lundi 30 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Qu’une nouvelle rage soit au cœur de la France»




Après Reims, les Vandales tuent Amiens

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Amiens, 28 avril.
Qu’une nouvelle rage soit au cœur de la France : les Allemands lui tuent Amiens.
Après Reims, Amiens tombe sous leur poing. Nous avions vu Reims en 1914, au premier obus, nous sortions depuis si peu de temps de son cimetière – huit jours – que nos talons n’avaient pas encore complètement secoué la cendre de son cadavre incinéré. Amiens allait-il être un second Reims ?
Nous y sommes arrivés par la route de Beauvais. À droite, le grand combat monté pour lui continuait de se livrer. À mesure qu’avançait la voiture, nous nous trouvions à la hauteur des luttes dont, depuis un mois, elle est le prix. Là, en face, c’est Grivesnes ; Grivesnes : échec allemand, là gît la garde. Nous roulons. En face, voilà Rouvrel ; Rouvrel : échec allemand, le chemin de fer qu’ils avaient sous la main, à trois kilomètres, leur est interdit. Nous roulons, voilà Hangard ; Hangard : butoir. Le long de la route qu’ils ont tant voulue, le canon gronde. Nous roulons. Voilà une rue bordée de maisons. Quelle est cette rue déserte ? À quel village ignoré appartient-elle ? Nous nous penchons : « Mais c’est Amiens ! » C’est Amiens. La cathédrale est juste en face.
Nous tournons sur les boulevards extérieurs. Sur un banc, une femme, un ballot à ses pieds et sur ses genoux une glace fendue avec son cadre en bois jaune : la halte avant l’exil. Nous laissons la voiture, partons à pied. Après cette femme, plus rien.
Amiens, voilà quarante jours, vivait d’une vie mouvementée. C’était une des capitales britanniques en France. On y croisait les kakis joyeux. Les magasins sentaient l’abondance. Les hôtels soignaient leurs menus, les cochers vous offraient les promenades en anglais. Une escale à Amiens, pour le pays du front, c’était vingt-quatre heures à ne pas perdre. Aujourd’hui…
Nous avons les yeux piqués, comme à Reims. Amiens est-il déjà en cendres ? Tout Amiens ne l’est pas encore. Il n’y a qu’un coin qui fume. Cette partie a flambé, le reste n’est que bombardé. Les fils télégraphiques, les trolleys, les branches des arbres dont les bourgeons ne pourront plus s’ouvrir traînent sur le sol : il faut lever les pieds à chaque moment.
Nous voilà dans le chemin du centre. Nos semelles craquent sur les trottoirs, car toutes les vitres sont tombées des fenêtres et nous en écrasons les morceaux. Des trous dans les murs, des toits défoncés. Voilà le carrefour de la grosse horloge, le cœur d’Amiens.
Dans toutes ces villes tragiques il faut toujours qu’un hasard vienne dresser devant elles le spectre du sort qui les guette. Le hasard est régulièrement une affiche de cinématographe. Il n’a pas changé de forme pour Amiens. Là, sur la place, au mur de la salle de spectacle, s’étalent de longs placards : « Condamnée à mort », disent-ils.
Elle l’est déjà à la mutilation et au silence. On nous a dit qu’il restait des habitants. Où sont-ils ? Nous en avons vu quatre dans notre journée : la femme qui tenait sa glace brisée sur ses genoux, un cafetier qui restait ouvert et qui avait du café chaud, un client de ce cafetier qui toussait sur une banquette où il avait l’air d’être depuis la veille et l’intention certaine de demeurer à perpétuité, et un jeune homme qui portait sa bicyclette sur l’épaule pour ne pas crever ses pneus. Nous allions oublier la vieille femme et cela fait cinq. Cette vieille femme était dans la rue, toute seule, tête nue. Un gendarme s’approcha d’elle :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Je suis comme perdue.
— Pourquoi n’êtes-vous pas partie ? Je vous ai dit déjà que vous n’aviez qu’à aller à tel endroit. Là, vous monterez dans le train. Vous n’avez pas besoin de papiers, ni de billet, ni d’argent. Le train vous conduira à Rouen.
Cela dépassait les facultés de la vieille.
— J’ai jamais quitté Amiens, dit-elle.
Elle se mit à pleurer.
— C’est bon, faites à votre tête, répondit le gendarme.
Nous avons poursuivi. Dans le centre, on compte une maison touchée sur cinq. Les unes le sont par le toit, les autres par la façade. Il faut marcher au milieu de la rue, les vitres ébranlées tombant par moment. La préfecture est très mal. Le musée a reçu sur sa droite. L’hôtel de ville est éraflé. Sur cette place, un pâté de maisons a souffert. Au milieu, l’une d’elles n’a rien, elle porte sur son magasin le nom du commerçant. Un Amiénois, avant de partir, remplaça les deux stores de ses fenêtres par deux drapeaux français. La maison n’a rien. Par terre, des taches de sang. C’est le sang des chiens. « Tout chien qui demain matin sera trouvé dans les rues sera abattu », lit-on sur les murs. Les affiches étaient collées trop haut, les chiens n’ont pas pu lire, ils ont continué de rôder. On les a tués.
Et après l’avoir aperçue en arrivant et l’avoir revue par bien des ouvertures de rues, dans le désert, au bruit du canon roulant, malheureux, nous nous sommes dirigé sur la cathédrale. C’est celle de France dont les tours sont ramassées sur la voûte comme pour mieux bondir vers le ciel à l’heure des prières. J’ai compris aujourd’hui pourquoi des quantités de petites maisons entourent toujours nos temples splendides. Elles ne se sont pas laissé construire là pour rien. Elles avaient deviné qu’un jour elles seraient utiles. Les soldats se serrent autour du chef quand ils le jugent en danger. Les petites maisons d’Amiens sont ramassées autour de l’Œuvre, pour recevoir les coups dont le barbare la vise. Elles ont rempli leur rôle. Elles ont attrapé les obus partis pour tuer l’Éblouissante. Quelques-unes l’ont payé de toute leur vieille vie ; elles sont par terre et le vent prend déjà leur poussière. D’autres lui ont donné leur toit. Toutes ont commencé de se faire assassiner pour elle. Quant à elle, dans sa lumière elle se dresse encore. Ici, crions qu’elle est fermée, qu’elle est seule dans la ville déserte, que personne – personne ne s’est jamais montré ni ne se montrera sur ses tours, qu’on l’a évacuée de tout, que nous ne savons même pas si Dieu ne l’a pas quittée. Crions-leur à travers les quinze kilomètres d’où ils la tiennent, crions-le aux peuples du monde qui ont une âme. Abattons d’avance l’excuse qu’ils n’auront peut-être même plus la pudeur d’invoquer. La cathédrale est sans défense. Pourtant ils l’ont blessée. Angoissante blessure ! Le premier trou qu’elle porte sur son toit – haïssez les Allemands – à droite au-dessus de l’abside… le premier trou, qui le 17 septembre 1914, frappa le toit de sa sœur suppliciée de Reims, était à droite au-dessus de l’abside…
Le Petit Journal, 30 avril 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

dimanche 29 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Chantons l’intelligence de l’armée française.»




Le Boche ceinturé par le lutteur français

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 23 avril.
Chantons l’intelligence de l’armée française. L’Allemand avait fait de laborieux calculs, d’inspiration elle les a renversés. Les circonstances lui avaient découvert une chance inespérée, elle la lui a bouclée. Ses réserves lui permettant de corriger son plan, il a déployé ses réserves, face à elles aussitôt elle formait barrière. Il remontait, nous suivions. Plus la manœuvre allemande s’éloignait du Français, plus le Français s’attachait à ses bottes. Il nous fuyait, nous le cherchions. Nous l’avons partout trouvé. Il a subi le cauchemar du bleu.

Germania voulait tout avaler

C’est une histoire de cette grande histoire que nous voulons vous conter. Nous allons vous montrer pourquoi la Germanie, la bouche large ouverte, n’avala ni Amiens, ni son chemin de fer. Sa bouche se ferme petit à petit, car nous lui coulons de l’acier dedans.
La nuit n’était pas tombée du premier jour de leur départ sur les Britanniques que les Français étaient en mouvement. Ils s’y mirent non parce que c’était écrit le long de plans arrêtés d’avance. Sous le coup de la brutalité de l’attaque, les hypothèses, si souples qu’on les ait envisagées, ne pouvaient plus jouer. Ils montèrent à cheval, en camions, en wagons parce que leur chef saisissant la signification de chacune de ces heures de tempête ne laissa pas passer celle où l’ordre, sur-le-champ, doit être jeté.
L’Oise d’abord les vit apparaître, mais comme ce n’est pas de l’Oise qu’il s’agit dans cette histoire, cet hommage rendu à notre rivière, nous remonterons de suite entre Montdidier et Amiens.
C’est là où l’armée allemande, renonçant à se cogner davantage en dessous de Noyon, prenait de plus en plus du ventre. Elle s’empiffrait de notre terrain qu’elle trouvait délicieux. Comme on ne peut manger sans boire, trois de nos petits cours d’eau : la Luce, la Noye, la Seille voyaient vers eux se tendre ses lèvres. Après un tel repas, elle ne pouvait raisonnablement rêver que d’attraper le chemin de fer pour arriver plus tôt à Amiens où, dans un fauteuil, elle digérerait.

La ceinture se préparait

Mais le 23, alors que leur ventre était encore tout petit, la ceinture se préparait déjà. Elle n’était pas à portée. Elle était loin. Nos troupes pour accourir à cette bataille avaient de nombreux kilomètres à couvrir.
Le général qui les commandait arriva le premier. Le 24, alors que ses soldats, par tous les moyens roulants, par le jour et par la nuit, la figure, les cheveux, les habits poudrés de poussière, venaient à lui, il s’installait dans le poste d’où il allait commander. Des officiers, quelques gens de son escorte étaient toute son armée ! Entre lui et le Boche, ce qui avait échappé de l’armée anglaise partait se réorganiser. Fait renversant les habitudes, le chef avait précédé ses régiments. Il était seul devant l’ennemi. Les Boches flairaient le coup. Foch, le 24, n’était pas nommé généralissime, mais son existence les empoisonnait. Ils sont sûrs que c’est de lui que viendra le mal, aussi ils vont le troubler. Il lui font dire par leurs journaux que l’Allemagne concentre des troupes et des armes nouvelles devant Verdun, que Hindenburg (il faut lire Ludendorff qui l’a mis dans sa poche malgré ses clous) est tout à fait tenté de foncer sur le Chemin des Dames, en Champagne, en Lorraine. La ruse ne prend pas. Nos troupes continuent de rouler. Le 25, les premiers bataillons sont pied à terre. Le 26, l’ennemi, qui n’a rien pu savoir de précis sur notre manœuvre et qui ne rencontre plus devant lui que de l’Anglais clairsemé, se croyant sorti du doute, baptise sa bataille. Elle s’annonce gagnée, ce sera la bataille de l’Empereur. Tout doux ! Voilà que dans la matinée même, alors qu’il traversait Mesnil-Saint-Georges, il se cogne aux Français. D’où tombent-ils ? Lutte. Le chemin est barré, il insiste. Il tient bon.
Ce même soir, un commandant de l’état-major, – de cet état-major arrivé le premier, – est tué à bout portant, alors que plus au nord il allait en reconnaissance. L’ennemi le dépouille, voit qu’il appartient à telle armée, prend peur à la révélation que cette force qu’il croyait loin est devant lui, arrête huit de ses divisions marchant sur Arras, fait face – face à quoi ? Cette force qu’il craint n’est pas encore là, elle n’y sera que deux jours plus tard. Elle roule. Le Boche ne peut tout de même pas croire qu’il sera bloqué. Depuis huit jours, il avance à l’aise, il en a pris l’habitude. Mesnil-Saint-Georges ne le clouera pas : il fonce. C’est le 27. Nos transports n’ont pas encore tout déversé. Les Anglais se retirent plus vite que nous n’arrivons. Le 28, des deux côtés de Montdidier, à Rollot, un vide apparaît.

On la lui passa

Le commandement français a le temps d’opérer un rétablissement. Il n’a pas de disponibilités : il s’en créera ; il coupera son manteau en deux pour tout couvrir : ce sera moins bien, mais ce sera. Il bouche. Le 29, le plein du général commence de se faire. Le Boche a si bien ignoré la faiblesse de Rollot, que c’est sur Mesnil-Saint-Georges qu’il va redonner. Il faut qu’il emporte le passage, qu’il parvienne en chemin de fer. Le 30, il va s’y ruer quatre fois : à 7 h. 30, à 10 h., à 11 h. 30, à 17 h. Les nôtres sont arrivés. Ils le tapent, et à un bataillon contre une division le renversent de l’autre côté du village. Ils reprennent Mesnil. « Il semble bien, écrivent-ils le soir de cette râclée, que l’armée de réserve Foch a déjà commencé d’être engagée par portions. » Cela leur semble si bien, qu’ils ne vont plus insister à cet endroit. Foch est arrivé devant Montdidier ? Remontons alors, fonçons plus haut. On trouvera quand même le chemin de fer. Le lendemain, ils se jettent sur Grivesnes. Il ne s’agit plus de rater le coup. Il faut passer. Ils vont faire donner la garde. Grivesnes est un parc. Un château, des communs, tout se mène là-dedans, corps à corps, à coups de crosse, de lardoir. Ce sont les cavaliers à pied qui travaillent. Ils assomment la garde. Ils la couchent, éventrée, dans les fossés du parc. Un chef, le soir, appelle ça : « Le nouveau ravin de Gravelotte ». « Nous avons des difficultés de transports et d’exécution », annonce alors l’agence Wolff. Plutôt ! Maintenant, notre armée est là, prête à tout. (Et l’attaque sur le Chemin des Dames, en Champagne, en Lorraine, Hindenburg, où est-elle ?)

Et la panse boche dut se serrer

Mais, le 4 avril, ils tentent de nouveau sur Grivesnes. Ils vont jouer des coudes sur 10 kilomètres. Pile. Le 5, ils en remettent. Ça ne colle pas. « Ça ne colle pas ? » Alors, remontons ! Les Français, tudieu ! ne nous suivront pas toujours ; fonçons sur Rouvrel. Là, la ligne de chemin de fer est tout à côté. Trois kilomètres et ils l’auront. Ils choisissent leurs hommes. Il y a des bois, ils mettront des spécialistes de la bataille sous bois. Nous, nous avons des cavaliers. Gros moyens, dispositif massif : le grand jeu ! Ils perdent. Ils remontent sur Hangard. Peut-être bien qu’à Hangard ils ne rencontreront pas du bleu. Il ne peut tout de même pas marcher plus vite que les violons, le bleu ! Ils cherchent. Ils en trouvent. Ils sont boudés.
Ils l’étaient quand, l’autre matin, on jugea qu’ils ne l’étaient pas suffisamment. La panse allemande ballonnait. Il importait de lui redonner de la ligne. Ce fut ce dont on s’occupa le 18 au matin. On appela cela l’affaire de Thennes ou : « Comment nous consolidons sur la rive gauche de l’Avre. » Nous, qui sommes sans respect, nous aurions préféré dire : « Comment, après l’avoir ceinturé, nous serrons d’un cran, pour l’esthétique, le ventre de Ludendorff. »
Le Petit Journal, 24 avril 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
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Voyages au front de Dunkerque à Belfort
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Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
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Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

vendredi 27 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Ils n’étaient pas une arme mais une âme»




Ciel de guerre
À côté des « as » il y a les autres


(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 21 avril.
Il n’y a pas que ceux qui brillent. Les as seuls semblent voler au-dessus de la brume, les autres paraissent n’avoir jamais pu la percer. S’il est des plans réservés dans la gloire des aviateurs, il n’en est pas dans l’atmosphère où tous courent à leur tour leur chance de victoire. Non plus, il n’est pas qu’une victoire pour les cavaliers de l’air. La foule dont nous sommes tous en est restée là. Pour elle, l’aviateur est celui qui dans le risque de l’azur et de la chute abat son boche au cours de sa jolie course ailée. Ceux-là, après dix succès sont les points d’or, qu’avec l’aide des journaux, le public compte dans le ciel. Qu’il continue de les dénombrer. Il ne lèvera jamais assez la tête pour leur jeter son signe d’admiration. L’audace qui les conduit et le consentement au sacrifice qui les épure commandent que la pensée des spectateurs les glorifie. Mais, spectateur, regarde maintenant au-dessous du brouillard, c’est-à-dire en plein ciel comme tout à l’heure, mais en plein ciel obscur. Regarde où les éléments sont les mêmes, où le vent souffle ses mêmes rafales et la pluie aussi, où le froid est aussi glacial, où l’artillerie ennemie tire la même chose et les mitrailleuses aussi, où l’adversaire allemand est présent pour qui que ce soit.
Là ce ne sont plus les as. Ce sont de jeunes chasseurs qui n’ont pas encore fait voltiger dans le vide les plumes d’aucun gibier, ce sont les bombardiers qui s’en vont en silence sur les gares, les colonnes, les cantonnements, les travaux de l’autre, ce sont les investigateurs partant au loin en reconnaissance, saisissant le secret des défenses. Ce sont les observateurs allant régler le tir de l’artillerie. Ce sont les éclaireurs chargés des liaisons d’infanterie, les guetteurs devant faire ciel vide autour de leurs amis dont, s’il est possible, la mission n’est pas de combattre, et ce sont les chasseurs de fantassins qui, dans la bataille, descendent du ciel pour hacher les rangs qui s’avancent.

L’arme est prête

Voilà notre ciel en guerre. Il est maintenant dominateur. Nos hommes qui volent sont les maîtres de l’espace. Nous donnons joyeusement cette affirmation parce que le Boche s’en désole et qu’enfin nos soldats de ce front impalpable le proclament. La franchise a toujours régné dans cette arme à panache. En redescendant de 5 000 mètres on doit être prêt à déchirer tous les voiles, ainsi, sans préjudice des autres. Le faisaient-ils pour celui de la pensée ? « Ça ne va pas », avons-nous longtemps entendu en traversant les escadrilles. — « Qu’est-ce qui ne va pas ? » — « Tout ! » criaient-ils pleins de jeunesse et d’impatience. On leur délivrait des appareils rococos. Le moteur ne se mariait pas avec le « zinc », le « zinc » avec le moteur. Le Boche avait sans cesse des vingtaines de chevaux de plus qu’eux. Ils en accusaient tous les saints et tous les diables. Ils n’avaient pas les « coucous » qu’il fallait. Aujourd’hui tout est d’or, la cinquième arme va briller.
La « cinquième arme » est bien son titre mais depuis le 21. Avant, ce n’était que des francs-chasseurs allant chacun déployer tout seul à travers la mort son enthousiasme, ses vingt ans et sa joie d’être risqueur, glorieux et beau. C’était les enfants de la fantaisie dangereuse. Si le matin était pur et que leur cœur fût léger, la frénésie de l’alouette les emportait vers le soleil. Ils atterrissaient pour repartir. Ils n’étaient pas une arme mais une âme, leurs ailes les avaient fait maîtres de leur guerre. Aujourd’hui, leur liberté est coupée, l’âme est rentrée dans le rang.
L’aviation est enrégimentée. L’expérience de quatre années a servi de base pour son code. Des esprits lucides ont analysé les enseignements que les faits nous ont donnés, en ont tiré la leçon, elle s’applique. Toutes les magnifiques forces dont le corps était riche, au lieu désormais de s’éparpiller sont rassemblées. Comme nos canons pour multiplier leurs effets ne tiraient jamais seuls, mais en batteries, nos avions ne volent plus isolés, mais groupés. Ils ne sont plus livrés à l’inspiration personnelle. Dans le ciel comme sur la terre, on a introduit la tactique. Ils manœuvrent telle l’infanterie. Ils ont trois formations : la patrouille, l’escadrille, l’escadre. Chacune de ces unités a ses chefs qui, dans les nues, commandent. La besogne audacieuse devient anonyme. Quand tous tirent sur un ennemi et qu’il s’abat, on ne peut savoir à qui la victoire ni si elle est à un seul. On la compte au groupement. Les nôtres, pleinement, se sont pliés à la discipline. Si Guynemer n’était pas déjà par delà la gloire, il serait chef de groupe.

Travail d’une journée

Entre la terre et le ciel, nous avons donc militairement envahi le no man’s land. Dans une journée, nos cavaliers de l’aile poussent jusqu’à 350 sorties, livrent 120 combats, abattent ou désemparent 31 Boches, brûlent 5 ballons captifs, en dégonflent cinq autres, jettent 48 000 kilos sur des hangards précieux, mitraillent convois et rassemblements, tordent des rails, photographient, descendent à 20 mètres attaquer un train, s’en prennent aux fantassins gris sur un champ de bataille, soutiennent la lutte avec eux, frôlent si près qu’ils deviennent justiciables de la grenade à main, déchargent des centaines de mille de cartouches, harcèlent, bouleversent, paralysent, embouteillent. Ce sont les empoisonneurs de l’ennemi.
Le Petit Journal, 22 avril 1918.



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jeudi 26 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Où est Foch?»




Les Français donnent sur l’Avre

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 19 avril.
Où est Foch ? Depuis dix jours c’est la grande interrogation des Boches. Ils ne foncent plus nulle part sans se retourner. Les réserves de leur adversaire les troublent. Ils comprennent qu’ils ne sont plus les seuls maîtres de la bataille. Ils entament des opérations sans oser s’y jeter à fond. En multipliant leurs attaques, ils n’ont pas que le but d’agrandir leur succès, ils ont celui de nous tendre des pièges, et ils regardent avidement si nous nous y prenons. Depuis qu’ils frappent dans le nord, ils ont l’œil ouvert sur nos déplacements. Voilà leur souci. Il est tel qu’ils proclament déjà à leur peuple que Foch n’a pu conserver pour son plan les troupes qu’il avait réunies, qu’il les émiette et qu’au moment venu, ce sont eux qui sortiront la surprise. Si puissantes que soient leurs forces, ils en usent tout de même plus que nous chaque jour. La bataille n’a encore présenté, de notre part, que des contre-attaques, mais, ce matin, 18 avril, nos troupes sont parties à l’assaut.
Sur quatre kilomètres, autour d’Ailly-sur-Noye, elles ont commencé l’action. La préparation d’artillerie s’est faite la nuit, courte et terrible, et, à 4 h. 50, l’assaut partait.
Il ne pleuvait pas, il bruinait. La boue de la Somme, célèbre et maudite, encore plus grasse, embourbait nos soldats ; l’emportant à la semelle de leurs chaussures et aux pans de leur capote, les Français se sont élancés. Départ brillant ; ils enlevèrent les assises où crachaient les mitrailleuses. À gauche, un bataillon, au sud de la route de Thennes à Moreuil, franchissait la Luce. Au centre, marchant avec nos chars d’assaut, ils arrachaient le bois de Sénécat. Ce fut dur. Les grenades éclataient nombreuses, pressées. À droite, sur la pente qui va vers l’Avre, ils mettaient la main sur le bois triangulaire, puis sur celui du Gros-Hêtre, puis, plus à droite, au-delà de la route de Moreuil à Ailly, progressaient. Six cents prisonniers, hommes de boue, étaient chassés à l’arrière.
Contre-attaque ? Sûrement. En tout cas, nous consolidons. La lutte, dans le froid, continue.
Le Petit Journal, 20 avril 1918.


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vendredi 20 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Les plus beaux quartiers de Reims sont en cendres.»




Reims en flammes

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Reims, 18 avril.
Cette fois c’est fini : tout le centre de Reims est consumé.
Qu’aucun de leurs crimes ne se perde, que la bataille du Nord ne serve pas à cacher leur forfait nouveau, qu’ils ne comptent pas, à l’ombre de l’émotion nationale, accomplir leur saleté en silence. Ils n’escamoteront rien. Ils ne s’en laveront pas les mains. Ces jours passés, à la faveur d’un plus grand coup, ils ont tué Reims.
Pour relever leur infamie, nous avons quitté vingt-quatre heures les champs où se mène la lutte furieuse. Nous avons gagné la Champagne. L’odeur de l’incendie nous a pris à la gorge ; nous entrions dans Reims.
L’heure n’est plus à l’étonnement. Depuis quatre ans bientôt, nous en avons trop vu. La poésie de la destruction ne peut plus contenter nos malheurs. Fermons notre cœur et ouvrons nos yeux. Rapportons notre vision comme une sentence.
Les plus beaux quartiers de Reims sont en cendres. La ville avait été évacuée. De ses 130 000 âmes du temps de sa richesse, elle était tombée à 3 500 jusqu’au mois dernier et à zéro cette semaine. Pardon ! Il restait un habitant, nous en parlerons. Le maire et le cardinal même avaient cédé. Nous leur donnerons tout à l’heure une nouvelle à chacun. Le vide était fait. La précaution était bonne. On ne fréquente pas des années de suite des goujats déchaînés sans prévoir leur goujaterie. Donc, pendant que les masses se cognaient devant Amiens, comme s’ils ne pouvaient voir une nouvelle cathédrale sans que soudain le vice de les détruire toutes les fouettât, ils ouvrirent rageusement le feu sur Reims. Reims est une grande ville. En trois années, ils n’avaient pu tout détruire. C’est au chef-d’œuvre principalement qu’ils en avaient eu. Le cœur de la cité tenait encore. Ils l’ont brûlé.

Huit jours de vandalisme

Le 6 avril, la basse œuvre commença. Elle dura huit jours pleins, jusqu’au 13. Le 11, il devint difficile de maîtriser le feu. Il se répandit, il dure à cette heure. Aujourd’hui, 18 avril, nous rôdons dans la malheureuse les yeux piqués par la fumée, le manteau sur le bras à cause de la chaleur montant des foyers. Partant du centre de la place Royale, sur près de deux kilomètres de long et un de large tout a flambé et s’achève. Ils n’ont tiré qu’à incendiaires. Ils ont tiré 75 000 obus. Ils tiraient par rafales, quatre tombaient à la seconde. La danse de feu durait une heure, puis cessait. Nos pompiers alors accouraient. Elle cessait pour laisser le temps aux sauveurs de monter les pompes. Quand les criminels voyaient l’eau chasser les flammes – ils plongent sur Reims, la connaissent quartier par quartier, l’observent par les yeux de spécialistes – ils redéclenchaient la rafale. Quatre par seconde ! Ainsi fut frappée la ville. L’incendie était tel que deux de nos aviateurs, partis en mission à 150 kilomètres dans les lignes allemandes, furent jusqu’au bout éclairés par les flammes du brasier de la ville de nos rois.

À travers la désolation

Les yeux de plus en plus piqués et maintenant qui pleurent, nous tournons au milieu du désastre. Nous revenons souvent sur nos pas, beaucoup de rues ne livrant plus passage, leurs maisons écroulées entre leurs trottoirs. Les quatre côtés de la place Royale sont démantelés. Mais ne commençons pas de désigner. Rémois en exil, tracez le losange que je vous ai donné : à peu près deux kilomètres sur un, et dites-vous qu’à moins d’une bénédiction – dix maisons au maximum ont échappé – les Allemands ont, dans ce périmètre, flambé tous vos biens. On ne reconnaît plus les endroits. Vous consentez à croire que vous êtes place du Marché parce que le marché de fer est debout, le reste se résume dans des tas de pierres et de cendres. Quand vous reviendrez, effarés, vous regarderez votre ville sans la reconnaître, comme si vous vous trouviez en face d’un ami dont on aurait changé la figure. À ce moment, les pierres seront froides, aujourd’hui elles ne nous brûlent pas, mais réchauffent nos jambes. Des foyers sont dans chaque ruine. Où l’incendie est souterrain, entre l’ouverture d’une fenêtre, l’air chaud miroite et danse comme une nappe d’eau frissonnante. En longeant vos trottoirs, on entend du bruit dans vos maisons déchiquetées. Qui bouge ? On se retourne : ce n’est pas un homme, c’est la flamme qui fait craquer un meuble. Un choc sourd : c’est un mur qui s’écroule. Sur les pans qui restent, les grandes plaques jaunes de la matière incendiaire s’étalent. Les rayons des magasins dans leur convulsion ont vomi leurs marchandises. Les vitrines du quincaillier, du coiffeur, de l’antiquaire, de l’épicier, du chapelier, du libraire mêlent leurs objets au chaos. Chez le libraire, un livre s’appelant : Comment on soigne son jardin, est ouvert au chapitre : « Épuration des eaux d’arrosage ! » Dans le théâtre, les armes que le bourreau vous avait fait déposer en 14, recroquevillées et noircies par le feu, ne forment plus que des paquets de ferraille. Rien ne répond plus aux éclatements des obus – car ils n’ont pas cessé, à cette minute encore, ils tirent à droite de la cathédrale – que le cri des corbeaux dont suit le vol affolé. Votre ville ayant jeté sa grande flamme, dans le silence et le désert, en votre absence se dévore maintenant intérieurement, à petit feu.

Le témoin

Du crime, vous aurez un juge, un des vôtres. Un civil, un seul a vu se défaire vos foyers. C’est l’unique qui pourra vous dire le jour et l’heure où flamba votre rue. Il a tout vécu, c’est l’employé des eaux : Marcelot. Pour l’instant il fait dire au maire que sa seconde mairie, celle où il a travaillé sous les avalanches de mort, est détruite. Il fait dire au cardinal que sa cathédrale n’a pas eu plus de plaies, qu’elle est simplement plus roussie. Il fait dire aux Rémois que les quarante pompiers de Paris ont mérité leur cri de reconnaissance. Quarante hommes contre 75 000 obus. Ils n’ont pas sauvé toute la ville, mais ils ont circonscrit le désastre. Marcelot est là sur le pont de Vesle, tout seul, tragique, il a l’air d’attendre la rentrée de tous ses concitoyens pour leur montrer d’un geste le malheur dont il est témoin.
Le Petit Journal, 19 avril 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 10 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Ne troublons donc pas la douleur de Noyon.»




En regardant Noyon

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 8 avril.
— Noyon ! vous voyez, voilà Noyon.
Je vois. Je me rends trop bien compte, hélas ! que je vois. Je vois Noyon comme autrefois je voyais Saint-Quentin. Il me faut grimper sur une hauteur, les oreilles déchirées par le 75, l’infernal, puis après, m’aplatir sur le sommet de la crête, puis voir surgir la ville par sa cathédrale. C’est toujours par leurs cathédrales qu’on découvre nos cités déportées. Au-dessus des toits et des lignes elles tendent leurs bras vers nous. Le geste de celle-ci est plus poignant. Elle nous a reperdus après nous avoir retrouvés. On a annoncé qu’elle était détruite. Ce n’est pas vrai, elle appelle encore.
— Vous voyez ?
Oui je vois. Je vois même terriblement. Je vois la marchande de chaussures chez qui nous nous arrêtions, il n’y a pas trois semaines, alors que l’affreux danger ne planait pas. Nous étions si difficile que nous l’avions agacée, nous avions tout essayé, par jeu surtout, nous avions ce jour l’esprit taquin. Elle riait de nos fantaisies, elle en riait tellement qu’elle nous dit :
— Mais vous êtes plus empoisonnant que les Boches.
Si je revenais, madame, et que je vous empoisonne deux fois plus, que vous seriez contente !
Nous en sommes à quatre kilomètres. Nos obus fument tout autour. Ils arrachent les branches de nos arbres déjà verts. Ils barrent les routes où nous nous promenions le soir. Car c’est par ici que les correspondants de guerre vivaient. C’est par ici que dès le 22 mars au matin, ils sentirent renaître la grande angoisse. Jusqu’au 21 au soir, la …e armée anglaise avait tenu. Ils s’étaient endormis sur la résistance de nos alliés. C’est le soir où Clemenceau disait : « Tout va bien. » Et Clemenceau avait raison de parler ainsi. Tout allait bien. L’Allemand en douze heures de formidables coups de bélier n’avait pas ébranlé l’Anglais. La première journée de la ruée était de résultat nul.
Subitement, au début de la nuit, on donna l’ordre de retraite. La nuit suffit pour que la descente de la troupe suffoquât Noyon et sa campagne. Dès ce matin, tout ce pays où se déchirent aujourd’hui nos obus déploya toute grande, comme pour la tendre au vent qui l’emportera loin du malheur, son âme française.
Hors d’elle-même elle battait. « Que va-t-il fondre sur nous ? » criaient les femmes sortant à peine de captivité. Un morceau de France voyait réapparaître la croix où elle avait déjà été clouée.
Cet après-midi, de quatre kilomètres nous regardons Noyon. C’est fait, il est cloué. Quelle éponge présente-t-on à ses lèvres ? Pour le punir d’une année de retour joyeux ils ont dû corser le fiel. Nous ne savons plus rien de lui. Nous n’apercevons plus son visage qu’à distance. Nous ne pouvons pas lire s’il est tuméfié. Une ligne nous sépare, une ligne que nous voyons courir dans le bas, et tout ce qui est derrière est muet.
Muet ! Ce pays où le 22, le 23, le 24, le 25, la France parla si fort au monde, est muet. De l’autre côté de l’Oise tout semble s’endormir dans les bras de l’autre. Et c’est là que surgissent, soulevés par la nouvelle audace, les premiers Français de la grande bataille. C’est là-bas, là-bas où, maintenant, rien ne bouge, où la route est toute blanche et sans poussière, où les prés sont verts sombres et sans troupeau, où les maisons sont fermées et sans aïeul, c’est là-bas, qu’au galop, haute de figure, la cavalerie française sauta à terre. C’est là que l’élan ennemi se brisa, c’est là qu’il renonça à la vallée de l’Oise, c’est là que l’on ferma la porte de Paris. Le grand fantôme menaçant de cette offensive c’est ici qu’il se dressa. C’est ici qu’on l’assomma. Il gît dans le silence. Le grand champ est muet. Dans l’isolement, un village qui avait notre amitié meurt : il brûle.

Le mont Renaud

Regardons. À gauche de Noyon : un bois, le bois de la Réserve. Il est aux Boches, à droite de ce bois : une arête, Porquéricourt, elle est aux Boches. Plus à droite, ne se rattachant à rien, s’élevant au milieu de la plaine comme un champignon, une hauteur, une petite hauteur, ronde, boisée d’arbres verts, surmontée d’une maison – ou d’un château – enfin d’une grande maison : le mont Renaud. Le mont Renaud goûte une jeune gloire. Qu’est-il donc ? Est-il un rempart de la ligne française ? Est-ce une clef de nos positions ? Est-il de ces grand’gardes d’où dépend le sort d’une région ?
Le mont Renaud n’est pas cela, c’est un profiteur de la guerre. À peine haut de ses cent mètres, il ne commande ni ne domine rien. C’est un mont qui serait tout juste digne d’une lutte de tranchée. D’où lui vient sa renommée ? Sans doute d’être l’un des rares coins de cette plaine qui aient été baptisés. C’est un orgueilleux. Des terrains où s’est jouée la partie, aucun n’a crié son nom au-dessus de la voix des canons ; lui, ses pentes effleurées par la vague, se mit à hurler : « Je suis le mont Renaud, je suis le mont Renaud ! » Rabaissons-lui son ton. Il ne vaut pas ce qu’il se croit. De la crête où je suis, tout de suite en arrière, je le domine de quarante mètres. Je vois Noyon par-dessus lui. Que chacun reste donc à sa place. Je veux bien lui reconnaître ce qui lui appartient. Je ne suis pas un voleur d’auréole. Je lui laisse volontiers qu’il eut son heure. Noyon perdu, il fut le pivot de l’armée ; à sa base s’arrêtèrent les Allemands. Il fut enlevé, repris, reperdu, puis tenu. Nos soldats le défendirent comme une grande position. Qu'il ne s’en gonfle pas, ce n’était pas parce que c’était lui, c’est parce que nos soldats n’ont qu’une seule façon de défendre : la bonne. Les Allemands ont prétendu qu’ils l’avaient. Est-ce cela qui le fit sortir de sa discrétion ? Si oui, puisque les Allemands ne l’ont pas, qu’il y rentre. Quand on n’est pas plus haut que ça, on ne cherche pas à boucher le paysage.
Ne troublons donc pas la douleur de Noyon. La nuit, l’ennemi creuse des trous et apporte des planches. Est-ce pour l’enterrer ? Mais sous le même ciel noir des shrapnells, partis de chez nous, éclatent en éclair auprès de ses tours. Ce sont les étoiles qui, vers elles, l’heure sonnée, guideront les Français.
Le Petit Journal, 10 avril 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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