L'écrivain égyptien Gamal Ghitany, dont on vient d'apprendre la mort à l'âge de 70 ans, avait commencé par dessiner des tapis, nous dit son éditeur. Ensuite, il les a tissés avec des mots, comme journaliste d'abord, puis comme auteur d'ouvrages dont la plupart ont été traduits en français.
Je crois n'en avoir lu que deux, sur lesquels voici une occasion de revenir. Il restera les autres...
Que reste-t-il d’une
vie ? A lire le dernier livre de Gamal Ghitany, on est tenté de répondre en
premier lieu : des interrogations. Elles abondent dans Les poussières de l’effacement,
cinquième volume de ses Carnets
entamés en 1996, deux ans après sa première participation aux Belles étrangères.
Par exemple : « A quelle loi occulte obéit la mémoire ?
Qui l’ordonnance, qui en trie le contenu, qui cache ce qu’elle doit cacher et
révèle ce qu’elle doit révéler ? » Ou : « Est-il possible de cartographier le temps, d’y poser des jalons
pareils à ceux dont on balise les lieux ? N’est-il pas vain de pointer un
moment précis de notre existence concrète et de décider arbitrairement qu’il
représente le point de séparation entre deux années, entre deux siècles, entre
deux époques ? Un moment entre deux moments ? »
L’enfant aussi pose des
questions. Pas vraiment les mêmes, mais qui, sous leur naïveté, laissent déjà
percer l’inconfort de la condition humaine. Car les réponses qu’on donne à
l’enfant sont presque toujours insatisfaisantes. Et l’adulte, de son côté, se
laisse entraîner d’une interrogation vers une autre, sans qu’il n’y ait plus,
cette fois, aucune réponse. La question se suffit, elle est le mouvement vital dans
son essence.
L’ouvrage est, en réalité, une
accumulation de fragments de longueurs variables. Parmi lesquels un autre titre
revient fréquemment : Rêve. L’écrivain
n’en cherche pas la signification. Il les fixe comme on le fait d’une image sur
papier – plusieurs photographies trouvent aussi leur place dans cet album du
temps qui passe, collection d’instants privilégiés à travers lesquels se
revivent des émotions, des douleurs, des éblouissements, des odeurs…
Gamal Ghitany est doué pour le
portrait. Les personnages auxquels il consacre quelques lignes ou quelques
pages sont inoubliables. Et innombrables, ou presque. Ahmad-la-Morsure, qui
terrorisait les enfants, est à lui seul le sujet d’une nouvelle. La jeune fille
qui, dans une ville européenne, sort d’une berline et enlève sa robe pour se
retrouver nue en rue, n’apparaît que pour disparaître – mais avec la force
d’une explosion. Le boxeur kényan avec lequel l’écrivain converse brièvement a
une présence incroyable. Comme tous les autres, connus depuis longtemps ou
croisés par hasard.
Par nature, un livre de cette
espèce abdique toute prétention à une quelconque construction. Il ne s’agit que
d’accumuler des morceaux d’écriture, au fil de leur surgissement. Tout fait
farine à ce moulin prodigue. Même si l’auteur affiche d’entrée l’intention qui
était la sienne en commençant ce travail : « un projet littéraire […] consacré aux thèmes de l’identité, de
la mémoire et de l’oubli. » Il semble y avoir davantage de mémoire que
d’oubli ici. Quant à l’identité, elle se forge par les bribes d’histoires, par
les moments recréés, par les rencontres.
Une
dizaine de livres de Gamal Ghitany ont été traduits en français, dont des
entretiens avec Mahfouz : il en est, à sa manière, le digne successeur.
Muses et égéries (2011)
Loin de la place Tahrir, l’Egyptien Gamal Ghitany court le
monde dans le premier des deux Carnets
(numérotés I & III) qui forment Muses
et égéries. Personne ne lui reprochera pourtant d’être indifférent aux
événements de son pays. Ses prises de position politiques lui ont valu l’emprisonnement
sous Nasser et l’interdiction de publication sous Sadate. Mais il est ici question
d’un sentiment moins attaché à l’actualité : l’amour, le désir des femmes,
la magie des rencontres.
« Ce dont tu es
amoureux, au fond, c’est de l’impossible », lui dit une de ses amantes
à la fin du premier carnet. Remarque répétée deux fois dans le troisième, sans
que soit précisée l’identité de la locutrice. La même ou une autre, peu importe
puisque l’auteur doit se rendre à l’évidence : en effet, il court après
l’impossible. Loin dans l’espace et à toutes les époques de sa vie.
Les deux parties du livre, la première où la géographie
détermine la structure et la seconde où les moments se superposent sans se
confondre, se complètent à la perfection. On soupçonne Gamal Ghitany
d’organiser ses carnets selon des thématiques creusées au fil du temps. C’était
déjà le cas dans le cinquième, Les
poussières de l’effacement, traduit en 2008, où la mémoire et l’oubli
fondaient une quête personnelle. Et le projet, commun aux différents carnets, a
été initié en 1996, moment depuis lequel l’écrivain égyptien range ses notes
pour leur donner une cohérence. Sans s’interdire des points de passage entre
différents volumes, comme l’observera le lecteur attentif.
Puisque, souvent, il est question d’amour impossible,
l’attraction est, davantage que la réalisation, au point de départ de ces
pages. « La beauté féminine n’est
rien d’autre qu’un signe renvoyant à la pureté du monde, dans ce qu’il contient
déjà comme dans ce qu’il pourrait receler. J’ai passé ma vie à convoiter cette
beauté, hélas je n’ai pas réussi à m’en rassasier et la chance ne m’a guère
souri. »
Symbole d’un absolu rarement atteint, cette beauté génère des éblouissements
sans fin. Ils traversent le souvenir, posés en des lieux précis – dont la
description est parfois splendide, comme celle de la mosquée de Cordoue. Ou
attachés à une figure unique de femme qui contient toutes les autres. Inépuisable,
le sujet captive le lecteur comme il a retenu l’écrivain, tant celui-ci
transmet les vibrations du cœur et du corps avec finesse.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire