samedi 28 janvier 2017

Patrick Grainville entre Rubens et un tigre

Un éclair de feu, bref, incompréhensible, a marqué Louise et Luc pour la vie. Ils l’ont aperçu entre deux pierres d’une muraille, ils voudront comprendre. Les rayures fauves d’un tigre conduisent leur destin, leur fournissant au passage quelque chose de la sauvagerie de l’animal, de son appétit de vivre, peut-être même de sa férocité.
Patrick Grainville ouvre son nouveau roman sur une image fugitive mais elle marque personnages et lecteurs comme au fer rouge. Comme le symbole, aussi, de ce qui va suivre, et où on retrouve chez l’écrivain le plaisir du surgissement bestial de la nature, y compris la nature humaine. Louise et Luc, jeunes amants, sont armés, pour leur défense, de ce qu’ils savent de leurs parents où la légitimité des couples est ébranlée par les lois du désir – le père de Louise, qui surprend les adolescents de quatorze ans dans la frénésie de leur étreinte, a lui-même été vu par ceux-ci avec la mère de Luc.
Les sens exacerbés resplendissent comme resplendit le corps d’Hélène, fille de la gardienne du domaine où rôde le tigre et dont le propriétaire, « le vieux Paul », cultive son goût des chairs opulentes. Hélène, la jeune fille dont Louise et Luc ne savent pas encore s’ils la trouvent moche ou belle, a quelque chose d’Hélène Fourment, épouse et modèle de Rubens. Les deux Hélène se confondent de plus en plus dans un imaginaire enrichi de comparaisons.
Les rapports intimes entre l’œuvre romanesque de Patrick Grainville et la peinture fournissent à l’auteur de solides points d’appui à partir desquels se déploie avec verve un univers où l’intensité est la règle. Hokusai, dans Le baiser de la pieuvre, George Catlin, dans Bison, pour citer deux exemples récents, avaient emporté les personnages au-delà d’eux-mêmes. Rubens, dont on apprendra en cours de lecture qu’il a peint des tigres, n’est pas placé à l’avant-plan de la même manière. Mais sa présence est une clé pour nous, comme pour Louise et Luc.
Les emportements de leurs découvertes se transformeront, bien entendu, avec l’âge, en même temps qu’ils s’ouvriront à d’autres relations et à des cultures nouvelles. Les lettres d’Asie que Louise envoie à ses amis sont des merveilles, malgré la fragilité qu’elles traduisent. Mais toute vie est fragile, même celle d’un tigre nommé Nabucco dont on se souviendra longtemps.

vendredi 20 janvier 2017

Les romanciers qui vendent sont aussi les plus lus

Depuis 2005, Le Figaro publie, à cette époque de l’année, les résultats d’une enquête sur les romanciers français qui se vendent le plus. Pour la première fois en 2017, l’institut d’études GFK y intègre les romanciers traduits. Assez logiquement, le palmarès qui était de dix noms passe au double. Décryptage.
Une première remarque vient à l’esprit en lisant, en « accroche » de première page du Figaro paru hier : « Le palmarès des romanciers les plus lus en 2016 ». Au sens propre, il ne s’agit pas de cela et le titre de l’article qui commente les résultats est plus précis : « Les vingt romanciers qui vendent le plus », même s’il était question de « Ce que les Français lisent vraiment » en tête de page.
L’enquête porte sur les ventes et non sur la lecture. Certes, les tendances doivent être proches, mais n’oublions pas les livres achetés et abandonnés à la dixième page – ni, dans l’autre sens, ceux qu’on se prête dans une chaîne de lecteurs parfois longue. Nous parlerons donc, plus clairement que Le Figaro, des meilleures ventes de romans en France, à travers vingt auteurs. Qui « pèsent », ensemble, 13,5 millions d’ouvrages en grand format ou au format de poche. En gros, un roman sur quatre sur l’ensemble du marché. Combien d’autres auteurs pour se partager le reste ? L’écart est immense entre le best-seller et la « petite » vente, voire la vente « moyenne ».
Surtout quand Guillaume Musso, à lui seul, premier de classe, affiche au compteur 1 833 300 volumes vendus en 2016. Le chiffre est impressionnant, il ne correspond en rien cependant à la qualité très moyenne de ses romans, qu’il s’           agisse de La fille de Brooklyn, paru en mars dernier, ou de L’instant présent, réédité simultanément en poche. Marc Levy, dont les actions sont en baisse après qu’il avait longtemps côtoyé ces sommets, reste millionnaire en ventes, mais Michel Bussi, le géographe devenu auteur de polars à succès, et Anna Todd, la sado-maso molle, le précèdent. Anna Todd est la première romancière traduite à faire son apparition dans cette liste.
Une intrigue policière ou le sens du suspense qui va bien au thriller sont des arguments puissants. Outre Michel Bussi, on note la présence de Harlan Coben, Mary Higgins Clark, Paula Hawkins, Franck Thilliez, Stephen King, Maxime Chattam, Camilla Läckberg et Michael Connelly. C’est presque la moitié du palmarès.
Le livre « feel good » est lui aussi en vogue. Laurent Gounelle et Gilles Legardinier en ont fait leur cheval de bataille. Et les grands sentiments, jusqu’au dégoulinant, trouvent aussi leur place avec Agnès Martin-Lugand, Danielle Steel ou Agnès Ledig.
On notera la parité presque parfaite entre romancières et romanciers : neuf femmes sont présentes, et onze hommes. Ce qui fait penser à cette réflexion habituelle : la plus grande partie des lecteurs sont des lectrices. Pour qui, suppose-t-on, il n’est pas désagréable de se retrouver dans un univers créé par une femme, sans que cela les empêche d’aller voir du côté des romans écrits par des hommes.
Nous n’avons rien dit encore de trois romanciers (dont deux femmes) qu’il est impossible de ranger dans un tiroir étiqueté : « Recettes du succès ».
Françoise Bourdin, travailleuse de fond (deux romans publiés par an en moyenne), s’attache à la province, comme souvent Michel Bussi, où elle déroule des histoires de famille dans une tradition que l’on pensait morte et dont on constate qu’elle a encore ses partisans.
David Foenkinos, c’est l’éclat des paillettes dans l’écriture, une fausse naïveté qui séduit ou agace, mais retient jusqu’à l’attention des jurys de grands prix littéraires. Sauf erreur, il est d’ailleurs le seul, dans ce palmarès, à cumuler un Renaudot, un Goncourt des Lycéens et une place parmi les romanciers les mieux vendus de 2016.
Enfin, relevons le cas très singulier d’Elena Ferrante, mystérieuse signature derrière laquelle se cache une écrivaine dont la tétralogie de L’amie prodigieuse (le troisième tome vient de paraître en français) possède un souffle rare. L’ampleur du projet littéraire s’impose avec évidence. On accompagne Elena et son amie Lila depuis leur enfance et leur amitié napolitaines. Elles sont inséparables, mais comme deux faces opposées d’une seule entité. Lila est la plus sauvage, elle bénéficie d’une sorte de génie naturel qui lui permet de briller dans tous les domaines qu’elle aborde, serait-ce avec un apparent dilettantisme avant de laisser tomber. Elena, la narratrice, dont on a remarqué le prénom en commun avec le pseudonyme de la romancière, est plus besogneuse, soucieuse de bien faire. Et elle fait bien puisqu’elle passe du dialecte à une langue italienne châtiée pour écrire un livre à succès. Son inspiratrice, son modèle, celle à qui elle veut plaire restant Lila, dont elle sait qu’elle ne possède pas les capacités.
C’est formidable, c’est populaire, c’est littéraire. C’est l’exception.

P.-S. Livres Hebdo publie aussi, aujourd'hui, son palmarès des meilleures ventes de 2016. Sans surprise, le nouveau volume de Harry Potter surclasse la concurrence.

jeudi 19 janvier 2017

Quand Alain Mabanckou déçoit

Qu’est devenu le style charnel et envoûtant d’Alain Mabanckou ? Fallait-il, pour être remarqué dans une rentrée littéraire avec Petit Piment, et espérer mieux qu’un Prix Renaudot, lisser les aspérités de l’écriture pour la rendre accessible à tous ? L’effet médiatique est réussi : jamais roman d’Alain Mabanckou paru au mois d’août n’avait été considéré à ce point comme un événement. Mais jamais non plus, et il est attristant de devoir le dire, l’écrivain ne nous avait déçu à ce point.
Petit Piment, qui donne son titre au livre, est pourtant un beau personnage. Avec la naïveté de son jeune âge au début de sa scolarité à l’orphelinat de Loango, il découvre un monde en mutation lors de la Révolution socialiste scientifique – et les impasses qui en découlent. L’école de la rue, à Pointe-Noire, se révélera plus efficace pour l’aider à grandir, au milieu des dangers les plus divers. Et des tentations les plus irrésistibles.
Mais la trajectoire de Petit Piment est devenue, dans le roman, une histoire parmi toutes celles que l’écrivain aurait pu cueillir dans son Congo natal. Il s’en est contenté, oubliant d’en faire une matière littéraire.

mardi 17 janvier 2017

Napoléon, un retour haut en couleurs

Romain Puértolas ne s’était pas fait attendre longtemps : après La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel, son deuxième roman paru au début de 2015, le troisième l’avait suivi six mois plus tard. En même temps que le retour de l’auteur de L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, on salue celui de Napoléon, pêché dans les filets de l’écrivain en même temps que dans ceux d’un chalutier norvégien.
On vous explique en deux mots : Napoléon n’était pas mort à Sainte-Hélène, il était seulement dans le coma et les cendres d’un autre se trouvent aux Invalides tandis que le corps du grand homme était, avec son cheval, préservé de la corruption des chairs au fond d’eaux glaciales. Hibernatus-Napoléon dégelé, reconnu, accepté pour ce qu’il est, fait route vers la Corse pour prendre une retraite bien méritée en compagnie d’un natif de l’île prêt à l’accueillir.
Il découvre les changements survenus en son absence, arbore un tee-shirt de Shakira, apprécie le champagne noir (le Coca-Cola Light), considère avec intérêt les progrès de la technique qui lui auraient permis de l’emporter à Waterloo et, comme il est très intelligent (on nous le dira assez souvent pour ne l’oublier jamais), intègre les nouvelles données géopolitiques cachées derrière des mots dont Internet lui fournit le sens : « Daesh, salafiste, charia, fatwa, djihadiste, al-Sham ». Il en a maté d’autres, il se sent capable de redevenir le super-héros qu’il fut en son temps.
Pour proposer ses services de chef de guerre, une seule adresse : le palais de l’Elysée. Il y rencontre, après avoir récupéré son bicorne aux Invalides, un François Hollande pas mécontent de trouver un candidat compétent à la castagne. Mais rapidement refroidi par son responsable de communication qui lui rappelle quel homme de pouvoir a été Napoléon. Pourquoi aurait-il changé ?
Pas d’armée officielle pour mener son nouveau combat, donc. Qu’importe, il recrute une Nouvelle Petite Grande Armée. C’est éclectique : cinq danseuses de french cancan, un contorsionniste, un balayeur noir, un Corse, deux de ses trois descendants vivants – une prostituée fatiguée et l’imam de la Grande Mosquée de Paris. En fin stratège, Napoléon a un plan pour vaincre l’adversaire sans verser de sang. Car il est fatigué des cadavres et des blessés qui ont jalonné la première partie de sa vie.
Re-vive l’Empereur est une succession de moments savoureux qui rebondissent les uns sur les autres en une joyeuse pagaille. On se régale particulièrement du passage de Napoléon chez les fous – car c’est par là que passent tous ceux qui se prennent pour l’empereur. Mais Romain Puértolas tient sa petite troupe avec plus de fermeté que dans ses deux premiers romans. Il n’a pas attendu l’attentat à L’Hebdo des Charlots, comme il l’appelle dans le roman, pour savoir que l’humour est une arme efficace contre les dérives du pouvoir. Et il l’utilise en artiste imaginatif.

samedi 14 janvier 2017

14-18, Albert Londres : «Le mal n'est jamais tué»



Ce que Salonique pense de la soumission de Constantin

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Salonique, 11 janvier.
(Retardée dans la transmission.)
La Grèce vient donc d’accepter notre ultimatum. On ne sait pas ici ce que l’on en pensera en France, mais je vais vous dire tout ce suite ce qu’on en pense à l’armée d’Orient. On pense que cela n’a aucune importance parce que cette acceptation ne change rien à la situation.
L’Allemagne n’étant pas encore prête, Constantin, comme par le passé, acquiescera à tous nos vouloirs. Nous lui aurions demandé le Parthénon pour le remonter place de la Concorde qu’il aurait dit : « Prenez le Parthénon. » Qu’est-ce que cela peut bien lui faire quand nous le forçons de nous promettre des choses, puisqu’il est résolu d’avance à ne pas les tenir.
Cette fois, dirons-nous, nous lui avons fixé un délai. En Orient, les délais sont des bagatelles qui ne comptent pas, c’est comme le temps, ça n’est pas pris au sérieux. Tout ce que Constantin a vu dans celui que nous lui imposions, c’est qu’il donnait quinze jours de plus pour se retourner.
Quand on persiste à appliquer sur le même mal le même remède qui l’endort mais ne le guérit pas, le mal n’est jamais tué.

Le Petit Journal, 14 janvier 1917.

La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

vendredi 13 janvier 2017

Les finalistes du Grand Prix RTL/Lire

Je faisais bien de vous parler, hier, de Tanguy Viel. Avec le grand souci de cohérence qui est le mien, je prolonge aujourd'hui les propos sur cet écrivain dont le nouveau roman est, avec son titre singulier (Article 353 du code pénal), retenu dans la sélection finale du Grand Prix RTL/Lire.
Ils sont encore cinq, parmi lesquels le best-seller annoncé de Daniel Pennac qui signe le grand retour de Malaussène. Je note aussi la présence d'un éditeur (Fleuve) assez peu habitué à trouver une place dans ce genre de sélection.
En attendant la proclamation du lauréat, qui pourrait être une lauréate (mais une chance sur cinq seulement, avec Carole Fives), en mars, voici la sélection.
  • Carole Fives. Une femme au téléphone (Gallimard/L’Arbalète)
  • Nicolas Maleski. Sous le compost (Fleuve)
  • Daniel Pennac. Le cas Malaussène (Gallimard)
  • François Roux. Tout ce dont on rêvait (Albin Michel)
  • Tanguy Viel. Article 353 du Code pénal (Minuit)

jeudi 12 janvier 2017

La possibilité d’un roman américain

Jim Sullivan est le chanteur préféré de Dwayne Koster qui aime écouter son disque le plus connu, UFO. Titre devenu mythique après la disparition – réelle – de Jim Sullivan, évaporé comme s’il avait été emporté par un OVNI (UFO en anglais) au Nouveau Mexique, près de Santa Rosa. On n’a retrouvé que sa voiture. La légende est en marche et Dayne Koster court derrière elle dans le roman qu’a écrit le narrateur de La disparition de Jim Sullivan, livre où Tanguy Viel fournit les clés d’un ouvrage que nous ne lirons pas. Tout en amassant sur lui un tas d’informations. Pourquoi et comment cette histoire est née de la volonté d’écrire un roman américain après en être longtemps resté aux romans français : « Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que quelque chose se mette à bouger. »
Il faut être mainstream ou disparaître comme auteur, c’est en gros ce que pense l’écrivain quand il accroche une carte des Etats-Unis au mur de son bureau et choisit Detroit comme décor – une ville où un habitant peut voir jusqu’à trois mille deux cents vitres en même temps : « Je n’ai jamais bien compris ce que ça voulait dire, trois mille deux cents vitres en même temps, mais, me suis-je dit, si j’écris une chose comme ça dans mon roman, alors on pourra comprendre que mes personnages habitent une grande ville complexe et internationale, une ville pleine de promesses et de surfaces vitrées. » Puis il faut donner au personnage principal, Dwayne Koster, les caractéristiques d’un héros de roman américain : la cinquantaine, une vie sentimentale qui s’est compliquée, enseignant à l’université, lecteur de Moby Dick… Il faut aussi introduire des flash-backs, même inutiles, fournir des détails en abondance, intégrer les attentats du 11 septembre 2001, imaginer un adultère, « un point très important du roman américain, l’adultère », etc.
Il faut surtout, et Tanguy Veil s’y emploie avec une redoutable efficacité, démonter les clichés du roman américain standard, autant dire une série télévisée, jouer avec eux et les remonter autrement. Le grand meccano de la fabrication littéraire dévoile ses rouages, à la fois simples et sophistiqués. C’est formidable de drôlerie et d’intelligence.

lundi 9 janvier 2017

Le journal éclaté de Dany Laferrière

Peut-être Dany Laferrière est-il un sage. Mais sans aucune illusion sur la valeur de cette sagesse depuis que sa grand-mère lui a enseigné d’où lui venait l’apparence de la sienne quand elle restait tranquillement assise à boire du café toute la journée : « de son arthrite qui la fait tant souffrir. » Dans L’art presque perdu de ne rien faire, il va son chemin en ouvrant les yeux sur sa vie et celle des autres, tente de comprendre ce qui a changé entre Haïti et le Canada, avec le passage des années et les innovations dont la technologie nous abreuve à si vive allure qu’il ne sait plus comment appeler un téléphone dont le nom change chaque année…
Rien ne lui est indifférent, l’amour et le chagrin, l’hiver et la chaleur, la politique et la culture – avec une place privilégiée, tout naturellement, pour la lecture : le chapitre qu’il consacre à « Un lecteur dans sa baignoire » donne envie de retrouver, toutes affaires cessantes, les livres qu’il commente avec la ferveur du moment de leur découverte.
Le sommeil et l’éveil se confondent : « Notre univers est trop pensé et pas assez rêvé », écrit-il dans « Le monde naît de la nuit ». Les îlots préservés par beaucoup sont, chez lui, d’une extrême porosité qui lui permet d’écrire « dans la langue de celui qui est en train de me lire » et justifie l’affirmation qui a servi de titre à un autre ouvrage : Je suis un écrivain japonais.
On est bien, dans ce journal éclaté, aux fragments regroupés en thèmes vagues dont chacun est précédé d’un poème. On se retrouve avec lui dans un café de Montréal et, s’il n’y est pas à ce moment-là, on le rattrape à New York ou à Tokyo. On devient nomade à le suivre de loin, car il n’y a aucune raison de placer exactement nos pas dans les siens, il suffit d’épouser une trajectoire qui est un état d’esprit. Optimiste, l’état d’esprit : il voit autour de lui des amis se remettre à la lecture de la poésie.

Cet article est repris, avec une quinzaine d'autres (dont trois entretiens), dans un petit volume publié en édition numérique par la Bibliothèque malgache (0,99 €).

vendredi 6 janvier 2017

Les débuts de Haruki Murakami

Deux romans : Haruki Murakami nous gâte. Oui, mais il s’agit de ses deux premiers textes de fiction. Ils n’avaient pas été traduits en français et proposent donc une séance de rattrapage de ses débuts, avant de devenir une star internationale de la littérature. Inquiet, peut-être, de l’accueil qui pourrait être fait à ces ouvrages de jeunesse, il leur donne une préface. Elle nous éclaire sur les circonstances de leur écriture et explique certaines limites du débutant. Un débutant doué, et il n’est pas besoin de lire dans une boule de cristal pour le prédire puisque son avenir est derrière nous.
Murakami explique une chose étonnante : en 1978, quand il a écrit Ecoute le chant du vent, il avait surtout lu des écrivains américains et russes mais ignorait tout de la littérature japonaise contemporaine. Devant les difficultés qu’il rencontrait, il est passé par la langue anglaise avant de s’adapter lui-même en japonais. « J’ai ainsi enfanté un texte particulièrement dépouillé », constate-t-il. Trouvant aussi, par ce biais, un style singulier.
On ne sait trop ce que la traduction française d'Hélène Morita en a conservé. Mais nous suivons sans difficulté la vie du narrateur et celle de son ami « le Rat ». Dans le premier roman bref, qui reçut le Prix Gunzo en 1979, les deux jeunes hommes sont dans la même localité et se retrouvent souvent dans un bar tenu par un Chinois. Dans le second, Flipper, 1973, où il n’est pas question d’un dauphin, ils sont éloignés mais nous restons en leur compagnie. Les personnages semblent posés à côté du monde réel, bien qu’ils l’habitent.
La principale caractéristique de ces deux ouvrages qui, en somme, n’en font qu’un, est leur grâce. Grâce encore fragile, certes, mais qui s’impose en particulier dans la seconde partie, au moment où le narrateur, en quête d’un modèle de flipper bien particulier, sur lequel il jouait autrefois, le trouve dans un hangar aux merveilles, bourré de machines rares, parmi lesquelles la sienne. Le moment est magique et Murakami a l’intelligence – déjà – de préserver la magie en évitant à son héros de faire les gestes attendus.

Grâce et magie : elles viennent probablement de l’instant où l’envie d’écrire a surgi, au cours d’un match de baseball : « Le bruit de la batte frappant la balle a résonné merveilleusement dans tout le stade. » Et voilà comment on devient écrivain.

mardi 3 janvier 2017

La mort de John Berger

J'ai beaucoup lu John Berger il y a longtemps, dans les années 70 et 80. Cet écrivain britannique, dont on vient d'apprendre la mort, hier, à 90 ans, a commencé à publier et à être traduit dès les années 60. Je reviens, en l'absence de documents plus anciens, sur un article que j'avais publié en 2009, à propos de deux traductions qui venaient de paraître, De A à X (traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis), et Un métier idéal (traduit de l'anglais par Michel Lederer).

Il semble manquer quelque chose au titre : De A à X, deux lettres trop peu pour aller au bout de l’alphabet. Il manque, en réalité, bien autre chose : Aida et Xavier ne se voient plus. La première écrit au second pour lui dire combien il lui manque. Xavier est en prison. Pour longtemps. Jusqu’à sa mort, probablement. Aida, de l’autre côté des murs, subit la violence d’une répression sans logique apparente. Elle raconte son quotidien, pour tenter de prouver que la vie existe encore. Des gestes banals deviennent les signes d’une résistance qui ne dit pas son nom. De temps à autre, sur ces lettres retrouvées dans la cellule de Xavier, celui-ci a écrit quelques mots, en contrepoint plutôt qu’en réponse.
Ce roman épistolaire puise sa force dans ce qui n’y est pas dit. De ce que Aida et Xavier ont partagé autrefois, avant l’arrestation de celui-ci, nous ne saurons que deux ou trois choses, souvenirs sur lesquels Aida focalise la lumière. Les manques, il faudra les imaginer entre les lignes. Entre le passé et le présent d’une femme qui travaille dans une pharmacie et décrit parfois sa journée avec un grand luxe de détails. Il faut bien lutter contre l’absence avec les moyens du bord. Parmi les plus émouvants de ces moyens, des dessins de mains dans différentes positions, tenant ou non des objets, et qui ne peuvent pas toucher l’homme aimé…
Déchirant de sensibilité, De A à X semble faire écho à un ouvrage plus ancien de John Berger qui avait publié, il y a plus de quarante ans, Un métier idéal, enrichi des images de Jean Mohr. C’est le portrait d’un médecin de campagne anglais, John Sassall. Dans la campagne où il exerce son art – le mot « art » est irremplaçable –, l’écrivain et le photographe l’ont suivi pour des interventions graves ou insignifiantes. Dans sa première partie, le livre raconte des cas auxquels le médecin est confronté. L’intimité des patients est exposée sans voyeurisme, dans un mouvement d’empathie qui épouse celui du médecin. Introduction nécessaire qui nous place sur le terrain, en compagnie d’un homme étonnant. Ses compétences, sa valeur humaine, son idéal, seront analysés plus tard.
Plus tard, ce sera aussi le moment de détailler la relation entre médecin et malade. De définir la place du premier dans la communauté où il est installé. De s’ouvrir à ses doutes, à sa dépression chronique. D’essayer de généraliser, mais pas trop, l’approche du soigné par le soignant…
C’est un magnifique portrait. Et beaucoup plus que cela. Un livre que devraient lire tous les médecins et tous les malades, même potentiels. C’est-à-dire tout le monde.

dimanche 1 janvier 2017

Douze hommes et un zodiaque

Dans la scène initiale, ils sont douze hommes, rassemblés le 27 janvier 1866 au fumoir de l’hôtel de la Couronne à Hokitika, Nouvelle-Zélande. Walter Moody y entre sans avoir été invité. Ni rejeté, d’ailleurs. Mais le jeune Britannique en quête de l’or dont on parle beaucoup dans la région a le sentiment d’avoir interrompu quelque chose. Tout le monde s’est tu avant même son arrivée, le bruit de ses pas dans le couloir a suffi à interrompre les probables conversations. Le nouvel arrivant a pénétré à l’intérieur d’un cercle fermé sur un secret, sur un mystère, sur une intrigue, tout cela à la fois, et qui ouvrira lentement ses plis pendant près de mille pages.
Les Luminaires, deuxième roman d’Eleanor Catton, est une redoutable machine narrative construite avec une remarquable précision. Son architecture générale repose sur une solide structure. Les personnages présents dans la pièce où nous entrons avec Walter Moody sont douze, comme les signes du zodiaque, comme les parties de l’ouvrage. Par ailleurs, la taille des chapitres et des parties va en diminuant, ce qui donne l’impression d’un roman de plus en plus pressé d’arriver à son terme tandis que les titres des chapitres deviennent plus longs que leur contenu. L’effet est assez étonnant, le sens de ce que nous lisons dans le texte se révélant seulement si on prend la peine de bien lire des intitulés qui peuvent aller jusqu’à remplir une page. La matière de la fiction se renverse, peut-être était-ce le moment de retourner le sablier du temps.
Les jurés du Man Booker Prize qui ont récompensé Les luminaires en 2013 ont probablement été aussi impressionnés que nous par la construction formelle. Mais elle ne serait rien sans le souffle fourni par des personnages aux caractères de plus en plus précis, qui jouent des rôles doubles ou triples dans des affaires embrouillées où dominent longtemps les incertitudes. Les données de base sont pourtant limitées : Crosbie Wells a été retrouvé mort dans sa maison isolée et Emery Staines a disparu après avoir été vu pour la dernière fois par Anna Wetherell, notoirement prostituée. Au tribunal, quand les nœuds auront été assez resserrés pour en arriver là, l’honorable juge Kemp fera, à propos de la profession de cette dernière personne, une mise au point pour éviter tout écart de langage : « En évoquant le ci-devant métier de Mlle Wetherell, vous pourrez choisir parmi les termes de “péripatéticienne”, “belle-de-nuit” ou “praticienne du vieux métier”. Me fais-je bien comprendre ? »
Car tout ne peut être nommé abruptement, il faut y mettre des formes. La citation, qui relève par elle-même de l’anecdote, est dans sa signification représentative des Luminaires : chaque élément de vérité est, de la même manière que l’or qui fait affluer les aventuriers dans la région, extrait avec beaucoup d’efforts de tout ce qui empêchait de la voir.
A la surface du récit, celui-ci se déroule comme un roman du dix-neuvième siècle, où tout est expliqué, décrit, placé sous différents éclairages. Si l’on se satisfait de cette lecture, il y a déjà bien du plaisir au rendez-vous. Mais, en se faufilant entre les événements, en les reliant sur terre et dans les constellations, on découvre les faces cachées d’un univers fictionnel riche de toutes ses strates. Un exploit littéraire, en somme.