dimanche 30 septembre 2012

Le prix Sade à Christine Angot, tant pis...

Le jury du prix Sade a été unanime pour couronner Une semaine de vacances, de Christine Angot, chef-d’œuvre de la rentrée littéraire selon Libération qui a consacré plusieurs pages à ce roman sans réussir à me donner envie de le lire. Mais, à présent qu'Emmanuel Pierrat, président du jury, a annoncé le résultat des délibérations, je me suis acquitté de mon devoir, je l'ai lu. Et je me suis profondément ennuyé. Cela me semble être, plutôt que le chef-d’œuvre, le navet de la rentrée.
Je n'ai rien contre le sujet, et je ne vais pas chercher à savoir s'il reste du jambon, si la vaseline est efficace en certaines circonstances ou si la morale est sauve. Vous savez, de toute manière, de quoi ça parle, à moins de vivre sur une île déserte, coupé de toute communication avec la scène littéraire parisienne.
Non, le plus insupportable dans Une semaine de vacances, c'est l'écriture. Froide, clinique, plus plate qu'un rapport d'autopsie. Christine Angot se cherche un style, déroule de longues phrases, accumule les détails, brise la ligne chronologique, se rappelle tout à coup quelque chose qu'elle doit écrire à l'instant. Elle ne parvient qu'à une prose guindée dans laquelle il est question de translater un corps, à des fins d'épanouissement dont seuls les pleurs du jeune personnage féminin nous font comprendre qu'il n'est pas réparti équitablement entre les partenaires.
Je viens donc de perdre une bonne heure avec Christine Angot, alors que Patrick Modiano et Philip Roth m'attendent. Je ne vais pas les faire patienter plus longtemps.

samedi 29 septembre 2012

Les prix littéraires 2012, après le premier tour

Tous les jurys ont effectué leur premier tour de table, il en est sorti des sélections très ouvertes: 65 romans (en prenant l'étiquette au sens large) français apparaissent dans 9 listes. Soit, dans l'ordre chronologique de leur attribution, le Grand prix du roman de l'Académie française (le 25 octobre), le Femina (5 novembre), le Médicis (6 novembre), le Goncourt et le Renaudot (7 novembre), le Décembre et le Flore (8 novembre), le Wepler/Fondation La Poste (12 novembre) et l'Interallié (14 novembre). Je n'ai pas retenu, dans les calculs qui vont suivre, le prix Jean Giono (le 16 octobre), pas vraiment inscrit dans le grand jeu des principaux prix littéraires, même s'il est richement doté, ni le Goncourt des Lycéens (15 novembre), parce que sa sélection est, sauf pour Mathias Enard qui l'a déjà reçu, la même que celle du Goncourt.
Dans les neuf listes que je prends en compte, plusieurs romans sont nommés plusieurs fois. Les lois de la statistique ne s'appliquant pas au fonctionnement des jurys littéraires, il n'est pas certain qu'ils seront parmi les lauréats. Mais leurs chances sont évidemment plus grandes d'en faire partie. Voici ceux qui recueillent trois nominations ou plus.

5 nominations
  • Patrick Deville, Peste & choléra (Seuil). Un livre qui fait à peu près l'unanimité, et je veux bien lui donner ma voix aussi, comme je crois l'avoir déjà fait comprendre chaque fois que je l'ai évoqué.
4 nominations
  • Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert (de Fallois/L'Age d'homme). La grande surprise d'un gros roman, le deuxième de son auteur (il est jeune, il est suisse), autour duquel enfle une rumeur de plus en plus favorable.
  • Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud). Avec Patrick Deville, et à peu près à égalité, le favori du Goncourt, et probablement le meilleur livre de son auteur aux qualités largement mises en évidence par la presse.
3 nominations
  • Aurélien Bellanger, La théorie de l'information (Gallimard). Un premier roman dont on déjà avait beaucoup parlé avant sa sortie, un peu moins aujourd'hui, mais qui continue à exciter bien des lecteurs en raison de son sujet.
  • Philippe Djian, "Oh..." (Gallimard). Pour la première fois dans le grand cirque de la rentrée littéraire, l'auteur de 37°2 le matin n'avait peut-être pas besoin de cela pour être remarqué et apprécié.
  • Nicolas d'Estienne d'Orves, Les fidélités successives (Albin Michel). Le feuilleton de la collaboration intellectuelle avec le nazisme. Intelligent, cultivé et doté d'une touche de mystère jusqu'à son extrême fin.
  • Leslie Kaplan, Millefeuille (P.O.L.). Un vieux monsieur très entouré et revenu de tout, qui porte sur les générations suivantes un regard à la fois curieux, amusé et détaché. La consécration pour l'auteure de L'excès-usine?
  • Anne Serre, Petite table, sois mise! (Verdier). "Dans une série de scènes érotiques où la joie le dispute à l’énormité des situations et des propos tenus, Anne Serre se livre à un jeu de débordements qui, loin de déconcerter le lecteur, lui offrent un véritable enchantement." (Présentation de l'éditeur.)

vendredi 28 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée : Avraham B. Yehoshua

Avraham B. Yehoshua est un romancier israélien qui a déjà écrit quelques romans de grande qualité - je pense par exemple au Directeur des ressources humaines. Sa façon d'envisager la société où il vit nous éclaire sur elle, d'autant mieux que nous en sommes éloignés. Car l'actualité a beau revenir sans cesse à son pays, elle ne dit pas en profondeur comment les gens fonctionnent les uns avec les autres, ou les uns contre les autres, y compris dans les aspects d'un conflit qui semble revenir sans cesse dans les articles et les émissions. Une Rétrospective, voilà un bon moment pour envisager les choses avec un peu de recul, quand bien même il faut bien ensuite revenir au présent. J'en avais parlé par téléphone avec le romancier avant la sortie de son livre, et quelques-uns de ces propos (dont voici l'intégralité) sont parus dans Le Soir.
L’idée d’une rétrospective, même si le personnage est cinéaste et pas écrivain, est une belle idée de roman puisque cela permet de jeter un regard rétrospectif sur une vie. Était-ce votre idée au point de départ ?
Oui. Ce n’est pas quelque chose de très personnel, même si ce l’est par certains aspects. Je ne voulais pas écrire un livre sur un écrivain, il y en a des centaines. J’ai pensé que si je voulais analyser les forces, les composantes de la création artistique, il valait mieux le faire à travers le cinéma. Cela me permettait de faire la différence entre le cinéaste et le réalisateur ou le metteur en scène, les comédiens, les photographes, entre lesquels se crée une dynamique, un dialogue.
Vous faites partir un écrivain israélien juif, pas très religieux il est vrai, vers un haut lieu de pèlerinage catholique. Pourquoi ?
Pourquoi pas ? Le catholicisme est une religion que je respecte et qui a fait énormément pour l’art : la peinture, la musique, la sculpture, la littérature aussi. Et même le cinéma. Comme la question des relations entre le judaïsme et l’art me préoccupe, parce qu’il y a une absence de religieux qui soient aussi de grands artistes, je me suis tourné vers le catholicisme pour avoir une idée de la manière dont le judaïsme pourrait être domestiqué, si je puis dire, par l’art.
Dans cette confrontation avec une religion qui n’est pas la sienne, Yaïr Mozes est amené à se confesser. C’est une idée assez curieuse…
Oui, mais il ne fait pas une confession réelle. Il joue avec la confession, il essaie ça… Quand j’entre dans une église, je vois le confessionnal et je me dis toujours que c’était le début de la psychanalyse. (Ma femme est psychanalyste.) Le rituel de la confession, dans lequel on ne voit pas le visage du prêtre, ressemble au rituel de la psychanalyse. Une plus grande liberté de parole est donnée quand il n’y a pas de confrontation directe avec le prêtre – ou le psychanalyste. Mozes pense qu’il ne va avouer que ses péchés professionnels et, finalement, il se retrouve dans une confession beaucoup plus dure avec Trigano, il constate qu’il y a des liens entre les péchés professionnels et les péchés humains.
Ce qui le conduira d’ailleurs à accepter une expiation…
Oui. Il y est préparé par la confession. Mais ce qui se passe dans la dernière partie du roman est une sorte de catharsis. Cette expérience est une leçon pour tous les artistes : si vous voulez faire faire des choses extraordinaires à vos héros, vous devez être prêt à le faire vous-même, dans votre chair. Si vous envoyez Raskolnikov assassiner une vieille dame, Dostoïevski doit être prêt à le faire lui-même, dans son imagination.
Trigano, le scénariste, est un personnage assez curieux. Il est dans l’ombre pendant très longtemps, on devine simplement sa présence derrière la rétrospective. Vouliez-vous qu’il soit ainsi présent discrètement, sans l’être tout à fait ?
Oui. C’est un personnage nouveau pour moi, dans ma galerie de personnages. C’est un intellectuel nord-africain, qui connaît très bien les codes arabes, les codes religieux aussi, et qui veut dire quelque chose non en ce qui concerne sa communauté séfarade orientale, mais à propos de l’identité israélienne. Il donne des avertissements sur la force de la religion, parce qu’il ne croit pas que les milieux laïques, hédonistes, occidentalisés d’Israël connaissent ou comprennent les dangers du fanatisme religieux qui va venir. Dans les années 50 et 60, nous pensions tous que la religion était finie et que nous allions vers un monde laïque, moderne, rationnel. Mais on voit que ce n’est pas le cas en Israël, ni dans le monde arabe, ni aux États-Unis. Même au 21e siècle, la religion a ses exigences et elle peut être menaçante.
Trigano est un personnage assez radical dans ses positions, il émet des avis définitifs et sans nuances. L’avez-vous voulu ainsi ?
Oui, il est fâché, parce qu’il a été humilié par la façon dont Mozes a été solidaire avec la comédienne dont il était amoureux, sans même se donner le temps de la convaincre de jouer la scène qui a été à la base de leur querelle. Il suspecte Mozes d’avoir voulu détruire sa relation amoureuse et sa colère vient peut-être de son caractère oriental, parce qu’il a ressenti cela comme une humiliation de sa virilité. Et Mozes a beaucoup de peine à obtenir une réconciliation. Des lecteurs israéliens ashkénazes ont trouvé que Mozes allait trop loin dans ses efforts de réconciliation avec Trigano. Je ne pense pas. Au contraire : Mozes vient avec toute son expérience de metteur en scène et Trigano a été un peu rejeté à la marge, et c’est à Mozes d’accomplir des efforts pour faire la paix.
Parmi les quatre personnages principaux à avoir participé aux fils de Mozes, il en est deux qui sont surtout des témoins. L’un n’est plus là, c’est Tolédano, le directeur de la photographie, l’autre est là, c’est Ruth, l’actrice. Leur rôle est-il de témoigner de tout ce qui s’est passé ?
Oui. Tolédano était aussi amoureux de Ruth et vient du même milieu. C’est Trigano qui a amené ses camarades venus d’un village d’immigrés nord-africains et qui a sur Ruth un pouvoir presque dictatorial. Ils viennent tous les trois d’un milieu différent de celui de Mozes : un quartier de Jérusalem où vivent des hauts fonctionnaires, un peu le genre de quartier où j’ai habité avec mon père qui était haut fonctionnaire, un Israélien de l’intérieur par rapport aux autres qui viennent de la marge. Je crois que la collaboration entre le centre et la marge est très productive. Le roman indique qu’il faut renouer cette collaboration. En Israël, aujourd’hui, nous construisons de petites enclaves dans la société : l’enclave religieuse extrémiste, l’enclave des colons dans les territoires, l’enclave des Russes, celle des Arabes, des Juifs orientaux, des Juifs de Tel-Aviv qui sont ultra-modernes… Il y a toutes ces enclaves et il faut maintenant des gens capables de passer de l’une à l’autre, construire des dialogues entre elles. Sinon, dans une société relativement petite, six ou sept millions d’habitants, cette parcellisation est très dangereuse. On perd la solidarité, qui était l’élément le plus précieux, le plus important dans l’identité israélienne.
On comprend, petit à petit, que la rétrospective est un complot. Est-ce aussi votre avis ?
Oui, de la part de Trigano et des organisateurs, pour forcer Mozes à regarder ses premiers films et essayer de le faire revenir vers l’élan initial de sa création qu’il a abandonné pour un réalisme un peu plat et ordinaire.
Et ce complot fonctionne…
Oui, les comploteurs ont gagné… Compostelle est un lieu de pèlerinage et le pèlerinage change l’homme. Pourquoi faire un pèlerinage si ce n’est pas pour changer ?

Voix de la nuit : Patrick Deville

Trop fatigué pour travailler vraiment, trop éveillé pour dormir. La radio m'accompagne, qui donne l'impression de pouvoir continuer à faire autre chose en même temps.
Rien de moins vrai, bien entendu. Écouter la radio est une occupation pleine si le sujet de l'émission vous intéresse. Et je n'ai pas choisi celle-ci au hasard. Clara et les chics livres, c'était samedi dernier sur France Inter et Patrick Deville était l'invité de Clara Dupont Monod, qui a un joli sourire sur la photo. On peut réécouter ça jusqu'au 18 juin 2015, on aurait donc tort de s'en priver - ou de se presser, d'ailleurs.
Je vous parle de Peste & choléra, le nouveau roman de Patrick Deville, depuis le mois de juin. Je ne sais pas combien de fois je l'ai évoqué ici. Je ne sais pas combien de fois je l'évoquerai encore, car la rentrée se passe bien, très bien même pour cet ouvrage que j'adore. Donc, pas aujourd'hui.
En revanche, j'aimerais dire un mot de cette émission qui n'est pas sans intérêt mais qui m'énerve quand même un peu. Elle souffre de cette tendance à la distraction qui contamine les médias avec une sorte de fureur telle que la ligne de force de l'émission est noyée dans une multitude de petites chroniques qui n'ont rien à voir. De temps en temps, Patrick Deville sort la tête de l'eau, entre un coup de téléphone à Titeuf et une chanson de M. Et tout cela est très bien, en même temps que très insatisfaisant, puisque j'avais choisi d'écouter pour Patrick Deville. J'aurais mieux fait, probablement, d'aller vers France Culture où Alain Veinstein interrogeait lui aussi l'écrivain dans Du jour au lendemain, le 14 septembre. Ce sera peut-être pour une autre fois.
Du moins la radio parle-t-elle volontiers de livres, et même parfois de littérature. Ce qui, vous en conviendrez avec moi, n'est pas exactement la même chose. Un excellent article de TéléObs a, cette semaine, bien marqué la différence. Il s'agissait, il est vrai, de télévision: Émissions littéraires: cherchez l'erreur. Et, de toute manière, si j'étais occupé à regarder la télé au lieu d'écouter la radio, je serais bien en peine d'essayer de faire autre chose en même temps.
Un de ces jours, quand je serai à nouveau fatigué, il faudrait que j'écoute la série d'émissions consacrées à Henri Bauchau dans A voix nue (début le 1er octobre à 20 heures).

jeudi 27 septembre 2012

La première sélection du Grand prix du roman de l'Académie française

Sept livres, dont un très inattendu - celui de Tobie Nathan -, c'est le régime auquel l'Académie française met la rentrée littéraire en vue de son Grand prix du roman qui sera attribué le 25 octobre. Les six autres se trouvaient déjà dans différentes sélections, dont le premier tour est donc maintenant terminé. (Le deuxième commence dès la semaine prochaine.) Je tenterai de faire le point sur l'ensemble de ces sélections, dès demain matin. Et puis, on aura l'occasion d'en reparler.
Voici donc la sélection:
  • Gwenaëlle Aubry, Partages (Mercure de France)
  • Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert (de Fallois)
  • Mathias Enard, Rue des voleurs (Actes Sud)
  • Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Roma (Actes Sud)
  • Luc Lang, Mother (Stock)
  • Tobie Nathan, Ethno-roman (Grasset)
  • Patrick Roegiers, Le bonheur des Belges (Grasset)

Le prix Roger Nimier à Jean-Luc Coatalem

Je pensais parler de Roger Nimier demain, pour le cinquantième anniversaire de sa mort. Je m'y étais remis un peu, parce qu'il y avait longtemps que je ne m'étais plus frotté à cette écriture aiguë. Et puis, j'apprends à l'instant que le prix qui porte son nom ira, demain aussi, à un livre que j'ai beaucoup aimé quand il est paru au début de l'année, Le gouverneur d'Antipodia, de Jean-Luc Coatalem. Alors, voici, tout de suite.
Où situer Antipodia ? « Nulle part ou autre part », répondrait Albert Paulmier de Franville, gouverneur de l’île. Une île ? « Un rocher parmi les vagues. Un cratère effondré. » Supposons, pour les lecteurs soucieux de géographie, que nous sommes, comme l’explique le gouverneur, à l’est de l’archipel Crozet, sur une île découverte en 1772 par Marc-Joseph Marion-Dufresne et située approximativement sur la même longitude que les Kerguelen. C’est-à-dire assez loin vers le sud pour « bénéficier » d’un climat assez rude, de vents violents et d’une mer souvent grosse.
Pour plus de détails, imaginaires ou non, demandez à Jean-Luc Coatalem, grand voyageur et écrivain puisant son inspiration un peu partout dans le monde. Il en fournit d’abondance, histoire de rendre le lieu crédible.
Le gouverneur exerce son pouvoir sur un territoire ridicule. S’il est arrivé là, ce n’est bien entendu pas pour récompenser de bons et loyaux services mais plutôt pour l’éloigner du scandale provoqué par ses égarements. La population de l’île est exclusivement composée du « personnel technique » : le seul Jodic, en poste depuis presque quatre ans. Il est un peu le Vendredi du Robinson que représente le gouverneur. Aux deux hommes, il faut ajouter la faune marine, les oiseaux et les chèvres. Très importantes, les chèvres : leur troupeau, stratégique, est destiné à nourrir les éventuels rescapés d’un naufrage. On les compte et les recompte avec un grand sérieux approximatif. Car elles bougent et Jodic est devenu chasseur – à l’arc, pour rester silencieux.
La plupart du temps, les deux habitants d’Antipodia s’ennuient ferme. Jodic s’évade grâce à une herbe dont il a découvert les vertus hallucinogènes. Le gouverneur fait mine d’être celui dont tout dépend. Sa devise pourrait être cette phrase de Jean Cocteau : « Puisque ces choses nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » Jusqu’au moment où même l’imitation du pouvoir dépasse son énergie en voie d’extinction. La solitude, même à deux, déborde les digues qui maintenaient encore Jodic et le gouverneur dans l’apparence de la civilisation – dont ils sont, à leur pauvre manière, les représentants. Mais ils n’ont pas de témoins pour leur donner l’impression que cela sert à quelque chose.
Aussi, quand Moïse, le bien nommé puisqu’il est sauvé des eaux, débarque sur la terre d’Antipodia, il n’est pour ses résidants qu’un intrus, et non un être humain à sauver. Les personnages principaux sont bousculés, plus que par les événements, par l’absence d’événements, usés par celle-ci et devenus incapable de réagir encore selon les règles qu’ils devraient respecter et faire respecter.
Jean-Luc Coatelem a réussi une saisissante réécriture d’un Robinson Crusoé influencé par la littérature contemporaine.

Les entretiens de la rentrée : Gérard Mordillat

Gérard Mordillat déploie généralement une belle énergie dans ses romans. C'est encore le cas dans Ce que savait Jennie, son dernier livre paru. Pas besoin d'avoir chaque fois la dimension d'un gros pavé pour dire sa colère contre toutes les injustices. Car la fibre sociale de Gérard Mordillat est toujours aussi vive, son personnage principal le prouve. L'écrivain aussi, dans les réponses qu'il me faisait il y a quelques jours lors d'un entretien téléphonique dont une partie est parue dans Le Soir.
Vous faites, dans le titre – Ce que savait Jennie –, un clin d’œil à Henry James. Pourquoi ?
Parce que, d’une part, je suis un lecteur de James, et que j’aimais particulièrement dans Maisie l’idée de cette petite fille qui est ballottée par le texte, qui fait preuve d’une lucidité très supérieure à celle qu’on accorde d’ordinaire à une fillette de cet âge. Et, pour moi, Jennie, c’était quelqu’un qui, de la même manière, à travers les événements de sa vie, fait preuve d’une lucidité, d’un courage, d’une détermination très supérieure à ce que l’on imagine être la capacité à se déterminer d’une enfant de treize ans, puis d’une jeune fille. C’était ce rapprochement-là qui me plaisait. Et puis aussi l’idée que James a écrit un texte que j’admire beaucoup, L’image dans le tapis, où il enjoint à la critique de chercher à l’intérieur d’un livre ce qu’est le livre lui-même. Je trouvais qu’il y avait là aussi une image cachée, et tout cela me rattachait à James. Et ce qui me plaisait enfin, si je puis dire, c’est, dans le personnage de Jennie, cette espèce de chat sauvage qui, par certains côtés, est quelqu’un d’extrêmement violent, brutal, capable d’actions extrêmement vives et violentes, et, d’un autre côté, un personnage qui, aussi paradoxal que ça puisse paraître, est une lectrice de James, une très bonne lecture de James, une si belle lectrice de James qu’elle finit par réécrire des phrases entières dans le livre, celles qui ne lui conviennent pas, et puis de l’annoter, de le commenter, d’en faire son livre et j’avais envie de dire son œuvre personnelle. Donc, un personnage incroyable : d’un côté ce chat sauvage et de l’autre côté cette érudite que personne ne soupçonne.
Cette violence n’est pas en elle au point de départ. Elle est une réaction à sa souffrance, non ?
Oui, vous avez tout à fait raison. Une lectrice m’a dit une chose qui m’a beaucoup frappée et que j’aime beaucoup, et qui se rapporte à ce que je viens de dire. Elle m’a dit : vous savez, la souffrance est un chat sauvage. Je trouve que c’est très beau et très juste. C’est vrai que la violence de Jenny est le produit de sa situation sociale, familiale et affective. En même temps, elle n’est pas la victime de ces situations, dans la mesure où elle en a une compréhension très aiguë et que cette compréhension fait qu’elle a aussi développé des moyens de défense qui lui permet de ne pas être atteinte par ce que tout autre recevrait comme une agression très violente. Elle est dans une situation très difficile mais elle se défend très bien sur tous les plans.
Au point de départ, quand elle est enfant, elle fuit une société dont elle a compris qu’elle n’était pas faite pour leur bonheur, mais pour les mettre dans des cases qui ne leur conviendront pas. C’est un peu ça ?
C’est ça. C’est même… Essayons d’élargir un peu : le dernier mot du livre est « injuste ». Ce que savait Jennie est profondément un livre contre l’injustice et la première des injustices que Jennie va subir, c’est évidemment à la mort de sa mère, quand elle comprend que, n’ayant pas de famille, n’ayant pas de revenus, n’ayant que seize ans, il n’y a aucune chance pour ses frères, ses sœurs et elle restent ensemble. C’est une injustice extraordinaire. La société fait ce qu’elle peut, elle n’est pas coupable de ne pas arriver à conserver la fratrie. Mais c’est quand même une injustice absolue au regard de l’amour qu’elle leur porte, du dévouement absolu qu’elle a pour eux. Cette première injustice sera le point de départ de son aventure.
Au fond, ce thème n’est pas très différent de celui des grands romans à fresques que vous avez publiés ces dernières années…
Les occasions de manger le pain de la colère sont hélas ! quotidiennes. Et cette injustice qui est une injustice sociale, une injustice économique, qui par exemple condamne des millions d’hommes et de femmes à des situations très précaires et même de plus en plus à la pauvreté, voire à la misère, bien entendu se retrouve aussi bien dans Ce que savait Jennie que dans mes livres précédents. La différence, c’est que Ce que savait Jennie, et c’est pour cela que le livre est moins long, est une aventure individuelle alors que les autres étaient des aventures collectives. Le fait que ce soit une aventure individuelle nous renvoie aussi, de façon métaphorique, à la situation d’isolement qui est de plus en plus la situation des hommes et des femmes qui vivent aujourd’hui.
Dans votre travail d’écrivain, aviez-vous besoin de vous focaliser sur un personnage après des romans plus collectifs ?
Je n’y ai pas du tout pensé dans ces termes-là. Il m’a semblé important qu’il y ait quelque chose de rapide dans l’action et chez les personnages, que cette dynamique soit aussi celle de Jennie. En même temps, je trouvais que Jennie était dans la même situation que Dallas des Vivants et les morts, que Mado Vichy de L’autre part des ténèbres ou que Anne Ketluna dans Rouge dans la brume. Elle est une de celles-là, mais je m’y suis attaché plus particulièrement. Mais je ne me suis pas dit que j’allais faire un livre plus court, j’ai écrit en essayant d’être au plus près des nécessités de l’histoire que je voulais raconter. Le livre, en réalité, est construit comme un opéra. Il y a quatre actes : Mike, Olga, Jennie et Quincy. J’avais ce modèle-là en tête, mais je n’ai pas calculé. A tel point qu’à un moment, par curiosité intellectuelle, j’ai rencontré Madame Sultan qui est la présidente en France des présidents des tribunaux pour enfants, simplement pour vérifier auprès d’elle que mon récit était de l’ordre du vraisemblable. Elle a confirmé que c’était plus que vraisemblable, que l’on était dans un réalisme absolu. J’aurais pu développer très largement, par exemple, ce que Jennie fait en foyer. Je ne l’ai pas fait. Encore une fois, la rapidité de l’action me paraissait directrice, un moteur de l’histoire. Il fallait donc que j’écrive sur cette distance-là. Surtout, une chose anecdotique m’a fait plaisir : le livre imprimé fait 222 pages, or j’ai grandi toute mon enfance au 222, rue des Pyrénées. Trois 2, comme trois canards, qui m’ont toujours paru un signe favorable…
Vous êtes aussi cinéaste, et cela se sent dans le roman. Pensez-vous images quand vous écrivez ?
Oui, je pense images mais je ne pense pas cinéma. Ayant le privilège de faire des films et d’écrire des livres, j’essaie de faire que mes livres n’aient de réalité que littéraire et que mes films ne puissent exister que par le cinéma. Quand j’ai adapté certains de mes livres, je l’ai toujours fait dans l’idée de faire une sorte de relecture critique de ce que j’avais écrit. Arte va diffuser Les cinq parties du monde (1) que j’ai réalisé d’après un livre que j’ai écrit. C’est très, très différent du livre. Ca vient du livre mais c’est très différent dans son traitement. Avoir l’occasion de tourner quelque chose à partir d’un livre est toujours pour moi l’occasion d’une relecture critique. J’ai tourné Vive la Sociale ! en repentir du roman que j’avais publié. Quand le livre a été publié, je le dis en toute modestie, il a eu du succès. En même temps, personnellement, je trouvais que j’étais passé à côté. Donc, j’ai pensé le réécrire par d’autres voies, par la voie cinématographique. Et quand le film est sorti, là aussi avec du succès, avec le prix Jean Vigo et des critiques très élogieuses, je me suis dit que ce n’était toujours pas ça. Quand on m’a proposé de rééditer en poche Vive la Sociale !, je l’ai entièrement réécrit. Il y a dix ans, il y a eu une nouvelle édition que j’ai à nouveau considérablement modifiée et, là, j’ai rendez-vous jeudi [le 6 septembre] au Seuil parce que je crois que je vais en faire encore une nouvelle édition… Tout simplement pour dire que, quand j’écris un livre, je ne pense pas que c’est un succédané de scénario. C’est quelque chose qui a une réalité et le cinéma, s’il doit y avoir cinéma, doit être une réflexion supplémentaire, une réflexion critique sur ce qui a été écrit pour essayer de faire en mieux – et le « mieux » appartient au secret de mes propres réflexions – ce que j’ai déjà fait. Si on prend Jennie, peut-être que l’opportunité me sera donnée de faire un film, je l’ignore et j’ai quand même de grands doutes par rapport à ça, mais si cela était, ce serait pour moi l’occasion de réanalyser, de repenser, de relire ça avec la même distance – je vais vous faire sauter au plafond quand je vais dire ça – que Picasso quand il fait les Ménines de Velazquez. Pour moi, le cinéma et la littérature, je reprends la formule de Mallarmé à propos de la danse et de la poésie, s’éclairent – non, s’allument, c’est encore plus joli, de reflets réciproques. Pour moi, d’une façon ou d’une autre, l’un et l’autre sont toujours de l’écriture.
Je pensais au cinéma pas seulement parce que vous en faites mais aussi parce que la fin du roman fait penser à Bonnie and Clyde. Est-ce volontaire ?
Je n’y avais pas pensé, mais pourquoi pas ? J’aurais dû y penser, mais il aurait fallu développer et prolonger plus que je ne le fais l’histoire de Jennie et de Quincy.
Ce sera pour le film…
Ce sera pour le film, oui. En revanche, il y a une chose à laquelle j’ai pensé, c’est le film de Cimino, Voyage au bout de l’enfer. Parce que, au début du film, on voit une équipe travailler en usine, puis il y a une très longue scène de mariage, de fête, sans que les personnages soient réellement distincts. Et j’avais en tête, en écrivant Jennie, de commencer là aussi en plan très large par une multitude de personnages parmi lesquels Jennie était un parmi d’autres, et puis, petit à petit, scène après scène, de m’approcher d’elle jusqu’au moment où elle ne serait que le personnage du livre. Comme quoi il faut entendre les leçons du cinéma… Mais, pour le film, je penserai à Bonnie and Clyde.

(1) Arte, le vendredi 28 septembre à 22h20.