L’arrivée des Français à Salonique
(De notre envoyé spécial.)
Salonique,
… octobre 1915.
Nous entrions dans les eaux de Salonique. Au fond du golfe
où elle s’étage, la ville convoitée apparaissait. On voyait petit à petit
grandir ses cinquante minarets, ses maisons bleues et ses arbres verts. Sur le
haut de la colline, les magnifiques et vieux remparts turcs qui, de près, ne
sont plus que des nids à cigognes, grâce à l’éloignement, prenaient des airs de
forteresses. Le soleil, en descendant, touchait les bords de l’Olympe derrière
lequel il se couche chaque soir. Nous avancions sur une mer sans ride, quand
une vedette de cuirassé mit brusquement le cap sur nous. Le drapeau français
flottait à son arrière. La vedette approcha notre cargo, un matelot, un col
bleu, se dressa, mit ses mains en porte-voix et cria :
— Avez-vous du courrier ?
Un cuirassé français était donc déjà à Salonique.
Les troupes y étaient-elles aussi ?
À midi, il y a six heures de cela, alors que nous étions
encore en pleine mer nous avons vu, à trois milles de nous, passer un convoi de
transports. Cinq paquebots marchaient en ligne de file, un torpilleur ouvrait
leur marche, un autre la fermait. Ils revenaient du golfe de Salonique. Sans aucun
doute, le premier débarquement avait eu lieu.
Notre cargo, par suite d’un arrêt de machine, était en
retard de trente heures. Un second convoi venant dans le même sens avançait.
Celui-ci était en ligne de front. De gros bateaux en remorquaient de petits à
la corde et les torpilleurs de garde marchaient de chaque côté, en entraîneurs.
Un colonel qui devait arriver avant le premier soldat pour arrêter un protocole
se « mangeait les sangs » sur le pont. C’est que, comme nous, il
croyait vides tous ces navires qui s’en retournaient.
Nous approchions du port. Trois cuirassés, un grec, un
français, un anglais, étaient ancrés devant la ville, et sur le quai, où l’on
voyait maintenant rouler les tramways, une foule énorme attendait, face à la
mer.
Notre cargo mouilla. À peine l’échelle descendue, vingt
personnes étaient à bord.
La ville en rumeur
— Avez-vous vu les troupes en mer ? nous
demande-t-on.
Nous les supposions à quai depuis le matin et déjà campant à
la gare d’Uskub et l’on nous demande si nous les avons vues en mer !
Nous apprenons qu’elles sont en effet arrivées dans les eaux
de Salonique, que les bateaux se sont arrêtés derrière la pointe de
Cara-Bournou et qu’au lieu de débarquer elles ont repris le large ce matin.
Nous descendons. La ville est en effervescence. La
mobilisation grecque n’en est pas la principale cause. C’est l’attente des
Français qui remue ainsi l’ancienne cité turque. La foule est sur le quai, dans
les rues, dans les cafés. Il faut zigzaguer pour avancer. Les premières
lumières s’allument. On me frappe sur l’épaule. Je retrouve un officier
français compagnon de Moudros-les-Puces et de Séduhl-Bahr. Il vient d’apprendre
une belle histoire.
Les Allemands qui pullulaient dans Salonique, qui avaient
été forcés – ô amère nécessité ! – de créer un journal en langue
française, Le Nouveau Siècle, pour
annoncer aux populations macédoniennes les conceptions lumineuses du kronprinz,
effrayés par la nouvelle du débarquement, avaient passé la journée sur la terrasse
de leur hôtel favori à sonder le golfe avec des jumelles. Les caves où ils
devaient se réfugier pour vivre désormais malheureux et cachés étaient
préparées. Ils guettaient l’arrivée du premier convoi au pavillon tricolore
pour descendre précipitamment dans leur retraite eux, leur famille et leurs
espérances. Pour l’instant, ils tenaient conseil au salon ; l’angoisse aux
lèvres, ils discutaient sans harmonie du meilleur moyen de fuir ou de ne plus
se montrer.
Dans la rue on n’entendait plus crier le Nouveau Siècle. Ceux qui voulaient
l’acheter touchaient du bras le vendeur qui le sortait de sa poche crasseuse.
La foule qui attendait le long du quai se mit, elle aussi, à grouiller. Elle
quittait son point d’observation, car la mer, sans lune au-dessus, s’enfonçait
dans le noir.
Que s’était-il
passé ?
Les transports qui auraient dû déposer la troupe le matin
s’en étaient en effet retournés. Que s’était-il passé ? On entendant
donner cent raisons de ce contre-ordre : les Bulgares avaient démobilisé,
les Allemands renonçaient à foncer en Serbie. Le débarquement aurait lieu à
Dédé-Agach. Chacun pataugeait dans son idée.
[Censuré.]
Une date historique
Enfin vingt-quatre heures après, le mardi 5 octobre, à
8 heures du matin, cinq transports au drapeau français, précédés d’un
torpilleur, apparaissaient à la pointe de Cara-Bournou.
Le port avait été déblayé. Des sentinelles en gardaient les
entrées. Sur le quai, des officiers français, quelques-uns en uniforme,
quelques-uns en civil, attendaient. Les soldats de France, tous sur le pont, la
tête levée, tâchaient d’admirer encore, par-dessus les premières maisons, le
paysage féerique de la ville prédestinée aux aventures.
Salonique qui avait vu sauter sa Banque ottomane, qui avait
vu partir de ses rues, avec Enver bey et Mahmoud-Chefket à sa tête, la
révolution jeune-turque, qui avait vu les Bulgares et les Grecs en chasser les
soldats du sultan et ensuite les Grecs, dans les maisons et les mosquées, y
bombarder les Bulgares à bout portant, Salonique allait assister à la descente
des poilus en route vers les montagnes de Serbie.
Le premier bateau râpa le quai. Il s’arrêta. Son échelle
dégringola et ce furent les zouaves en jaune qui commencèrent à débarquer. Ils
venaient du cap Hellès. Quel débarquement comparé à ceux qu’ils avaient
opérés ! Sans marmites, sans coups de fusil, ils n’avaient qu’à mettre
simplement le pied sur la terre. C’était invraisemblable !
Nous en reconnaissions quelques-uns. Ils nous souriaient.
— Adieu les puces ! criaient-ils.
Nous n’osâmes pas leur dire que ce n’était pas sûr !
En un quart d’heure, le transport se vida. Les autres ne
mirent pas plus de temps et à 9 heures ½, le premier régiment
rassemblé, remontant son sac sur ses épaules, clairon sonnant, tambour battant,
par rangs de quatre, quittait le port, l’allure haute.
C’est la France qui
passe
Le soleil était chaud, les gamelles luisaient sur les sacs.
Ils traversèrent le moins possible la ville. Ils prirent le plus bref chemin
pour gagner leur campement d’un jour. Les Grecs, les Turcs en fez, les juives
coloriées, les femmes macédoniennes à la ceinture leur cambrant les reins, de
chaque côté de la route les regardaient passer. Il n’y avait pas de cris, pas
de vivats, cette foule était moins soulevée que réfléchie. L’émotion était intérieure.
Les Grecs devaient se souvenir que ce n’était pas la première fois que la
France protectrice passait chez eux, les Turcs, le chapelet à la main,
pensaient peut-être aux amitiés défuntes, et les Macédoniennes, dans les
baïonnettes des zouaves, voyaient le futur rempart de leurs villages. Ils
allaient par quatre, clairon sonnant. Un piquet de soldats hellènes, devant une
caserne, mit baïonnette au canon et tout le temps du passage rendit les
honneurs ; les cigognes quittant les arbres et les vieux murs volaient
au-dessus de leurs rangs. Ils étaient sortis de la ville. Ils défilèrent entre
deux vastes cimetières turcs – déjà ! – et laissant cinquante minarets
derrière eux, commencèrent de marcher dans la campagne macédonienne.
Ils marcheront demain sur les bords du Wardar où, quand le
jour finit, les aigles pour boire descendent des montagnes.
Le Petit Journal, 19 octobre 1915.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 9 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.
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