Après Reims, les Vandales tuent Amiens
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Amiens,
28 avril.
Qu’une
nouvelle rage soit au cœur de la France : les Allemands lui tuent Amiens.
Après Reims,
Amiens tombe sous leur poing. Nous avions vu Reims en 1914, au premier obus,
nous sortions depuis si peu de temps de son cimetière – huit jours – que nos
talons n’avaient pas encore complètement secoué la cendre de son cadavre
incinéré. Amiens allait-il être un second Reims ?
Nous y sommes
arrivés par la route de Beauvais. À droite, le grand combat monté pour lui
continuait de se livrer. À mesure qu’avançait la voiture, nous nous trouvions à
la hauteur des luttes dont, depuis un mois, elle est le prix. Là, en face,
c’est Grivesnes ; Grivesnes : échec allemand, là gît la garde. Nous
roulons. En face, voilà Rouvrel ; Rouvrel : échec allemand, le chemin
de fer qu’ils avaient sous la main, à trois kilomètres, leur est interdit. Nous
roulons, voilà Hangard ; Hangard : butoir. Le long de la route qu’ils
ont tant voulue, le canon gronde. Nous roulons. Voilà une rue bordée de
maisons. Quelle est cette rue déserte ? À quel village ignoré
appartient-elle ? Nous nous penchons : « Mais c’est
Amiens ! » C’est Amiens. La cathédrale est juste en face.
Nous tournons
sur les boulevards extérieurs. Sur un banc, une femme, un ballot à ses pieds et
sur ses genoux une glace fendue avec son cadre en bois jaune : la halte
avant l’exil. Nous laissons la voiture, partons à pied. Après cette femme, plus
rien.
Amiens, voilà
quarante jours, vivait d’une vie mouvementée. C’était une des capitales
britanniques en France. On y croisait les kakis joyeux. Les magasins sentaient
l’abondance. Les hôtels soignaient leurs menus, les cochers vous offraient les
promenades en anglais. Une escale à Amiens, pour le pays du front, c’était
vingt-quatre heures à ne pas perdre. Aujourd’hui…
Nous avons les
yeux piqués, comme à Reims. Amiens est-il déjà en cendres ? Tout Amiens ne
l’est pas encore. Il n’y a qu’un coin qui fume. Cette partie a flambé, le reste
n’est que bombardé. Les fils télégraphiques, les trolleys, les branches des
arbres dont les bourgeons ne pourront plus s’ouvrir traînent sur le sol :
il faut lever les pieds à chaque moment.
Nous voilà
dans le chemin du centre. Nos semelles craquent sur les trottoirs, car toutes
les vitres sont tombées des fenêtres et nous en écrasons les morceaux. Des
trous dans les murs, des toits défoncés. Voilà le carrefour de la grosse
horloge, le cœur d’Amiens.
Dans toutes
ces villes tragiques il faut toujours qu’un hasard vienne dresser devant elles
le spectre du sort qui les guette. Le hasard est régulièrement une affiche de
cinématographe. Il n’a pas changé de forme pour Amiens. Là, sur la place, au
mur de la salle de spectacle, s’étalent de longs placards :
« Condamnée à mort », disent-ils.
Elle l’est
déjà à la mutilation et au silence. On nous a dit qu’il restait des habitants.
Où sont-ils ? Nous en avons vu quatre dans notre journée : la femme
qui tenait sa glace brisée sur ses genoux, un cafetier qui restait ouvert et
qui avait du café chaud, un client de ce cafetier qui toussait sur une
banquette où il avait l’air d’être depuis la veille et l’intention certaine de
demeurer à perpétuité, et un jeune homme qui portait sa bicyclette sur l’épaule
pour ne pas crever ses pneus. Nous allions oublier la vieille femme et cela
fait cinq. Cette vieille femme était dans la rue, toute seule, tête nue. Un
gendarme s’approcha d’elle :
— Qu’est-ce
que vous faites là ?
— Je suis
comme perdue.
— Pourquoi
n’êtes-vous pas partie ? Je vous ai dit déjà que vous n’aviez qu’à aller à
tel endroit. Là, vous monterez dans le train. Vous n’avez pas besoin de
papiers, ni de billet, ni d’argent. Le train vous conduira à Rouen.
Cela dépassait
les facultés de la vieille.
— J’ai
jamais quitté Amiens, dit-elle.
Elle se mit à
pleurer.
— C’est
bon, faites à votre tête, répondit le gendarme.
Nous avons
poursuivi. Dans le centre, on compte une maison touchée sur cinq. Les unes le
sont par le toit, les autres par la façade. Il faut marcher au milieu de la
rue, les vitres ébranlées tombant par moment. La préfecture est très mal. Le
musée a reçu sur sa droite. L’hôtel de ville est éraflé. Sur cette place, un
pâté de maisons a souffert. Au milieu, l’une d’elles n’a rien, elle porte sur
son magasin le nom du commerçant. Un Amiénois, avant de partir, remplaça les
deux stores de ses fenêtres par deux drapeaux français. La maison n’a rien. Par
terre, des taches de sang. C’est le sang des chiens. « Tout chien qui
demain matin sera trouvé dans les rues sera abattu », lit-on sur les murs.
Les affiches étaient collées trop haut, les chiens n’ont pas pu lire, ils ont
continué de rôder. On les a tués.
Et après
l’avoir aperçue en arrivant et l’avoir revue par bien des ouvertures de rues,
dans le désert, au bruit du canon roulant, malheureux, nous nous sommes dirigé
sur la cathédrale. C’est celle de France dont les tours sont ramassées sur la
voûte comme pour mieux bondir vers le ciel à l’heure des prières. J’ai compris
aujourd’hui pourquoi des quantités de petites maisons entourent toujours nos
temples splendides. Elles ne se sont pas laissé construire là pour rien. Elles
avaient deviné qu’un jour elles seraient utiles. Les soldats se serrent autour
du chef quand ils le jugent en danger. Les petites maisons d’Amiens sont
ramassées autour de l’Œuvre, pour recevoir les coups dont le barbare la vise.
Elles ont rempli leur rôle. Elles ont attrapé les obus partis pour tuer
l’Éblouissante. Quelques-unes l’ont payé de toute leur vieille vie ; elles
sont par terre et le vent prend déjà leur poussière. D’autres lui ont donné
leur toit. Toutes ont commencé de se faire assassiner pour elle. Quant à elle,
dans sa lumière elle se dresse encore. Ici, crions qu’elle est fermée, qu’elle
est seule dans la ville déserte, que personne – personne ne s’est jamais montré
ni ne se montrera sur ses tours, qu’on l’a évacuée de tout, que nous ne savons
même pas si Dieu ne l’a pas quittée. Crions-leur à travers les quinze
kilomètres d’où ils la tiennent, crions-le aux peuples du monde qui ont une
âme. Abattons d’avance l’excuse qu’ils n’auront peut-être même plus la pudeur
d’invoquer. La cathédrale est sans défense. Pourtant ils l’ont blessée.
Angoissante blessure ! Le premier trou qu’elle porte sur son toit –
haïssez les Allemands – à droite au-dessus de l’abside… le premier trou, qui le
17 septembre 1914, frappa le toit de sa sœur suppliciée de Reims,
était à droite au-dessus de l’abside…
Le Petit Journal, 30 avril 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire