samedi 31 octobre 2015

Prix Rossel 2015, les cinq sélectionnés

Dans la foulée des prix littéraires français, Le Soir organise, depuis 1938, le Prix Rossel dont le palmarès rassemble la plupart des écrivains belges qui comptent. Ces dix dernières années, comme le rappelle ce matin le quotidien: Patrick Delperdange, Chants des gorges; Guy Goffette, Une enfance lingère; Diane Meur, Les Vivants et les Ombres; Bernard Quiriny, Contes carnivores; Serge Delaive, Argentine; Caroline De Mulder, Ego Tango; Geneviève Damas, Si tu passes la rivière; Patrick Declerck, Démons me turlupinant; Alain Berenboom, Monsieur Optimiste; Hedwige Jeanmart, Blanès.
Pour l'édition 2015, le jury s'est réuni cette semaine et a choisi les cinq finalistes parmi lesquels se trouve le lauréat - il sera annoncé le 1er décembre. Les responsables de la sélection sont neuf: S'y rassemblent six lauréats du prix: Pierre Mertens, le président, Thomas Gunzig, Ariane Le Fort, Isabelle Spaak, Jean-Luc Outers et Michel Lambert; deux libraires: cette année Luca Ruffini Ronzani, de la librairie du Centre à Aywailles et Enrico Vaccari, de Tropismes à Bruxelles; et Jean-Claude Vantroyen, responsable des Livres du Soir. Daniel Couvreur, chef du service Culture, est secrétaire du jury.
Quant aux livres retenus, ce qui est l'essentiel, les voici.

Charly Delwart, Chut (Le Seuil)
Après Citoyen Park, situé en Corée du Nord, l’écrivain belge met le cap sur la Grèce en crise. Avec un titre qui intime le silence : Chut. Mais le silence comme arme, et qui n’interdit pas l’expression écrite : « Athènes comme un endroit à lire en permanence au point de devoir revenir à certains endroits parce que la fois d’avant on n’a pas eu le temps de tout lire. »
Devant un effondrement économique qui touche toutes les catégories de la population, mais d’abord les plus démunis, les murs se sont couverts de slogans qui dépassent parfois les simples revendications et rappellent la poésie libertaire de Mai 68 à Paris. Surtout quand la narratrice s’y met après avoir renoncé à parler. Elle n’est plus une enfant, pas encore tout à fait une femme, mais quelque chose en elle perce de l’adulte en devenir, et en particulier une remarquable détermination. Les changements physiques sont une chose, son refus de « faire semblant, de tout accepter » en est une autre. D’un seul mot, qu’elle ne prononcera donc pas, mais qu’elle a lu sur un mur, c’est la révolte qui se traduit par le silence, avec une explication pour justifier à ses propres yeux une démarche inhabituelle : « Il y avait une théorie qui disait que toute parole qu’on ne dit pas est une particule d’énergie qu’on garde pour soi, que cela rend plus fort, et c’est cela dont j’avais besoin, d’énergie, d’être plus concentrée. »
Ses parents, dont le couple est en voie de dissolution, l’acceptent plus facilement qu’elle le pensait. Ce sera moins facile à l’école, car la communication par le cahier qu’elle emmènera dès lors toujours avec elle n’est pas la norme. Elle acquiert en tout cas une perception plus aigüe des mécanismes de la crise et, peut-être grâce à la moindre déperdition d’énergie due au silence, se lance à sa manière dans le mouvement en occupant les surfaces murales encore disponibles pour des inscriptions.
Elle cherche à capter l’attention de différentes manières, par les mots bien sûr mais aussi par le lieu où elle les place, par leur répétition en perfectionnant sa maîtrise de pochoirs qu’elle confectionne elle-même. Au risque d’être dénoncée par ses mains tachées de peinture. Mais au bonheur de l’écriture dont la pensée désormais l’occupe en permanence. « Devenant cela au moins, quelqu’un qui écrivait, une ligne dans l’ensemble des possibles, j’avançais. La ville plus encore comme un espace vierge où potentiellement ajouter des phrases. »
Elle recrée un art poétique monumental, ne se contente pas de ses propres phrases, reprend des textes classiques, s’inspire de ceux qui, avant elle et ailleurs, surtout des artistes américains, ont inscrit leurs mots sur les murs des cités. Cités qui redeviennent ainsi des lieux de parole sans qu’il soit besoin de prononcer une seule syllabe…
La démarche est volontariste et belle, elle s’assimile à un poème dansé avec les mains au milieu d’un chaos où il reste possible de préserver une bulle de sens profond.

Gérard Mans, Poche de noir (Maelström)
Premier roman de Gérard Mans, Poche de noir porte un titre couleur polar. Ce n’est pas faux. Mais la poche est surtout celle dont les poulpes, seiches et autres calamars tirent leur meilleur moyen de défense : l’encre projetée en un nuage derrière lequel ils fuient à toutes tentacules. Raymond Vidal, gardien de musée au Palais de la mer en Charente-Maritime, était assez passionné par ces animaux pour déborder de son rôle et enchaîner les visiteurs à ses commentaires. Et assez habité par eux pour que, quand il a été retrouvé à Zagreb, écrasé entre des étagères à archives, un cadavre de pieuvre se trouve à côté du sien…
Savoir ce que Raymond Vidal faisait en Croatie, c’est le travail de Charles Bernard, détective à la petite semaine. Pour une fois, son enquête bénéficie d’un budget important et il en profite pour la conduire à travers l’Europe en se donnant, quand l’occasion se présente, du bon temps. « Comme je dis toujours, glander c’est glaner un peu. » Ce pourrait être sa devise.
L’enquêteur a beau glander, il doit quand même débrouiller un minimum la piste complexe d’un tableau du Caravage qui a disparu, peut-être pas pour tout le monde. Un spécialiste, Occhipinti, occupé à la rédaction d’un livre sur le peintre, lui en dira peut-être davantage. D’autant que Raymond Vidal, l’air d’un clochard, a passé un peu de temps chez lui. Les indices sont aussi insaisissables que le tableau lui-même. Il est passé par Berlin où Charles Bernard a d’autres raisons de se rendre – une femme. Une autre femme, qui loue son corps et sa bonne présentation, joue aussi un rôle dans cette histoire. Quand le détective se confond avec l’objet de son enquête et croit s’appeler Ray Charles, il est temps de conclure. Ou non.

Juan d'Oultremont, Compte à rebours (Onlit)
Il faut prendre le titre au pied de la lettre, ou au pied des chiffres: Juan d'Oultremont, ou plutôt son personnage, Judas Klaus-Thauman ( qu'il faut chercher à la lettre T dans l'annuaire, et qui revendique ses fautes d'orthographe), a bien l'intention d'aller de 365 à 1, en autant de jours et de messages envoyés à Décibell Blancherie, une trapéziste dont le deuxième mari, ou presque mari, est en prison pour terrorisme, dit-elle, et qui, en raison de cette situation, rédige chaque semaine une recette spécialement dédiée aux hommes enfermés, avec le souci souvent avorté de rendre le plat accessible derrière les murs et une intention poétique sous-jacente. Judas, au terme d'une année de correspondance, demandera Décibell en mariage. Elle est prévenue. Elle n'est pas d'accord. Elle est d'accord? Cela dépend, selon les moments. C'est la même chose pour les messages qu'il envoie: elle ne désire pas toujours les recevoir.
Ces messages, nous ne les lisons pas vraiment. Nous découvrons plutôt les commentaires que fait Judas sur ce qu'il a envoyé, sur les réactions de la destinataire, sur leurs rencontres, sur leurs parcours liés et contrariés.
Une histoire d'amour volontariste s'écrit sans tenir toutes les promesses de la rigueur manifestée au début: le compte à rebours saute des étapes, ralentit parfois, se trompe même dans la numérotation inversée. La vie, en effet, ne se mesure pas aisément à pas égaux, d'un point à un autre qui devrait, à l'arrivée, servir de conclusion.
On oscille donc entre le rythme précis et les embardées imprévisibles.

Francesco Pittau, Tête-Dure (Les Carnets du dessert de lune)
Tête-Dure, c’est le surnom que sa mère lui a donné après avoir envisagé de l’appeler Cœur-de-Pierre, a six ans en 1962. Il vit dans les jeux de son âge mais le monde des adultes est poreux et envahissant. Surtout quand la famille, immigrée d’Italie, vit à l’étroit dans un deux pièces et que la radio, en pleine crise des missiles cubains, nourrit la crainte d’une nouvelle guerre mondiale. Le père du jeune héros déteste les Américains : sans eux, l’Italie de Mussolini serait devenue un pays florissant et il n’aurait pas dû, comme tant de ses compatriotes, chercher du travail dans un pays de merde. Mais le coiffeur du quartier, un Grec, pense que les Cubains sont pires que les Turcs, c’est dire…
Une guerre serait peut-être cependant moins traumatisante pour le gamin que le sont les relations tumultueuses entre ses parents. La colère du père va croissant ce samedi-là, au rythme où la mère s’aigrit. La succession des maladresses interdit toute sérénité et Tête-Dure observe avec inquiétude son univers qui semble se déglinguer. Et qui pourtant, vingt-quatre heures plus tard, est toujours là, pareil à lui-même.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur (Minuit)
Dix ans. C’est le temps depuis lequel Eugène Savitzkaya n’avait pas publié chez son principal éditeur, Minuit, où quatorze de ses livres étaient parus de 1977 (Mentir) à 2005 (Fou trop poli). Le silence était relatif : quelques titres avaient surgi ici ou là, et parmi eux des nouvelles rassemblées dans Propre à rien (Didier Devillez) ainsi que sa part de réponses à Hervé Guibert dans leur correspondance, Lettres à Eugène (Gallimard). Il n’empêche qu’on se jette sur Fraudeur, roman, doublé d’un recueil de poèmes, A la cyprine.
Fraudeur renoue avec la langue charnelle qu’on a plaisir à fréquenter depuis ses débuts parce qu’elle remue en profondeur dans la phrase et communique son frémissement. Un garçon de quatorze ou quinze ans, qualifié de fou, vit à la campagne et y découvre une manière personnelle d’appréhender le monde. On est tenté de voir en lui l’écrivain à cet âge.
Le texte est très ancré dans les paysages de Belgique, avec champs, foin, lapins et perdrix (entre autres), mais il arrive que le décor devienne, dans un mouvement de transformation ou de superposition, maisons en rondins de bois au bord du Dniepr, avec bortsch, vodka et pirojki, parfums slaves des origines familiales.
Pour le fraudeur fou comme pour l’écrivain, et depuis longtemps en ce qui concerne celui-ci, son œuvre en témoigne, l’univers se perçoit comme un immense terrain de jeux où dominent les sensations. Rien n’est intellectualisé, le contact est direct à travers l’odorat, le goût, le toucher, le regard… C’est la même démarche que dans le diptyque consacré aux enfants, Marin mon cœur et Exquise Louise, sinon qu’il s’agissait là de restituer une réalité observée et qu’il faut ici, dans Fraudeur, la reconstituer après bien des années.
Les enregistrements du sismographe ont parfois dessiné des traits assez nerveux, particulièrement dans les premiers livres. On en aperçoit quelques traces, de loin en loin, signalées peut-être par les lapins éviscérés après une castration ou par la menace que représentent les guêpes. Mais, dans l’ensemble, l’écriture semble apaisée, attachée à dire le doux plutôt que le rêche. Méfions-nous malgré tout : « Ne m’apaise que l’amour charnel et le vin jeune », dit Savitzkaya…

jeudi 29 octobre 2015

Doublé au Grand Prix du roman de l'Académie française

L'Académie française a fait son choix pour le premier prix littéraire parmi les plus importants de l'automne, son Grand Prix du roman. En réalité, elle n'est pas parvenue à choisir, puisqu'elle le partage, cette année, entre deux lauréats, Hédi Kaddour et Boualem Sansal. Cela s'était déjà produit deux fois, en 1954 (Pierre Moinot et Paul Mousset) et en 1999 (Amélie Nothomb et François Taillandier).

Dans Les PrépondérantsUne équipe américaine de tournage arrive en 1922 à Nahbès, dans une colonie française nord-africaine où l’opinion dominante et bien-pensante du Cercle des Prépondérants entend et approuve, à propos des femmes appartenant au milieu trouble du cinéma, cette remarque : « Quand elles s’assoient on voit tout ! » Le bruit court, plus inquiétant encore, que certains membres de l’équipe sont opposés au colonialisme. De quoi provoquer un choc culturel – « Le choc » est le titre donné par Hédi Kaddour à la première partie de son roman, Les Prépondérants, souvent cité par les différents jurys des prix littéraires à venir dès la semaine prochaine.
Il y a quelques raisons de ne pas manquer ce roman romanesque bourré d’arguments pour convaincre les plus réticents. On y trouve de grandes histoires d’amour contrariées. Une ambition artistique chez un réalisateur, Neil Daintree, qui rêve d’adapter Eugénie Grandet. La reconstitution historique d’une époque où fermentent les germes de troubles multiples, non seulement en Afrique du Nord mais aussi en Europe – un détour par Berlin fournit l’occasion de s’inquiéter de l’avenir du « Mussolini bavarois », un certain Adolf Hitler… Alors qu’au départ, il n’y avait que l’envie de décors naturels pour tourner Le Guerrier des sables avec des vrais chameaux – plus difficiles à diriger que les animaux de cirque dont Neil aurait disposé à Hollywood.
Comme dans la vie, une chose en entraîne une autre. Pour convaincre ses producteurs de transporter son équipe technique et ses acteurs au bord du désert, et donc d’engager un budget important, le réalisateur avait plaidé : « je veux qu’on sente que l’arrière-plan peut à tout moment échapper au contrôle des héros ». C’est gagné, et bien au-delà du champ de la caméra.
Le jeune Raouf, cousin de la studieuse Rania et fils du caïd Si Ahmed, chargé d’aider les Américains tout en les surveillant un peu, excédé d’être traité par la vedette du film, Kathryn Bishop, comme un adolescent, finit par céder au charme de celle-ci et les tourtereaux roucoulent malgré l’ambition de l’actrice prête à tout pour une grande carrière. De ce point de vue, Raouf ne peut guère lui être utile, au contraire d’autres hommes, en Europe où ils voyagent ensemble.
Le plus étonnant, qui est aussi le plus impressionnant dans Les Prépondérants, c’est la façon dont Hédi Kaddour fait mine de bâtir mollement un récit lâche alors que tout y est concerté. Les trois temps principaux découpent le roman en parties chronologiques (« Le grand voyage » et « Un an après » sont les deux dernières), sans artifices. Mais c’est à l’intérieur que les nœuds se font et se défont, entraînant les personnages à la rencontre de cultures diverses, d’événements provoqués par des sentiments de base combinés dans des mécanismes complexes, et dont la complexité ne freine jamais le flux du récit.

Le nouveau roman de Boualem Sansal est un délire : une société aussi codifiée, surveillée que l’Abistan, le pays où se déroule 2084. La fin du monde, n’est possible que dans l’imaginaire, pas dans la vraie vie. L’écrivain l’affirme lui-même, dans un avertissement destiné à nous rassurer : « le monde de Bigaye que je décris dans ces pages n’existe pas et n’a aucune raison d’exister à l’avenir, tout comme le monde de Big Brother imaginé par maître Orwell, et si merveilleusement conté dans son livre blanc 1984 n’existait pas en son temps, n’existe pas dans le nôtre et n’a réellement aucune raison d’exister dans le futur. Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »
D’ailleurs, Sansal s’inspire directement des mécanismes mis en place par Orwell dans sa fiction : la dictature est aussi et d’abord une police de la pensée qui impose une langue pauvre et unique, la surveillance est complète et les interrogatoires, fréquents. En effet, tout est sous contrôle.
Sous couvert de pure invention, on le soupçonne cependant très vite d’alerter, comme le faisait Orwell, sur des dérives bien réelles. L’écrivain britannique, en 1949, peu après les accords de Yalta, décrivait un pouvoir politique totalitaire, pas très différent de celui qui oppressait les Soviétiques. Boualem Sansal, aujourd’hui, évoque un pouvoir religieux tout aussi totalitaire dont l’Etat islamique fournit quotidiennement l’illustration.
Mais 2084 est cependant une parabole plutôt qu’un témoignage. Dans l’ordre du reportage, les informations que nous recevons de régions soumises à un despotisme radical horrifient. Dans l’ordre du roman, la vision globale est pire encore.
Il est entendu, en Abistan, qu’il y a un seul Dieu, Yôlah, représenté sur Terre par un prophète unique, Abi, dont les « divins enseignements » sont consignés dans un livre sacré écrit en abilang, le Gkabul. Tout le monde s’habille de la même manière, les hommes en burni, les femmes en burniqab, après une inévitable évolution : « Un jour, suite à quelque fièvre qui avait décimé plusieurs régions, on rallongea le burni des femmes jusqu’à la plante des pieds, on le renforça par un système de bandage qui comprimait les parties charnues et protubérantes et on le compléta par une capuche avec œillères incorporées qui enserrait fermement la tête ». On a bien lu : les motivations étaient rationnelles, il s’agissait de lutter contre la fièvre…
Dans ce pays qui ne connaît aucune Histoire, sinon 2084, la date de la Guerre sainte, aucune géographie, car il n’existe rien au-delà de frontières introuvables, Ati se pose des questions. Attitude répréhensible, évidemment, qu’il masque derrière un discours convenu tandis que son esprit bat la campagne, envisageant ce que pourrait être une religion qui ne soit pas d’Etat, ou un Etat qui ne serait pas religieux, la vie à une autre époque avec moins de contraintes, une sorte de… oui, de liberté. Concept totalement étranger en Abistan, où l’effleurer s’apparente à un crime.
Avec 2084. La fin du monde, Boualem Sansal poursuit une œuvre salutaire d’éveil – tout le contraire de ce qu’il faisait mine de déclarer dans son avertissement. La démonstration n’évite pas quelques pesanteurs, mais elle est irréfutable.


A propos de l'Académie française et de son Prix du roman dont c'est le centième anniversaire, je rappelle que la "Bibliothèque littéraire" de la Bibliothèque malgache a réédité, à l'intention des curieux, deux des trois premiers lauréats.

Les murmures confus du jury Médicis

Je m'interrogeais ici même, après la première sélection du Prix Médicis, sur la question de savoir si les jurés avaient trop lu ou pas assez - il y avait 28 livres pour les deux prix du roman seulement. Hier soir, avaient-ils trop bu ou pas assez?, les jurés se sont séparés sans rien changer à la deuxième sélection établie il y a trois semaines.
J'imagine assez bien une réunion qui dure, qui n'en finit pas, au cours de laquelle les uns et les autres se sont racontés leurs petites histoires - les femmes, les hommes, les éditeurs, la dernière rumeur politique, que sais-je? - pendant des heures. Et puis, au moment où tout le monde commençait à fatiguer, où les moins vifs avaient envie d'aller se coucher et les plus éveillés d'aller s'enfiler un verre ailleurs, quelqu'un a levé un sourcil et a lâché:
- Merde! on a oublié de parler de la dernière sélection!
A quoi quelqu'un d'autre, mais il est difficile de savoir s'il (ou elle) appartenait au cercle des précocement assoupis ou des tardivement excités, a répondu:
- Pas grave, on va garder celle de la fois dernière.
Ce qui, avant d'éteindre les lumières, fut accordé dans un murmure entendu comme un acquiescement collectif. Il était de toute manière trop tard pour faire la révolution.
Et voilà pourquoi la dernière sélection du Médicis, des Médicis, pardon, est exactement celle que je vous donnais il y a trois semaines.
Je n'y suis pour rien, je n'étais pas à la réunion.
Un rappel, est-ce quand même une information?
Aujourd'hui, on dira que oui.

Romans français
  • Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)
  • Maryline Desbiolles, Le beau temps (Seuil)
  • Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Noir sur blanc, Notabilia)
  • Hédi Kaddour, Les prépondérants (Gallimard)
  • Aram Kebabdjian, Les désoeuvrés (Seuil)
  • Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)
  • Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)
  • Antoine Mouton, Le metteur en scène polonais (Bourgois)
  • Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (Lattès)
Romans étrangers
  • Javier Cercas, L’imposteur (Actes Sud)
  • Hakan Günday, Encore (Galaade)
  • Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)
  • Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)
  • Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)
  • Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)
  • Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)
  • Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)
Essais
  • Antony Beevor, Ardennes 1944 (Calmann-Lévy)
  • Didier Blonde, Leïla Mahi 1932 (Gallimard)
  • Pierre Boncenne, Le parapluie de Simon Leys (Philippe Rey)
  • Serge Bramly, La transparence et le reflet (Lattès)
  • Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)
  • Cynthia Fleury, Les irremplaçables (Gallimard)
  • Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil)
  • David Le Breton, Disparaître de soi (Métailié)
  • Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)

mercredi 28 octobre 2015

Prix Renaudot? Même pas peur!

On ne craint rien, au jury du Renaudot où s'assemblent, sans se ressembler, des écrivains aussi différents que J.M.G. Le Clézio et Frédéric Beigbeder, la discrétion face à l'exposition...
On ne craint pas d'éliminer, dès la deuxième sélection, Boualem Sansal, considéré avant la rentrée, et pendant les premières semaines de celle-ci, comme le favori naturel (comme si cela existait) de tous les prix littéraires avec 2084, sorti aussi de la dernière sélection du Goncourt. Ce qui semble d'ailleurs susciter une bronca dans de nombreux commentaires. Je m'étonne qu'on s'étonne. C'est bien, 2084, mais c'est assez loin d'être un roman parfait, j'écrivais d'ailleurs à son sujet: "La démonstration n'évite pas quelques pesanteurs",  (Vous lirez probablement quand même sous peu ici cet article dans son intégralité, car 2084 est toujours sélectionné pour le Femina et, s'il ne l'a pas, l'Interallié remplira probablement sa fonction de rattrapage, dont ont déjà bénéficié quelques écrivains partis en tête dans la course aux prix sans tenir la distance...)
On ne craint pas non plus, au Renaudot, de conforter Fabrice Guénier dans sa démarche originale pour faire parler d'Ann, son roman paru en mars dans la plus grande discrétion mais soutenu par Patrick Besson (du jury Renaudot) dans une chronique du Point. Le livre avait été retenu dans la première sélection, on se disait que c'était pour faire plaisir à Patrick Besson. Il est resté dans la deuxième, on n'a plus rien dit. Même pas sous forme d'articles, d'ailleurs (moi non plus, je l'avoue). Il est vrai que parler, en septembre ou octobre, d'un titre sorti en mars, et que généralement les libraires n'ont plus dans leurs rayons, ressemble à un combat inutile alors que tant d'autres livres plus récents, et présents en librairie, attendent d'être défendus, sortis de la masse. (Je n'écris pas ceci pour me justifier, ou justifier mes confrères, j'explique.) C'est alors que, dans cette démarche que je qualifiais d'originale, Fabrice Guénier a pris son destin en main et a passé, dans Libération, la petite annonce que je vous montre. Sans en parler à son éditeur, tout seul comme un grand. Il a, comme on dit, "fait le buzz", des journalistes, des blogs se sont intéressés à son cas, bref, il a vécu en immersion une actualité dont il était devenu un acteur. (Il le raconte ici.) Cela aurait pu décourager le jury du Renaudot et conduire à la disparition d'Ann de la dernière sélection. Et puis, non: le roman s'y trouve toujours. Je vais d'ailleurs le lire sans tarder.
On ne craint pas non plus, dans ce même jury, l'ire de Philippe Sollers et de ses amis (j'ai failli écrire: sa bande) dont les aventures malheureuses au pays du débat sont un passage croustillant de La septième fonction du langage, de Laurent Binet - et pas le seul. Si vous êtes des lecteurs fidèles de ce blog, vous savez que j'ai beaucoup aimé son livre.
Tout cela pour en arriver à dire qu'il reste, avant la délibération de mardi prochain, cinq romans et trois essais. Les lauréats du Renaudot seront annoncés dans la foulée du Goncourt, et probablement n'entendra-t-on même pas leurs noms dans le brouhaha qui règne habituellement chez Drouant ce jour-là peu avant 13 heures. Retenons au moins ceux qui ont survécu jusqu'ici.

Romans
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Christophe Boltanski, La Cache (Stock)
  • Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)
  • Philippe Jaenada, La petite femelle (Julliard)
  • Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie (Lattès)
Essais
  • Didier Blonde, Leila Mahi 1932 (Gallimard)
  • Philippe Forest, Aragon (Gallimard)
  • Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil)

mardi 27 octobre 2015

La dernière sélection du Prix Goncourt

La règle est, me semble-t-il, immuable - en tout cas depuis des années. Après avoir sélectionné une quinzaine de titres, généralement dans les romans de la rentrée, puis huit, l'académie Goncourt donne, quelques jours avant la dernière délibération, qui se fera précisément dans une semaine, un "dernier carré" de sélectionnés. Un élu et trois malheureux, forcément.
Avec, dès aujourd'hui, quatre malheureux: ceux qui avaient survécu aux premières coupes d'automne et n'ont pas passé le cap de l'ultime sélection, annoncée tout à l'heure au musée du Bardo, à Tunis - sous les feux d'une actualité plus souriante qu'il y a quelques mois.
Les malheureux du jour sont: Simon Liberati, Alain Mabanckou, Thomas B. Reverdy et Boualem Sansal.
Les malheureux de la semaine prochaine sont, à l'exception de l'un d'entre eux qui aura toutes les raisons de planer quelques centimètres au-dessus du sol:
  • Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)
  • Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock)
Je n'ai pas fini de lire le roman de Tobie Nathan, les trois autres feraient chacun un superbe Goncourt. Alors? On fait quoi?
On attend mardi prochain, pardi!

lundi 26 octobre 2015

Charles Bukowski pareil à lui-même

Encore Charles Bukowski ? N’en avions-nous pas assez, de ses délires alcoolisés, de sa folie pas si ordinaire qu’il le prétend, de ses Souvenirs d’un pas grand-chose ? Une œuvre revendiquant à ce point l’abjection peut-elle éviter la répétition qui, il faut le reconnaître, avait fini par engendrer une certaine lassitude chez certains lecteurs dont nous étions ? La publication d’inédits, Le retour du vieux dégueulasse, n’avait donc pas provoqué de grands cris de joie. Elle laissait prévoir une sorte de punition à l’idée d’en reprendre pour plus de trois cents pages alcoolisées et folles. Pas grand-chose, en fait…
Et puis, pas du tout. Si l’on osait le mot, il y aurait même ici une certaine fraîcheur. Paradoxale, certes, dans un livre empli de vomissures, au sens propre. Un exemple, en passant (et pour s’en débarrasser), histoire de ne pas essayer de faire croire que Bukowski, quand il écrivait cela, était tout à coup devenu un homme confit de bonnes manières : « La pissotière était infréquentable. A peine en entrouvriez-vous la porte que vous étiez saisi à la gorge par les relents pestilentiels d’un siècle de vomi et de pisse. » Il lui était décidément impossible de changer.
Tant mieux, au fond. Car la poésie se niche parfois là où l’on pense n’avoir aucune chance de la trouver. Cet ensemble de chroniques, publiées dans différents journaux underground, dégage à la fois l’odeur déjà décrite et un charme irrésistible. Dès le début, un entretien avec un éditeur artisanal montre ce qu’est la littérature pour ce fou : une quête d’absolu qui englobe tout de la vie et conduit celle-ci vers des situations extrêmes dont se nourrira l’écriture, cette chienne exigeante qui donne au réel d’étranges couleurs.
Certains textes sont de formidables nouvelles, peut-être inspirées d’expériences personnelles. Mais on s’intéresse moins au rapport entre les faits et l’histoire racontée par Bukowski qu’au jeu subtil instauré dans ce qui les sépare ou les rapproche. Dans la dernière partie, une cinquantaine de pages pour un seul récit, l’ouverture ne laisse aucune place au doute : « Avant de commencer, laissez-moi vous avertir que rien n’est vrai dans ce qui suit puisqu’il s’agit d’une fiction. » Steve Cosmos, rencontré à Paris, réputé pour son excentricité, est aussi recherché par la police pour escroquerie et « une chiée de méfaits de moindre importance ». Il est, curieusement, un très mauvais parieur sur les hippodromes où il retrouve souvent le narrateur, un « je » foutrement semblable à Buk, et s’embourbe dans des problèmes d’argent insensés qui provoquent des rebondissements surprenants. Et beaucoup d’ennuis dans lesquels l’écrivain finit par avouer qu’il s’est contenté de les puiser dans sa propre vie : « je me dis que je pourrais commencer par lui donner l’allure d’une fiction avant d’avouer au beau milieu que tout est vrai là-dedans. »
Bref, c’est dégueulasse comme promis. Et tout aussi épatant.

dimanche 25 octobre 2015

Retour aux débuts d’Orhan Pamuk

Le premier roman d'Orhan Pamuk, Cevdet Bey et ses fils, sorti en 1982 dans sa version originale, vient de paraître au format de poche. Il offre trois sujets de consolation aux écrivains dont l’œuvre ne recueille pas tous les éloges. D’abord parce les éditeurs turcs ne se sont pas précipités pour le publier. Ensuite parce que la traduction française a été vraiment longue à venir. Enfin parce que le futur lauréat du Prix Nobel de littérature 2006 n’est pas entré tout armé dans le roman : celui-ci n’est pas parfait, sa construction est moins solide que celle d’autres ouvrages mieux connus, il y a quelques longueurs dans des conversations. Malgré tout, et c’est moins consolant pour les écrivains dont nous parlions, ce premier roman manifeste une ambition peu banale, embrasse 65 ans de la vie sociale turque à travers une multitude de personnages dont chacun est magnifiquement campé et s’étend sur un nombre considérable de pages. Cela a suffi à Orhan Pamuk pour cueillir quelques lauriers dans son pays et commencer ses séjours à l’étranger.
Trois époques balisent les parties du roman.
En 1905, Cevdet Bey rêve d’une vie plus aisée grâce au commerce qu’il désire développer, d’une belle maison où il installera sa fiancée devenue sa femme, puis leurs enfants. Les choses arrivent à peu près comme il le désire, car il a les pieds sur terre et n’a d’autre ambition que matérielle. Il se garde d’entrer dans les débats politiques provoqués par les Jeunes-Turcs que son frère aîné, Nusret, défend avec passion malgré la tuberculose qui l’affaiblit et l’emportera. En une centaine de pages, Orhan Pamuk pose les bases développées dans la suite du roman : le conflit latent, voire ouvert quand le sultan échappe à un attentat, entre la tradition et la modernité. Celle-ci est comprise comme l’esprit des Lumières, les penseurs du dix-huitième siècle qui ont préparé la France à la Révolution. La tension touche les personnages : Cevdet Bey préférerait que rien ne change pour assurer la stabilité des échanges commerciaux (mais il accroîtra sa fortune grâce à la guerre) ; son ami Fuat Bey voudrait, comme Nusret, « la fin du despotisme et l’instauration de la liberté ». Des positions incompatibles.
De 1936 à 1939, période de la deuxième partie, une évolution sensible s’est cependant produite. La Turquie s’est ouverte aux idées occidentales, a même pris un peu d’avance sur le reste du monde en ce qui concerne la condition de la femme. Mais ce qu’espéraient les Jeunes-Turcs est-il pour autant advenu ? Les riches ne sont-ils pas toujours dominateurs à l’extrême, traitant leurs employés comme des esclaves et suscitant néanmoins l’admiration de ceux-ci en raison même de leur richesse ? Les esprits semblent avoir évolué moins rapidement que le pays, bien des contradictions demeurent. Elles marquent les relations humaines jusque dans les couples. La nouvelle génération reproduit en grande partie les attitudes de la précédente. Qui s’efface : Cevdet Bey meurt alors qu’il travaille à collecter les souvenirs de sa vie, cinquante ans de commerce racontés dans des Mémoires sur lesquels il ne se fait aucune illusion : les autres ne comprendront pas ce qu’il a voulu faire, ni qui il a vraiment été…
En 1970, alors qu’un malaise de plus en plus aigu gagne l’armée turque, le passé surgit sous une double forme. D’une part, un cahier de Cevdet Bey, ses fameux Mémoires. De l’autre, le Journal que tenait son fils dans la deuxième partie. Ils rappellent les changements successifs qui ont affecté jusqu’à l’alphabet. Et met en lumière la prudence avec laquelle le présent doit interpréter le passé : « S’imaginer l’ancien temps comme un tout homogène est une erreur vieille comme le monde ! C’est ainsi que pensent les gens qui voient le passé comme un paradis. »
Les trois générations se superposent sans s’annuler, se succèdent en oubliant parfois ce qui les a précédées et a fait d’elles ce qu’elles sont. Orhan Pamuk est là pour remettre l’ensemble en perspective.

jeudi 22 octobre 2015

L'Interallié hésite encore

Dernier prix de la série classique, et, comme je l'ai déjà dit, prix de rattrapage, l'Interallié se donne encore la possibilité d'une troisième sélection le 4 novembre, huit jours avant le choix définitif qui sera fait le 12, mais après Goncourt, Décembre, Renaudot - et le jour du Femina. A ce petit jeu, Christophe Boltanski, Eve de Castro, Mathias Enard, René Guitton, Monica Sabolo et Amanda Sthers ont perdu toutes leurs chances, dommage pour Mathias Enard - mais il mérite tellement mieux qu'un prix de rattrapage, n'est-ce pas?
Des treize romans retenus dans la première sélection, il en reste sept:
  • Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset)
  • Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)
  • Lionel Duroy, Echapper (Julliard)
  • Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Ecriture)
  • Olivier Poivre d’Arvor, L’amour à trois (Grasset)
  • Nathalie Rheims, Place Colette (Léo Scheer)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)

Paul West, célèbre et méconnu

Paul West fait partie de ces écrivains dont on se dit, en apprenant sa mort à 85 ans, qu'il n'était pas assez connu, au moins des lecteurs francophones. Une bonne partie de son oeuvre n'est d'ailleurs pas traduite, bien que ses pairs l'appréciaient, si j'en juge d'après ce tweet de Joyce Carol Oates apprenant, il y a quelques heures, sa disparition: "This is very sad. Paul West was a virtuoso stylist, unpredictable & wildly imaginative."
Il a publié plus de vingt romans, dont une dizaine sont parus en français - sans parler de ses essais ou de sa poésie. J'avais lu, il y a un quart de siècle, Le médecin de Lord Byron. Et je regrette d'en être resté là.
Paul West a pris toutes les libertés dans Le médecin de lord Byron où il donne la parole à Polidori, qui était en effet médecin, mais qui se voulait écrivain et se trouva bien heureux d'accompagner Byron à travers l'Europe. Jusqu'au moment où il se rendit compte qu'il était en réalité considéré plutôt comme homme à tout faire que comme secrétaire et guérisseur, sinon lorsque Byron, à force de s'être endolori le sexe dans tous les corps de passage, réclamait ses soins - ce qui était peut-être une autre façon de se faire plaisir, Polidori étant jeune et charmant, et Byron semblant attiré par lui, les attouchements médicaux se faisant donc à la plus grande joie de celui qui les réclamait.
C'est du moins ce que nous raconte Polidori, mais nous sommes bien forcés de le croire puisque nous ne voyons que par ses yeux le poète échevelé battre la Belgique, la Suisse et l'Italie en traînant derrière lui une réputation de génie et de dépravation. Polidori a passé un accord avec un éditeur anglais pour écrire ce livre, mais de bonnes âmes l'ont détruit ensuite. Paul West a donc pu le reconstituer sans crainte d'être contredit par un texte qui n'existe plus.
Polidori souffre en compagnie de Byron. Il se sent diminué par lui, rejeté dans l'ombre, moqué sur ses prétentions d'auteur. Mais de temps à autre la situation s'inverse: le médecin écossais d'origine italienne - qui compte sur ce voyage pour gagner le pays dont il rêve - apprend à exercer son ironie et pousse le poète jusqu'aux derniers stades de la colère. Il est la souris qui joue avec le chat, toujours sous la menace d'un coup de patte meurtrier qui parfois en effet le frôle ou le blesse. Mais il se relève et reprend son harcèlement.
Que s'est-il passé dans la villa Diodati, sur les hauteurs de Genève, entre le couple Shelley et Byron? On sait que, suite à un pari vite oublié par la plupart des villégiateurs, Mary Shelley donna naissance à un des monstres les plus célèbres de la littérature, Frankenstein. Mais dans le climat houleux et passionné du séjour, Polidori voit se dessiner bien d'autres intrigues, qu'il ne comprend pas toujours mais rapporte fidèlement, avec une sorte d'horreur amusée, de pudeur sans cesse reprise et abandonnée. Car au fond, son rêve est non seulement de devenir un écrivain aussi célèbre que Byron, mais aussi d'accompagner sa carrière littéraire du même cortège d'errements amoureux. Polidori est-il à la hauteur? Non, bien sûr. Mais Paul West, lui, se débrouille fort bien à peindre l'étrange couple qui sort de l'histoire littéraire pour prendre vie.

mercredi 21 octobre 2015

Embouteillage au Femina

Choisir, c'est renoncer, vous le savez comme moi. Au jury du Prix Femina, on éprouve, semble-t-il, quelques difficultés à renoncer. Et, donc, à choisir.
La dernière sélection des prix qui seront attribués le 4 novembre (romans français et étranger, essai) est encore copieuse.
Sept romans français pour une liste de belle tenue (mais il m'en reste deux à lire) dont ont disparu les livres de Maïssa Bey, Hélène Lenoir et Alexandre Seurat.
Cinq romans étrangers, dont j'ai lu un seul (honte sur moi!), sans Jane Gardam, Laird Hunt, Alice McDermott, Sasa Stanisic et Agata Tuszynska.
Et sept essais, qui sont moins mon terrain de jeux (j'en ai quand même lu un, un ou deux autres me tirent l’œil depuis un moment), où il manque, par rapport à la sélection précédente, Benoît Duteurtre, Cynthia Fleury et Benjamin Stora, mais où s'est invitée Mona Chollet.
Vous savez presque tout, pour les comparaisons avec les autres sélections, tout est là, et pour l'énumération complète des livres encore retenus au Femina, c'est tout de suite.

Romans français
  • Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice (P.O.L.)
  • Christophe Boltanski, La cache (Stock)
  • Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock)
  • Hédi Kaddour, Les prépondérants (Gallimard)
  • Cherif Majdalani, Villa des femmes (Seuil)
  • Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L'Iconoclaste)
  • Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)
Romans étrangers
  • Martin Amis, La zone d'intérêt (Calmann-Levy)
  • Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)
  • Kerry Hudson, La couleur de l'eau (Philippe Rey)
  • Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel)
  • Owen Sheers, J'ai vu un homme (Rivages)
Essais
  • Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis)
  • Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique (Zone)
  • Joël Cornette, La mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté (Gallimard)
  • Philippe Forest, Aragon (Gallimard)
  • Alain Jaubert, Casanova, l’aventure (Gallimard)
  • Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil)
  • Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion)

mardi 20 octobre 2015

Un autre trio pour le Prix Décembre

Je tremble et me réjouis en découvrant (après un orage qui m'avait coupé du monde www) la dernière sélection du Prix Décembre, attribué le 2 novembre.
Mais, d'abord, un mot pour tous ceux dont on ne reparlera plus dans ce cadre puisqu'ils viennent d'être éliminés: ils sont douze (pour onze livres, car l'un d'eux porte une double signature) et s'appellent Pierre Adrian, Jean-Michel Delacomptée, Stéphanie Hochet, Jérôme Leroy, Simon Liberati, Laure Murat, William Marx, Patrick Roegiers, Sébastien Rutés et Juan Hernandez Luna, Monica Sabolo ainsi que Gilles Sebhan. Un seul des favoris désignés avant le départ de la longue course d'obstacles de la saison figure au nombre de ces recalés, il s'agit de Simon Liberati.
Mais il n'y a aussi, dans la dernière sélection, qu'une des grandes figures ayant fait parler d'elle avant même la rentrée: Christine Angot (éliminée du Goncourt et du Femina où elle avait fait une apparition dans les premières sélections, toujours en lice pour le Goncourt des Lycéens), pour Un amour impossible (Flammarion). C'est elle qui me fait trembler, parce que je n'ai pas compris ce qui s'est dit partout, à savoir qu'elle avait cette année donné un roman différent de ceux qui l'avaient précédé. J'y ai, pour ma part, trouvé la même médiocrité d'écriture que d'habitude.
En revanche, je me réjouis bruyamment, applaudissez avec moi, de la présence de Michaël Ferrier. pour des raisons sentimentales, certes, parce que Mémoires d'outre-mer (Gallimard) est un livre qui se déroule dans le pays où je vis et que j'aime. Mais pas seulement: il en parle merveilleusement, brasse des thèmes aussi variés qu'essentiels et embrasse l'ensemble - le pays, les personnages, les sujets de réflexion - avec un talent fou.
A dire vrai, je ne serais même pas déçu si le jury décidait de couronner le troisième ouvrage retenu, Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon. Car je l'ai aussi beaucoup aimé, ce flux dans lequel, sur lequel même, est emporté le poète finissant. Dans les moments qui précèdent sa mort comme dans ceux qui la suivent, la romancière s'ébat comme coulant dans une rivière torrentueuse dont elle prend le temps de scruter chaque accident de parcours.
Mais je vote quand même pour Michaël Ferrier, vous l'aurez compris.

lundi 19 octobre 2015

14-18, Albert Londres à Salonique avec les Français




L’arrivée des Français à Salonique

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, … octobre 1915.
Nous entrions dans les eaux de Salonique. Au fond du golfe où elle s’étage, la ville convoitée apparaissait. On voyait petit à petit grandir ses cinquante minarets, ses maisons bleues et ses arbres verts. Sur le haut de la colline, les magnifiques et vieux remparts turcs qui, de près, ne sont plus que des nids à cigognes, grâce à l’éloignement, prenaient des airs de forteresses. Le soleil, en descendant, touchait les bords de l’Olympe derrière lequel il se couche chaque soir. Nous avancions sur une mer sans ride, quand une vedette de cuirassé mit brusquement le cap sur nous. Le drapeau français flottait à son arrière. La vedette approcha notre cargo, un matelot, un col bleu, se dressa, mit ses mains en porte-voix et cria :
— Avez-vous du courrier ?
Un cuirassé français était donc déjà à Salonique.
Les troupes y étaient-elles aussi ?
À midi, il y a six heures de cela, alors que nous étions encore en pleine mer nous avons vu, à trois milles de nous, passer un convoi de transports. Cinq paquebots marchaient en ligne de file, un torpilleur ouvrait leur marche, un autre la fermait. Ils revenaient du golfe de Salonique. Sans aucun doute, le premier débarquement avait eu lieu.
Notre cargo, par suite d’un arrêt de machine, était en retard de trente heures. Un second convoi venant dans le même sens avançait. Celui-ci était en ligne de front. De gros bateaux en remorquaient de petits à la corde et les torpilleurs de garde marchaient de chaque côté, en entraîneurs. Un colonel qui devait arriver avant le premier soldat pour arrêter un protocole se « mangeait les sangs » sur le pont. C’est que, comme nous, il croyait vides tous ces navires qui s’en retournaient.
Nous approchions du port. Trois cuirassés, un grec, un français, un anglais, étaient ancrés devant la ville, et sur le quai, où l’on voyait maintenant rouler les tramways, une foule énorme attendait, face à la mer.
Notre cargo mouilla. À peine l’échelle descendue, vingt personnes étaient à bord.

La ville en rumeur

— Avez-vous vu les troupes en mer ? nous demande-t-on.
Nous les supposions à quai depuis le matin et déjà campant à la gare d’Uskub et l’on nous demande si nous les avons vues en mer !
Nous apprenons qu’elles sont en effet arrivées dans les eaux de Salonique, que les bateaux se sont arrêtés derrière la pointe de Cara-Bournou et qu’au lieu de débarquer elles ont repris le large ce matin.
Nous descendons. La ville est en effervescence. La mobilisation grecque n’en est pas la principale cause. C’est l’attente des Français qui remue ainsi l’ancienne cité turque. La foule est sur le quai, dans les rues, dans les cafés. Il faut zigzaguer pour avancer. Les premières lumières s’allument. On me frappe sur l’épaule. Je retrouve un officier français compagnon de Moudros-les-Puces et de Séduhl-Bahr. Il vient d’apprendre une belle histoire.
Les Allemands qui pullulaient dans Salonique, qui avaient été forcés – ô amère nécessité ! – de créer un journal en langue française, Le Nouveau Siècle, pour annoncer aux populations macédoniennes les conceptions lumineuses du kronprinz, effrayés par la nouvelle du débarquement, avaient passé la journée sur la terrasse de leur hôtel favori à sonder le golfe avec des jumelles. Les caves où ils devaient se réfugier pour vivre désormais malheureux et cachés étaient préparées. Ils guettaient l’arrivée du premier convoi au pavillon tricolore pour descendre précipitamment dans leur retraite eux, leur famille et leurs espérances. Pour l’instant, ils tenaient conseil au salon ; l’angoisse aux lèvres, ils discutaient sans harmonie du meilleur moyen de fuir ou de ne plus se montrer.
Dans la rue on n’entendait plus crier le Nouveau Siècle. Ceux qui voulaient l’acheter touchaient du bras le vendeur qui le sortait de sa poche crasseuse. La foule qui attendait le long du quai se mit, elle aussi, à grouiller. Elle quittait son point d’observation, car la mer, sans lune au-dessus, s’enfonçait dans le noir.

Que s’était-il passé ?

Les transports qui auraient dû déposer la troupe le matin s’en étaient en effet retournés. Que s’était-il passé ? On entendant donner cent raisons de ce contre-ordre : les Bulgares avaient démobilisé, les Allemands renonçaient à foncer en Serbie. Le débarquement aurait lieu à Dédé-Agach. Chacun pataugeait dans son idée.
[Censuré.]

Une date historique

Enfin vingt-quatre heures après, le mardi 5 octobre, à 8 heures du matin, cinq transports au drapeau français, précédés d’un torpilleur, apparaissaient à la pointe de Cara-Bournou.
Le port avait été déblayé. Des sentinelles en gardaient les entrées. Sur le quai, des officiers français, quelques-uns en uniforme, quelques-uns en civil, attendaient. Les soldats de France, tous sur le pont, la tête levée, tâchaient d’admirer encore, par-dessus les premières maisons, le paysage féerique de la ville prédestinée aux aventures.
Salonique qui avait vu sauter sa Banque ottomane, qui avait vu partir de ses rues, avec Enver bey et Mahmoud-Chefket à sa tête, la révolution jeune-turque, qui avait vu les Bulgares et les Grecs en chasser les soldats du sultan et ensuite les Grecs, dans les maisons et les mosquées, y bombarder les Bulgares à bout portant, Salonique allait assister à la descente des poilus en route vers les montagnes de Serbie.
Le premier bateau râpa le quai. Il s’arrêta. Son échelle dégringola et ce furent les zouaves en jaune qui commencèrent à débarquer. Ils venaient du cap Hellès. Quel débarquement comparé à ceux qu’ils avaient opérés ! Sans marmites, sans coups de fusil, ils n’avaient qu’à mettre simplement le pied sur la terre. C’était invraisemblable !
Nous en reconnaissions quelques-uns. Ils nous souriaient.
— Adieu les puces ! criaient-ils.
Nous n’osâmes pas leur dire que ce n’était pas sûr !
En un quart d’heure, le transport se vida. Les autres ne mirent pas plus de temps et à 9 heures ½, le premier régiment rassemblé, remontant son sac sur ses épaules, clairon sonnant, tambour battant, par rangs de quatre, quittait le port, l’allure haute.

C’est la France qui passe

Le soleil était chaud, les gamelles luisaient sur les sacs. Ils traversèrent le moins possible la ville. Ils prirent le plus bref chemin pour gagner leur campement d’un jour. Les Grecs, les Turcs en fez, les juives coloriées, les femmes macédoniennes à la ceinture leur cambrant les reins, de chaque côté de la route les regardaient passer. Il n’y avait pas de cris, pas de vivats, cette foule était moins soulevée que réfléchie. L’émotion était intérieure. Les Grecs devaient se souvenir que ce n’était pas la première fois que la France protectrice passait chez eux, les Turcs, le chapelet à la main, pensaient peut-être aux amitiés défuntes, et les Macédoniennes, dans les baïonnettes des zouaves, voyaient le futur rempart de leurs villages. Ils allaient par quatre, clairon sonnant. Un piquet de soldats hellènes, devant une caserne, mit baïonnette au canon et tout le temps du passage rendit les honneurs ; les cigognes quittant les arbres et les vieux murs volaient au-dessus de leurs rangs. Ils étaient sortis de la ville. Ils défilèrent entre deux vastes cimetières turcs – déjà ! – et laissant cinquante minarets derrière eux, commencèrent de marcher dans la campagne macédonienne.
Ils marcheront demain sur les bords du Wardar où, quand le jour finit, les aigles pour boire descendent des montagnes.

Le Petit Journal, 19 octobre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 9 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.