Quand on est algérien, comme l’est Kamel Daoud, comment
lit-on L’étranger d’Albert Camus ?
Avec le sentiment d’un manque flagrant : Meursault, le narrateur, a un
nom, une mère, bref, une identité. Quand il devient un assassin, sur la plage,
la victime est – et restera – un « Arabe », sans autre précision. Le
déséquilibre est total. Encore fallait-il le percevoir et penser à rétablir une
équivalence entre la victime et l’assassin.
C’est ce que fait Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, un roman paru l’an dernier aux éditions
algériennes barzakh et réédité en mai dernier chez Actes Sud afin de lui offrir
la diffusion qu’il méritait. L’initiative était excellente : le livre
vient de recevoir coup sur coup les Prix François Mauriac et des Cinq
Continents de la Francophonie, sans oublier sa présence dans les premières
sélections des Prix Goncourt et Renaudot.
La première phrase de L’étranger
est celle-ci : « Aujourd’hui,
maman est morte. » Celle de Meursault,
contre-enquête : « Aujourd’hui,
M’ma est encore vivante. » Mais c’est d’après La chute, un autre roman d’Albert Camus, que se structure, dans un
bar, un récit en forme de monologue qui se transforme en aveux.
Surtout, le narrateur fait mine de croire que l’auteur de L’étranger est Albert Meursault, c’est-à-dire
l’assassin lui-même. Du roman qu’il a lu et relu après que Meriem, dont il
était amoureux, lui en a donné un exemplaire, il fait ce résumé à l’attention
de son interlocuteur (et à la nôtre) :
« Un Français tue
un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été
1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’écrivain assassin est condamné à
mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande
indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté
pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute,
ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se
résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut
venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste.
Cela te déstabilise, hein, que je résume ainsi ton livre ? C’est pourtant
la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton
écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son
peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où
il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. »
Des faits, en revanche, il donne une version beaucoup plus
personnelle. Non seulement la victime avait bien un nom, Moussa, mais en outre
il était son frère. Il n’y a pas de sœur dans l’histoire vraie – censée être
vraie – qu’il raconte. Et, vingt ans plus tard, en 1962, le futur bavard s’ôtera
un poids de la conscience en tuant un Français. Retour à un certain équilibre, au
moment de l’accession du pays à l’indépendance, ce qui fait accepter plus
aisément un certain nombre d’actes violents…
Kamel Daoud propose au lecteur européen, ou nourri
exclusivement de culture européenne, le miroir dans lequel il n’avait jamais vu
L’étranger. Le retournement de
perspective est salutaire et son premier roman frappe les esprits avec des
moyens littéraires à la hauteur du projet. Ce journaliste né en 1970 à
Mostaganem travaille au Quotidien d’Oran
où il a été rédacteur en chef. Il avait précédemment publié des récits dont
plusieurs avaient été rassemblés dans Le
Minotaure 504, Prix Mohammed Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008.
Il ne devrait pas en rester là.
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