lundi 22 avril 2019

David Grann plonge dans une vieille affaire

Une tribu indienne, les Osages, posée sur une immense fortune dont une part leur revient chaque trimestre : au début des années 1920, ils deviennent, grâce au pétrole sous leurs pieds, le peuple le plus riche par individu au monde. De quoi susciter quelques convoitises et peut-être provoquer deux meurtres presque simultanés – pour commencer. Y a-t-il un rapport entre ces faits ? David Grann mène l’enquête pour y répondre dans La note américaine, un formidable document qui nous fait entrer dans une longue affaire policière autant que dans le milieu particulier où elle se déroule.
Les personnages ne restent pas anonymes : ils sont des êtres possédant tous les attributs de personnes que nous pourrions côtoyer dans la vraie vie. C’est la force de l’écrivain : les protagonistes du récit sont incarnés, au meilleur sens du mot. Les Osages, dans leurs coutumes comme dans leur situation de nouveaux riches, sont perçus comme une communauté qui conserve les traditions même quand leur nécessité n’est plus absolue.
Le « progrès » menace cependant, l’acculturation commence avec l’arrivée de colons blancs et leur volonté de tracer des frontières, d’organiser des petites villes. De quoi remettre en question un mode de vie constitué au fil du temps. Et bouleverser l’équilibre d’un peuple.
David Grann alterne les phases collectives et les moments plus individuels. Entre un essai ethnologique et la résolution d’une énigme criminelle, l’ouvrage s’équilibre et dépasse de très loin le fait divers.
Toujours est-il que, huit mois après la découverte des deux Osages tués par balles, deux autres meurent d’une intoxication suspecte. Puis plusieurs encore : une douzaine sont ainsi comptés en deux mois. Tout cela est de plus en plus étrange, et l’assassinat, à Washington, d’un magnat du pétrole venu informer les autorités fédérales ne laisse guère de doutes sur ce qui est en train de se passer. Le Washington Post titre : « Complot présumé pour assassiner de riches Indiens ».
Pendant ce temps, le business continue, les pétroliers exploitent… et les morts se succèdent. Cela devient une affaire d’Etat et la « série de meurtres la plus ignoble commise dans ce pays », selon les mots d’une lettre adressée à un sénateur. Les enquêteurs se succèdent. Passe l’ombre du jeune Edgar J. Hoover, qui dirige déjà l’ancêtre du FBI, le Bureau of Investigation. Il ne se contentera pas du statut d’ombre, car il en est à poser les fondations de sa longue carrière. Il met White, un détective, sous pression, lui demande de rassembler assez de preuves pour faire tomber le principal suspect, Hale – et quelques complices. Les motivations finissent par apparaître : éliminer des Osages pour prendre leurs terres et les plantureux revenus qui y sont liés. Le verdict d’un tribunal est beaucoup moins évident : un jury de douze hommes blancs condamnera-t-il un autre homme blanc qui a tué des Indiens ? L’impasse semble assurée.
David Grann écrit : « L’Histoire est un juge impitoyable. Elle expose au grand jour nos erreurs les plus tragiques, nos imprudences et nos secrets les plus intimes ; elle jouit de son recul sur les événements avec l’arrogance d’un détective qui détiendrait la clé du mystère depuis le début. » De 1921 à 1926, pendant le règne de la terreur, au moins vingt-quatre meurtres ont été commis, et probablement davantage. David Grann a rouvert le dossier avec une volonté peu commune et nous en fournit les éléments sous forme d’un livre passionnant de bout en bout.

samedi 20 avril 2019

Le dictateur nu d’Ahmadou Kourouma

Un seul roman avait suffi pour placer l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, en 1976, au premier rang des écrivains africains de langue française. Les soleils des indépendances fournissaient en effet, de l’intérieur, et avec un talent d’emblée éclatant, un regard critique sur la situation des pays d’Afrique noire après la décolonisation. Il avait attendu quatorze ans ensuite avant de revenir en arrière dans un deuxième roman, Monnè, outrages et défis, où l’époque coloniale était cette fois mise en lumière, avec les excès du colonisateur mais aussi les compromissions du colonisé. En attendant le vote des bêtes sauvages se situe dans le droit fil de ces livres : il consiste en un long dithyrambe, poursuivi en six veillées au cours desquelles se trace devant nos yeux étonnés le portrait du président Koyoga qui règne sur un pays appelé ici la République du Golfe et qui ressemble beaucoup au Togo – mais ce pourrait, sans doute, être n’importe où ailleurs.
Dithyrambe ? Certes, tous les éléments sont réunis pour le composer. La gloire d’un chef d’Etat vaut bien que s’y appliquent les meilleurs griots du cru, et en particulier ce Bingo, qui sera le « sora » dans ces circonstances : « Je louange, chante et joue de la cora. Un sora est un chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs. » Et il n’est, au pays, de plus grand chasseur que Koyaga. Mais Bingo n’est pas seul, il est accompagné par Tiécoura qui joue de la flûte et qui, surtout, est son répondeur. Sa parole est souvent moins plaisante, comme en témoigne sa première intervention :
« Président, général et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats… »
Cinq veillées sont annoncées, six auront lieu, selon une conception du temps très approximative, six épisodes d’une épopée légendaire dans laquelle se cache la vérité. Les vérités, convient-il de dire, tant chaque fait présente des faces contradictoires. De nombreux événements mériteront, par exemple, deux lectures : l’une attachée à expliquer les choses en fonction des croyances dans le pouvoir des forces surnaturelles, des esprits et de la magie ; l’autre leur donnant une structure plus conforme au fonctionnement d’un cerveau européen. C’est évidemment une explication enfantine de Blanc qui a besoin de rationalité pour comprendre.
Le mythe fait feu de tout bois, et le personnage de Koyaga se construit, hors normes, digne de marquer les esprits et de régner sur son peuple, même au prix d’une cruauté que justifie un destin élevé auquel il n’aura cessé de faire face avec courage. Apprenti dictateur, il bénéficie des conseils de ses aînés qui tiennent à lui faire part de leur expérience passée et lui confient, comme un héritage, les secrets du pouvoir. Ils se transmettent dans des scènes délirantes, par des personnages en qui l’on reconnaît ou croit reconnaître des figures historiques, de Bokassa à Mobutu, soucieux, par exemple, de prévenir Koyaga contre les méchantes bêtes qui menacent un chef d’Etat et président d’un parti unique dans l’Afrique indépendante de la guerre froide. C’est la fâcheuse inclination en début de carrière à séparer la caisse de l’Etat de sa caisse personnelle, ou encore d’instituer une distinction entre vérité et mensonge, etc.
Ahmadou Kourouma se livre ainsi à une joyeuse, burlesque dénonciation de tous les travers du pouvoir tel qu’il est trop souvent exercé dans les pays africains. Puisant dans un fonds commun nourri autant de la réalité historique que de récits appartenant à l’imaginaire collectif, il respecte rigoureusement les formes de ses veillées, allant jusqu’à les ouvrir et les fermer par des proverbes qui donnent le ton de chaque soirée, et en même temps transgressent avec une sorte de furie le respect dû au chef. La voix du conteur principal donne des couleurs éblouissantes à l’histoire d’un homme hissé sur un pavois glorieux, tel un dieu. Mais hissez-le assez haut, on verra qu’il n’a pas de pantalon…

vendredi 19 avril 2019

Katherine Pancol ne lâche pas les Cortès

Depuis 2006 et Les yeux jaunes des crocodiles, Katherine Pancol a trouvé avec la famille Cortès et son entourage un filon qui semble inépuisable. A ses yeux, du moins : après une trilogie aux titres animaliers – La valse lente des tortues et Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi avaient suivi, en quatre ans –, il y a eu, publiés en rafale, les trois tomes de Muchachas après lesquels on pouvait raisonnablement penser qu’elle passerait à autre chose. Mais non : Troisbaisers, paru en 2017 et maintenant au format de poche, prolonge le plaisir. Ou l’ennui, c’est selon. Si les débuts avaient quelque chose de sympathique, les prolongations durent vraiment longtemps.
Comme dans les grandes tragédies shakespeariennes, il y a de l’amour, de la haine, de l’ambition et des déceptions. Les mêmes ingrédients, au fond, que dans les télénovelas latino-américaines. On n’est pas forcé de ranger à l’un ou l’autre extrême toutes celles et tous ceux qui utilisent de pareils produits de base dans leur recette. Il n’empêche : Katherine Pancol penche davantage du côté du Brésil ou du Mexique que de Stratford-upon-Avon.
Avouons-le : nous nous sommes un peu égaré dans les premières centaines de pages. La faute, probablement à la non lecture des deux derniers tomes de Muchachas. Où est le fil ? Pas grave, se dit-on, puisqu’il reste quelques autres centaines de pages pour le retrouver. Et puis, ce ne sont pas les fils élégants de la haute couture d’Hortense Cortès qui prépare sa première collection – forcément un immense succès. Ce sont plutôt les grosses ficelles que manipule, sans en avoir les moyens, Adrian Kosulino, le compagnon de Stella Valenti – un nom de famille qui devrait baptiser le lycée, puisque Ray Valenti, considéré comme son père, fut un héros aux yeux de tous. Sauf des siens, qui savent quelle crapule il était.
Tom, le fils d’Adrian et Stella, est amoureux de Dakota, qui a aussi croisé le chemin de Ray Valenti. Tout cela s’emboîte si bien que les événements en deviennent prévisibles. A la fin, les salauds sont morts, les gentils sont heureux. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

jeudi 18 avril 2019

Pascal Quignard, la musique et l’amour

Est-un roman, un récit, une pièce de théâtre, un poème, Dans ce jardin qu’on aimait ? Pascal Quignard a l’habitude d’enjamber les étiquettes et, comme tant de ses livres, celui-ci ne porte aucune mention de genre. Pour le confort des points de repère, et parce qu’il s’agit de la forme la plus libre, disons qu’il s’agit d’un roman. Mais ne le proclamons pas trop haut, chaque lecteur ayant le droit d’avoir son avis sur la question. Question secondaire, d’ailleurs, bien que l’écrivain dise un mot de la forme, « non pas d’un essai ni d’un roman mais d’une suite de scènes amples, tristes, lentes à se mouvoir, polies, tranquilles, cérémonieuses, très proches des spectacles de nô du monde japonais d’autrefois. »
On se souvient d’un ouvrage dans lequel Pascal Quignard, hanté par la musique, avait inventé sa version de la vie d’un musicien du XVIIe siècle. Monsieur de Sainte-Colombe lui avait inspiré Tous les matins du monde et Alain Corneau avait, par le cinéma, élargi le public du compositeur. Davantage encore, ceci dit, celui de l’autre protagoniste du roman, Marin Marais, dont l’œuvre connut, au début des années nonante, une vogue inédite.
Peut-être Simeon Pease Cheney ne bénéficiera-t-il pas du même bonheur posthume. On ne s’en inquiétera pas outre mesure. Son travail, de 1860 à 1880, consista à noter tous les chants d’oiseau entendus dans son jardin. Olivier Messiaen n’était pas encore passé par là, le révérend Cheney, qui vivait dans un presbytère près de New York, était en avance sur son époque. Et ses transcriptions, Wood notes wild, bien qu’envoyées à différents éditeurs, se heurtèrent à des refus. Son travail ne fut publié qu’en 1892, deux ans après sa mort.
La musique occupe donc une place essentielle dans le texte. Mais aussi la lumière et les déplacements des personnages, car Dans ce jardin qu’on aimait est organisé pour être porté à la scène. On l’imagine, cette scène, belle et sobre à la fois, éclairée de l’intérieur par la passion qui anime les protagonistes.
Outre un narrateur qui pourrait avoir la voix de Pascal Quignard, portée par un souffle qui déborde les mots, ils sont trois intervenants. Simeon lui-même, bien sûr, qui dit la passion amoureuse pour sa femme morte en couches, et qu’il n’a jamais cessé de chérir, voyant dans sa fille Rosemund, désormais plus âgée que ne le fut jamais Eva Rosalba Vance Cheney, la cause de son veuvage. Simeon ne s’exonère pas de toute culpabilité : il a sciemment choisi, au moment de l’accouchement, de laisser la vie à la fille plutôt qu’à la mère. Et il le regrette amèrement, chassant sa fille du presbytère parce qu’il ne supporte plus de la voir, tant elle lui rappelle douloureusement l’épouse.
Le chant est magnifique, à la hauteur de ce que cherchait l’auteur quand, plus haut, il définissait son livre. « Mais ce n’est pas parce que nous vivons encore que nous sommes heureux », écrit-il avec la voix de Simeon, déchiré à jamais et en partie aveuglé par l’amour. Car les paroles d’Eva, murmurées de l’au-delà, ne sont pas celles qu’il attendait. C’est d’une beauté poignante.

lundi 8 avril 2019

La mort de Pierre d'Ovidio

Une rencontre de hasard, dans le pays où je vis et où Pierre d’Ovidio venait chercher la matière de deux livres, s’est faite après que j’avais déjà lu deux de ses romans : Pierre d’Ovidio, être chaleureux qui aimait les gens et le livre d’artiste, est dès lors devenu un proche-lointain. Jamais revu mais jamais non plus sans nouvelles. Il m’avait demandé si je pouvais l’aider à vérifier une phrase ou deux, en malgache, dans Le choix des désordres. Il m’avait donné un rôle secondaire dans le récit de voyage ramené de Madagascar, Nationale 7.
ActuaLitté a annoncé sa mort, il y a presque une semaine déjà. Je ne trouvais pas le courage de saluer Pierre d’Ovidio. Voici donc enfin les traces de quelques lectures.

Demain c’est dimanche (2001)
Accéder au repos dominical n’est pas toujours une sinécure, à en croire Demain c’est dimanche de Pierre d’Ovidio. Jean Mascarpone, correspondant d’un journal de province, y cultive la tristesse du départ de Giulia pour des cieux moins pluvieux, et traîne ses bottes dans la boue des sentiers pour retrouver le corps d’une disparue. Un cadavre peut en cacher un autre et un suicide relancer sur la piste d’une ancienne affaire crapuleuse. De la même manière qu’un cœur solitaire peut trouver du réconfort auprès de deux corps chaleureux. Même si la vie n’est pas rose aux hommes, dans le pays où est né Descartes, il est possible d’en prendre le meilleur dans ce roman savoureux. On gagne à partager les bonheurs simples offerts par d’Ovidio. Avec une énigme policière qui transforme ce tableau champêtre en roman.

Pertes et profits (2002)
Mascarpone, ce n’est pas seulement le nom d’un fromage, c’est aussi celui d’un « localier », autrement dit un journaliste de base, dans le pays pluvieux de Descartes. On l’avait rencontré dans Demain c’est dimanche, le précédent roman de Pierre d’Ovidio. On le retrouve avec un identique mal de vivre, une sorte de fatigue généralisée qui doit beaucoup à l’absence de Giulia, partie sous des cieux plus cléments.
La boue, la pluie, elle n’aimait pas ça. On le savait déjà. Mais, comme Mascarpone y pense tout le temps, il ne peut pas s’empêcher de nous le redire sans cesse. L’ambiance est morose, au bord d’une déprime sournoise qui ne lâche pas le journaliste. Il aurait voulu être romancier, au lieu de quoi il aligne les platitudes sur des faits divers ou des fêtes de patronage.
Pour exciter le lecteur bien plus que le personnage principal, il y a quand même de vraies infos. Un meurtre, des ossements humains retrouvés sur un lieu de passage, pendant la Seconde Guerre mondiale, entre la zone libre et l’occupée. Le lien n’est pas évident, il faut gratter longtemps pour comprendre ce qui se cache sous la poussière du temps. Et encore. Ne vaudrait-il pas mieux laisser retomber cette poussière sur le passé ? A qui profiterait l’élucidation de l’énigme ?
Le désenchantement de Mascarpone devant la vie contamine l’intrigue. Au fond de tout cela, il y a un « À quoi bon ? »
Pertes et profits est pétri, néanmoins, d’une profonde connaissance de l’homme, et cela n’a rien de paradoxal. Puisqu’il faut bien, de toute manière, s’éveiller demain matin, avec même, qui sait ?, un petit bonheur à la clé.

Les enfants de Van Gogh (2007)
Une communauté de jeunes artistes passionnés. Une belle utopie, dans les années soixante-dix, après la gauche radicale, après Pompidou. Ensuite, quelques claques dans la figure pour les garçons quand ils découvrent les filles plus libres qu’eux. Quand ils doivent reconnaître que leurs créations n’intéressent personne. Quand l’enthousiasme et l’amitié s’effilochent. Pierre D’Ovidio recoud les morceaux avec beaucoup de conviction. Et fait revivre, pour quelques personnages, une époque révolue.

L’ingratitude des fils (2011)
Après la guerre, le chaos. Pierre D’Ovidio lance un nouveau « grand détective » dans la France de 1945. Cherchant à identifier un cadavre trouvé dans la neige par des enfants, Maurice, jeune inspecteur, possède peu d’éléments. Mais Ginette, qu’il vient de rencontrer et qu’il aime déjà, lui apporte une aide précieuse. Et le souvenir de la rafle du Vél’ d’Hiv’, au cours de laquelle Maurice a sauvé ceux qu’il a pu, traverse une enquête liée au passé proche. Le décor est splendide.

Le choix des désordres (2012)
Deuxième enquête de Maurice Clavault, découvert dans L’ingratitude des fils. Son chef ne l’aime toujours pas, au contraire de Ginette, malgré un début de carrière sur scène qui pourrait lui donner d’autres désirs. Et voici Maurice en mission à Madagascar où un Français a disparu, où la révolte gronde début 1947. Son nouveau chef ne vaut pas mieux que le précédent, car l’esprit colonial est aussi étriqué que le sens de la hiérarchie. Du moins, on se balade, au risque du palu.

Le paradis pour demeure (2013)
Bertrand a eu sa période Je vous trouve très beau, pendant laquelle il espérait que des jeunes femmes recrutées sur annonces dans les pays de l’Est l’aideraient à la ferme, et plus si affinités. Cela s’est mal terminé et le paysan passe à L’amour est dans le pré en recueillant une jeune clocharde à Paris. Marianne est une bombe à retardement. Toujours à la limite de l’explosion, elle ne tarde pas à secouer le village. Les pieds dans la boue et la tête dans un livre de Françoise Giroud comme la mère de Bertrand, Pierre D’Ovidio démonte la paix artificielle d’un coin réputé tranquille et s’interdit de recoller les morceaux.

La tête de l’Anglaise (2016)
Joël est le monstre désigné par la presse et le peuple : c’est lui qui a tué et dépecé l’Anglaise retraitée, dans une campagne dont son père lui a appris la dureté. Et comment la combattre par plus de dureté encore. La deuxième partie, dans la tête du présumé coupable, nous fait suivre la pensée sinueuse d’une défense dont la logique nous échappe parfois. Mais qui, sur l’instant, semble irréfutable à Joël, avant qu’il change d’avis.

jeudi 4 avril 2019

Avril à la Bibliothèque malgache : Rwanda, 1995



Pierre Maury. Rwanda, 1995


Cet ouvrage date de plus de vingt ans. Mais, basé sur des séjours effectués dans les derniers mois de 1995, il était épuisé. Au vingt-cinquième anniversaire du génocide rwandais, il n’a pas semblé inutile de le rééditer.

Ce petit livre ne prétend pas offrir LA vérité sur le Rwanda d’aujourd’hui. La réalité est complexe, elle ne se dévoile souvent qu’en étant envisagée de points de vues différents, voire contradictoires. Prétendre l’appréhender supposerait une longue enquête, bien plus longue en tout cas que ne l’a permis un séjour d’un mois, en deux parties, en octobre et en décembre 1995.
Pourquoi, alors, ajouter encore à la masse des publications qui, depuis la fin de la guerre en juillet 1994, se sont succédé dans les librairies, sans parler des milliers d’articles publiés dans la presse ? Pour dire autre chose, ou au moins essayer de dire autre chose, pour proposer, du Rwanda dans sa deuxième année de renaissance après un génocide inqualifiable, qui dépasse dans l’horreur les capacités d’une imagination humaine normalement constituée, une image qui ne s’arrête pas aux événements de 1994, sans pour autant les oublier.
Au point de départ, un hasard qui devient une chance : arrivé au Rwanda sans but précis, sans article à écrire, avec pour seule motivation de rencontrer des gens qui vivent là – pas des Européens, des Rwandais –, je n’ai vécu à aucun moment l’existence « normale » du journaliste en reportage. Celui-ci a rarement le temps de se mêler à la population locale sans objectif immédiat, sans rentabiliser très vite son séjour par des articles. Alors, il pare au plus pressé, vit à l’hôtel et fait de rapides incursions dans les endroits qu’on veut bien lui montrer. Parfois il interviewe des personnalités officielles. S’il est assez lucide pour décoder les discours qu’on lui assène à longueur de journée, tout cela lui donne, souvent, une idée assez précise des grandes orientations qui sont celles d’un pays. Mais il est loin de rendre compte de ce qu’est la vie quotidienne de ce pays. Et pour cause : il ne la partage pas.
Mon expérience, par la force des choses, a été très différente. Accueilli dans une famille, puis dans une autre, puis dans une troisième encore, j’ai partagé la vie quotidienne de Rwandais appartenant à des classes sociales diverses, mais qui avaient pour point commun de n’être pas directement liés à la vie politique du pays. C’étaient des citoyens comme les autres, ou presque. Presque : le hasard a voulu que je rencontre surtout des Tutsis – pas tout à fait le hasard, les circonstances historiques ont fait d’eux la plus grande partie des exilés avant 1994 et m’ont fourni, au départ de la Belgique, les premiers contacts, prolongés sur place. Ce n’est évidemment pas indifférent…
Néanmoins, il m’a paru utile de rapporter les choses vues dans ce contexte limité. L’écart est grand, en effet, avec les reportages habituellement effectués dans la région. Une fois encore, c’est peut-être en partant sans idée de reportage qu’on est capable de rendre compte au plus près de la vie d’une population.
Il ne s’agit pas non plus, du point de vue d’un spécialiste de l’Afrique noire. Je suis arrivé là doté d’une certaine naïveté, sans rien connaître des habitudes locales, ou pas grand-chose : ce qu’on m’en avait dit en Belgique, et qui avait quand même tempéré un peu ma naïveté d’Européen, de Blanc débarquant dans un monde totalement étranger.
Ces notes paraîtront, pour quelques-unes en tout cas, trop évidentes aux yeux de ceux qui ont déjà voyagé là-bas et pour lesquels le contraste dans les modes de vie entre l’Europe et l’Afrique noire n’est plus depuis longtemps un sujet d’étonnement. Il n’empêche que, je l’ai constaté autour de moi, ce continent reste encore si méconnu que même les évidences sont parfois bonnes à dire.
Ouvrir les yeux et les oreilles. Je n’aurai rien fait d’autre, transcrivant les images et les propos avec une honnêteté aussi scrupuleuse que possible, sans rien cacher ni des contradictions visibles ni des sentiments contradictoires qu’elles font naître. Sauf pour les quelques personnages officiels, présents malgré tout dans certaines rencontres et qui m’ont apporté des informations précises, je n’ai pas gardé les noms de celles et ceux qui furent mes guides et mes médiateurs. Dans un pays dont l’équilibre reste très fragile, on ne sait ce que sera demain, et il aurait pu être dangereux, pour certains, d’être reconnus un jour ou l’autre. Ceux-là ont cependant toute ma reconnaissance, et bien davantage.

1,99 euros ou 6.000 ariary
ISBN 978-2-37363-082-4

Presse

C’est par tout ce qu’il ne dit pas que ce petit livre représente un témoignage exceptionnel : il ne parle pas de politique, ne livre aucune « clé » idéologique, n’évoque jamais nommément le génocide. Simplement, il parle de la vie, qui a triomphé sur la trame de la mort, et l’auteur conclut, à l’instar de bien des Rwandais : après cela, je ne serai plus jamais pareil.
Colette Braeckman (Le Soir, 21 septembre 1996).

Les stigmates de la guerre et les travaux de reconstruction, les petits commerces de rue, les lieux de sorties nocturnes, l’orga­nisation familiale, les préparatifs d’un repas, d’un mariage… : c’est la vie au fil des jours qui surgit sous sa plume, non sous la forme d’une chronique, d’un récit de voyage pro­prement dit, mais dans la succession de brefs chapitres où les observations sont rapportées par thèmes. Ce petit livre (il fait moins de cent pages) se révèle attachant, précieux, par la modestie même de son propos et par la réserve de son écriture.
Carmelo Virone (Le Carnet et les Instants, 15 novembre 1996 – 15 janvier 1997).

mercredi 3 avril 2019

Avril à la Bibliothèque malgache : Bernanos



Georges Bernanos. Scandale de la vérité



Dominique Fernandez, dans Ramon (Grasset & Fasquelle, 2008), l’ouvrage qu’il consacre à son père, cite la phrase avec laquelle Bernanos dédicace, le 26 mars 1936, Journal d’un curé de campagne au critique littéraire : « Mon cher ami, ce curé si peu cartésien vous paraîtra peut-être d’abord un peu bête, mais je suis sûr que vous finirez par l’aimer, car votre cœur est avec ceux de l’avant, votre cœur est avec ceux qui se font tuer. » Trois ans et demi plus tard, Ramon Fernandez consacre dans Marianne un long article à Scandale de la vérité et Nous autres Français. Stupeur du fils en lisant ce qu’il considère comme une tentative de réconciliation entre deux hommes que les circonstances et les positions divergentes ont séparés : « Je trouve extrêmement curieux que mon père, peu de temps avant qu’il ne se décide à la trahir, cette mission, ait hissé sur le pavois les deux écrivains qui étaient le mieux faits pour le retenir sur la voie de l’honneur. On dirait l’appel au secours d’un homme qui craint de se noyer. »
Cet article paradoxal, le voici « en guise de présentation » de Scandale de la vérité. Ses lecteurs d’alors formaient, rappelle Dominique Fernandez, un « public de gauche ». En mai, Ramon Fernandez avait présenté tout autrement Scandale de la vérité aux lecteurs de La Liberté, « public d’extrême-droite ». Le grand écart suscite, chez le fils, une série de questions. Du moins l’auteur des lignes qui suivent n’était-il pas, cette fois, dans une posture de mépris adoptée ailleurs.

Si quelqu’un doit souffrir en ce moment d’être éloigné de France et comme en exil, c’est assurément M. Georges Bernanos, qui partait voici quelques mois pour l’Amérique du Sud, avec un peu de la sombre amertume de Platon quittant Athènes. Que les temps sont changés ! Munich avait irrité M. Georges Bernanos. Il entretenait avec son pays une de ces querelles que l’amour inspire et que l’humeur complique. M. Georges Bernanos est naturellement polémiste, et beaucoup de ses contemporains, comme on dit, l’ont senti passer… Les deux livres que j’ai sur ma table, Scandale de la vérité et Nous autres Français, sont des manières de premiers testaments, comme dirait M. Julien Benda, où l’auteur s’est appliqué à définir l’âme de son pays et son destin. Écrits entre les deux guerres, la blanche et la rouge, ils sont pour nous d’un particulier intérêt.
Mais situons d’abord M. Georges Bernanos dans nos perspectives littéraires. Il n’a pas été d’abord facile à définir. Sous le soleil de Satan le faisait apparaître comme un romancier du surnaturel, spécialité assez rare en France et qui n’a pas de province littéraire bien établie. L’imposture et La joie semblaient préciser M. Georges Bernanos comme le romancier du prêtre, autre spécialité extrêmement difficile et chez nous peu commune. Mais bientôt, les dons de polémiste de M. Georges Bernanos éclataient dans la Grande peur des bien-pensants, mettant alors sa pensée, sa tradition intellectuelle en pleine lumière.
[…]
Ramon Fernandez.
Marianne, 4 octobre 1939.

1,99 euros ou 6.000 ariary
ISBN 978-2-37363-080-0

mardi 2 avril 2019

Michel Le Bris, King Kong et le mystère du monde

Michel Le Bris embrasse large dans Kong, qui est reparu au format de poche. 1135 pages qui nous en font voir de toutes les couleurs. Visite guidée avec l'auteur...

Qu’est-ce qui a vous conduit vers « King Kong » ?
Une série de hasards qui n’en sont pas. Les liens entre Jack London et Martin Johnson, le personnage de La beauté du monde, qui fait un film, Congorilla, sorti en 1932. Et King Kong, qui sort en 1933, m’avait enthousiasmé quand je l’avais vu dans les années soixante. J’ai été pris dans l’engrenage parce que, en tirant les fils, c’est toute l’histoire du siècle qui se dévide. Tant de thèmes affleuraient que j’ai su que ça allait être une longue entreprise.
La bibliographie est énorme. Le travail de documentation aussi ?
Oui, j’adore ça. Pour imaginer des scènes, j’ai besoin de les voir. Et, pour les voir, il n’y a pas d’autre choix que de se documenter. Mais le plus gros du travail était littéraire, la construction du roman en séquences avec des scènes suffisamment fortes et, entre elles, en creux, ce qui arrivera dans la séquence suivante. C’est de la marqueterie, avec un souffle qui doit emporter le lecteur et une exigence.
Le roman est charnu et même couillu, puisque Kong est comparé à un phallus, bien qu’il n’en ait pas…
Il faut se méfier des interprétations psychanalytiques. Ce que j’ai voulu faire, dans l’écriture romanesque, c’est recréer le mouvement de la naissance d’un mythe et le faire venir en face du lecteur. Mais je ne crois pas aux explications. Il y a, au cœur du monde, une puissance destructrice-créatrice, à l’œuvre dans Au cœur des ténèbres, de Conrad, dans The Call of the Wild, de London. Dans mon enfance, j’écoutais les énormes tempêtes qui hurlaient la nuit à quelques mètres de la maison et j’étais fasciné.
Quelques phénomènes naturels impressionnants sont d’ailleurs convoqués dans le roman : un ouragan, un tremblement de terre qui ressemble à un coup publicitaire, puisqu’il coïncide avec la sortie du film…
Le monde peut être romanesque aussi. L’ouragan qui détruit Miami est précurseur de ce qui va déclencher une spéculation immobilière frénétique, annonce la crise de 1929, ce qui se passera à la Bourse de New York, un autre cataclysme, et la panique qui s’empare des spéculateurs.
Un des personnages dit, à propos de la crise : « Quand ça dure des années, c’est plus une crise, c’est qu’on change de monde. » Et il ajoute la question qu’on vous pose : « Non ? »
Ils ont eu cette impression. Ils reviennent des tranchées et ils n’ont pas vécu les années folles. Ils ont été secoués par la guerre, ont été traités en héros pendant quelques jours et puis on n’en  parle plus. Si on refuse de voir ce que la guerre a révélé, ces monstres-là reviendront fatalement.
Est-ce que, comme le roman le laisse entendre à un moment, Hitler, versant sombre du monde, aurait son opposé lumineux en Kong ?
Non, Kong n’est pas le versant lumineux. Le film, oui, pas le personnage. Le grand singe est, il me semble, une puissance destructrice-créatrice du monde. Il relève à la fois du conte de fées et du film d’horreur.
Vous suivez, outre la révolution culturelle du cinéma, la révolution industrielle de l’aviation. Parce que les réalisateurs du film sont dans les deux à la fois ?
En effet, et c’est assez stupéfiant, quand on y pense. Ce sont les figures de la modernité à ce moment-là, qui est un moment de basculement du monde. En même temps, ce qui m’intéressait, c’est l’effort qu’ils font pour rendre compte de ce que l’homme est plus grand que lui-même. En cherchant à le faire par le documentaire, ils comprennent qu’ils sont dans une impasse et que c’est à la fiction, à l’imaginaire, de dire l’inconnu du monde. Un explorateur vit toujours une grande déception puisque l’inconnu qu’il traque, une fois qu’il le trouve, devient connu. Sauf dans King Kong, où surgit l’inconnu irréductible, absolu. Il résume le monde dans son mystère. Je trouvais que c’était une grande idée. Ce que j’ai voulu faire aussi dans ce livre, c’est un voyage à travers les différentes formes des tentatives de dire le monde. C’est un roman pour comprendre ce qui est en jeu dans la création romanesque. Le fictif n’est pas le vrai, mais il n’est pas non plus le faux.