mardi 31 juillet 2012

F. Scott Fitzgerald et le miracle de la cigarette

Le Los Angeles Times racontait l'histoire hier: en 1936, The New Yorker avait refusé une nouvelle de F. Scott Fitzgerald qui, retrouvée, vient de paraître dans le numéro daté du 6 août. L'auteur avait été publié dans le magazine en 1925, l'année où sortait Gatsby le magnifique, et plusieurs de ses textes, nouvelles et poèmes, y avaient ensuite été accueillis jusqu'en 1937. Mais pas cette nouvelle, assez courte. Pourquoi? Je n'en sais rien.
Toujours est-il que Thank You for the Light est une lecture rapide, légère et plaisante, au terme de laquelle on reste pensif un instant.
Je vous raconte?
Mrs. Hanson est représentante en gaines et corsets. Elle a l'habitude de fumer une cigarette quand une commande est conclue, et partage souvent ce moment de détente avec ses clients. Sinon qu'après avoir changé de zone, elle doit faire face à une attitude bien moins favorable au tabac. Plus question de sortir son paquet et d'offrir une cigarette. Elle constate que cela lui manque. Un jour, elle entre dans une église en se disant qu'elle va allumer sa cigarette à un cierge. Pas de chance: le sacristain est occupé à les éteindre tous. La voilà donc, sur un banc, inoccupée, devant une statue de la Vierge, jusqu'au moment où elle constate qu'un miracle a eu lieu: la cigarette qu'elle tient à la main est en train de brûler.
"Merci pour le feu", dit-elle.
Cela ne semblait pas suffisant, et elle se mit à genoux, la fumée se dégageant de la cigarette entre ses doigts.
"Merci beaucoup pour le feu", dit-elle.
Le miracle de la cigarette a eu lieu, et la Vierge ne condamne pas cette dépendance...

samedi 21 juillet 2012

Pierre Benoit a son prix littéraire

Chez Albin Michel, on s'attèle depuis le début de l'année à sortir Pierre Benoit de l'ombre où il se trouvait. Une biographie - j'y viens tout de suite -, des rééditions et maintenant un prix littéraire qui portera le nom de l'écrivain né en 1886 et mort en 1962. Le prix Pierre Benoit du roman romanesque sera donc attribué pour la première fois à une œuvre inédite qui convoque les thèmes du voyage et de l'aventure, à l'instar des romans de Pierre Benoit. Les manuscrits doivent être adressés avant le 31 décembre aux Éditions Albin Michel (22 rue Huyghens, 75014 Paris) avec la mention "Prix Pierre Benoit du roman romanesque". L'heureux élu bénéficiera, pour son ouvrage, d'une campagne publicitaire d'un montant de 15.000 euros.
Mais pourquoi Pierre Benoit? J'en avais parlé il y a quelques mois avec Gérard de Cortanze, son biographe...

Gérard de Cortanze, romancier prolifique, sait aussi ce qu’est une biographie. Il en a consacré plusieurs, sous diverses formes, à Paul Auster, Ernest Hemingway ou J.M.G. Le Clézio. Il dirige la collection « Folio biographies » chez Gallimard. Et il a publié en mars Pierre Benoit, le romancier paradoxal, livre épais et passionnant à propos d’un écrivain que le monde littéraire avait à peu près perdu de vue malgré ses 42 romans publiés de 1918 à 1961 presque tous chez le même éditeur et vendus à des millions d’exemplaires. Au point d’avoir été, avec Kœnigsmark, le premier auteur publié au Livre de poche, en 1953. L’éclipse et, ces jours-ci, l’embellie correspondant au 50e anniversaire de sa mort, posent bien des questions auxquelles Gérard de Cortanze est le mieux placé pour répondre.

Pourquoi vous être intéressé à Pierre Benoit ?

Les Éditions Albin Michel souhaitaient remettre cet écrivain au goût du jour à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Il a eu un lien très particulier avec la maison d’édition et il était d’ailleurs le parrain de Francis Esménard, l’actuel directeur, qui est à l’origine du projet. Ce qui m’a permis de travailler à partir d’archives inédites. Il y a quarante ou cinquante cartons que j’ai ouverts les uns après les autres en y découvrant toute une vie rassemblée.

Rien de tout cela n’avait jamais été exploité ?

Très peu. Il faut quand même mentionner l’existence d’une secte – j’appelle cela une secte, avec tendresse et amitié –, les Amis de Pierre Benoit. Ils publient tous les ans un petit recueil dans lequel ils étudient inlassablement son œuvre. Mais ils n’avaient pas accès à tous ces documents. Je crois que cette biographie révèle beaucoup de choses. Au fond, beaucoup de gens ont lu Pierre Benoit, beaucoup d’écrivains y font référence mais il était quand même un peu oublié. Je crois que les vrais écrivains ne meurent jamais.

A vos yeux, il est un écrivain assez important pour justifier le vaste travail que vous lui consacrez ?

Ah ! oui ! Quand on parle de quelqu’un, c’est qu’on s’y retrouve un peu. Chez Pierre Benoit, il y a plusieurs choses. Sous des apparences de dilettante, c’était un travailleur acharné, qui publiait un roman par an. J’aime bien les écrivains qui écrivent. Et puis, il envoyait ses lecteurs au bout du monde, chacun de ses romans est un univers différent. Assez vite, il se met à voyager. Son enfance en Tunisie et en Algérie avait été très importante, il y avait appris comment trois grandes religions pouvaient vivre en harmonie. Sa tolérance, présente dans bien des livres, où il n’y a pas une ligne d’antisémitisme, est exemplaire.

Pourtant, après la Seconde Guerre mondiale, il devient une cible de l’épuration. Pourquoi ?

D’abord, il y a la jalousie. Il est connu, reconnu, fêté, glorieux. Il ne pouvait pas faire un pas sans que la presse s’empare de ses moindres faits et gestes, il avait une ribambelle d’amantes toutes plus belles les unes que les autres. Dans mon livre, je reprends point par point les pièces du dossier de la collaboration. Il était de droite, ce qui n’en fait pas un nazi. Ses amitiés allemandes vont vers des gens, vers une culture. Je cite Gerhard Heller, qui dirigeait la propagande allemande à Paris. Il a rencontré plusieurs fois Pierre Benoit et jamais il ne l’a entendu dire la moindre chose positive au sujet de la collaboration et des nazis. Mais on avait décidé de le ranger de ce côté, et il en a beaucoup souffert. N’oublions pas qu’il a fait de la prison et qu’il l’a toujours ressenti comme une profonde injustice.

Il aimait être là où les choses se passaient, et cela n’a pas toujours joué en sa faveur…

On lui a reproché d’avoir interviewé Mussolini. Hemingway aussi a interviewé Mussolini. Il faisait son boulot de journaliste. C’est le paradoxe de Pierre Benoit. D’une part, il est en dehors du monde, il est dans l’écriture, avec ses copains, et en même temps il a un intérêt profond pour son époque. Donc il interviewe aussi Goebbels ou Salazar, entre beaucoup d’autres qui font l’histoire. Et il en ramène des choses intéressantes pour ses romans.

Une biographie réussie, qu’est-ce que c’est ?

C’est une biographie qui donne envie de lire l’auteur dont on parle, quand il s’agit d’un écrivain. Il ne s’agit évidemment pas de remplacer l’œuvre par la biographie. Celle-ci doit conduire vers l’œuvre. Quand on sort d’une biographie de Gene Kelly, on a envie d’aller voir ses films. Ou de Mozart, d’écouter sa musique. Van Gogh, de regarder ses toiles. En même temps, je ne conçois pas l’œuvre sans la biographie. Si on ne sait pas que le père de Pierre Benoit était militaire, qu’il a vécu vingt ans en Algérie et en Tunisie, changeant sans cesse de lieu, on ne comprend pas bien pourquoi sa vie a été orientée vers les voyages.

vendredi 20 juillet 2012

Lire à la plage, sur les quais de Paris


Aujourd'hui s'ouvre la onzième édition de Paris Plages, sur huit cents mètres de sable du pont Neuf (1er) au square de l’Hôtel de Ville Sully (4e). Pas de baignades cette année, ou ailleurs, mais une foultitude d'activités annoncées. Parmi lesquelles, sur les quais, face au 12, quai de la Mégisserie, la renaissance, jusqu'au 19 août, de la bibliothèque éphémère fournie en livres par Flammarion. Trois cents "références" (c'est ainsi qu'on parle dans les communiqués de presse - n'aurait-on pas pu écrire "trois cents titres"?) dans tous les genres.
Est-ce beaucoup? Pour être honnête, cela me semble bien peu. La faible quantité d'ouvrages disponibles à la lecture sur plage sera peut-être compensée par des concours divers. Pourquoi pas? Il faut bien attirer le chaland vers les livres, puisque les livres eux-mêmes ne semblent plus suffire...
A ceux qui ne se contenteront pas de trois cents titres, je conseille tout simplement d'avoir quelques euros en poche et de flâner un peu plus haut avant de descendre à la plage. Tous les bouquinistes n'ont pas encore, sur les quais, sacrifié leur fonds aux gravures ou aux babioles pour touristes, comme celui-ci, devant lequel je passais l'autre jour.



jeudi 19 juillet 2012

Du sexe pour pimenter les classiques? Drôle d'idée...

Il fut un temps où l'érotisme et la pornographie, en littérature, étaient tout simplement... de la littérature. Bonne ou mauvaise, selon le talent de l'auteur. Les voici devenus un argument commercial. Comment peut-on tomber si bas?
Le succès anglo-saxon de Fifty Shades of Grey, par E.L. James qui lui a aimablement donné deux suites (Fifty Shades Darker et Fifty Shades Freed), en a inspiré plus d'un. Bien sûr, nous aurons prochainement une traduction en français de ce best-seller (à la qualité douteuse, d'après ses lecteurs critiques). Ce sera le 17 octobre, chez Lattès - déjà le titre est nul: 50 nuances de Grey, franchement... Et si la cravate de la couverture vous donne envie d'une séance de fouet, prévenez-moi, j'ai l'adresse d'un bon psy.
Donc, dans la série: vous n'échapperez plus au sexe, voici Clandestine Classics - les classiques clandestins, pour ceux qui n'auraient pas compris. Une réécriture non censurée de romans connus. Non censurée? Et dire que nous pensions lire des versions intégrales de Jane Eyre ou d'Orgueil et préjugés... Nous aurait-on menti depuis si longtemps? Pas tout à fait. L'idée (appelons ça une idée) qui préside à la collection est - je l'interprète ainsi - que les auteurs classiques se sont auto-censurés, bridant leur imagination érotique pour ne pas être condamnés par la morale de leur époque.
C'est, d'une part, faire fi des nombreuses condamnations morales, voire pénales, qui ont ponctué l'histoire de la littérature - demandez à Baudelaire, à Flaubert, à Oscar Wilde, et demandez-vous aussi pourquoi tant d'écrivains (je vous renvoie à ce que je disais récemment de Georges Bataille) ont cru nécessaire de prendre un pseudonyme pour publier certains de leurs livres, de peur des représailles. La liste est longue...
C'est, d'autre part, faire semblant d'ignorer qu'un romancier est totalement libre d'aller là où il veut dans la sexualité explicite, implicite, ou dans l'absence de sexualité. Depuis quand serait-on obligé de pimenter un livre par des scènes "osées" (les guillemets s'imposent) pour qu'il acquière de la valeur aux yeux de ses lecteurs?
Ridicule...
Tiens! me voici presque en colère!
Il n'y a pas de quoi? Attendez un peu. Marie Sexton (un mari, une fille, deux chats et un chien, cela devait forcément lui donner de l'inspiration) a revu et corrigé Vingt mille lieues sous les mers, qui manquait certainement de piquant. Pauvre Jules Verne! Pourquoi n'a-t-il pas imaginé la passion qui lie désormais Pierre Aronnax et Ned Land? Le Nautilus comme club de partouzes, avouez que vous n'y auriez pas pensé! Moi non plus, et je m'abstiendrai d'y penser davantage...

mercredi 18 juillet 2012

Encore un prix (mérité) pour Rithy Panh

Le bandeau publicitaire de L'élimination était déjà encombré par la liste des prix reçus par ce livre, prix Aujourd’hui, prix essai France Télévisions, grand prix SGDL de l’essai, prix Joseph Kessel – et il faut maintenant y ajouter le prix du Livre et droits de l'homme, qui sera officiellement remis à Rithy Panh le 14 septembre, à l'occasion du Livre sur la Place à Nancy. Aucune de ces récompenses n’est galvaudée. Toutes conviennent à un ouvrage qui informe, questionne et prend aux tripes.
Rithy Panh est surtout cinéaste. L’élimination est malgré tout son troisième livre, après La machine khmère rouge et Le papier ne peut pas envelopper la braise, écrits aussi en collaboration (cette fois avec Christophe Bataille). Comme dans la plupart de ses films, il interroge la mémoire du génocide cambodgien, par lequel son pays a été douloureusement frappé. Dans ce cas précis, il interroge un acteur direct des tortures et des assassinats : Duch, qui dirigeait le camp S21. « 12.380 personnes au moins furent torturées dans ce lieu. Les suppliciés qui avaient avoué étaient exécutés dans le « champ de la mort » de Chœung Ek, à quinze kilomètres au sud-est de Phnom Penh – également sous la responsabilité de Duch. A S21, nul n’échappe à la torture. Nul n’échappe à la mort. »
Ces quelques lignes, extraites de la première page, donnent la mesure du personnage, condamné à la prison à perpétuité en février dernier, alors que L’élimination venait de paraître.
Rithy Panh, rencontré à Saint-Malo, fait la différence entre le film qu’il a réalisé sur Dutch et ce livre, où il écrit : « je ne cherche pas la vérité mais la parole. Je veux que Duch parle et s’explique – surtout lui ; qu’il dise sa vérité ; son parcours ; ce qu’il a été, ce qu’il a voulu ou pensé être, puisque, après tout, il a vécu, il vit, il a été un homme, et même un enfant. » Mais où il n’est pas seulement question de Duch.

Ce livre explique comment cette histoire me ramène à ma propre histoire, et s’interroge sur la manière de gérer la réflexion sur le génocide.

Pourquoi un livre au lieu d’un film ?

Chaque support a sa propre efficacité. Il y a des choses que l’image peut faire mieux que les mots. Mais quand vous lisez des témoignages écrits, comme par exemple ceux de Robert Antelme, ils ont une force différente. J’aime lire, en particulier de la poésie.

Le génocide cambodgien vous hante. Mais il n’est pas votre seule source d’inspiration…

Je pense qu’il est temps de faire autre chose que de parler toujours du Cambodge. La meilleure preuve qu’on a gagné contre les criminels, c’est que nous arrivons à créer. J’ai d’ailleurs souvent alterné le documentaire et la fiction et je tiens à être surtout un cinéaste, bien davantage qu’un témoin.

Duch vous fascine-t-il ?

C’est un personnage humain, pervers, complexe, une combinaison entre un tueur et l’organisateur de la tuerie. Il sait ce qu’est la morale, l’éthique, et c’est très perturbant. Cette rencontre m’a déstabilisé, j’avais besoin de revenir sur notre confrontation, autant que sur mon histoire personnelle.

Christophe Bataille a travaillé avec vous pour écrire L’élimination. Pourquoi ?

J’aurais été incapable d’écrire cela tout seul, je me serais flingué après trente pages. J’avais besoin de quelqu’un qui me soutienne littérairement, artistiquement, mais aussi humainement. Comme dans une mise en scène, où vous êtes en dialogue constant à propos, par exemple, de l’éclairage. Cela a été, pendant un an et demi, une aventure littéraire et amicale, au cours de laquelle nous étions sans cesse en contact, et où Christophe Bataille m’a parfois proposé cent versions différentes de la même page.

Vous dites dans le livre que vous cherchez à fournir tous les détails, de manière à ce que le génocide ne soit jamais un détail. Vous êtes aussi à l’origine du centre Bophana, qui recueille les témoignages à propos de ces événements. Cela vous semble-t-il si important ?

Il y a vingt-cinq ans, quand je présentais mes films, il n’y avait pas un Cambodgien dans la salle. Maintenant, j’y vois des jeunes qui n’ont jamais connu les Khmers rouges et qui cherchent leur histoire. Je ne reproche rien à ceux qui ne veulent pas parler mais j’essaie d’apporter des parcelles de réponses qui serviront à éclairer le passé.

Quelle sera la prochaine étape ?

Je ne sais pas ce que ça va donner, mais je travaille à disséquer un cours idéologique des Khmers rouges, pour comprendre comment les mots sont utilisés, un peu comme Victor Klemperer a étudié la langue du IIIe Reich.

mardi 17 juillet 2012

Une première sélection restreinte dans les romans de la rentrée

Les livres ne sont pas encore sortis - il s'en faut d'un bon mois. Certains font déjà parler d'eux. Ceux qui ont été choisis par différents magazines pour faire passer l'été aux lecteurs impatients. Ceux autour desquels circulent des rumeurs favorables - j'en ai déjà évoqués quelques-uns. Et, depuis hier, ceux de la première sélection officielle au prix littéraire qui ouvrira la saison, le 28 août. Les jurés sont nombreux, libraires et lecteurs, pour le prix du roman FNAC qui en sera, sauf erreur, à sa onzième édition, et qui a déjà couronné des livres plus qu'intéressants.
Ils ne sont déjà plus que quatre titres à pouvoir espérer cette récompense (sur 646 romans de la rentrée, chiffre de Livres Hebdo). J'en ai lu un, dont je vous parlais rapidement en juin. Restent les trois autres...
Dans l'ordre alphabétique des auteurs, voici les premières lignes de chacun de ces livres - sauf pour le deuxième, que je n'ai pas sous la main.

Patrick Deville. Peste & Choléra (Seuil)
La vieille main tavelée au pouce fendu écarte un voilage de pongé. Après la nuit d'insomnie, le vermeil de l'aube, la glorieuse cymbale. La chambre d'hôtel blanc neige et or pâle. Au loin la lumière à croisillons de la grande tour en fer derrière un peu de brume. En bas les arbres très verts du square Boucicaut. La ville est calme dans le printemps guerrier. Envahie par les réfugiés. Tous ceux-là qui pensaient que leur vie était de ne pas bouger. La vieille main lâche la crémone et saisit la poignée de la valise. Six étages plus bas, Yersin franchit le tambour de bois verni et de cuivre jaune. Un voiturier en habit referme sur lui la porte du taxi. Yersin ne fuit pas. Il n'a jamais fui. Ce vol, il l'a réservé des mois plus tôt dans une agence de Saigon.
Yannick Grannec. La déesse des petites victoires (Anne Carrière)
[Présentation de l'éditeur.]
Université de Princeton, 1980. Anna Roth, jeune documentaliste sans ambition, se voit confier la tâche de récupérer les archives de Kurt Gödel, le plus fascinant et hermétique mathématicien du XXe siècle. Sa mission consiste à apprivoiser la veuve du grand homme, une mégère notoire qui semble exercer une vengeance tardive contre l’establishment en refusant de céder les documents d’une incommensurable valeur scientifique. Dès la première rencontre, Adèle voit clair dans le jeu d’Anna. Contre toute attente, elle ne la rejette pas mais impose ses règles. La vieille femme sait qu’elle va bientôt mourir, et il lui reste une histoire à raconter, une histoire que personne n’a jamais voulu entendre. De la Vienne flamboyante des années 1930 au Princeton de l’après-guerre; de l’Anschluss au maccarthysme; de la fin de l’idéal positiviste à l’avènement de l’arme nucléaire, Anna découvre l’épopée d’un génie qui ne savait pas vivre et d’une femme qui ne savait qu’aimer.
Linda Lê. Lame de fond (Bourgois)
Je n’ai jamais été bavard de mon vivant. Maintenant que je suis dans un cercueil, j’ai toute latitude de soliloquer. Depuis que le couvercle s’est refermé sur moi, je n’ai qu’une envie: me justifier, définir mon rôle dans les événements survenus, donner quelques clés pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce qui n’est qu’un fait divers. Je n’ai pas un penchant au regret, mais il me faut faire mon examen de conscience, si inutile qu’il soit désormais. Le souvenir que je laisse est celui d’un partisan des solutions hybrides, habitué à ajourner, soucieux de n’exaspérer personne, de ne pas empirer les choses en manquant de diplomatie. Je ne suis pas un de ces vieux hiboux formalistes, ni un de ces faiseurs d’embarras toujours persuadés d’être supérieurs à tout le monde.
Tierno Monénembo. Le terroriste noir (Seuil)
Vous a-t-on dit qu’avant son arrivée à Romaincourt, personne n’avait jamais vu de nègre, à part le colonel qui savait tout du cœur de l’Afrique et du ventre de l’Orient? Non, vraiment? Vous avez tout de même entendu parler du bastringue que cela faisait en ces années-là à cause des Boches, des Ritals, des Bolcheviques, des Ingliches, des Yankees, et de tas d’autres gens qui, tous, en voulaient à la France, et avaient décidé, allez savoir pourquoi, de mettre l’univers sens dessus dessous rien que pour l’emmerder? Le fatras, Monsieur, le grand caillon, comme cela se dit chez nous! Des morceaux de Lorraine en Prusse, la Lettonie accolée au Siam, des éclats de Tchécoslovaquie partout, des Kanaks sur la banquise, des Lapons près de l’Équateur, et lui, ici, dans ce trou perdu des Vosges, dont il n’entendit prononcer le nom que plusieurs mois après qu’on l’eut découvert gisant, à demi-mort, à l’orée du bois de Chenois.

P.S. Il y a plus de quatre titres dans la sélection, comme je m'en suis rendu compte tardivement. Ceux-ci ont été sélectionnés à la fois par les libraires et les lecteurs de la FNAC. La liste complète compte trente ouvrages, que voici:

  • Olivier Adam. Les lisières (Flammarion)
  • Metin Arditi. Prince d’orchestre (Actes Sud)
  • Sebastian Barry. Du côté de Canaan (Joëlle Losfeld)
  • Pierre Chazal. Marcus (Alma)
  • Antoine Choplin. La nuit tombée (La fosse aux ours)
  • Patrick Deville. Peste & Choléra (Seuil)
  • Nicolas d’Estienne d’Orves. Les fidélités successives (Albin Michel)
  • Jérôme Ferrari. Le Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud)
  • Margaux Fragoso. Tigre, tigre (Flammarion)
  • Robert Goolrick. Arrive un vagabond (Anne Carrière)
  • Lancelot Hamelin. Le couvre-feu d’octobre (L’Arpenteur – Gallimard)
  • Yannick Grannec. La Déesse des petites victoires (Anne Carrière)
  • Serge Joncour. L’amour sans le faire (Flammarion)
  • Linda Lê. Lame de fond (Bourgois)
  • Bruno Le Maire. Musique absolue (Gallimard)
  • Amin Maalouf. Les désorientés (Grasset)
  • Catherine Mavrikakis. Les derniers jours de Smokey Nelson (Sabine Wespieser)
  • Tierno Monenembo. Le terroriste noir (Seuil)
  • Toni Morrison. Home (Bourgois)
  • Melinda Nadj Abonji. Pigeon, vole (Métailié)
  • Audur Ava Olafsdottir. L’Embellie (Zulma)
  • Julie Otsuka. Certaines n’ont jamais vu la mer (Phébus)
  • Ron Rash. Le monde à l’endroit (Seuil)
  • Chloé Schmitt. Les affreux (Albin Michel)
  • Colombe Schneck. La réparation (Grasset)
  • Emily St. John Mandel. Dernière nuit à Montréal (Rivages)
  • Eric Valmir. Magari (Robert Laffont)
  • Thomas Vinau. Ici ça va (Alma)
  • Ferdinand von Schirach. Coupables (Gallimard)
  • Jespyn Ward. Bois sauvage (Belfond)

vendredi 13 juillet 2012

La rentrée chez Gallimard, Tahar Ben Jelloun et les autres

Souvenez-vous de l'an dernier, quand Gallimard fêtait son centenaire et cumulait les récompenses, en commençant par le Goncourt. La rentrée 2012 sera-t-elle aussi faste? Je n'ai pas eu de chance. J'ai commencé par lire le roman de Tahar Ben Jelloun, Le bonheur conjugal, et c'est une énorme déception. Bien sûr, personne ne compte sur un académicien Goncourt pour recevoir un prix de plus, surtout quand son palmarès est aussi riche que le sien. Quand même, ce n'est pas une raison pour donner un livre bâclé - ou qui donne l'impression de l'être -, dans lequel les deux partenaires d'un couple mal assorti passent leur temps à exprimer leurs différends. Plus court, Le bonheur conjugal aurait peut-être été digeste. Au lieu de quoi, ses 360 pages me sont restées sur l'estomac.
Il faudra espérer que le bonheur viendra d'autres titres. Un premier roman, comme l'an dernier? Aurélien Bellanger semble prêt à prendre la relève d'Alexis Jenni. La théorie de l'information (un titre aussi peu romanesque, à première vue, que L'art français de la guerre) débarquera en librairie, le 22 août, précédé d'une rumeur favorable entretenue notamment par Les Inrockuptibles. J'attends de voir, avec espoir.
Ou alors, ce pourrait être l'année de Philippe Djian, dont il me semble qu'il n'avait plus publié depuis longtemps à cette période de l'année, et qui arrive, une semaine plus tard, pour le titre le plus bref de la saison: "Oh...", dans lequel il y a plus de signes de ponctuation que de lettres. En voici le premier paragraphe, on verra plus tard si la suite nous comble:
Je me suis sans doute éraflé la joue. Elle me brûle. Ma mâchoire me fait mal. J'ai renversé un vase en tombant, je me souviens l'avoir entendu exploser sur le sol et je me demande si je ne me suis pas blessée avec un morceau de verre, je ne sais pas. Le soleil brille encore dehors. Il fait bon. Je reprends doucement mon souffle. Je sens que je vais avoir une terrible migraine, dans quelques minutes.
On parle aussi beaucoup de Florian Zeller (La jouissance), mais c'est peut-être surtout parce qu'il vient de changer d'éditeur - avec la coïncidence supplémentaire du rachat de Flammarion, où il avait publié ses précédents romans, par Gallimard.
En fait, c'est sur l'office du 6 septembre que je place mes plus grandes espérances. Il y aura là les nouveaux romans de Fabienne Jacob (L'averse), très remarquée pour ses précédents, d'Alain Blottière (Rêveurs), à qui ses lecteurs sont fidèles pour de bonnes raisons littéraires, et surtout de Pierre Jourde (Le maréchal absolu), pour rappeler que l'auteur de La littérature sans estomac n'est pas seulement un commentateur sévère des écrivains contemporains mais qu'il est aussi un amoureux d'une langue pratiquée avec enthousiasme et appétit. De l'estomac, il en faudra pour les 740 pages d'un livre qui commence en fanfare:
Allons, parle, Manfred-Célestin, vieille pacotille, dis quelque chose, n'importe quoi, tu es plus disert d'habitude. Qu'est-ce qui t'arrive? Ah ça, pourtant, d'habitude, on peut dire que tu m'en racontes! Tu la trembles sans t'arrêter, ta plainte sempiternelle. Robinet à bout de course, mais qui s'obstine à crachoter jour et nuit son filet brunâtre, au prix de force convulsions. Tu es mon secrétaire particulier, à ce qu'il paraît. Ça, pour ce qui est de sécréter, tu sécrètes. Tu sécrètes particulièrement. C'est même ta principale activité dans l'existence.
J'en oublie, à coup sûr. Je n'oublie cependant pas de noter que Gallimard est moins frileux que nombre de ses confrères sur le terrain des premiers romans. Alors qu'il en paraît moins que l'an dernier dans cette rentrée, à Aurélien Bellanger se joignent, sous la traditionnelle couverture blanche filetée de rouge, Clélia Anfray (Le coursier de Valenciennes) et Maria Pourchet (Avancer). Et un encore chez Verticales, une maison appartenant à Gallimard: Branta bernicla, de Pascal Guillet. Et un autre à L'Arpenteur: Le couvre-feu d'octobre, de Lancelot Hamelin.
Il y aura aussi un nouveau roman de Joy Sorman (Comme une bête) et, à L'Arbalète, le deuxième roman de Gaëlle Bantegnie (Voyage à Bayonne). Puisque j'avais beaucoup aimé son premier (France 80), je lirai celui-ci avec un a priori favorable.