jeudi 26 mars 2009

François Weyergans à l'Académie française, étonnant, non?

Je suis surpris, mais content. François Weyergans est un écrivain dont j'aime les livres et pour qui j'ai de l'amitié.
Quelques souvenirs qui datent du jour où il avait reçu le Goncourt, en 2005...

Les cheveux en bataille, l'œil vindicatif, un article manuscrit à la main, François Weyergans est parfois passé à la rédaction du Soir en demandant de faxer d'urgence sa contribution hebdomadaire à un magazine français, filant à toute allure avant qu'on ait eu le temps d'appeler de Paris pour lui parler, s'il l'avait fallu. L'image est restée d'autant plus aisément dans les esprits qu'elle correspond parfaitement à la légende d'un personnage qu'on suit depuis maintenant plus de trente ans.
Autre flash, quelques années plus tard, chez Gallimard où il publiait Je suis écrivain, avouant mi-penaud, mi-amusé : J'avais voulu l'écrire en temps réel pendant les deux mois de mon voyage au Japon, et finalement cela m'a pris deux ans.
Et pourquoi voudriez-vous qu'on nous le change, cet écrivain cinéaste qui monte ses textes comme on monte un film ? Prenons Le radeau de la Méduse ou La vie d'un bébé, ou à peu près n'importe lequel de ses romans: les séquences s'y articulent avec une rudesse qui produit une succession de chocs, au terme desquels le lecteur sort lessivé. Et heureux.
La digression est, pour François Weyergans, un art majeur. Il la pratique dans la conversation comme dans l'écriture avec un aplomb confondant. Parce qu'il a l'air de passer d'un sujet à un autre mais sait très bien où il va. Et est tout à fait capable d'entraîner les autres jusque-là. Paradoxalement, si cela veut dire quelque chose dans son cas, il a reçu le prix Rossel pour un roman quasiment ascétique : Macaire le Copte est une présence, plutôt qu'un prêche, dans le désert. C'est-à-dire une manière d'être qui, détachée des contingences, permet de s'affirmer comme personne.
Toujours en bataille avec le monde - relisons La démence du boxeur (prix Renaudot 1992) -, (presque) toujours à mettre en scène un personnage d'écrivain ou de cinéaste qui lui ressemble, François Weyergans est un tendre, un fragile qui prend de grands airs pour masquer ses blessures. Ou pour mieux les exhiber, façon encore de jouer sur les failles en équilibriste pas trop sûr de lui, et d'autant plus émouvant.
Pendant cinq ans, nous sommes nombreux à nous être demandé s'il terminerait ce livre, Trois jours chez ma mère, qu'il disait pouvoir écrire en deux semaines ou à peu près. Fanfaron refusant de regarder en face sa grande peur de mettre le point final à un manuscrit. Récapitulons l'histoire d'un livre longtemps annoncé : en juin 2000, François Weyergans présentait son roman à des libraires, comme cela se fait souvent avant la rentrée littéraire. Habituellement, les écrivains ont à ce moment remis leur texte et il est presque imprimé. C'était loin d'être le cas. Il en avait le titre et le «pitch», comme on dit. Et, sans doute, de nombreux brouillons. Mais plusieurs brouillons ne font pas un livre, à moins de travailler et travailler encore, cinq ans durant, le temps de laisser son éditeur annoncer plusieurs fois la parution du roman, le temps de lasser certains, le temps d'en finir, malgré tout, et contre toute attente.
Au tennis, il possède son équivalent : tous les joueurs qu'étreint la peur de gagner. Et qui, au dernier moment, baissent les bras, laissant l'initiative à leur adversaire. Sinon qu'il n'y a pas, en littérature, d'adversaire. Ni Michel Houellebecq, ni Jean-Philippe Toussaint, ni Olivier Adam, les trois autres finalistes du prix Goncourt 2005, n'avaient de prise sur les votes. Sinon qu'en définitive, pour la première fois depuis très longtemps, un écrivain belge vient, mine de rien, d'ajouter son nom à la belle liste des lauréats du Goncourt. Et que, pas tellement parce qu'il est belge mais pour un tas de meilleures raisons, on ne peut que s'en réjouir.

Sans temps morts, oui, sans entraves, pas tout à fait

Rassurez-vous, je n'ai pas passé un contrat avec Gallimard pour ne plus parler que de leurs livres. Mais ceci est un des ouvrages les plus curieux, les plus excitants, les plus irritants que j'ai lus ces dernières semaines (dont je ne vous refais pas le récit déjà inclus dans la note précédente - à propos, si cela vous intéresse, oui, j'ai fini de lire Valdés, vers 5 heures du matin).
Cécile Guilbert, je ne savais à peu près rien d'elle. Je me souvenais vaguement de son prix Médicis essai, l'an dernier, pour Warhol Spirit, que je n'avais pas lu - ni aucun autre de ses quatre premiers livres.
(Vous suivez? celui-ci est le... le...? le sixième, donc.)
Elle a pourtant tout pour me plaire, cette Cécile Guilbert que je ne connais pas. Elle a écrit des livres sur Guy Debord, Lawrence Sterne, Saint-Simon et Andy Warhol. On peut choisir plus mal ses sujets.
Mais, curieusement (quand on ne sait que cela d'elle), la première partie de Sans entraves et sans temps morts s'intitule Luxes. Là, je me dis: non, finalement, ce n'est pas pour moi... Ce qui se confirme quand le mot fashion (je ne le supporte que dans une chanson de David Bowie) apparaît à la première ligne.
Et puis, très vite, je me suis laissé prendre par les raisonnements séduisants qui, souvent, me confortent dans la piètre opinion que j'ai de la société du spectacle. (Debord est passé par là.)
Mais pas seulement.
Je déteste Houellebecq, à mes yeux un écrivain bas de gamme, soucieux seulement de choisir ses sujets et non d'écrire (ce que j'appelle écrire) à partir d'eux (il me fait penser à Guy des Cars, pour tout dire). Elle aussi. Je trouve seulement qu'elle aurait pu le dire un peu moins souvent.
C'est l'écueil du genre: dix ans d'articles rassemblés ici ne vont pas sans quelques répétitions. Voire même quelques contradictions. J'ai un peu de mal à comprendre pourquoi certains mouvements de mode sont plus acceptables, plus nobles, que d'autres qu'on pourrait mépriser parce qu'ils sont vulgaires - je simplifie, je simplifie, je sais.
Donc, parfois, Cécile Guilbert m'a irrité. Mais je suis définitivement séduit par son intelligence ainsi que par l'essentiel de ses prises de position, si radicales soient-elles. Ses lectures sont (devraient être) les miennes. Et l'idée de faire un collage de phrases d'Artaud pour commenter Loft Story, c'est tout simplement génial!

mercredi 25 mars 2009

Un, parmi beaucoup d'autres

Depuis des semaines, il y a des dizaines de livres dont je voudrais vous parler. Je n'exagère pas: des dizaines. Les Livres du Soir, où je publie l'essentiel de mes articles, se sont consacrés pour deux numéros à la Foire du Livre de Bruxelles, d'abord avec des écrivains belges, ensuite avec d'autres auteurs qui y étaient invités. La semaine suivante fut mexicaine, dans la foulée du Salon du Livre de Paris. Et vendredi prochain, ce sera le festival littéraire Passa Porta à Bruxelles. Sans oublier une série d'articles sur des polars qui se déroulent dans des villes précises, en raison d'une opération dont je vous passe les détails.
Tout cela fait un gros paquet de lectures "obligatoires", ainsi que de découvertes inattendues, que je vais parfois chercher dans des ouvrages parus il y a quelque temps.
Je ne peux pas tout vous raconter aujourd'hui. Il va être l'heure de passer à table, et il me reste deux livres de Zoé Valdés à lire entre cet après-midi et demain matin (je les ai commencés, j'espère en reparler).
Un mot, quand même, de Chucho, un excellent roman de Grégoire Polet, auteur que je suis depuis ses débuts.

Il a onze ans. Il dit qu’il en a treize. Il est déjà un dur à cuire, même s’il garde certaines réactions d’un enfant pas encore tout à fait abîmé par l’existence telle qu’il la mène. Dans un quartier populaire de Barcelone, sous la chaleur du mois d’août, Chucho entre en scène chez Dumbre, une grosse vieille dont la seule occupation est de veiller sur une lampe à huile qui ne s’est pas éteinte depuis douze ans (« T’étais pas né »). Il joue au ballon avec ses copains Baltasar et Toni. Chucho est fier de ses chaussures Nike Air Max. Moins fier d’apprendre que la Polaca est morte, déchirée au couteau. Il fait mine de ne pas la connaître, bien qu’elle lui ait offert les chaussures. Cela sent les problèmes à venir…
Le milieu où Chucho essaie de grandir est rude. Les macs y font la loi, les putes dérouillent. Les enfants aussi, parfois. Il n’en a pas vraiment conscience. « Pour Chucho, Barcelone n’est pas une ville. Puisqu’il n’en connaît pas d’autre, qu’il n’a jamais vu de village ni la campagne. (…) Pour Chucho, Barcelone, c’est, sans question, la réalité. » Et il faut faire avec cette réalité. A moins de convaincre Hans, qui se fait appeler Braco, de l’emmener à New York où il part s’installer. Hans semble éprouver de l’affection pour Chucho, mais c’est peut-être seulement parce que le gamin lui a présenté Polaca – sans passer par son souteneur, d’où les ennuis qui s’annoncent. Chucho doit obtenir un passeport, une autorisation parentale, un visa. Puis il pourra partir. Les papiers ne sont pas un problème, tout se fabrique, et les parents s’inventent. Encore faut-il que Hans accepte, c’est une autre histoire.
Court, enlevé comme une chanson qui passe et qu’on n’oublie pas, le quatrième roman de Grégoire Polet rhabille Oliver Twist à la mode d’aujourd’hui et sans misérabilisme. Mais avec une verve qui rend les descriptions aussi précises que les images d’un film.
On est à la fois dans la tête de Chucho et dans le décor qui l’entoure. Il vit à toute allure une histoire qui dure vingt-quatre heures d’un équilibre instable, sans cesse sur le point de basculer vers le meilleur ou le pire. « Sur la Grand Via, ses semelles le portent. Les vélos volent près de lui comme des libellules, les voitures comme des avions, les motos comme des fusées. La chaleur s’est adoucie, le ciel a foncé, le soleil est bas, moelleux, et la lune, précoce et mangée, a fait son apparition de filigrane. »
Les éléments du récit sont mis en place avec un naturel qui dénote une science affûtée chez l’auteur de Leurs vies éclatantes. On le savait doué. Il confirme sa maîtrise de l’espace et du temps avec ce livre où chaque chose vient à son heure, complétant le tableau jusqu’à nous le présenter aussi bien dans sa totalité que dans ses moindres détails. Chucho n’est mince qu’en apparence. Il a en réalité l’épaisseur d’une jeune vie accidentée, promise sans aucun doute à d’autres accidents encore, que le romancier n’a pas besoin de raconter pour nous les faire pressentir.

dimanche 15 mars 2009

Le printemps des poètes / 14

Anna de Noailles
(1876-1933)


TU VIS, JE BOIS L'AZUR...
Tu vis, je bois l'azur qu'épanche ton visage,
Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin,
Je ne sais pas le jour, où, moins sûr et moins sage,
Tu me feras mourir de faim.

Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit,
J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année
Où je devrai souffrir de toi.

Même quand je te vois dans l'air qui m'environne,
Quand tu sembles meilleur que mon coeur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne,
Car rien qu'en vivant tu t'en vas.

Tu t'en vas, et je suis comme ces chiens farouches
Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
Cherchent à retenir dans leur errante bouche
L'ombre d'un papillon volant.

Tu t'en vas, cher navire, et la mer qui te berce
Te vante de lointains et plus brûlants transports.
Pourtant, la cargaison du monde se déverse
Dans mon vaste et tranquille port.

Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes
Ressemblent à la source écartant les roseaux.
Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
Dans l'ouragan de mon repos!

Quel voyage vaudrait ce que mes yeux t'apprennent,
Quand mes regards joyeux font jaillir dans les tiens
Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes,
Les lotus des fleuves indiens?

Hélas! quand ton élan, quand ton départ m'oppresse,
Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours,
Je songe à la terrible et funèbre paresse
Qui viendra t'engourdir un jour.

Toi si gai, si content, si rapide et si brave,
Qui règnes sur l'espoir ainsi qu'un conquérant,
Tu rejoindras aussi ce grand peuple d'esclaves
Qui gît, muet et tolérant.

Je le vois comme un point délicat et solide
Par delà les instants, les horizons, les eaux,
Isolé, fascinant comme les Pyramides,
Ton étroit et fixe tombeau;

Et je regarde avec une affreuse tristesse,
Au bout d'un avenir que je ne verrai pas,
Ce mur qui te résiste et ce lieu où tu cesses,
Ce lit où s'arrêtent tes pas!

Tu seras mort, ainsi que David, qu'Alexandre,
Mort comme le Thébain lançant ses javelots,
Comme ce danseur grec dont j'ai pesé la cendre
Dans un musée, au bord des flots.

--J'ai vu sous le soleil d'un antique rivage
Qui subit la chaleur comme un céleste affront,
Des squelettes légers au fond des sarcophages,
Et j'ai touché leurs faibles fronts.

Et je savais que moi, qui contemplais ces restes,
J'étais déjà ce mort, mais encor palpitant,
Car de ces ossements à mon corps tendre et preste
Il faut le cours d'un peu de temps...

Je l'accepte pour moi ce sort si noir, si rude,
Je veux être ces yeux que l'infini creusait;
Mais, palmier de ma joie et de ma solitude,
Vous avec qui je me taisais,

Vous à qui j'ai donné, sans même vous le dire,
Comme un prince remet son épée au vainqueur,
La grâce de régner sur le mystique empire
Où, comme un Nil, s'épand mon coeur,

Vous en qui, flot mouvant, j'ai brisé tout ensemble,
Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté,
Comme un palais debout qui se défait et tremble
Au miroir d'un lac agité,

Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle
Dans cette armée en proie aux livides torpeurs,
Et que, réduit, le cou rentré dans les épaules,
Vous ayez l'aspect de la peur?

Que plus froid que le froid, sans regard, sans oreille,
Germe qui se rendort dans l'oeuf universel,
Vous soyez cette cire âcre, dont les abeilles
Ecartent leur vol fraternel!

N'est-il pas suffisant que déjà moi je parte,
Que j'aille me mêler aux fantômes hagards,
Moi qui, plus qu'Andromaque et qu'Hélène de Sparte,
Ai vu guerroyer des regards?

Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme,
Ce détestable orgueil qu'ont les filles des rois,
Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
Entre la triste mort et toi!

Mais puisque tout survit, que rien de nous ne passe,
Je songe, sous les cieux où la nuit va venir,
A cette éternité du temps et de l'espace
Dont tu ne pourras pas sortir.

--O beauté des printemps, alacrité des neiges,
Rassurantes parois du vase immense et clos
Où, comme de joyeux et fidèles arpèges,
Tout monte et chante sans repos!...
(Extrait de Les vivants et les morts, édition Project Gutenberg.)

samedi 14 mars 2009

Olivier Adam, prix RTL/Lire, pas mal non plus

Habituellement, je n'écoute pas de musique en lisant. Ni en écrivant, d'ailleurs. Comme l'une et l'autre activité sont à peu près ce qui emplit mes journées, mon appartement est le plus souvent silencieux. Cette fois-ci, pourtant, j'ai hésité. A la page 229 du dernier roman d'Olivier Adam, Des vents contraires, Paul Anderen, écrivain en manque d'inspiration recyclé en moniteur d'auto-école (sans licence), monte dans la voiture de Combe, un policier qui l'a pris en amitié. Je lisais ceci:
Les Suites pour violoncelle emplissaient l'habitacle, la nuit leur allait bien, et le défilé des feux troubles à l'horizon, le ruban des voitures au milieu des champs fuyant vers la ville.
J'ai résisté. Pas longtemps, le temps d'un combat de boxe et de quatre pages supplémentaires:
J'ai monté le volume et j'ai fermé les yeux, le violoncelle vibrait jusque dans mon ventre et l'archet me caressait les veines.
Voilà pourquoi, vingt pages et quelques minutes plus tard, alors que je commence à écrire ceci, j'en suis toujours à la Troisième suite - en réalité, page 233, c'est la quatrième, mais je ne cherchais pas à établir une parfaite coïncidence entre mon environnement et le roman.
Heureusement, d'ailleurs. Je suis loin de Saint-Malo et mon moral est meilleur que celui du personnage principal. Sa vie est en lambeaux depuis que sa femme a disparu, sans explication. Il s'accroche à ses deux enfants, Clément et Manon. Mais ils ont encore plus besoin de lui que le contraire. Et cette famille semble avoir échoué au bord de la mer comme des naufragés qui auraient été dépouillés de leurs biens les plus précieux.
C'est un livre dans lequel je suis entré comme on pousse la porte d'une maison dans laquelle on est allé souvent, autrefois, et qu'on retrouve avec son air familier. Sinon que, petit à petit, une boule douloureuse naît dans le ventre. Plus rien n'est pareil à ce qu'on a connu, les manques sont criants. La tension monte. Et il me fallait la musique de Bach pour la faire retomber.
Olivier Adam donne au concret une force incroyable. Aucun détail ne lui échappe. Il peint avec précision les moments et les gestes, leur donne le poids du réel. Et ce poids entraîne vers le fond...
Bon, ce n'est pas rigolo, comme livre. Mais c'est formidable. Et les jurés du prix RTL/Lire, qui viennent de de le consacrer, ont eu bien raison de le faire. Encore un bon prix, on n'en sort pas!

Le printemps des poètes / 13

Evariste de Parny
(1753-1814)


CHANSON PREMIÈRE.
Quel est le roi de cette terre ? – Ampanani. – Où est-il ? – Dans la case royale. – Conduis-moi devant lui. – Viens-tu la main ouverte ? – Oui, je viens en ami. – Tu peux entrer.
Salut au chef Ampanani. – Homme blanc, je te rends ton salut, et je te prépare un bon accueil. – Que cherches-tu ? – Je viens visiter cette terre. – Tes pas et tes regards sont libres. Mais l’ombre descend, l’heure du souper approche. Esclaves, posez une natte sur la terre, et couvrez-la des larges feuilles du bananier. Apportez du riz, du lait et des fruits mûris sur l’arbre. Avance, Nélahé ; que la plus belle de mes filles serve cet étranger. Et vous, ses jeunes sœurs, égayez le souper par vos danses et vos chansons.


CHANSON II.
Belle Nélahé, conduis cet étranger dans la case voisine, étends une natte sur la terre, et qu’un lit de feuilles s’élève sur cette natte ; laisse tomber ensuite la pagne qui entoure tes jeunes attraits. Si tu vois dans ses yeux un amoureux désir ; si sa main cherche la tienne, et t’attire doucement vers lui ; s’il te dit : Viens, belle Nélahé ! passons la nuit ensemble ; alors assieds-toi sur ses genoux. Que sa nuit soit heureuse, que la tienne soit charmante ; et ne reviens qu’au moment où le jour renaissant te permettra de lire dans ses yeux tout le plaisir qu’il aura goûté.


CHANSON III.
Quel imprudent ose appeler aux combats Ampanani ? Il prend sa zagaye armée d’un os pointu, et traverse à grands pas la plaine. Son fils marche à ses côtés ; il s’élève comme un jeune palmier sur la montagne. Vents orageux, respectez le jeune palmier de la montagne.
Les ennemis sont nombreux. Ampanani n’en cherche qu’un seul, et le trouve. Brave ennemi, ta gloire est brillante ; le premier coup de ta zagaye a versé le sang d’Ampanani. Mais ce sang n’a jamais coulé sans vengeance. Tu tombes, et ta chute est pour tes soldats le signal de l’épouvante. Ils regagnent en fuyant leurs cabanes. La mort les y poursuit encore. Les torches enflammées ont déjà réduit en cendres le village entier.
Le vainqueur s’en retourne paisiblement, et chasse devant lui les troupeaux mugissans, les prisonniers enchaînés, et les femmes éplorées. Enfans innocens, vous souriez et vous avez un maître !
(Edition Bibliothèque malgache.)

vendredi 13 mars 2009

Le printemps des poètes / 12


Dante Alighieri
(1265-1321)


CHANT I
Quand j'étais au milieu du cours de notre vie,
je me vis entouré d'une sombre forêt,
après avoir perdu le chemin le plus droit.

Ah ! qu'elle est difficile à peindre avec des mots,
cette forêt sauvage, impénétrable et drue
dont le seul souvenir renouvelle ma peur !

À peine si la mort me semble plus amère.
Mais, pour traiter du bien qui m'y fut découvert,
il me faut raconter les choses que j'ai vues.

Je ne sais plus comment je m'y suis engagé,
car j'étais engourdi par un pesant sommeil,
lorsque je m'écartai du sentier véritable.

Je sais que j'ai gagné le pied d'une colline
à laquelle semblait aboutir ce vallon
dont l'aspect remplissait mon âme de terreur,

et, regardant en haut, j'avais vu que sa pente
resplendissait déjà sous les rayons de l'astre
qui montre en tout endroit la route au voyageur ;

et je sentis alors s'apaiser la tempête
qui n'avait pas eu cesse aux abîmes du cœur
pendant l'horrible nuit que j'avais traversée.

Et comme à bout de souffle on arrive parfois
à s'échapper des flots et, retrouvant la terre,
on jette un long regard sur l'onde et ses dangers,

telle mon âme alors, encor tout éperdue,
se retourna pour voir le sinistre passage
où nul homme n'a pu se maintenir vivant.

Puis, ayant reposé quelque peu mon corps las,
je partis, en longeant cette côte déserte
et en gardant toujours mon pied ferme plus bas.

Mais voici que soudain, au pied de la montée,
m'apparut un guépard agile, au flanc étroit
et couvert d'un pelage aux couleurs bigarrées.

Il restait devant moi, sans vouloir déguerpir,
et il avait si bien occupé le passage,
que j'étais sur le point de rebrousser chemin.

C'était l'heure où le jour commence sa carrière,
et le soleil montait parmi les mêmes astres
qui l'escortaient jadis, lorsque l'Amour divin

les mit en mouvement pour la première fois ;
et je croyais trouver des raisons d'espérer,
sans trop craindre le fauve à la belle fourrure,

dans l'heure matinale et la belle saison ;
mais je fus, malgré tout, encor plus effrayé
à l'aspect d'un lion qui surgit tout à coup.

On eût dit que la bête avançait droit sur moi,
avec la rage au ventre et la crinière au vent,
si bien qu'il me semblait que l'air en frémissait.

Une louve survint ensuite, que la faim
paraissait travailler au plus creux de son flanc
et par qui tant de gens ont connu la détresse.

La terreur qu'inspirait l'aspect de cette bête
me glaça jusqu'au fond des entrailles, si bien
que je perdis l'espoir d'arriver jusqu'en haut.

Et comme le joueur que transportait tantôt
l'espoir joyeux du gain ne fait que s'affliger,
se plaint et se morfond, si la chance a tourné,

tel me fit devenir cette bête inquiète
qui gagnait du terrain et, insensiblement,
me refoulait vers l'ombre où le soleil se tait.

Tandis que je glissais ainsi vers les abîmes,
devant mes yeux quelqu'un apparut tout à coup,
qui, l'air mal assuré, sortait d'un long silence.

Dès que je l'aperçus au sein du grand désert,
je me mis à crier : « Ô toi, qui que tu sois,
ombre ou, sinon, vivant, prends pitié de ma peine ! »

« Je ne suis pas vivant, dit-il, mais je le fus.
J'étais Lombard de père aussi bien que de mère ;
leur terre à tous les deux avait été Mantoue.

Moi-même, je naquis sub Julio, mais tard ;
et je vivais à Rome, au temps du bon Auguste,
à l'époque des dieux mensongers et trompeurs.

J'étais alors poète et j'ai chanté d'Anchise
le juste rejeton, qui s'est enfui de Troie,
quand la Grèce eut brûlé le superbe Ilion.

Mais toi, pourquoi veux-tu retourner vers les peines ?
Pourquoi ne pas gravir cette heureuse montagne
qui sert au vrai bonheur de principe et de cause ? »

« Ainsi donc, c'est bien toi, Virgile, cette source
qui nous répand des flots si vastes d'éloquence ?
dis-je alors, en baissant timidement les yeux.

Toi, qui fus l'ornement, le phare des poètes,
aide-moi, pour l'amour et pour la longue étude
que j'ai mis à chercher et à lire ton oeuvre !

Car c'est toi, mon seigneur et mon autorité ;
c'est toi qui m'enseignas comment on fait usage
de ce style élevé dont j'ai tiré ma gloire.

Regarde l'animal qui m'a fait reculer !
Ô fameux philosophe, aide-moi contre lui,
car rien que de le voir, je me sens frissonner ! »

« Il te faut emprunter un chemin différent,
répondit-il, voyant des larmes dans mes yeux,
si tu veux t'échapper de cet horrible endroit ;

car la bête cruelle, et qui t'a fait si peur,
ne permet pas aux gens de suivre leur chemin,
mais s'acharne contre eux et les fait tous périr.

Par sa nature, elle est si méchante et perverse,
qu'on ne peut assouvir son affreux appétit,
car plus elle dévore, et plus sa faim s'accroît.

On la voit se croiser avec bien d'autres bêtes,
dont le nombre croîtra, jusqu'à ce qu'un Lévrier
vienne, qui la fera mourir dans les tourments.

Il ne se repaîtra de terres ni d'argent,
mais d'amour, de sagesse et de bénignité,
et son premier berceau sera de feutre à feutre.

Il sera le salut de cette humble Italie
pour laquelle sont morts en combattant la vierge
Camille avec Turnus, Euryale et Nissus.

C'est lui qui chassera la bête de partout
et la refoulera jusqu'au fond des Enfers,
d'où le Malin envieux l'avait d'abord tirée.

Allons, tout bien pesé, je pense que me suivre
sera pour toi le mieux : je serai donc ton guide ;
nous sortirons d'ici par le règne éternel ;

là, tu vas écouter les cris du désespoir
et contempler le deuil des ombres affligées
qui réclament en vain une seconde mort.

Ensuite, tu verras des esprits satisfaits,
quoique enrobés de feu, car ils gardent l'espoir
d'être un jour appelés au séjour des heureux.

Et si tu veux enfin monter vers ces derniers,
une autre âme plus digne y pourvoira pour moi,
et je te laisserai sous sa garde, en partant,

puisque cet Empereur qui séjourne là-haut
et à la loi duquel je ne fus point soumis
ne veut pas que l'on entre en sa cité par moi.

Il gouverne partout, mais c'est là-haut qu'il règne
et c'est là que l'on voit sa demeure et son trône :
oh ! bienheureux celui qu'il admet près de lui ! »

Lors je lui répondis : « Poète, je t'implore,
pour l'amour de ce Dieu que tu n'as pas connu,
pour me faire échapper à ce mal et au pire,

conduis-moi vers l'endroit que tu viens de me dire,
pour que je puisse voir la porte de saint Pierre
et ceux dont tu dépeins les terribles tourments ! »

Lors il se mit en marche, et je suivis ses pas.
(Edition Ebooks libres & gratuits.)

Vikram Seth ose le roman en vers : Golden Gate

Voici enfin traduit en français le premier roman de Vikram Sethn paru en 1986... Plus de vingt ans, c'est donc ce qu'il aura fallu attendre pour lire Golden Gate après avoir découvert successivement les autres romans de l'auteur né à Calcutta en 1952: Un garçon convenable, Quatuor et Deux vies.
Il faut dire que l'objet est assez singulier et se présente comme une suite de sonnets. La manière est inhabituelle dans le genre romanesque. Vikram Seth l'a osée et Claro, traducteur prêt à se couler dans toutes les formes, l'a restituée avec le talent qu'on lui connaît - il faut toujours regarder le nom du traducteur, car certains ont l'art de nous emporter sur des terrains où on les suit volontiers.
Ce vendredi, je publie dans Le Soir un article et un bref entretien effectué par mail. Vikram Seth m'avait répondu en anglais, j'ai donc traduit moi aussi - mais, prudemment, j'ai demandé à Claro de relire ma version française, qu'il a approuvée. (Merci, Claro.)
Une question et sa réponse ne paraîtront pas, par manque d'espace, dans Le Soir. Rien que pour vous, voici ce morceau d'échange avec Vikram Seth.

Vous apparaissez vous-même dans le roman. Le clin d’œil de l’écrivain qui n’est pas dupe de la fiction et cherche une meilleure complicité avec son lecteur ?

« Kim Tarvesh » (un anagramme de mon nom) est un personnage très secondaire. Je suis un peu plus présent à travers ma propre voix d’auteur. Mais ce n’était en aucun cas une tentative d’établir un rapport avec mes lecteurs aux dépens de mes personnages. Malgré tous mes démentis ironiques, je croyais trop en leurs vies pour douter d’eux. Leurs aspirations, leurs émotions, leurs histoires étaient pour moi, pendant l’année où j’ai écrit ce livre, plus que de la fiction. Je suis trop influençable et ils sont trop réels.

Et puis, puisque Vikram Seth et Claro avaient pris le risque du vers, je me suis dit que j'allais faire pareil. Avec les limites de mon talent, qui n'est pas le leur, voici donc une critique du roman en un sonnet:
Il serait bon d’aller vers les ans quatre-vingt,
Construire des sonnets, rimer comme il se doit,
Pas n’importe quels vers mais des alexandrins.
Claro le traducteur a réussi l’exploit
De transposer ce texte qui est un vrai roman :
Quelques amis de John, et son isolement,
L’histoire d’un gagnant, un yuppie de Frisco,
Et d’une société où tout part à vau-l’eau.
On y rit, on y pleure, on y aime et y hait.
Vikram Seth débutait et osait la fiction
Avec toute l’audace, presque la prétention
D’un auteur surdoué prêt à sauter les haies
Qu’il plaçait devant lui et franchissait, léger,
Comme le Golden Gate sur les eaux de la baie.

jeudi 12 mars 2009

Le printemps des poètes / 11

Victor Hugo
(1802-1885)


PARIS BLOQUE
O ville, tu feras agenouiller l'histoire.
Saigner est ta beauté, mourir est ta victoire.
Mais non, tu ne meurs pas. Ton sang coule, mais ceux
Qui voyaient César rire en tes bras paresseux,
S'étonnent: tu franchis la flamme expiatoire,
Dans l'admiration des peuples, dans la gloire,
Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds.
Ceux qui t'assiègent, ville en deuil, tu les conquiers.
La prospérité basse et fausse est la mort lente;
Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante.
Tu sors, toi qu'endormit l'empire empoisonneur,
Du rapetissement de ce hideux bonheur.
Tu t'éveilles déesse et chasses le satyre.
Tu redeviens guerrière en devenant martyre;
Et dans l'honneur, le beau, le vrai, les grandes mœurs,
Tu renais d'un côté quand de l'autre tu meurs.

NOS MORTS
Ils gisent dans le champ terrible et solitaire.
Leur sang fait une mare affreuse sur la terre;
Les vautours monstrueux fouillent leur ventre ouvert;
Leurs corps farouches, froids, épars sur le pré vert,
Effroyables, tordus, noirs, ont toutes les formes
Que le tonnerre donne aux foudroyés énormes;
Leur crâne est à la pierre aveugle ressemblant;
La neige les modèle avec son linceul blanc;
On dirait que leur main lugubre, âpre et crispée,
Tâche encor de chasser quelqu'un à coups d'épée;
Ils n'ont pas de parole, ils n'ont pas de regard;
Sur l'immobilité de leur sommeil hagard
Les nuits passent; ils ont plus de chocs et de plaies
Que les suppliciés promenés sur des claies;
Ils s'enfoncent déjà dans la terre à demi
Comme dans l'eau profonde un navire qui sombre;
Leurs pâles os, couverts de pourriture et d'ombre,
Sont comme ceux auxquels Ézéchiel parlait;
On voit partout sur eux l'affreux coup du boulet,
La balafre du sabre et le trou de la lance;
Le vaste vent glacé souffle sur ce silence;
Ils sont nus et sanglants sous le ciel pluvieux.

O morts pour mon pays, je suis votre envieux.

BETISE DE LA GUERRE
Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
O buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l'homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
A quoi sers−tu, géante, à quoi sers−tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l'animal,
Si tu ne sais, dans l'ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?
(Extraits de L'année terrible, édition Blackmask Online, disponible chez Ebooks libres & gratuits.)

Le goût des listes

Non, je ne compte pas vous entretenir ce matin, peu avant le lever du soleil, de la listes des courses dans laquelle il ne faut surtout rien oublier. Ni des choses à faire dans la journée. La journée sera capricieuse ou ne sera pas, c'est dit!

Mais il est des listes qui deviennent littérature - et parfois s'y introduisent d'ailleurs, subrepticement, des listes de courses, ainsi que bien d'autres choses inattendues. Le goût des listes est partagé par bien des auteurs et des lecteurs. D'où le succès imprévu d'un livre comme Les miscellanées de Mr Schott, de Ben Schott, paru en 2005 et qui s'est imposé petit à petit, grâce au bouche à oreille, comme un classique d'un genre qui n'en est pas un, ou plutôt si: un mélange de tous les genres, un fourre-tout qui accepte les sujets les plus incongrus, les plus personnels, les plus universels, les plus pointus...
Un petit éditeur a fait son miel de cette découverte. Il n'est pas étonnant que d'autres aient suivi - et il y a même eu, si je ne me trompe pas, quelques procès ou tentatives de procès pour plagiat. Mais peut-on plagier une forme aussi libre? A moins de considérer comme plagiaires tous les romanciers depuis... depuis quand, au fait? L'Iliade et L'Odyssée?

Toujours est-il que Charles Dantzig, au début de l'année, s'y est mis aussi. Quand je dis qu'il s'y est mis au début de l'année, c'est une manière de parler. Car, pour rassembler les presque 800 pages de son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, il s'y est forcément pris avec un temps d'avance.
Et il a compilé ses propres listes, sans autre règle que sa propre fantaisie, qu'on partagera ou non.
Charles Dantzig est, entre autres particularités, l'homme des entreprises hors normes. Son Dictionnaire égoïste de la littérature française, avec son gros millier de pages au format de poche, est un parcours extraordinaire à travers les livres, dont on se dit qu'il faudrait plusieurs vies pour l'accomplir, ou qu'il serait nécessaire de se mettre à plusieurs. Pas Charles Dantzig, non, qui en outre prend le temps d'avoir un avis sur tout. Avis que je ne partage pas toujours, bien entendu, mais qui donne envie de lire et de relire.
Personnellement, le préfère le Dictionnaire à l'Encyclopédie. Mais vous n'êtes pas obligés de me suivre...

Pourquoi est-ce que je voulais parler de listes, au fait?
Ah! oui, je sais. Télérama a, à l'occasion du Salon du Livre, demandé quels étaient les 10 livres préférés de 100 écrivains francophones. En voilà, une belle liste, non? Et de belles suggestions de lecture...
Voici, sans autre commentaire, le "top 10" de ce hit-parade particulier, avec le nombre de fois que chaque oeuvre a été citée:

A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust (33 fois)
Ulysse, de Joyce (13)
Iliade et Odyssée, d’Homère (9)
La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette (9)
Le Bruit et la Fureur, de William Faukner (8)
Absalon, Absalon !, de William Faulkner (8)
Les Fleurs du mal, de Baudelaire (8)
Sous le volcan, de Malcolm Lowry (8)
Don Quichotte, de Miguel de Cervantès (8)
L’Education sentimentale, de Gustave Flaubert (7)

Et vous, au fait, quels sont vos dix livres préférés? Les commentaires sont ouverts...

mercredi 11 mars 2009

Le printemps des poètes / 10

Jean-Joseph Rabearivelo
(1901-1937)


Lire
Ne faites pas de bruit, ne parlez pas :
vont explorer une forêt les yeux, le cœur,
l’esprit, les songes…

Forêt secrète bien que palpable :
forêt.

Forêt bruissant de silence,
Forêt où s’est évadé l’oiseau à prendre au piège,
l’oiseau à prendre au piège qu’on fera chanter
ou qu’on fera pleurer.

À qui l’on fera chanter, à qui l’on fera pleurer
le lieu de son éclosion.

Forêt. Oiseau.
Forêt secrète, oiseau caché
dans vos mains.

Les trois oiseaux
L’oiseau de fer, l’oiseau d’acier,
après avoir lacéré les nuages du matin
et voulu picorer des étoiles
au-delà du jour,
descend comme à regret
dans une grotte artificielle.

L’oiseau de chair, l’oiseau de plumes
qui creuse un tunnel dans le vent
pour parvenir jusqu’à la lune qu’il a vue en rêve
dans les branches,
tombe en même temps que le soir
dans un dédale de feuillage.
Celui qui est immatériel, lui,
charme le gardien du crâne
avec son chant balbutiant,
puis ouvre des ailes résonnantes
et va pacifier l’espace
pour n’en revenir qu’une fois éternel.

Naissance du jour
Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude
au verger de la nuit ?
La voici qui en revient
par les sentes de l’Est
envahies des glaïeuls en fleurs :
elle est toute entière maculée de lait
comme ces enfants élevés jadis par des génisses ;
ses mains qui portent une torche
sont noires et bleues comme des lèvres de fille
mâchant des mûres.

S’échappent un à un et la précèdent
les oiseaux qu’elle a pris au piège.
(Extrait de Presque-Songes, édition Bibliothèque malgache.)

Prix France Culture/Télérama : Antoine Bello

Mais qu'est-ce qu'il se passe-t-il donc? Si tous les prix de et avant-printemps se mettent à être bons, je ne vais plus rien avoir à me mettre sous la dent quand j'aurai envie de faire passer ma mauvaise humeur...
Le prix France Culture/Télérama est allé, ce mardi, à Antoine Bello pour Les éclaireurs.
Je vous ai déjà dit en février tout le bien que je pensais de ce roman. Je ne vais donc pas y revenir. Relisez plutôt ma note: Antoine Bello, vice-roi des menteurs.
Si vous n'en avez pas assez, je vous conseille aussi le portrait qui vient de paraître dans Télérama.
Ou l'article que j'ai publié dans Le Soir du 13 février dernier, Un monde construit sur le mensonge, complété d'une interview.
Et, pour ceux qui s'intéressent à Madagascar, la petite présence de ce pays dans le livre ainsi que l'échange que j'ai eu avec l'écrivain à ce sujet, dans l'Actualité culturelle malgache.
Ensuite, il ne restera plus qu'à vous plonger dans l'ouvrage, peut-être en commençant par Les falsificateurs qui en est le premier volet...

mardi 10 mars 2009

Le printemps des poètes / 9

Gérard de Nerval
(1808-1855)


El Desdichado
Je suis le ténébreux, − le veuf − l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, − et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends−moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Suis−je Amour ou Phébus ? ... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Myrtho
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
A ton front inondé des clartés d'Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.
C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse,
Et dans l'éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.
Je sais pourquoi là−bas le volcan s'est rouvert....
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.
Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s'unit au myrte vert !

Horus
Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l'univers :
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l'ardeur d'autrefois brilla dans ses yeux verts.
"Le voyez−vous, dit−elle, il meurt, ce vieux pervers,
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,
Attachez son pied tors, éteignez son oeil louche,
C'est le dieu des volcans et le roi des hivers !
"L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle,
J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle...
C'est l'enfant bien−aimé d'Hermès et d'Osiris !
La déesse avait fui sur sa coque dorée,
La mer nous renvoyait sous l'écharpe d'Iris.
(Extrait des Oeuvres, édition eBooksFrance chez Ebooks libres & gratuits.)

Le prix des libraires : Dominique Mainard, encore un bon choix

Ils étaient 325 jurés, tous libraires, pour le prix attribué ce lundi. Et c'est Dominique Mainard qui l'a emporté avec son dernier roman, paru à la rentrée 2008, Pour vous. Un livre formidable, comme tout ce qu'elle publie - je l'avais découverte avec ses premiers recueils de nouvelles, elle est ensuite passée au roman avec bonheur, doublant son écriture personnelle d'un excellent travail de traduction, notamment d'un nouvelliste et romancier américain que je place très haut, John Cheever. Voici donc, à la veille du Salon du Livre, une récompense que j'applaudis à deux mains (ben oui, essayez, vous, d'applaudir à une main!).

Delphine a trente-cinq ans. Elle est la propriétaire de l’agence Pour Vous. Une agence très particulière : demandez-y n’importe quoi, vous l’obtiendrez. De la compagnie pour un grand-père. Un enfant à louer pour quelques heures par semaine. De l’aide pour faire les courses. Du temps à partager, et plus si affinités. La surveillance d’un malade, jusqu’à la fin, et jusqu’à lui donner la mort le moment venu. La conception d’un enfant pour une mère stérile. Rien ne paraît impossible, à une condition : n’espérez pas que Delphine fasse entrer le moindre souffle d’affection dans son travail. Pour le reste, elle est parfaite. Et, le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’elle paie de sa personne. Elle n’ignore pas qu’elle est en marge de la légalité pour un grand nombre de ses activités. Mais elle connaît si bien le besoin d’affection éprouvé par ses clients qu’elle trouve normal de leur mentir quand elle la leur procure. En cas de problème, elle sait qu’un contrat a été signé.
La nouvelle héroïne de Dominique Mainard fait froid dans le dos. Elle effectue un calcul cynique. Elle se repose sur des fiches soigneusement mises à jour et une comptabilité bien tenue. S’il est vrai que tout s’achète, en voici encore une preuve. Mais le cynisme est seulement du côté du personnage, pas de la romancière, comme on le verra plus loin dans le récit.
Delphine effectue elle-même l’essentiel des travaux de son agence. Elle a quand même une employée, Marja, la quarantaine, capable, elle, de pleurer et d’éprouver des sentiments. Marja ne comprend pas l’insensibilité de sa patronne. Craque parfois devant ses exigences et celles des clients. Elle se prête à leurs désirs. Prête même son fils. Mais n’en peut plus de se faire traiter de prostituée ou de mauvaise mère.
Marja est le miroir dans lequel Delphine ne se voit pas… « Je ne suis pas une gentille jeune femme, Marja, lui avais-je dit un jour ».
La directrice de Pour Vous n’est pourtant pas un être coulé d’une seule pièce. Une faille discrète apparaît en elle quand Jones veut la charger d’un travail qui semble pourtant plus anodin que bien d’autres : dactylographier les cahiers qu’Adorno, un amant de Jones, a écrits pour lui, d’une écriture difficilement lisible. Jones sait le rôle que Delphine a joué dans les derniers mois d’Adorno. Il ignore que l’accompagnatrice du malade a, après la mort de celui-ci, caché les cahiers dans l’espoir qu’ils ne soient jamais retrouvés, qu’elle s’est emparée d’une importante somme d’argent et qu’elle a précipité, à la demande d’Adorno, sa fin.
Delphine, quant à elle, est troublée par une mission qu’elle ne veut d’abord pas accomplir, avant de s’y plonger passionnément, de recopier elle-même le texte en y modifiant quelque peu la vision qu’il donne d’elle-même. Finalement, elle n’apprécie pas trop d’être jugée si froide. Pire : Jones ne la laisse pas indifférente. Alors qu’elle porte l’enfant d’une autre femme, pour la première fois, elle devine en elle quelque chose de si proche de l’amour qu’il faut bien l’appeler ainsi. La femme qui résistait à tout devient pareille aux héroïnes des romans à l’eau de rose qu’appréciait tant sa première employeuse.
C’est le monde à l’envers, à moins qu’il soit remis à l’endroit. Dominique Mainard aime ces pirouettes qui lui permettent de visiter l’intérieur des âmes, de presser ses personnages pour leur faire donner tout leur suc. Une fois encore, elle pratique une gymnastique plaisante qui nous oblige à considérer Delphine d’un autre œil. Et à reprendre espoir dans l’humanité : en définitive, le pire n’est pas toujours sûr.

lundi 9 mars 2009

Le printemps des poètes / 8

Louise Labé
(1524-1566)


Sonnets

II

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,
ô chauds soupirs, ô larmes répandues,
ô noires nuits vainement attendues,
ô jours luisants vainement revenus !

Ô tristes plaintes, ô désirs obstinés,
ô temps perdus, ô peines dilapidées,
ô mille morts disposées en mille filets,
ô pires maux qui me sont destinés !

Ô rires, ô front, cheveux, bras, mains et doigts !
ô luth plaintif, viole, archet et voix !
tant de flambeaux pour brûler une femelle !

Je me plains de ce que, alors que tu portais tant de feux,
et que tu touchais mon cœur de ces feux en tant d'endroits,
aucune étincelle n'en ait volé sur toi.


VIII

Je vis, je meurs ; je brûle et je me noie ;
j'ai très chaud tout en souffrant du froid ;
la vie m'est et trop douce et trop dure ;
j'ai de grands chagrins entremêlés de joie.

Je ris et je pleure au même moment,
et dans mon plaisir je souffre maintes graves tortures ;
mon bonheur s'en va, et pour toujours il dure ;
du même mouvement je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour me mène de manière erratique ;
et quand je pense être au comble de la souffrance,
soudain je me trouve hors de peine.

puis quand je crois que ma joie est assurée
et que je suis au plus haut du bonheur auquel j'aspire,
il me remet en mon malheur précédent.


XI

Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,
petits jardins pleins de fleurs amoureuses
où sont les flèches dangereuses d'Amour,
mon œil est tellement arrêté à vous regarder !

Ô coeur félon, ô dure cruauté,
tu m'emprisonnes si durement,
j'ai tant pleuré de larmes tristes,
en ressentant la brûlure de mon coeur torturé.

Donc, mes yeux, vous avez tant de plaisir,
vous recevez tant de bonheur par ces yeux ;
mais toi, mon coeur, plus tu les vois s'y complaire,

plus tu languis, plus tu as de chagrin.
Devinez donc si je me sens bien moi aussi,
quand je sens que mon oeil s'oppose à mon coeur.

(Edition Académie de Lyon.)

dimanche 8 mars 2009

Le printemps des poètes / 7

Renée Vivien
(1877-1909)


Sonnet pour la Lune

Protectrice de ce qui s’efface et qui fuit,
Souveraine des bois, des sommets et des rives,
Toi qui prêtes un songe illusoire aux captives
Que le malheur inné de leur race poursuit,

Toi dont le regard froid et mystique traduit
Le pâle amour de nos âmes contemplatives,
Toi qui fais miroiter l’argent vert des olives,
Toi qui daignes sourire aux filles de la nuit,

Toi qui règnes sur les grenouilles, sur les lièvres,
Sur les eaux, les marais où sommeillent les fièvres,
Les fleuves et les mers que tu sais engourdir,

Lève-toi ! Je t’épie à l’ombre d’une berge !…
Mon cœur n’a plus que le vide de son désir,
Et j’aime vainement l’étoile la plus vierge !

Hymne à la lenteur
Parmi les thyms chauffés et leur bonne senteur
Et le bourdonnement d’abeilles inquiètes,
J’élève en autel d’or à la bonne Lenteur
Amie et protectrice auguste des poètes.

Elle enseigne l’oubli des heures et des jours
Et donne, avec le doux mépris de ce qui presse,
Le sens oriental de ces belles amours
Dont le songe parfait naquit dans la paresse.

Daigne nous inspirer le distique touchant
Qui réveille en pleurant la mémoire dormante,
O Lenteur ! toi qui rends plus suave un beau chant
Mélancolique et noble et digne de l’amante !

Inspire les amours, toi qui sais apaiser,
Retenir plus longtemps et rendre plus vivace
Et plus suave encore un suave baiser,
Et révèles la gloire entière de la face.

Nous ployons devant toi nos dociles genoux,
La contemplation nous étant chère encore…
Puisque nous t’honorons, demeure parmi nous,
Toi que nous adorons, ô Lenteur que j’adore !

Pendant qu’elle dormait
Vous avez entr’ouvert vos lèvres cette nuit
Et j’ai cru que c’était pour des paroles basses,
Mais vous avez laissé retomber vos mains lasses…
Vous avez soupiré, c’était à peine un bruit.

Moi je vous regardais, je regardais cet ambre
Rouge et or profond que sont vous doux cheveux…
Je tenais dans mes mains le plus cher de mes vœux,
L’Amour lui-même était présent dans notre chambre.

Je ne m’endormirais plus pour voir votre sommeil
Semblable au rocher calme où le vent dur s’émousse…
Dans l’émerveillement d’une nuit aussi douce,
J’ai cru que jamais ne renaîtrait le soleil.

Jamais parlé, mais vous vous êtes retournée,
Car le sommeil s’était emparé de vos yeux,
Vous dormiez, bienheureuse à la façon des Dieux,
Et vous ne m’aimiez plus… j’étais abandonnée…
(Extrait de Sillages, édition Wikisource.)

samedi 7 mars 2009

Le printemps des poètes / 6

José Maria de Heredia
(1803-1839)


Nessus
Du temps que je vivais à mes frères pareil
Et comme eux ignorant d'un sort meilleur ou pire,
Les monts Thessaliens étaient mon vague empire
Et leurs torrents glacés lavaient mon poil vermeil.

Tel j'ai grandi, beau libre, heureux, sous le soleil ;
Seule, éparse dans l'air que ma narine aspire,
La chaleureuse odeur des cavales d'Épire
Inquiétait parfois ma course ou mon sommeil.

Mais depuis que j'ai vu l'Épouse triomphale
Sourire entre les bras de l'Archer de Stymphale,
Le désir me harcèle et hérisse mes crins ;

Car un Dieu, maudit soit le nom dont il se nomme !
A mêlé dans le sang enfiévré de mes reins
Au rut de l'étalon l'amour qui dompte l'homme.

Les Conquérants
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

Le Récif de Corail
Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l'iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l'ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d'un coup de sa nageoire en feu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude.
(Extrait des Trophées, édition Ebooks libres & gratuits.)

vendredi 6 mars 2009

Le printemps des poètes / 5

Tristan Corbière
(1845-1875)


I sonnet
avec la manière de s’en servir

Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme….
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide….
(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !
— La preuve d’un sonnet est par l’addition :

— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô…. » — Sonnet — Attention !

Pic de la Maladetta. — Août.


La Pipe au poète

Je suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.

Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume… Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.

… Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
– Il laisse errer là son œil mort…

Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
– Et je sens mon tuyau qu’il mord…

– Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
… Et je me sens m’éteindre. – Il dort –

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

– Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout…
Mon Pauvre !… la fumée est tout.
– S’il est vrai que tout est fumée…
Paris. – Janvier.


Le Crapaud
Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.
(Extrait de Les amours jaunes, édité par Wikisource.)

jeudi 5 mars 2009

Increvable petit Nicolas

Il en a écrit combien, Goscinny, des histoires du petit Nicolas? Je ne sais pas. Toujours est-il que ce gamin émerveillé par tout ce qui lui arrive a fait sa première apparition il y aura cinquante ans à la fin du mois. Et que le revoici, sans une ride, dans dix histoires inédites illustrées par un éternel jeune homme, Sempé.
Je n'ai pas lu dans son intégralité, je dois l'avouer, Le petit Nicolas: Le ballon et autres histoires inédites. Et je le regrette. Mais la vogue des prépublications dans la presse étant ce qu'elle est, je me suis jeté sur deux de ces histoires: Le théâtre dans Le Figaro et Un vrai cirque! dans Le Soir.
C'est mignon comme tout. Loin des modes, le petit Nicolas traverse les années comme il est venu sous la plume de Goscinny: avec un fort potentiel de sympathie que rien ne peut lui enlever.
Aller au théâtre est pour lui toute une aventure. Monter un cirque avec ses copains est l'occasion de conflits mineurs comme en connaissent les enfants entre eux.
Dans le registre des héros qui ne vieillissent pas, en voici un qui occupe son rang. Cela sent, bien sûr, une autre époque. Ah! nostalgie, quand tu nous tiens!


Le printemps des poètes / 4

Comte de Lautréamont
(1846-1870)

Les chants de Maldoror

CHANT PREMIER

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : Dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou plutôt comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l'horizon d'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première (car c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage), soit à babord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

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Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage ? Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel ! Tes narines qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace devenu embaumé comme de parfums et d'encens, car elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.

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J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête, jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal… ; atmosphère douce ! Qui l'aurait dit ? lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché, Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble. Ainsi donc il est une puissance plus forte que la volonté ! Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ! Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien ! C'est ce que je disais plus haut.

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Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains au moyen de nobles qualités du cœur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien… ; Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête ; mais ce n'est rien, car avec ma main je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de Maldoror soient dans tous les hommes.

(Extrait, édition Wikisource.)

mercredi 4 mars 2009

Le printemps des poètes / 3


Stéphane Mallarmé

(1842-1898)


Salut

Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers.

Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers ;

Une ivresse belle m’engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut

Solitude, récif, étoile
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

L'azur
De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poëte impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde
Avec l’intensité d’un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ?

Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Que noiera le marais livide des automnes,
Et bâtissez un grand plafond silencieux !

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t’en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !

— Le Ciel est mort. — Vers toi, j’accours ! donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché
À ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j’y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur…

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angelus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

Le Tombeau d’Edgar Poe

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poëte suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

(Texte édité par Wikisource)

mardi 3 mars 2009

Goncourt du premier roman, un bon choix

Excellente nouvelle, me semble-t-il: Jean-Baptiste Del Amo a reçu aujourd'hui le Goncourt du premier roman pour Une éducation libertine.

Avait-on déjà peint une Seine si noire ? Dans le magnifique premier roman de Jean-Baptiste Del Amo, elle charrie toutes les sanies de la ville, la peau de ceux qui y travaillent se couvre de squames répugnantes, une tête de bébé ou un cadavre de bourgeois y traîne parfois. Pour Gaspard, qui vient d’arriver à Paris, elle est le lieu de son premier emploi précaire quand il est chargé, avec d’autres compagnons d’infortune, de récupérer des trains de troncs d’arbre. Elle est aussi le rappel d’un autre fleuve, près de Quimper, où s’est achevée la poursuite d’un cochon et la vie de son père.

De Quimper à Paris, c’est la même crasse. Faite de sang et de lisier dans une enfance marquée aussi par un monstrueux accouchement de sa mère. Faite de déjections diverses et d’une persistante odeur de mort dans une capitale qui, dans les années 1760, offre au jeune homme des perspectives d’ascension sociale, même s’il a commencé sa carrière plus bas que terre, dans une misère répugnante et une promiscuité moite.

Gaspard possède quelques atouts sous sa dégaine de paysan mal dégrossi : il est joli garçon et ne manifeste pas le moindre signe de sens moral. Arriviste, il utilise donc ses armes sans aucun scrupule, séduisant des hommes situés de plus en plus haut dans la hiérarchie sociale afin d’atteindre le statut de parvenu dont il rêve. Sous les assauts répétés d’amants dont il se lasse vite, il n’éprouve guère de plaisir. Et ne pense qu’à la suite, quand il gravira un nouvel échelon…

Libertin, Gaspard n’est cependant pas un parfait cynique. La corruption des chairs au milieu desquelles il se vautre faute de mieux correspond chez lui à une corruption de l’âme dont il prend de mieux en mieux conscience. Il aimerait extirper le mal qu’il devine dans son corps, et contre lequel il aimerait se battre. La lutte est inégale entre l’ambition et la perception sourde d’une douleur née des années plus tôt. Aux blessures de l’enfance répondent alors celles que s’inflige Gaspard, dans une tentative désespérée de quitter la spirale de la débauche où il est entré.

Ce roman pue. Pour la bonne cause : les odeurs délétères qui flottent au-dessus de ses pages sont le reflet d’une probable réalité à laquelle nous sommes confrontés sans préparation. Jean-Baptiste Del Amo l’affiche dès la première phrase : « Paris, nombril crasseux et puant de la France. » Avant de dérouler un récit somptueusement baroque, dans toute la gamme des teintes prises par les corps malades et les cadavres. On piétine un cimetière, la beauté s’efface rapidement, brûlée par l’acide de désirs bestiaux qui ne s’embarrassent pas d’hygiène.

L’éducation est ici celle, et uniquement celle, de l’argent et du pouvoir – pouvoir illusoire en un temps où le pays vacille sur ses bases. Les philosophes mettent en doute bien des certitudes. La Révolution n’est plus très loin. En attendant, Paris pouilleux danse une funèbre farandole, emporté dans un délire comparable au fleuve malsain qui infecte plus qu’il nettoie.

Le printemps des poètes / 2


Arthur Rimbaud

(1854-1891)

ROMAN

I
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, -
A des parfums de vigne et des parfums de bière...

II

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche.
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête...

III

Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père...
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif...
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir a daigné vous écrire... !
– Ce soir-là,... – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade...
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
29 septembre 1870

(Texte édité par Ebooks libres & gratuits.)

Le printemps des poètes / 1

Du 2 au 15 mars, le Printemps des poètes met à l'honneur une littérature essentielle et trop peu lue. A cette occasion, et pendant toute la durée de la manifestation, je vous proposerai chaque jours un ou plusieurs textes.

Charles Baudelaire
(1821-1867)


Le chat
Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,
Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

À une dame créole
Au pays parfumé que le soleil caresse,
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés.
Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse
À dans le cou des airs noblement maniérés ;
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.
Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d’orner les antiques manoirs,
Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Spleen
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
– Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.
Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

(Extraits de : Les fleurs du mal. Textes édités par Ebooks libres & gratuits.)

dimanche 1 mars 2009

Pas d'accord, Salman Rushdie !

Je tiens Salman Rushdie pour un grand écrivain, et certains de ses romans ont compté dans ma vie de lecteur. Je n'en suis pas pour autant à prendre tout ce qu'il dit pour parole de vérité. Et j'avoue même ne pas comprendre ses attaques répétées contre le roman de Vikas Swarup - en français, Les fabuleuses aventures d'un Indien malchanceux qui devint milliardaire - dont a été tiré le film aux huit Oscars, Slumdog Millionaire.
Rushdie trouve l'intrigue "d'une prétention véritablement ridicule".
C'est son droit, bien entendu.
Mais pourquoi ne dirais-je pas que je pense tout autrement?
Et voici ce que je pense, écrit lors de la parution de la traduction française. Je suis tout prêt à le redire aujourd'hui.

Chaque individu possède sa culture. Ce qu'il a appris au cours de son existence fait de lui le détenteur d'un savoir à nul autre pareil. Et Ram Mohammad Thomas, orphelin devenu serveur dans un bar, en fait l'éclatante démonstration quand il répond à toutes les questions d'un jeu télévisé, gagnant un milliard de roupies... que la société de production n'a pas les moyens de payer.
Pour les organisateurs de l'émission, Ram a forcément triché. « Inculte », il ne pouvait connaître toutes les réponses. Lorsqu'il veut prouver qu'il a simplement eu de la chance, sa vie se déroule comme une succession d'expériences dont chacune lui a apporté des connaissances éparses - exactement celles qu'il fallait pour devenir milliardaire.
Le premier roman de l'Indien Vikas Swarup est extraordinaire. Au fil des douze questions, treize même tant on ne voulait pas le laisser gagner, la construction du personnage principal devient un suspense bien plus prenant encore que celui de sa fortune croissante - qui peut disparaître à la première erreur.
La mécanique est imparable. Elle happe tout lecteur normalement constitué et fait de Ram un véritable héros de notre temps, capable de déjouer tous les pièges médiatiques avec ses propres atouts, rassemblés au cours d'une pauvre vie... très riche.

Coup d'oeil sur le polar historique

Chez 10/18, une des spécialités, devenue une véritable institution, est la collection "Grands détectives" dirigée par Jean-Claude Zylberstein. Certaines séries sont attendues par les lecteurs avec impatience, et chaque volume est un succès.
J'ai eu l'occasion, cette semaine, d'échanger des messages avec deux auteurs qui y publient ces temps-ci leur dernier livre.
Fabrice Bourland sort dans quelques jours La dernière enquête du chevalier Dupin, où il fait revivre le personnage légendaire d'Edgar Poe, afin de lui faire éclaircir le mystère de la mort de Gérard de Nerval.
Gyles Brandeth a, de son côté, offert à Oscar Wilde les talents d'un détective amateur inspiré par le détective créé par son ami Conan Doyle. Il l'avait déjà placé sur une enquête dans Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles, réédité au format de poche. Il remet le couvert (j'ose le dire parce que le roman commence et se termine par un dîner) dans Oscar Wilde et le jeu de la mort.
La place étant mesurée dans Le Soir où paraîtra vendredi l'essentiel de ce double entretien effectué par courrier électronique, je ne pourrai y inclure toutes les questions que j'ai posées aux écrivains. Je vous les offre donc - avec, bien entendu, leurs réponses.

De quelle manière menez-vous le travail de documentation nécessaire à vos romans?

Gyles Brandtreh. - Avant tout, mes histoires sont des énigmes criminelles et je veux y respecter toutes les règles de l’écriture d’une énigme criminelle. Ensuite, je veux que les gens croient à ce qu’ils lisent. L’exactitude est importante. La clé se trouve dans l’attention portée aux détails. J’ai été aidé par la lecture de mes livres qu’a faite le petit-fils d’Oscar Wilde, et il a corrigé quelques erreurs. Si vous lisez mes livres, je veux donner l’impression que tout ce que vous y trouvez est tout à fait exact et authentique.

Fabrice Bourland. - La phase de documentation est chez moi primordiale. Je n’ai au départ qu’une idée assez vague de ce que je veux faire: juste un thème, une image. C’est en lisant des tonnes de livres qui tournent autour de ce thème que l’intrigue se compose, que les éléments se mettent en place. Les faits divers et anecdotes historiques forment l’ossature de mes histoires, elles les structurent. Ensuite, l’imagination fait le reste. En général, j’ai rarement visité les lieux dont je parle. J’en ai surtout une connaissance livresque. Pour La Dernière Enquête du chevalier Dupin, le gros de l’action se situe dans le quartier des Halles, à Paris. Je connais très bien l’endroit et, au moment où j’ai écrit le récit, je travaillais même à deux cent mètres de là. Pourtant, cette proximité physique m’a été de peu d’utilité, sans compter que le quartier a énormément changé depuis 1855. Je préfère travailler d’après photos et illustrations de l’époque, puis laisser libre cours à ma fantaisie. Ce jeu d’exhumation mentale des temps révolus me plaît. Pour La Dernière Enquête, j’avais épinglé au-dessus de mon bureau la gravure de Célestin Nanteuil représentant la rue de la Vieille-Lanterne.

Avez-vous l’intention de sortir de cette veine dans un avenir plus ou moins proche?

Gyles Brandtreh. - Dans le passé, j’ai écrit des fictions romantiques – et je pourrais encore le faire. Mais la vie d’Oscar Wilde est inépuisable. Il est allé partout – en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie, en Grèce, en Amérique, en Afrique du Nord –, il connaissait tout le monde. Il a goûté à la douceur du succès et à l’amertume de l’échec. Son histoire est si riche – et les personnages du dix-neuvième siècle sont si fascinants. Ce n’est pas un monde que je suis près d’avoir envie de quitter.

Fabrice Bourland. - Pas pour le moment. A dire vrai, avec la série des «Aventures d’Andrew Singleton - détective de l’étrange», je me sens relativement libre. Pour rappel, il s’agit de récits rédigés à la première personne par un détective lettré ayant vécu dans la première moitié du XXe siècle et publiés à titre posthume. Singleton était un drôle de limier: il passait son temps à bouquiner et ne daignait lever le nez de ses livres que pour élucider, en compagnie de son acolyte James Trelaweney, des énigmes ayant trait à la littérature. Chaque histoire de la série est censée avoir été dénichée de nos jours dans la malle d’un grenier. À côté des récits d’enquêtes menées et racontées par «Singleton le détective», on découvre aussi dans le coffre quelques manuscrits réunis par «Singleton le collectionneur de curiosités littéraires». Grâce à ce subterfuge, je suis libre de présenter au lecteur des histoires improbables se situant à n’importe quelle époque, mettant en scène d’autres personnages que mes deux héros attitrés. D’ailleurs, c’est dans ce registre qu’entre La Dernière Enquête du chevalier Dupin, qui sort cette semaine chez 10/18.