  • Leonardo Padura. Hérétiques (Métailié) Cuba
  • James Salter. Et rien d'autre (L'Olivier) Etats-Unis
  • Taiye Selasi Le ravissement des innocents (Gallimard) Grande-Bretagne
  • Zeruya Shalev. Ce qui reste de nos vies (Gallimard) Israël
  • Juan Gabriel Vasquez Les réputations (Seuil) Colombie

mercredi 17 septembre 2014

Le Prix Jean Giono célèbre la lenteur

Faites vite, il faut ralentir, nous disent deux des neuf romans sélectionnés pour le Prix Jean Giono, qui sera attribué le 16 octobre après l'annonce d'une deuxième liste, neuf jours plus tôt.
Les tribulations du dernier Sijilmassi, de Fouad Laroui, est l'histoire d'un homme qui, dans un avion, prend conscience de l'absurdité de sa vie menée à toute allure entre deux aéroports. Il veut retrouver le rythme lent de la marche et des carrioles - ce qui est plus facile à dire qu'à faire.
Le jeune homme qui voulait ralentir la vie, de Max Genève, note toute l'ambiguïté d'une entreprise comparable. Et s’il fallait non seulement faire l’éloge de la lenteur, mais aussi que les lents, les « lendores » comme ils s’appellent, prennent leur destin en main pour renverser l’opinion négative qu’on a d’eux ? De cette question, Max Genève fait un conte inscrit dans notre époque. Où la médiatisation est une arme à double tranchant. Benoît Nest, vingt ans, porté malgré lui à la tête du Mouvement pour la Promotion de la Lenteur, n’a aucun goût pour le pouvoir. En revanche, il a celui du rêve.
Par ailleurs, s'il vous semble avoir déjà vu dans d'autres sélections de prix littéraires la majorité des titres retenus ici (c'est facile à vérifier, je vous donne toutes les listes), vous ne rêvez pas. La rentrée se concentre, beaucoup de livres s'évaporent - pas pour tout le monde, heureusement.
Voici la première sélection du Prix Jean Giono:
  • Adrien Bosc. Constellation (Stock)
  • Pauline Dreyfus. Ce sont des choses qui arrivent (Grasset)
  • Max Genève. Le jeune homme qui voulait ralentir la vie (Serge Safran)
  • Serge Joncour. L’écrivain national (Flammarion)
  • Fouad Laroui. Les tribulations du dernier Sijilmassi (Julliard)
  • Mathias Menegoz. Karpathia (P.O.L.)
  • Eric Reinhardt. L’amour et les forêts (Gallimard)
  • Olivier Rolin. Le météorologue (Seuil)
  • François Vallejo. Fleur et sang (Viviane Hamy)

mardi 16 septembre 2014

Metin Arditi a le goût du conte dans son ADN

Metin Arditi est un romancier tardif mais, depuis Victoria-Hall paru en 2004, il n’arrête pas. La confrérie des moines volants, qui vient de reparaître en poche, est sa neuvième fiction. Elle traverse plusieurs époques, de 1937 à 2002, de l’URSS à Paris et retour en Russie. Ce roman est nourri d’une connaissance très complète de la religion orthodoxe, de l’importance des icônes et de la répression qui s’abattit sur les monastères ainsi que des formes prises par la résistance des croyants. Metin Arditi fait également preuve d’une parfaite maîtrise du jeu entre le réel et l’imaginaire, comme on va le voir tout de suite.
Dans une note au lecteur, au début du roman, vous fournissez quelques repères dans la vie de Nikodime Kirilenko, un ermite qui a sauvé des trésors d’art sacré. A-t-il vraiment existé ?
Non, j’ai tout inventé, Nikodime et les confréries. Certains journalistes, qui n’ont pas compris cela, m’ont reproché d’avoir seulement raconté une histoire vraie… Mais je n’ai pas inventé le fond historique, les massacres, et je n’ai pas inventé non plus le fait que le peuple russe est très courageux, très entier, qu’il a beaucoup souffert. Je suis parti de l’idée qu’il était logique que de ce peuple surgisse un personnage comme Nikodime. C’était dans l’ordre des choses.
La première époque du roman est restituée avec précision. Vous êtes-vous documenté ?
Oui, énormément. J’ai passé six ou huit mois à lire et à prendre des notes, à la fois sur l’époque, les icônes, les techniques, l’Eglise, les rites… Et sur ce qui s’est passé, aussi, dans la diaspora russe, car une partie importante se passe à Paris. Je voulais comprendre comment ces gens ont réagi, en France, à ce qui se passait dans leur pays.
La partie parisienne et contemporaine du livre fournit un secret essentiel qu’un père a caché à son fils. Est-ce imaginable dans le contexte, ou bien c’est pour les besoins du roman ?
Je pense que c’est imaginable. Lorsqu’André – Andreï – cache la vérité à son fils, il est fidèle à l’héritage de sa mère, puisque celle-ci lui a confié un secret énorme quand il était petit, quand elle lui parlait en russe et qu’il faisait semblant de dormir. Cet homme a grandi dans le secret, qui est devenu quasiment une seconde nature pour lui. Il n’avait pas envie de charger son fils de ce poids, comme lui-même l’avait été.
Pourtant, il lui fait don de ce secret, après sa mort, d’une manière détournée…
Oui, il a caché un cahier dans un endroit où son fils devait le trouver. Et peut-être espérait-il que son fils aille en Russie.
Vous parlez abondamment des icônes. C’est un art qui touche au divin ?
C’est une spiritualité très concrète. Pour moi, l’art nous permet de nous comprendre nous-mêmes. C’est une façon paradoxale de se regarder soi-même. Paradoxale, parce qu’on le fait à travers le prisme d’un personnage, d’un objet… C’est une manière qui s’inscrit dans le mouvement profond de ce qui nous lie à autrui. En cela, l’art est le fondement même d’une société.
Vous tirez les fils à travers des personnages qui se rejoignent et vous dessinez un véritable jeu de piste. Vous aimez le romanesque ?
J’aime beaucoup les contes. Je viens de Turquie et, même si j’ai passé peu d’années là-bas, ce doit être inscrit quelque part dans mon ADN. Le goût du conte est oriental mais il est aussi universel. On ne peut se comprendre qu’à travers des histoires, on ne se comprend pas à travers la philosophie. Mais la philosophie doit être, évidemment, très présente dans les histoires, avec leurs courbes et leurs creux, qu’elle sous-tend sans aucune tension. Il faut qu’elle soit, comme on dit, moulue très, très fin, comme de la poudre de marbre et qu’elle donne sa structure à l’histoire.

lundi 15 septembre 2014

Chantal Thomas et deux enfants perdues dans le jeu politique

Il y a, dans le titre du roman de Chantal Thomas, L’échange des princesses, le vague écho d’un échange de prisonniers. L’écho devient assourdissant le 9 janvier 1722, sur l’île des Faisans, entre les rives de la Bidassoa, c’est-à-dire à la frontière entre la France et l’Espagne. On y a construit un pavillon dont le salon est divisé par une ligne symbolisant la frontière. Les princesses s’avancent l’une vers l’autre : « Elles vont traverser la ligne, se retrouver l’une en Espagne, l’autre en France, coupées de leurs origines, séparées de leurs servantes et dames d’accompagnement, coupées de tout ce qui pourrait les rattacher à leurs parents, pure princesse française, pure princesse espagnole. Sur l’autre rive une vie nouvelle les attend. Leur passé est un pays étranger. » Trois ans plus tard, la même scène se reproduira, en sens inverse et sans cérémonial. Le roman s’achève et avec lui l’histoire d’un échec mis en scène avec précision et sensibilité par la romancière.
Chantal Thomas, chercheuse, essayiste, s’est mise tard au roman. Les adieux à la Reine, prix Femina 2002, coup de maître prolongé au cinéma, semblent l’avoir mise en appétit de fiction. Tant mieux. Elle connaît, bien sûr, le 18e siècle par cœur. Mais pas seulement comme une historienne : comme si elle l’avait vécu de l’intérieur et s’autorisait, forte de cette expérience, à l’interpréter à travers ses personnages.
Les princesses qui sont, en miroir – mais un miroir qui ne renverrait pas l’image exacte de ce qui s’y reflète –, les deux protagonistes de son roman sont jeunes. Très jeunes, à faire peur quand on comprend ce qui se joue à travers elles. Anna Maria Victoria de Bourbon n’a pas quatre ans quand, venant d’Espagne, elle franchit la Bidassoa. Louise-Elisabeth d’Orléans, qui va à sa rencontre, en a douze. Elles sont promises, la première à Louis XV, douze ans (il sera majeur à treize ans), la seconde à Don Luis, futur et bref Louis Ier, roi d’Espagne pendant sept mois et demi, quatorze ans. Les deux unions sont destinées à rapprocher des pays qui, il n’y a pas si longtemps, s’affrontaient, bien que les régnants y soient issus d’une lignée commune…
Cela part de bons sentiments. La paix, après tout, ne vaut-elle pas mieux qu’une autre guerre ? Et que pèsent deux princesses dans les grands desseins de l’Histoire ? Cette Histoire que tutoie le duc de Saint-Simon, mémorialiste de son temps et devenu pour l’occasion, le temps de régler les menus détails qui pourraient faire capoter ce montage politico-sentimental (très politique et peu sentimental, encore que…), ambassadeur extraordinaire envoyé en Espagne par le Régent. « L’âge des fiancés ne surprend pas Saint-Simon. Comme les auteurs du pacte, il n’y attache pas une seule pensée. »
Le peuple de Paris et de France, pendant ce temps, se passionne davantage pour l’arrestation du célèbre bandit Cartouche, auréolé de son audace peu commune et promis à un châtiment exemplaire dont on se repaît par avance. « Que sont les réjouissances qu’apporteront les mariages espagnols, que sont-elles comparées à la secousse procurée par le supplice d’un pareil criminel ? Des jeux d’enfants à côté du sang qui coule. »
Et puis, les choses ne tournent pas comme prévu. En France, Louis se lasse de sa fiancée. En Espagne, Louise-Elisabeth se comporte d’effrayante manière aux yeux d’une famille royale qui découvre de quelle espèce de garce on leur a fait cadeau. Quand tout s’achèvera, les cadeaux renvoyés à leurs donateurs, ce sera « la reine douairière d’Espagne contre l’infante-reine de France, une demi-folle contre une enfant déchue. »
Le fameux montage politico-sentimental si brillant a donc fini par capoter malgré toutes les précautions. De cet échec retentissant, Chantal Thomas fait un roman vibrant, nourri pour partie de lettres inédites et pour une autre partie d’une intuition romanesque grâce à laquelle tout sonne juste, sans que la documentation ne pèse un instant.