jeudi 6 septembre 2012

Classiques belges numériques : quelques précisions

Hier, j'ai présenté les cinq premiers titres des Classiques de la littérature belge parus chez Onlit Books. Il restait à compléter cette information en posant quelques questions à l'équipe qui les réalise. Pierre de Mûelenaere, fondateur, directeur et éditeur de cette structure en compagnie de Benoit Dupont, a accepté d'y répondre, et Laureline Levaux s'est jointe à lui pour compléter ses réactions. Quelques extraits de cet entretien réalisé par courriel sont parus ce matin dans Le Soir. Mais toute sa richesse ne pouvait trouver place dans l'édition papier d'un journal où la surface est mesurée. Donnons-lui donc toute son ampleur aujourd'hui.

On parle depuis quelques années d’un passage au numérique de la collection Espace Nord. Et voilà que vous débarquez. Y a-t-il une relation entre les deux entreprises ?
Pierre de Mûelenaere : A priori, je dirais qu’il n’y a pas de lien immédiat entre l’éventuelle numérisation de la collection Espace Nord et le lancement de notre collection « Classiques » de la littérature belge.
La démarche n’est pas différente de celle que nous adoptons avec les auteurs contemporains (à laquelle notre rentrée du mois d’octobre sera consacrée : Nicolas Ancion, Patrick Delperdange, Serge Coosemans, et un excellent recueil de nouvelles intitulé Crescendo issu du Grand Concours de la nouvelle de la FWB 2011-2012).
Le moteur de ONLIT, c’est depuis six ans de créer, avec les moyens et l’expertise web qui sont les nôtres, une place au sein de l’espace numérique pour les auteurs, belges notamment. Nous pensons qu’il est indispensable que ceux-ci puissent exister dans le numérique, qu’ils puissent être rendus disponibles auprès des personnes qui de plus en plus s’intéressent et se tournent vers ces nouveaux supports de lecture.
A un moment, on a pensé qu’il fallait arrêter de toujours gamberger, de discuter. C’est peut-être une question de génération, on sent davantage l’urgence. Une question de structure aussi, on est plus « petits » et ça nous permet d’être plus dynamiques, plus réactifs.
Nous lancer dans l’action donc, le « launch and learn ». On pense nativement numérique, on apprend tous les jours, on peut faire des erreurs – et on en fait – on n’a pas cinquante ans d’expérience en édition, on n’a pas beaucoup de moyens non plus, entretemps on compense nos faiblesses par nos forces : un dynamisme à toutes épreuve et beaucoup de réactivité !
Beaucoup de textes du domaine public sont disponibles gratuitement sur Internet. Vos livres sont certes à petit prix, mais ils sont payants. Pourquoi ?
Lorsque j’ai reçu ma première tablette, il m’a semblé merveilleux de pouvoir télécharger gratuitement certains textes du domaine public. C’est gratuit et ça prend quelques secondes ! Je me retrouve à lire du Jules Verne.
Il faut cependant déchanter : la plupart de ces textes sont souvent de simples « scans »  bourrés d’imperfections. Le résultat, c’est tout de même une grande insécurité pour le lecteur. Tous les textes gratuits ne sont pas dans des états aussi catastrophiques, c’est évident, cependant on comprend le rôle de l’éditeur à leur lecture. L’éditeur apporte un gros travail sur le texte lui-même mais aussi plus symboliquement une caution, un label de qualité.
Donc oui, plusieurs des livres que nous publions ici sont déjà disponibles, gratuitement ou non. Pourquoi les republier chez ONLIT ? D’une part donc nous essayons d’apporter le plus de soin à leur réalisation (texte, couverture, etc.) D’autre part nous pensons qu’il est intéressant de les rassembler dans une collection, possédant une identité. D’en faire la promotion aussi, comme tout éditeur qui se respecte.
Les questions qui se posent lors de l’édition de textes classiques sont nombreuses, complexes, et pour nous toutes neuves ! Il est permis de faire des choix, en réalité il est même indispensable d’en faire, ce qui importe en fin de compte c’est que ces choix soient faits par quelqu’un, qu’ils soient pesés. Nous avons proposé à Laureline Levaux, jeune diplômée en Lettres et aujourd’hui bibliothécaire, de diriger, en étroite collaboration avec nous, cette nouvelle collection. C’est elle qui est chargée du choix et de l’édition des textes. C’est une expérience très intéressante, pour elle comme pour nous. Une expérience où l’on apprend beaucoup, chaque jour.
Quelle est l’ampleur du projet des « Classiques belges » ? Que prévoit le programme de publications dans un proche avenir et à plus long terme ?
Les prochains projets seront deux œuvres critiques de Verhaeren : James Ensor (qu’il soutint en son temps en tant que critique d’art) et Rembrandt, Kermesses, un ex-voto de Georges Eekhoud (Henry Kistemaeckers, 1884), et un recueil d’Albert Giraud, Héros et Pierrots (Fischbacher, 1898). Comme chez nos contemporains, il y a là une grande richesse ainsi qu’une énorme diversité. A terme, il n’y a pas de limites !
Quelques remarques sur les textes de Verhaeren et de Rodenbach.
Dans Les villes hallucinées, votre édition donne comme premier vers du premier poème (« La plaine ») : « La plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges », tandis qu’on trouve, aussi bien dans un volume (Bruxelles, Edmond Deman, 1895) publié l’année de l’édition originale que dans un autre (Paris, Mercure de France, 1920) publié après la mort du poète : « La plaine est morne et ses chaumes et ses granges ». Par ailleurs, ce poème est composé en italiques dans les deux éditions, au contraire de la vôtre.
Dans Bruges-la-Morte, vous ne mentionnez pas le dédicataire (« Hommage à M. Francis Magnard »). En revanche, vous insérez, avant le roman, l’avertissement (présent dans l’édition originale de Flammarion en 1892). Mais sans la note qui précise, après avoir dit qu’il importait de reproduire les décors de Bruges dans le volume : « Similigravures par Ch.-G. Petit et Cie, d’après les clichés des maisons Lévy et Neurdein. » En l’absence des illustrations et de cette note, l’avertissement perd une grande partie de son sens dans votre édition.
D’où la question : quelles sont les éditions de référence utilisées dans votre collection, et pourquoi ne pas en avoir fait mention dans les différents volumes ?
Les textes que le lecteur peut obtenir chez nous sont révisés à plusieurs stades. Ils ont  été façonnés par le travail de notre directrice de collection qui vérifie l’intégrité du texte, ils sont ensuite passés par nos mains pour être relus et harmonisés en termes de charte typographique. Ils sont enfin repris par notre « numérisateur » qui assure un troisième filtre.
Au-delà donc des questions d’édition pointues qui intéresseront les « ultras », le lecteur grand public aura la chance et la joie de pouvoir se procurer à petit prix ces grands livres de notre patrimoine.
Je conçois que les spécialistes pourront trouver çà et là quelques imperfections. Nous travaillons chaque jour à améliorer notre processus d’édition. Je pense cependant qu’en attendant d’avoir les moyens – vous l’aurez compris nous lançons ici un vibrant appel – de faire notre travail (patrimonial) dans les meilleures conditions possibles, de faire par exemple cautionner le travail de notre jeune directrice de collection par des sommités académiques, il était urgent de faire un geste pour que notre patrimoine puisse être simplement « lisible » auprès du grand public dans un livre de qualité au sein d’une collection numérique belge.
A cet égard, notre démarche est essentiellement de produire un texte fidèle à destination du grand public, dans un fichier de qualité, pas de créer une nouvelle édition critique à destination des spécialistes.
Laureline Leveaux : Les éditions de référence sont : Emile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées, Les villes tentaculaires, édition présentée, établie et annotée par Maurice Piron, Paris, Gallimard, 1982
Cette édition diffère en de nombreux points de celles publiées en 1895 (Edmond Deman) et 1904 (Mercure de France). Elle présente des variantes que Verhaeren aurait voulu voir réunies dans une édition définitive de ses œuvres. La guerre et la mort l’en ont empêché. Maurice Piron s’est basé sur les annotations de 1912 apposées par Verhaeren lui-même sur une des épreuves, déjà remaniée, de 1904 conservée à la Bibliothèque Royale de Bruxelles. Fidèle à ce principe philologique, nous avons choisi d’adopter le texte de 1912, qui correspond au dernier état de la pensée créatrice de l’auteur, respectant les souhaits de Verhaeren. Les suppressions et modifications effectuées par Verhaeren servent positivement ses poèmes; il les raccourcit, ils deviennent ainsi plus efficaces et plus rythmés.
Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, préf. Gaston Compère, Bruxelles, Jacques Antoine, 1977.
Nous ne voulions pas nous séparer de l’avertissement qui met en évidence l’importance de la ville de Bruges en tant que personnage. Cependant, pour des raisons de délai de lancement, il nous était impossible d’insérer les illustrations mentionnées. Nous laissons au lecteur le loisir et la liberté de les imaginer. Nous pensons que cela fonctionne aussi bien, tant l’avertissement lui-même est très évocateur et ouvre à l’imaginaire de Bruges.
Par ailleurs, il n’est pas du tout exclu à ce stade que nous proposions ensuite une version illustrée du texte.

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