vendredi 21 septembre 2012

Lydie Salvayre deux fois : BW et JH

Chaque livre de Lydie Salvayre est un bonheur totalement renouvelé, à la manière d'un écrivain qui jamais n'écrit le même livre, tout en insufflant en chacun d'eux l'énergie qui l'anime. Alors, deux fois, pour des rééditions simultanées au format de poche, c'est forcément un double bonheur...

Un texte consacré à un éditeur parisien doit forcément être complaisant, peut-on penser. Surtout quand il est écrit par sa compagne. Sinon que celle-ci est bien incapable de complaisance, comme on le sait si on a fréquenté sa prose. Même l’affection ne lui enlève pas son regard critique. Et BW, au titre en forme d’initiales, est plein d’une tendre ironie servie par une Lydie Salvayre en grande forme.
Une fois n’est pas coutume, le texte de quatrième de couverture, signé par l’écrivaine dans l'édition originale, est éclairant. On y lit notamment : « Tous deux nous nous sentons poussés comme jamais par une nécessité impérieuse. Pour lui, celle de dire ou de sombrer. Pour moi, celle d’écrire ces mots-là, et aucun autre. »
Un drame a provoqué cette nécessité : BW a perdu la vue alors qu’il était éditeur et que la littérature, dont il parle avec un merveilleux emportement, lui est indispensable. Pour que les choses soient dites, nommons-le : Bernard Wallet a fondé les Éditions Verticales. Et le reste est à découvrir ici, une vie faite de renoncements soudains, d’enthousiasmes et de colères excessives, d’amitiés. Il a beaucoup voyagé. « Je pars » sont les premiers mots de l’ouvrage. Des époques successives de son passé, il semble pourtant n’avoir rien oublié. Tout revient avec une sorte de rage tempérée par l’humour de celle qui l’écoute le jour et l’écrit la nuit.
L’homme valait bien un livre. Même ses contradictions sont passionnantes. Ou bien est-ce parce qu’elles nous sont présentées ainsi ? Par exemple : « son désir de réussir (dans quelque domaine que ce soit) est absolument inséparable de son dédain de réussir (de quelque manière que ce soit). » D’où son abandon de l’athlétisme alors qu’il aurait dû courir sur 800 mètres aux Jeux olympiques de Mexico. En 1968, il est vrai, bien que BW soit peu loquace sur le mois de mai. « A croire qu’il ne l’inspire pas. Il raconte juste qu’il a défilé, en queue de cortège, avec une poignée d’autres réfractaires, derrière une bannière en plastique transparent trouée en son milieu, et scandant à tue-tête Zorro ! Zorro ! Ca indisposait les communistes autant que les cagots gauchistes, se réjouit BW qui se plaît à indisposer les consensus de tous ordres. »
Ses aventures sont parfois insensées, la raison s’en trouve débordée. Il est fier d’avoir grimpé, dans l’Himalaya, plus haut que n’importe quel autre éditeur parisien. Mais il est si peu parisien ! Trop entier, trop vertical. « Car ce que BW aime plus que tout au monde c’est marcher à la verticale, c’est être littéralement sur la corde raide, raide et verticale. » Le nom de sa maison d’édition ne lui a pourtant pas été inspiré par l’Himalaya mais par les poèmes de Roberto Juarroz. La littérature est bien le plus haut sommet. « La came de BW, sa passion, sa faiblesse, sa meuf, c’est, on l’a compris, la littérature. Tout le reste est second, dit-il, j’exagère à peine. Mais il est préférable, ici, de n’en rien dire, dit-il. Car la littérature, ici, n’intéresse personne. Ici comme ailleurs, corrige-t-il, un rien désabusé. »
Heureusement, ce n’est pas tout à fait vrai. La preuve par ce livre qui est un beau morceau de littérature saignante, palpitant d’une authentique ferveur. Qui donne envie de faire partager autour de soi, avec le plus grand nombre, un parcours atypique et pourtant exemplaire. Dont nous n’avons pas tout dit.

On connaissait Lydie Salvayre ironique et grinçante. En colère. Dénonçant les travers de la société à travers des romans dont la noirceur était heureusement compensée par une drôlerie et une liberté de ton rarement utilisées ainsi dans la littérature française contemporaine. Il est presque inquiétant de la retrouver aujourd’hui dans un éloge, affirmé comme tel, construit autour d’un morceau de musique, moins de quatre minutes : l’interprétation, à nulle autre pareille, de l’hymne national américain par Jimi Hendrix à Woodstock le 18 août 1969. Lydie Salvayre l’écoute « des années après, dans ma chambre, avec le sentiment très vif que le temps presse et qu’il me faut aller désormais vers ce qui, entre tout, m’émeut et m’affermit, vers tout ce qui m’augmente, vers les œuvres admirées que je eux faire aimer et desquelles je suis, nous sommes, infiniment redevable. »
Alors, ramollie, la romancière ? Béate d’admiration ? Pas du tout. Avec une énergie comparable à celle que Jimi Hendrix mettait à sortir de sa guitare des sons improbables, elle fait du musicien la figure emblématique de la révolte contre toutes les injustices de son temps, contre la guerre, contre les fausses valeurs véhiculées par le pouvoir. Elle en fait son frère jumeau en colère, d’une certaine manière.
Bien sûr, elle utilise le matériau biographique et les éléments d’une légende solidement installée – en partie par Hendrix lui-même. Mais elle est aussi loin de la biographie qu’elle est proche de l’homme en lui-même, avec sa souffrance et ses ambitions. Dans l’ennui de répéter ses succès comme dans l’espoir de rallier le public à une musique plus inventive. Elle croise dans les eaux profondes sur lesquelles voguait l’artiste, conscient d’avoir un gouffre sous les pieds. Mais porteur d’une vérité que tous ne voulaient pas entendre.
« Hendrix libéra The Star Spangled Banner, et, le libérant, lui redonna le sens qu’il portait dès l’origine. » Un « Manifeste des Temps Nouveaux », écrit Lydie Salvayre, « un moteur à propulsion de la pensée », une musique devenue à la fois « intelligence, provocation à l’intelligence, aiguisement de l’intelligence. »
La passion qui anime Hymne transperce l’écriture comme des notes aiguës qui déchirent l’oreille et font prendre conscience des ruptures de rythme. Les trois minutes quarante-trois de l’enregistrement durent plus de deux cents pages, et on voudrait qu’elles durent plus longtemps encore. D’ailleurs, elles se prolongent pour le lecteur qui n’a pas fini de les entendre résonner et de les sentir le secouer.
Autant dire qu’il n’est pas nécessaire d’être fan de Jimi Hendrix, ni même de savoir qui il est, pour goûter cette prose en fusion.

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