jeudi 29 septembre 2011

L'actualité littéraire (33) - Vers le Grand prix du roman de l'Académie française

Huit titres ont été annoncés aujourd'hui dans la première sélection de l'Académie française qui prépare elle aussi son prix littéraire d'automne:
  • Sorj Chalandon. Retour à Killybegs (Grasset)
  • Laurence Cossé. Les Amandes amères, (Gallimard)
  • Charles Dantzig. Dans un avion pour Caracas (Grasset)
  • Patrick Grainville. Le Corps immense du président Mao (Seuil)
  • Valentine Goby. Banquises (Albin Michel)
  • Philippe Lançon. Les Îles (Lattès)
  • Éric Reinhardt. Le Système Victoria (Stock)
  • Jean Rolin. Le Ravissement de Britney Spears (P.O.L.)
Pour la plupart, on prend les mêmes que dans les autres sélections. Mais Patrick Grainville, prix Goncourt il y ... longtemps (en 1976), est de retour, réjouissons-nous, bonnes gens, il a gardé toute son énergie!
L'Académie française est si prude qu'elle ne fournit pas les noms des éditeurs (de peur de montrer qu'elle privilégie un peu Grasset?). Je les ajoute donc et, puisqu'un excellent roman paru chez P.O.L. se trouve dans la sélection, j'en profite pour remarquer qu'un autre livre de la même maison d'édition n'avait guère de chances d'être retenu ici: Coprophilie, de Thomas Hairmont, qui a reçu lier soir le prix Sade du roman.
Tous les prix, toutes les sélections, sur cette page, mise à jour au fur et à mesure.
Pour en finir avec la sélection du jour, je n'ai pas lu le roman de Sorj Chalando mais je trouve bien des qualités aux sept autres. Excellent choix, donc.

Les nouvelles liaisons dangereuses de Philippe Djian

«Il me semble que tous les romans de Philippe Djian parlent de la fin du monde», écrivait Marie Darrieussecq en préface d'un livre qui s'intitulait précisément La fin du monde. Ce pourrait être aussi, en effet, celui du roman de Djian réédité en poche, Incidences. Où le monde ne finit qu’à la dernière page, vers laquelle l’écrivain conduit sans précipitation, posant un à un les éléments du désastre à venir.
A cinquante-trois ans, Marc enseigne le scénario à l’université. Il vit à l’écart de la ville dans la même maison que sa sœur Marianne, célibataire comme lui. Il aime les promenades en forêt et mêler à l’oxygène la fumée d’une cigarette. Il apprécie certaines de ses étudiantes et les mettre dans son lit est une pratique qui suscite chez lui la prudence, car il sait que le moindre écart rendu public lui vaudrait un renvoi. Il n’est pas un modèle de vertu, comme on voit. Mais cela l’ennuie moins que de découvrir, au petit matin, le corps froid de Barbara à côté de lui. Elle a vingt-trois ans, elle vient de s’inscrire à son atelier d’écriture, ils sont rentrés ivres la veille, dans la petite Fiat 500 de Marc, malgré les dangers de la route le long de la corniche.
La mort de Barbara, à la troisième page du roman, résonne comme un coup de gong. Certes, la ligne rouge a été franchie depuis longtemps. Mais, avec sur les bras un cadavre qu’il s’empresse de faire disparaître dans une grotte où lui-même a failli tomber un jour, Marc fait exploser les barrières. Tout donne à penser qu’il n’a pas tué Barbara et qu’il cherche à éviter les ennuis. Ce qui est la meilleure façon de les attirer.
Incidences se présente comme un polar où Marc fait face à une enquête sur la disparition de la jeune fille. La discrétion avec laquelle il séduit ses étudiantes – ou se laisse séduire par elles – est payante. Les soupçons ne se portent pas sur lui. Même si Myriam, la mère de Barbara, qui est sans nouvelles de l’Afghanistan où se trouve son mari, se rapproche de l’enseignant…
L’intrigue principale se met en place et s’enrichit de pistes annexes sur lesquelles on s’aventure avec crainte si l’on est lucide. Car Philippe Djian rend rarement plus souriante une situation qui se présente sous un jour sombre. C’est ainsi qu’à petites touches, il introduit des renseignements sur le passé de Marc et Marianne, qui ont subi la violence de leur mère. Le frère, qui a toujours protégé sa sœur, n’a pas brisé le lien fusionnel dans lequel ils sont enfermés. Au contraire: il s’irrite vivement de voir Richard Olson, à ses yeux injustement nommé directeur du département de littérature, manœuvrer pour séduire Marianne. La relation entre les deux hommes, conflictuelle depuis le début, n’est pas en voie d’apaisement. L’assaut que mène par ailleurs une autre étudiante peu douée mais décidée à conquérir Marc place celui-ci dans un état d’esprit d’autant plus ambigu que, pour la première fois, il est attiré par une femme au-delà de vingt-six ans…
Incidences est un sac d’embrouilles, mais d’une affolante précision. Chaque pièce est indispensable et à sa place, comme on s’en rendra compte à la fin du roman. Par ailleurs, celui-ci est également un plaidoyer pour la littérature. Marc, c’est au moins une chose qu’on ne pensera pas à lui reprocher, considère l’écriture comme une maîtresse plus exigeante que ses petites étudiantes. Il a rêvé d’être écrivain, a compris qu’il n’était pas à la hauteur et tient maintenant «de longs discours sur le style, sa misère et sa gloire, sur la minutie des choix qui s’imposaient à chaque instant, sur les différents conflits qui pouvaient éclater à l’intérieur d’une même phrase, sur les sacrifices qu’il fallait consentir, sur l’absolue priorité de la langue, le tonus, la résilience, l’affûtage, la nécessité, l’abandon de soi.» Une leçon qu’applique Philippe Djian.

mercredi 28 septembre 2011

"Il faut qu'on parle de Kevin", le film, oui, mais le livre aussi

Inépuisables faits divers. On croit en avoir fait le tour et il reste un angle inédit à explorer. Ce que Lionel Shriver réalise avec une étourdissante puissance romanesque dans son septième roman, le premier à être traduit en français. Inspiré, nous dit l'éditeur, par le massacre de Columbine où deux adolescents ont tué douze lycéens et un professeur, Il faut qu'on parle de Kevin repose aussi sur une tuerie dans une école. Mais une autre, imaginaire, située le 8 avril 1999, douze jours avant le drame qui allait pousser Michael Moore à réaliser Bowling for Columbine, son film contre l'omniprésence des armes à feu aux Etats-Unis.
Kevin, le meurtrier, dira d'ailleurs que les jeunes assassins de Columbine sont des imitateurs... Tout le cynisme d'un personnage qui déteste froidement le monde entier est dans cette remarque, préparée par seize années rigoureuses pendant lesquelles Kevin semble avoir été l'incarnation du mal, comme sa mère l'a compris bien avant 1999, disant de lui qu'il est «un petit garçon méchant et dangereux».
L'angle sous lequel Lionel Shriver aborde son sujet, c'est elle, la mère, Eva. Peut-on avoir engendré un monstre et se regarder encore en face? Dans de longues lettres adressées à son mari absent - il faut attendre la fin pour comprendre pourquoi, mais le couple était miné par la présence de Kevin -, Eva retrace l'ensemble d'un parcours devenu pénible dès la naissance de leur premier enfant. Tout avait en effet très mal commencé: refusant de prendre le sein, hurlant pendant des heures jusqu'au retour de son père, le bébé était déjà insupportable.
Cela arrive. Il arrive aussi que la mère craque et sente monter des poussées de haine contre ce petit être qu'elle a voulu, mais dont elle n'imaginait pas à quel point il allait perturber sa vie.
Créatrice de guides de voyages pour routards, Eva a vécu à toute allure, sautant d'un pays à l'autre, et ne rencontrant Franklin que la trentaine entamée. Sa réussite est complète, elle est riche, elle a tout pour être heureuse. Sauf un enfant, la véritable aventure en comparaison de déplacements au cours desquels elle trouve à peu près partout la même chose.
Elle ne s'attendait pas à pénétrer sur un territoire à ce point inconnu qu'il en deviendrait effrayant. Doté d'une intelligence remarquable, Kevin paraît l'utiliser surtout contre sa mère. Il est vrai qu'elle est seule, dans le couple, à mesurer l'étendue de la haine qui l'habite. Tandis que Franklin lui trouve bien des qualités et toutes les excuses, même dans ses «exploits» les plus violents.
Lorsque Celia, leur fille plus jeune, perd un oeil mis en contact avec un produit acide, Franklin accuse son épouse de ne pas l'avoir rangé, contre toute vraisemblance. Et n'imagine pas un instant que Kevin, son ange sombre mais doué, ait pu torturer sa soeur.
De l'imagination, Kevin en possède à revendre. Il faut voir, même si cela fait peur, avec quel sens de l'organisation il monte la petite réunion au cours de laquelle ses victimes désignées seront à portée de flèches d'arbalète.
Eva remet tous les morceaux du puzzle en place, comme quand elle avait tapissé son bureau de cartes du monde entier - que Kevin s'était empressé d'arroser d'encre. A défaut d'elle-même, elle regarde au moins la vérité en face. Pour découvrir qu'elle est toujours la mère du monstre et que, malgré tout, l'amour n'a pas été complètement détruit.

jeudi 22 septembre 2011

Picorée : Henri Mouhot

Le Monde des livres évoque opportunément, cet après-midi, la sortie quasi simultanée de trois livres parlant, chacun à sa manière, du Cambodge. L'équipe de ce supplément aurait pu mieux faire encore: il y manque la réédition, en librairie aujourd'hui, de L'anarchiste, de Soth Polin, pourtant préfacée par Patrick Deville (dont Kampuchéa est bien mis en valeur, c'est justice).
Mais je m'arrête sur un nom, en page 3, au début des "Repères". Celui d'Henri Mouhot qui a "découvert" (pas de guillemets dans le journal, malheureusement) le site d'Angkor Vat en 1860. J'avais déjà été guidé vers ce nom l'an dernier, par Maxence Fermine qui romançait sa vie dans Le papillon de Siam. J'avais même dû, à cette époque, me lancer dans une recherche des textes de Mouhot, qui sont parus dès 1863 dans l'indispensable revue Le Tour du monde. Et puis, j'en étais resté là. Aujourd'hui, avec quelques heures devant moi, j'y retourne.
Pour découvrir, stupéfait, que Gallica n'a numérisé aucune édition en volume de Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l'Indo-Chine. Alors qu'Internet Archive donne accès à trois exemplaires différents. Trois aussi (peut-être les mêmes, je n'ai pas vérifié) chez Google Books. Vous savez bien, le grand méchant ogre qui va dévorer toutes nos bibliothèques et les enterrer si loin que plus personne n'y aura accès, à moins de payer des droits d'entrée... Je ne m'étendrai pas.
À la décharge de Gallica, ce site propose Le Tour du monde, et notamment le deuxième trimestre 1863 au cours duquel est paru le prestigieux feuilleton laissé par le voyageur (il était mort en 1861). J'en extrait une illustration et un paragraphe. (J'ai dit que j'avais quelques heures devant moi, pas quelques jours...)

Dans la province qui a conservé le même nom [Ongkor, ainsi qu'il l'écrit] et qui est située à l'est du grand lac Touli-Sap, vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l'orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d'un travail tellement prodigieux, qu'à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l'on se demande ce qu'est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques.

mardi 20 septembre 2011

L'actualité littéraire (32) - La guerre des supports rend-elle bête?

Il y avait la guerre des boutons, celle de Louis Pergaud dont quelques personnes se souviennent (le texte est disponible dans une foultitude de collections papier et en livre électronique), celle d'Yves Robert dont tout le monde se souvient, il y a maintenant la guerre de la guerre des boutons, à cause de deux films qui seront très vite oubliés, mais dont on parle beaucoup.
Est-ce l'atmosphère belliqueuse créée par la double adaptation? (J'en doute, et je doute que vous le pensiez, mais s'il me fait plaisir de l'avancer, hein?) Toujours est-il qu'une autre guerre, qui m'amuse beaucoup moins, semble déclarée.
Face à face, deux intégristes du support digne de la lecture.

Frédéric Beigbeder fait beaucoup parler, quand il n'en parle pas lui-même, de Premier bilan après l'apocalypse, interdit aux habitués de l'écran à qui l'auteur promet sa main dans la gueule (l'expression est de lui, je ne me serais pas permis) s'il surprend un de ces voyous (l'expression est de moi) à lire son livre dématérialisé. Il avait le choix entre la colère et la peur, il a choisi la colère, par peur.
Peur de quoi?
Je vous laisse apprécier ses arguments: c'est le papier qui a permis au roman de naître et, sur écran, fini le roman. En revanche, explosion de la bêtise, fracture de l'imagination, épanchement de lieux communs, et tout ce que vous pourrez imaginer, qu'il résume en un mot: apocalypse. Now?
Le comble: Premier bilan après l'apocalypse est vendu aussi sous forme de livre électronique. On ne le lui a pas dit, au Frédo? En voilà encore un qui aura fauté contre ses principes à l'insu de son plein gré...

Face à lui se lève Laurent Margantin, qui annonce dans Œuvres ouvertes un Passage au 100% numérique en décidant de ne plus consacrer sa revue en ligne qu'à des ouvrages inscrits dans le courant novateur de l'édition numérique. "Passer au 100% numérique, c’est aussi alerter cette presse littéraire totalement assujettie à la logique commerciale des grands éditeurs, c’est leur signifier clairement qu’ils sont en train de se couper et de la création littéraire contemporaine – qui n’a plus lieu dans les revues papier, mais en ligne –, et des pays émergents dans leur nouveaux usages numériques. Ici, il ne sera donc question que de textes qui participent de cette réalité nouvelle, soit toutes les œuvres déjà numérisées du domaine public, les textes de littérature contemporaine édités seulement en numérique ou en même temps sur papier et en numérique, démarche amenée à se répandre."
Pour illustrer son propos, il affiche, en tête de page, l'illustration suivante, à travers laquelle il veut montrer, je suppose son mépris désormais définitif pour l'édition traditionnelle, ou dite telle.

En ce qui me concerne, je renvoie Frédéric Beigbeder et Laurent Margantin entre les murs de la prison qu'ils semblent tant chérir, chacun la sienne, bien sûr. Comment, mais comment ne voient-ils pas que toutes les manières d'éditer sont bonnes, qu'elles se complètent sans s'annuler, qu'elles s'adaptent aux auteurs bien plus que le contraire? (Je suis effondré quand je lis, ici ou là, des conseils aux jeunes écrivains: faites court, pensez à la capacité réduite de concentration du lecteur devant un écran, moi qui suis en train de lire sur écran - du moins, j'y retourne dès que j'ai terminé cette note - un roman de 640 pages, dont la couverture de l'édition papier se trouve d'ailleurs, par un malicieux hasard, biffée ci-dessus.)
Beigbeder semble rétrograde et Margantin, moderne?
Non. Ils sont tous les deux à côté de la plaque.

samedi 17 septembre 2011

L'actualité littéraire (31) - Ils tiennent la corde pour les prix littéraires

Ma collègue et néanmoins amie Lucie Cauwe publie ce matin, dans Le Soir, un article consacré aux romans les plus cités dans les premières sélections des prix littéraires 2011. J'imagine qu'elle a, comme vous le faites régulièrement (comment, non?), utilisé le récapitulatif que je mets à jour chaque fois que de nouvelles informations sur le sujet sont disponibles.
Quatre écrivains ont été retenus quatre fois par les jurys, et le même nombre se trouve trois fois dans les principales sélections (Décembre, Femina, Flore, Goncourt, Médicis, Renaudot, Wepler/La Poste).
Première surprise: il y manque David Foenkinos, preuve (à venir encore, donc à vérifier) qu'il reste de l'espoir pour les oubliés du milieu de peloton. Foenkinos est présent, quand même, dans les sélections des prix Goncourt et Femina.
Deuxième surprise: un ouvrage paru au mois d'avril, Le dépaysement, de Jean-Christophe Bailly, est cité trois fois. Autant que des livres de la rentrée: Limonov, d'Emmanuel Carrère (je renie les prix littéraires à tout jamais s'il n'en obtient pas au moins un), Du temps qu'on existait, de Marien Defalvard (le phénomène d'jeun, et pourtant si peu débraillé, du moment), et Du domaine des Murmures, de Carole Martinez (que l'un ou l'autre jury aimerait bien accrocher à son tableau d'honneur après l'immense succès public de son premier roman, sans lauriers majeurs).
Dans le peloton de tête, nommés quatre fois, se trouvent Delphine de Vigan avec Rien ne s'oppose à la nuit (où, je dois déjà l'avoir dit, elle change de catégorie après des romans moins indispensables), Patrick Deville avec Kampuchéa (une de ces formidables plongées dans un pays lointain qu'il pratique avec bonheur), Alexis Jenni avec L'art français de la guerre (décidément le premier roman le plus commenté ces dernières semaines, et dont la lecture va me retenir dans les jours qui viennent), et Simon Liberati avec Jayne Mansfield 1967 (que je devrais lire aussi sans trop tarder).
Ces sélections ont-elles un rapport avec le succès en librairie? Plusieurs de ces livres sont en tout cas classés dans les meilleures ventes de romans publiée par Livres Hebdo (du 5 au 11 septembre): Emmanuel Carrère, (3e), Delphine de Vigan (6e), Alexis Jenni (22e) et Carole Martinez (23e). La moitié. Dont les trois quarts d'y seraient retrouvés de toute manière.
Mais les lettres ayant plus de valeur que les chiffres, il reste à juger de la valeur littéraire des livres en compétition (puisque compétition il y a). Ceux-ci et tous les autres. Laissez-moi encore un peu de temps...

jeudi 15 septembre 2011

L'actualité littéraire (30) - Le Femina aussi

Foenkinos, Jenni, Liberati, Ovaldé... on prend les mêmes, ou presque (il faudra analyser dans le détail), on mélange avec quelques titres plus inattendus (Bauer, Minard - dont je n'ai pas supporté le roman), et cela donne la première sélection du prix Femina. Avec les romans étrangers en prime. Il y a encore du monde, bien entendu, mais la liste est destinée à se réduire deux fois avant la délibération finale.
C'est à suivre ici, au fur et à mesure, et dans ce récapitulatif où toutes les sélections en cours, ainsi que les prix déjà attribués, sont visibles d'un coup d’œil.

Premières sélections du prix Femina

Romans français
  • Daniel Arsand. Un certain mois d’avril à Adana (Flammarion)
  • Nathalie Bauer. Des garçons d’avenir (Philippe Rey)
  • Patrick Deville. Kampuchea (Seuil)
  • Clara Dupont–Monod. Nestor rend les armes (Wespieser)
  • François Emmanuel. Cheyenn (Seuil)
  • Colette Fellous. Un amour de frère (Gallimard)
  • David Foenkinos. Les souvenirs (Gallimard)
  • Brigitte Giraud. Pas d’inquiétude (Stock)
  • Alexis Jenni. L’art français de la guerre (Gallimard)
  • Simon Liberati. Jayne Mansfield 1967 (Grasset)
  • Céline Minard. So long, Luise (Denöel)
  • Véronique Ovaldé. Des vies d’oiseaux (L'Olivier)
  • Michel Schneider. Comme une ombre (Grasset)
  • Anne Serre. Les Débutants (Mercure de France)
  • Delphine de Vigan. Rien ne s’oppose à la nuit (Lattès)


Romans étrangers
  • Eleanor Catton. La répétition (Denöel)
  • Jonathan Franzen. Freedom (L’Olivier)
  • Francisco Goldman. Dire son nom (Belfond)
  • Jean-Christian Grondahl. Quatre jours en mars (Gallimard)
  • David Grossman. Une femme fuyant l’annonce (Seuil)
  • Siri Hustvedt. Un été sans les hommes (Actes Sud)
  • Laura Kasischke. Les Revenants (Bourgois)
  • Joseph O’Connor. Muse (Phébus)
  • Alessandro Piperno. Persécution  (Liana Levi)
  • Ursula Priess. A travers tous les miroirs (Zoé)
  • Jon Kalman Stefansson. La tristesse des anges (Gallimard)
  • Duong Thu Huong. Sanctuaire du Coeur (Wespieser)

Réussir ses vers ou réussir sa vie? "Un mal sans remède", d'Antonio Caballero

À lire Un mal sans remède, l’unique roman d’Antonio Caballero, traduit en français vingt-cinq ans après sa première publication, la Colombie semble être le pays comptant le plus de poètes au kilomètre carré. C’est un peu énervant pour le personnage principal, Ignacio Escobar. Il a une haute idée de la poésie et méprise les vers que lui lancent, pendant plus de six cent soixante pages, la plupart de ceux qu’il rencontre. Pour être complet, il faut dire qu’il méprise aussi ses propres vers. Il a trente et un ans, trop tard pour devenir le génie qu’il espérait être. D’ailleurs, à cet âge-là, Rimbaud était mort.
Non: en vérifiant dans une encyclopédie, Ignacio constate que Rimbaud est mort à trente-sept ans. Mais qu’est-ce que ça change à son état d’esprit? Ignacio ne sait faire que paresser, aligner des mots creux, fumer de l’herbe, boire, coucher à gauche et à droite, taper sa mère quand il n’a plus d’argent. Quant à écrire un grand poème, ce n’est qu’une inaccessible ambition.
Quoique. Page 538, sur un cahier de comptes fourni par la bonne des voisins, avec un bout de crayon de plus en plus court, il se lance et obtient, pour la première fois, un résultat qui lui paraît digne de son exigence. Il restera à confronter son texte à des lecteurs, ou au moins à des auditeurs, pour constater que, décidément, la poésie, si elle est une autre drogue qui circule d’abondance à Bogota, n’est pas digne d’être reçue par tous.
L’argument est mince. Le romancier nous expliquait d’ailleurs qu’il y voyait le sujet d’une nouvelle. Malgré le volume, il ne donne pourtant jamais l’impression de tirer à la ligne. Ignacio, dès qu’il met le nez dehors, s’engage dans une série d’aventures dont la fin semble aussi lointaine que l’horizon. La boisson aidant, l’inspiration poétique se transforme en inclination amoureuse et en violence homicide. Ignacio file un mauvais coton, et le dire n’est rien. Il n’est en effet qu’au début d’une longue plongée vers le néant qui pourrait être, s’il l’acceptait, une sorte de philosophie: se détacher du matériel pour accéder à un autre niveau de connaissance, voire même à une véritable puissance poétique.
Son appartement vidé, le ventre creux, retranché du monde – et rattrapé par lui tout à coup –, Ignacio Escobar devient un héros négatif, duquel il émane une lumière sombre posée sur le monde qui l’entoure, comme un jugement en attente. Personne ne voudrait être à sa place. Mais on l’accompagne volontiers, en s’imaginant qu’il sera moins seul et que la fin de son parcours sera plus légère.
Cela sent la catastrophe. Comment en irait-il autrement pour un homme qui s’est coupé lui-même du milieu dans lequel il a grandi? Sa mère l’observe avec condescendance. Les autres commencent à le craindre. Le lecteur craint surtout pour Ignacio lui-même, dont le comportement suicidaire ne peut conduire qu’à la destruction.
On se consolera en gardant au fond des yeux, comme une image précieuse, la silhouette d’Angela, presque aussi inaccessible que la poésie. Et aussi proche.

Entretien (par téléphone)

Allez-vous bien, Antonio Caballero? L’état de votre personnage principal qui, lui, ne va pas très bien, oblige presque à poser la question.

Je vais bien, oui. En réalité, j’allais encore mieux pendant que j’écrivais ce livre.

On dit que vous avez mis longtemps à l’écrire…

Oui, j’y ai passé douze ans. Mais je n’ai pas écrit tout le temps, j’ai parfois laissé reposer le texte pendant des mois.

Et vous en parlez encore vingt-cinq ans après sa publication. N’est-ce pas très loin de vous?

J’ai eu l’occasion de m’en rapprocher plus récemment, parce que j’ai travaillé avec le traducteur de la version française. Donc, je n’en suis pas si éloigné.

Ce roman est plein de poésie. En avez-vous écrit?

Quand j’étais très jeune, mais je ne l’ai jamais publiée. Je ne prenais pas vraiment la poésie au sérieux. Au contraire des conquérants espagnols ou de certains de nos présidents, qui étaient poètes, obsédés par les mots. Moi aussi, en fait…

Votre personnage, en tout cas, se veut poète. L’est-il à vos yeux?

En fait, il n’ose pas. C’est un velléitaire, comme le lui dit d’ailleurs un autre poète. Il ne se lance vraiment dans la poésie qu’au moment où il se sent abandonné par tout le monde. Il n’a plus rien à perdre. Et il tente alors de confronter sa poésie au réel. C’est une catastrophe, puisque les autres le comprennent d’une manière différente. Je pense assez que le malentendu est quelque chose d’omniprésent dans les relations humaines. Au point de départ, je voulais écrire sur la difficulté d’écrire un poème, écrire sur la difficulté d’écrire. J’imaginais en faire une nouvelle, sans psychologie. Vous voyez ce que c’est devenu!

Cet homme n’est en tout cas pas sauvé par la poésie. Ni par les femmes. Celles-ci semblent plus proches de le sauver, malgré tout...

Il n’y a que les femmes qui pourraient le sauver. Mais ce sont elles qui le laissent tomber. Comme beaucoup d’entre nous, il préférerait évidemment qu’on l’aime.

N’avez-vous jamais eu envie d’écrire un autre roman?

Je ne crois pas que j’ai quelque chose d’autre à dire. Mais l’écriture ne me manque pas: j’écris tout le temps, puisque c’est mon métier. J’ai publié d’autres livres, très différents. L’un d’entre eux a un rapport avec le roman. C’est un livre continu sur la tauromachie, dans lequel je parle des gens et qui est aussi, d’une certaine manière, une réflexion sur l’art. Une réflexion sur les relations entre les personnes et l’art.

La tauromachie est donc un art?

Je connaissais les taureaux, comme tous les Colombiens. Mais il m’a fallu du temps pour comprendre à quel point la tauromachie est proche de la perfection.

D’où la fin du roman?

Je ne savais pas comment cela devait finir. Parfois, dans un roman, il vous manque quelque chose, comme un peintre qui trouve qu’il manque un peu de rouge sur sa toile. J’imagine que chaque romancier écrit d’une façon différente des autres, en fonction des besoins de ses livres. Mais, ici, la scène de tauromachie – la tache rouge qui me manquait – m’a fourni une sortie.

Vous avez vécu longtemps en exil. Comment l’avez-vous ressenti?

Je ne me suis jamais senti exilé, en réalité. J’ai vécu en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie, un peu par hasard. Evidemment, il m’est arrivé de devoir quitter la Colombie à cause de menaces, parce que j’étais journaliste politique. Mais, depuis cinq ans, je suis installé à Bogota. Et, même pendant les quinze ans que j’ai passé à Madrid, je n’ai jamais eu le sentiment d’un manque.

mardi 13 septembre 2011

L'actualité littéraire (29) - Au tour, le premier, du Médicis

On continue: le jury du prix Médicis vient aussi de publier la liste des livres retenus dans la première sélection de son prix, qui sera attribué le 4 novembre. Faites vos choix (puisqu'il y a trois catégories).

Romans français
  • Véronique Bizot. Un avenir (Actes Sud)
  • Stéphane Corvisier. Reine de nuit (Grasset)
  • Charles Dantzig. Dans un avion pour Caracas (Grasset)
  • Patrick Deville. Kampuchéa (Seuil)
  • Dalibor Frioux. Brut (Seuil)
  • Brigitte Giraud. Pas d'inquiétude (Stock)
  • Alain Jaubert. Tableaux noirs (Gallimard)
  • Alexis Jenni. L'art français de la guerre (Gallimard)
  • Xabi Molia. Avant de disparaître (Seuil)
  • Mathieu Lindon. Ce qu'aimer veut dire (P.O.L)
  • Carole Martinez. Du domaine des murmures (Gallimard)
  • Christine Montalbetti. L'évaporation de l'oncle (P.O.L)
  • Gilles Rozier. D'un pays sans amour (Grasset)
  • Lydie Salvayre. Hymne (Seuil)
  • Delphine de Vigan. Rien ne s'oppose à la nuit (Lattès)

Romans étrangers
  • Eleanor Catton. La répétition (Denoël)
  • Jonathan Franzen. Freedom (L’Olivier)
  • Jens Christian Grondahl. Quatre jours en mars (Gallimard)
  • David Grossman. Une femme fuyant l'annonce (Seuil)
  • Marco Lodoli. Les prétendants (P.O.L)
  • Peter Manseau. Chansons pour la fille du boucher (Bourgois)
  • Joseph O'Connor. Muse (Phébus)
  • Alessandro Piperno. Persécution (Liana Levi)
  • Elena Rjevskaia. Carnets de l'interprète de guerre (Bourgois)
  • Steve Sem-Sandberg. Les dépossédés (Laffont)
  • Ferdinand Von Schirach. Crimes (Gallimard)

Essais
  • Michka Assayas. Faute d'identité (Grasset)
  • Jean-Christophe Bailly. Le dépaysement : voyages en France (Seuil)
  • Belinda Cannone. Le baiser peut-être (Alma)
  • Laure Murat. L'homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard)
  • Shumona Sinha. Assommons les pauvres ! (L’Olivier)
  • Sylvain Tesson. Dans les forêts de Sibérie (Gallimard)
  • Emmanuel Todd. L'origine des systèmes familiaux. Volume 1, L'Eurasie (Gallimard)

lundi 12 septembre 2011

Patrick Grainville : un roman sorti d’un rêve de Hokusai

Hokusai a peint Le rêve de la femme du pêcheur: l’étreinte d’une femme et d’une pieuvre qui caresse le corps nu avec ses tentacules, tout en fouillant le sexe du bec. De cette estampe, Patrick Grainville a fait un roman bien dans sa manière, tout de sensualité, cherchant hors piste les émotions les plus vives. La vision de «la jolie veuve Tô» enlacée par une pieuvre géante, provoque chez «le bel adolescent Haruo» (on les appelle toujours ainsi) autant de terreur que de fascination. La jeune femme l’attirait déjà. Il est désormais lié à elle par ce moment auquel elle ignore qu’il a assisté. Il est plus que jamais tendu vers la toison sombre et le gouffre qu’elle cache.
Dans une découverte charnelle menée à pas lents, Patrick Grainville conduit Haruo et Tô vers l’inévitable fusion, d’autant plus intense qu’elle est retardée. Même contrariée. La présence de cette pieuvre, finalement, mêlée au «corps inouï de Tô», n’a pas que des vertus aphrodisiaques. Et Haruo est lui-même trop séduisant pour ne pas attirer l’attention. Celle de Satô, une femme mariée qui ne déteste pas prendre son plaisir hors du foyer conjugal. Celle d’Allan, un chercheur qui est peut-être un espion et au moins, en tout cas, un pilleur d’objets sacrés.
Le désir s’exprime avec une rare puissance entre ces personnages, dans une nature luxuriante et dangereuse. L’île où se déroule le roman est volcanique. La terre, le feu et l’eau composent une partition à la mesure des sens exacerbés. L’air lui-même est chargé d’odeurs qui participent de la perception globale d’un monde organisé pour pousser les êtres les uns vers les autres. Chez Grainville, tout est cohérent, jusqu’aux excès. Peut-être surtout les excès, puisque ses phrases agissent de la peau aux tripes, dans un mélange de préciosité et de matérialité qui en font une sorte de drogue. «Alors, cela fusa de l’arbre, de son dais dédalien, de ses cavernes célestes, de ses boucles, de ses arabesques obèses et de ses lacis les plus sveltes.» La langue du romancier transcrit les images en sons, fait vibrer l’esprit, provoque et agite.
L’univers du Baiser de la pieuvre a quelque chose de magique. Détaché de la vraisemblance – puisque détaché d’un tableau –, cet univers s’impose pourtant selon sa propre logique. Quand l’image d’un peintre qui a influencé Gauguin et Van Gogh s’anime, il faut évidemment s’attendre à des événements hors du commun. Hors du sens commun.
Mais il ne faut surtout pas s’imaginer Grainville en pornographe, si l’on entend par là un écrivain dont le souci principal consisterait à susciter chez les lecteurs le besoin de ne tenir son livre qu’à une main. Car le grand sujet qui traverse luxuriance, désir, sensualité et tout ce dont nous avons parlé, c’est l’amour. Tout bêtement l’amour, oui. Sans aucune niaiserie, faut-il le dire. L’amour comme force suprême qui transcende le reste et lui donne son sens.

samedi 10 septembre 2011

Yann Martel, le vrai-faux scandale de la rentrée 2010

A chaque rentrée littéraire son scandale. L'année dernière, c’est tombé sur Yann Martel, l’auteur du best-seller planétaire L’histoire de Pi, dont Béatrice et Virgile avait déjà subi les foudres de quelques critiques anglo-saxons quelques mois plus tôt. Il est vrai qu’il leur avait fourni le bâton. Construire un livre complexe était audacieux. Placer au centre de celui-ci une allégorie de l’Holocauste, c’était plus qu’il n’en fallait. Voici donc, pour le New York Times, un roman aussi raté et blessant que son précédent était attirant. Le New Yorker relève des choix déroutants. Pour le Washington Post, c’est terne et prétentieux. Du pays d’Obama à celui de Sarkozy, le ton n’a guère changé avec l’arrivée de la traduction française. Dans Le Nouvel Observateur, Didier Jacob parle d’une «allégorie qui, par sa référence contestable à la Shoah, risque en plus de réveiller un Claude Lanzmann qui dort.» Michel Schneider, dans Le Point, présente «l’auteur qui a scandalisé l’Amérique» mais trouve injustes les critiques les plus dures.
En matière de scandale, on n’est pas vraiment dans la provocation absolue, celle qui choque au-delà des lecteurs d’un livre, quand la réputation sulfureuse d’un texte déborde et s’attire l’anathème de la part de ceux qui en ont seulement entendu parler. Ceux-ci étant d’ailleurs, en général, les plus virulents: il est plus facile de s’élever collectivement contre une œuvre dont on ne connaît que quelques éléments – ceux, précisément, qui prêtent à polémique –, au lieu de se faire une idée personnelle (et nuancée) en lisant. Le phénomène n’est pas nouveau, et demandez à Salman Rushdie ce qu’il en pense.
Ceci dit, il faut bien que Béatrice et Virgile pose un problème, puisque certains le soulèvent. Ou plutôt transgresse quelques règles non écrites, floues et contestables.
La première de ces règles voudrait que la Shoah soit un territoire réservé à ceux qui l’ont vécue, à leur famille et à leur peuple. Henry, le romancier qui est le moteur de Béatrice et Virgile, n’appartient à rien de tout cela. Il est pourtant obsédé par le sujet, au point d’avoir écrit sur lui un livre double, mi-roman, mi-essai, impubliable de l’avis général des éditeurs, libraires et historiens. De quel droit lui interdirait-on cette obsession?
La deuxième règle récuserait le droit à la fantaisie dès lors qu’il s’agit de quelque chose d’aussi grave. Sur la gravité, tout le monde sera d’accord. Mais pourquoi ne pas accepter, par le biais d’une pièce de théâtre en cours d’écriture par un vieux taxidermiste, l’allégorie des animaux? Béatrice étant une ânesse et Virgile, un singe hurleur, leur amitié fournit la matière de dialogues pendant lesquels ils s’interrogent sur des événements qui, sans être décrits, évoquent pour le lecteur, et encore bien davantage pour Henry, l’Holocauste. La Fontaine, s’il l’avait connu, en aurait peut-être tiré une fable. Plus courte que cette pièce penchant du côté de Godot. Mais les hésitations du taxidermiste ainsi que le double mouvement de résistance et de fascination de l’écrivain du roman répondent à toutes les questions. Et, avec Maus, Art Spigelman n’a-t-il pas signé un chef-d’œuvre?
Enfin, et bien qu’on puisse allonger la liste à l’infini, une troisième règle tendrait à évacuer de tout discours sur la Shoah la moindre ambiguïté. Certes, ici, l’ambiguïté est maximale: le taxidermiste est peut-être un ancien tortionnaire nazi. Et alors? La simplicité tendant souvent au simplisme, un peu de complexité semble plutôt bienvenue. La polémique fait pschitt! Encore un peu, on dirait qu’elle est abracadabrantesque. Revenons donc à la littérature.