samedi 28 décembre 2013

28 décembre 1913 : Proust dans « L'Intransigeant »

Les quelques semaines d'actualité Marcel Proust que je vous fais revivre ici à travers les articles analysant Du côté de chez Swann se termineront mercredi - avec un texte capital pour l'avenir du livre et de sa suite. Aujourd'hui (enfin, aujourd'hui il y a cent ans), c'est L'Intransigeant qui réserve bon accueil au premier roman de l'auteur.



« Du côté de chez Swann »
Une « manière » nouvelle

On parle beaucoup du livre de M. Marcel Proust[1]. On pourra en parler longtemps encore et en dire des choses très diverses. Car, à proprement parler, ce n’est pas un seul livre, mais trois livres très différents de ton, sur de mêmes personnages, en un seul volume. D’autres volumes suivront ; Du côté de chez Swann n’est encore qu’une partie de À la recherche du temps perdu.
Cela explique que l’exposition psychologique du « côté de chez Swann » prenne deux cent vingt-neuf pages. C’est en effet l’exposition d’un ensemble. Dans ces pages, l’auteur présente les lieux et les gens. Le lieu central est Combray, autour de quoi il y a pour les promenades deux côtés opposés : le côté de Méséglise qu’on appelle aussi le côté de chez Swann parce qu’on passe devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes.
Sur ces côtés et les êtres qui les habitent, M. Proust dit tout ce qu’il y a à dire. Il n’écrit pas pour les gens qui lisent en autobus et n’ont pas de temps pour savourer un ouvrage. Quand il a une explication à donner, il ne voit aucune raison de se priver de la développer. Il le fait toujours d’une façon originale et minutieusement précise. Ses descriptions de caractères participent des derniers progrès de la psychologie expérimentale et pourraient servir d’exemples aux remarques de Matière et Mémoire, de Bergson. Cette assimilation est nouvelle dans le roman.
Ainsi, on trouvera quatre pages où est expliqué, avec une sincérité profonde, pourquoi et comment une bouchée de madeleine peut évoquer par associations d’idées un souvenir d’enfance. Ainsi, quatre autres pages clairvoyantes analysent la dualité qui s’établit dans l’âme de l’homme qui lit et est à la fois lui-même et les personnages d’un livre. Ainsi encore les pages où M. Proust fait agir les deux personnages que crée chez un interlocuteur cette simple question : « Est-ce que vous connaissez, monsieur, les châtelaines de Guermantes ? »
Cette habitude de l’analyse psychologique procure à l’auteur des remarques qui sont formulées de la façon la plus heureuse. Par exemple, lorsque, après une longue promenade, on revoit la porte de sa maison :
Et, à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.
Voici encore une remarque fine :
Les torrents de larmes qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise.
Et ceci, sur la façon dont on aime à vingt ans et à quarante :
Autrefois, on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard, sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux.
Ces exemples n’étaient-ils pas nécessaires pour faire comprendre la manière de M. Marcel Proust ?
*
Ou plutôt : la manière de la première partie du premier volume de M. Marcel Proust. Car ensuite, le ton change. Nous allons assister à la vie d’un amour, un véritable roman commence. Nous tombons dans le salon, à peine caricatural, des Verdurin. Nous y voyons un blasé israélite, Swann, tomber amoureux fou, comme le pire collégien naïf, d’une cocotte, Odette. Le roman est amusant, paradoxal et minutieux. L’écrivain Du côté de chez Swann y prouve qu’il a la manière de juger les petites choses, cette manière qui distingue certains esprits, aristocrates avec naturel, et les rend incapables de s’empêcher de remarquer que les gants d’une dame sont allés chez le teinturier.
M. Proust fait agir et souffrir ses personnages avec une sensibilité de tortionnaire ; et c’est ainsi que Swann, épuisé de douleur, arrive au bout de son amour, guéri.
*
Aussi sommes-nous bien étonnés de voir, à la troisième partie du livre, une petite Gilberte Swann jouer aux Champs-Elysées. À la fin nous apprenons que Swann a épousé Odette.
Notre voyage du Côté de chez Swann se termine par une jolie évocation de l’avenue des Acacias à la fin du siècle dernier. Et c’est encore là un des visages de M. Proust. Il se montre « vieux Parisien » ; quel charme mélancolique pour nous d’entendre un de ses personnages dire : « Ce soir, nous irons voir jouer Coquelin ».
Certes, on pourrait parler longtemps encore d’un écrivain aussi divers que M. Marcel Proust. Si on relit son livre, on y découvre encore de nouveaux aspects, on y trouve l’amusant spectacle que donne un kaléidoscope. À cette page, c’est la fraîche et émue description d’un clocher, un délicieux paysage d’enfance ; à cette autre nous voici auprès de curieuses gens de province ; ici, une fine ironie attendrie pareille à celle que peut éprouver un entomologiste sous l’œil duquel un insecte s’agite ; là, une phrase de douleur, un homme malheureux qui palpite. De tout cela est composé le livre, comme de pierres précieuses, de coquillages, de fleurs brisées, de scalpels, de microscopes et de cœurs vivants pourrait l’être une inimitable pyramide.
L’Habit Vert.



[1] À la recherché du temps perdu, Du côté de Chez Swann, par Marcel Proust (Bernard Grasset, éditeur).

dimanche 22 décembre 2013

La saison des brocanteurs

Chère cousine,

Y a-t-il une saison pendant laquelle les brocanteurs sont à la fête? Ont-ils, dans le calendrier, un saint qui leur correspond? Ce serait maintenant car, depuis une dizaine de jours, je tombe sur des brocanteurs à chaque détour de livre. Je ne les ai pas cherchés, ils sont venus à moi. Et si j'avais eu à écrire un article sur le sujet, je suis à peu près certain qu'il m'aurait fallu de longues recherches avant de réunir les éléments que les coïncidences viennent de m'offrir.
Le premier brocanteur est discret et peut-être n'aurais-je même pas remarqué sa présence s'il n'y avait eu ensuite les deux autres, beaucoup plus envahissants. Je l'ai croisé dans le livre que Dany Laferrière, avant de devenir académicien, a publié en septembre: Journal d'un écrivain en pyjama. L'écrivain y parle de ses débuts et de sa première machine à écrire:
Je suis allé au coin de la rue acheter une vieille machine à écrire que je voyais depuis un moment dans la vitrine d’un brocanteur. Je ne voulais pas écrire ce roman à la main. Je vivais dans cette partie du monde qui a fait sa fortune à l’aide de la machine. Je voulais être un écrivain contemporain, et non un de ces paysans du tiers-monde encore à l’âge de la roue. C’était une vieille Remington 22 en bon état.
Quelques jours plus tard, je lisais Le fémur de Rimbaud, de Franz Bartelt. L'histoire d'un brocanteur qui est surtout un sacré baratineur. Sa capacité à fournir aux objets le passé qui conviendra aux éventuels acheteurs et leur donnera envie de les payer très cher. Parfois, je me demandais s'il croyait lui-même à ce qu'il racontait. peut-être que oui, après tout.
Cette année-là, je tenais une petite brocante. Que de l’objet de qualité. Pas des vieilleries à poussières. Non, vraiment de la brocante originale, pour amateurs éclairés. Par exemple, je proposais un mouchoir taillé dans le saint suaire de Turin. Authentifié par de pieux péninsulaires.

Parmi les merveilles exposées, le collectionneur n’avait que l’embarras du choix, une chaussette d’Arthur Rimbaud avec un trou au gros orteil (le trou était d’Arthur, la chaussette de sa mère), un os de la main de Napoléon, une éprouvette (étanche) contenant la vérole d’Alfred de Musset, un bocal (étanche) rempli de morpions anglais vieux de trois siècles, en bon état de conservation.
Une de mes fiertés était d’avoir réussi à me procurer le tube digestif de Pantagruel. J’ai dû m’en séparer pour payer l’assurance de la camionnette.
Et puis, pour faire le troisième dans cette bande, Michael Zadoorian est arrivé avec La boutique de la seconde chance, dont le titre t'évoque à coup sûr, puisqu'il arrive après les autres, une autre brocante. Et, forcément, un autre brocanteur. Il ne se prend pas pour un surhomme, contrairement au précédent. Son ambition est plus modeste et plus touchante.
La deuxième main. L'expression parle d'elle-même: d'autres mains ont manipulé l'objet. Que l'on songe à ce que nous touchons tous les jours, aux millions de minuscules rivets qui soudent l'existence: les tasses à café, les pinces à cravate, les réveils, les lunettes de soleil, les porte-clés, les cendriers sur pied. Et si chacun d'eux avait absorbé une bribe de nous-même, et si la marque de nos doigts transmettait une parcelle de notre âme?
Étonnant, non? Trois écrivains, trois mondes, trois livres sans aucun rapport entre eux. Et ces brocanteurs partout...
Je ne sais ce qu'il faudrait en penser. Rien, probablement, c'est là, comme une évidence.
Et toi, chère cousine, en as-tu d'autres, de ces coïncidences qui font, pendant quelques instants, tourner l'esprit un peu plus vite, comme si nous étions vivants? Ce que nous sommes, après tout.
Et je le prouve en t'embrassant,

ton cousin.


jeudi 19 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (fin)

Les meilleures choses ont une fin, mon choix de livres au format de poche aussi. Comme il a été publié ici sans hiérarchie, simplement dans l'ordre chronologique des lectures (ce qui correspond à peu près à celui des parutions), tout est bon à mes yeux dans les sept parties de la sélection. Dont voici la dernière.


La deuxième nouvelle prolonge la première et lui donne son sens dans un petit livre luxueusement illustré par Kat Menschik. Dans sa jeunesse, le narrateur a attaqué une boulangerie mais le maître des lieux a offert le pain contre l’écoute de Wagner. Plus tard, marié, racontant cette histoire à son épouse, il est entraîné par celle-ci dans une nouvelle opération destinée à terminer ce qui avait à moitié échoué. C’est drôle et poétique, digne de Murakami.

Charlotte Rogan, Les accusées

Deux ans après le Titanic, un autre paquebot coule. Une quarantaine de passagers se retrouvent sur une chaloupe trop petite pour eux. Sous le commandement avisé mais dictatorial d’un officier, la vie s’organise. La mort aussi, jusqu’à la révolte des femmes et, après 21 jours de dérive, le sauvetage des rescapés. Ensuite, il faudra rendre des comptes et peser les responsabilités, devant un tribunal. Un huis clos saisissant qui brasse des thèmes multiples.

Maud Tabachnik, Désert barbare

Dans le désert de Sonora, le pire devrait être la soif, les températures et les bêtes sauvages. Les hommes sont pourtant capables d’être plus dangereux encore quand ils ont à leur tête un gourou complètement allumé, calqué sur le « modèle » de Charles Manson. Maud Tabachnik installe la terreur en grand et dans le détail. Elle trouve aussi chez quelques personnages plus positifs les moyens de lutter contre le mal absolu. Et tant pis si les moyens de cette lutte ne sont pas très orthodoxes.


Paru il y a plus d’un demi-siècle, en 1956, le premier roman de Guy Vaes a laissé dans la littérature de Belgique une trace aussi profonde et durable que l’impact d’une météorite. Laurent Carteras y subit un effacement progressif au fur et à mesure qu’il rencontre des gens qui ne le reconnaissent pas. Le récit importe moins que les impressions, posées couche après couche par une langue poétique et déliée, sans effets superflus et d’autant plus efficace. Chaque phrase « sonne » juste.

Alice Munro, Amie de ma jeunesse


Couronnée cette année par le Prix Nobel de littérature, Alice Munro ouvre ce recueil par la nouvelle qui lui donne son titre. La construction, faite de niveaux de narration emboîtés naturellement les uns dans les autres, est digne d’un gros roman. Mais la nouvelliste se contente de quelques dizaines de pages pour montrer le désarroi de ses personnages souvent féminins. Ainsi que leur manière de le surmonter, tant bien que mal, avec les moyens du bord.

mardi 17 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (6)

Oui, la liste est longue - c'est qu'il en faut pour tous les goûts qui sont, on le sait, très différents d'un(e) lecteur-lectrice à l'autre. Une avant-dernière série, donc, avant de conclure.

Dave Eggers, Zeitoun

L’ouragan Katrina, qui a frappé La Nouvelle-Orléans en 2005, est une source inépuisable pour les écrivains. Peut-être parce qu’il a révélé, de la société américaine, ce qui avait vocation à rester dans l’ombre. Inégalités et injustices se sont trouvées, dans le cas de la famille Zeitoun, renforcées par l’ombre du 11 septembre 2001. L’enquête de Dave Eggers, implacable, éclaire d’inquiétantes dérives de ce qu’on ose à peine appeler les droits de l’homme.

Nuala O’Faolain, Ce regard en arrière

Une formidable entrée en matière avec, en 1986, la cérémonie de remise à neuf de la Statue de la Liberté. Reagan est là avec Nancy, Mitterrand avec Danielle. Et Sinatra, Mireille Mathieu, beaucoup d’autres. Mais Nuala O’Faolain ne trouve pas vraiment l’Amérique qu’elle aimerait aimer. Elle l’exprime avec nuance et un grand luxe de détail, comme sur les autres sujets des chroniques rassemblées après sa mort. Une lucidité et une énergie qui font du bien.

Richard Goolrick, Arrive un vagabond

A la fin des années 40, Charlie Beale arrive dans une petite ville de Virginie. Aimable avec tous, ses qualités de boucher en font un homme indispensable. En revanche, il ne parvient pas à comprendre l’obsession de l’enfer qui nourrit les sermons des pasteurs. C’est différent chez les Noirs, mais il n’y a pas sa place. Il n’aura plus aucune place, de toute manière, quand sa liaison avec une femme mariée sera connue de tous. Un roman passionné et tragique auquel sa couverture ne rend pas justice.

Henri Barbusse, Le Feu

Prix Goncourt 1916, Le Feu est un des romans emblématiques de la Grande Guerre, grâce surtout à deux qualités rares. Il restitue l’atmosphère oppressante, presque insupportable, des tranchées, avec leur cortège quasiment ininterrompu d’horreurs. Il fait entendre les voix des soldats dans leurs diversités régionales, accents compris, et aussi les jurons pour respecter la vérité. Dommage que le livre se termine par quelques pages de prêchi-prêcha, sans lesquelles il serait presque parfait.

Antonio Penacchi, Canal Mussolini


Avec Mussolini, les trains arrivaient à l’heure, note-t-on souvent pour dire que tout n’allait pas si mal en Italie sous le fascisme. Autre entreprise du « grand homme » : assécher les marais pontins, en éradiquer la malaria et les rendre cultivables. César, Néron ou Napoléon avaient déjà échoué. Dans les lignes presque parallèles d’une idéologie et de parcours individuels, Antonio Pennacchi retrouve toute une époque et son image déformée par la propagande.

lundi 16 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (5)

Remplissez, remplissez votre hotte, vous n'en aurez jamais assez - les programmes télé seront nuls à la fin de l'année, comme d'habitude...

Théophile Gautier, Charles Baudelaire

Dédicataire des Fleurs du mal, ami de Baudelaire, Théophile Gautier lui rendait en 1868, après la mort du poète, un vibrant hommage. Il parle de l’homme, qui « avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales », mais aussi du poète qui rapproche le beau et l’horrible. Même ses défauts deviennent des qualités : « il peut être mauvais, mais il n’est jamais commun. » C’est un texte sensible, très éloigné de la critique universitaire actuelle et donc tout à fait rafraîchissant.

Violette Leduc, Thérèse et Isabelle

Un amour absolu, frémissant des découvertes du plaisir, entre deux adolescentes au pensionnat. Thérèse et Isabelle ne seront jamais séparées, se répètent-elles. Mais leur naïveté est tempérée d’éclairs de lucidité qui annoncent déjà la fin de leur histoire commune. L’éveil des sens dans la confusion des sentiments échauffe les jeunes corps et porte à incandescence l’écriture de Violette Leduc. Un classique contemporain de l’autofiction quand elle n’était pas encore à la mode, en 1966.

Lydia Flem, La reine Alice

Lydia Flem traverse le miroir en compagnie d’Alice et de la chimiothérapie. Dans « le labyrinthe des agitations vaines », le monde se révèle très différent de ce qu’il était auparavant. La poésie n’adoucit pas le parcours médical mais il l’enracine dans des sens seconds jusqu’à « la Forêt du Pas à Pas de la Convalescence ». On souffre, certes, mais on savoure aussi l’instant grâce aux images qui se superposent à la maladie et à son cortège de soins plus pénibles les uns que les autres.

Didier Daeninckx, Le Banquet des Affamés

Fameux personnage, ce Maxime Lisbonne auquel Didier Daeninckx redonne vie sous la forme d’une autobiographie imaginaire. Communard et ami de Louise Michel, puis journaliste et homme de théâtre, il était surtout mû par un idéal dont il n’a jamais dévié. Il lui a même donné une forme concrète puisque le Banquet des Affamés, qui donne son titre au livre, est, en 1885, le lointain ancêtre des Restos du cœur. Avec, près de la place Pigalle, la création de La Brasserie des Frites Révolutionnaires.

Ferenc Karinthy, Epépé


Un conte absurde et saisissant. Un linguiste, en route pour un congrès à Helsinki, se retrouve dans un pays inconnu où rien ne lui permet de se repérer. Et surtout pas la langue. Elle n’a aucun point commun, ni dans la prononciation ni dans l’écriture, avec la trentaine de celles qu’il connaît plus ou moins. Même le rapprochement avec la femme de l’ascenseur, à l’hôtel, ne lui permettra pas de connaître son nom : Epépé, ou quelque chose qui y ressemble.

dimanche 15 décembre 2013

15 décembre 1913 : La preuve par Proust

Gabriel Astruc a tôt fait d’intégrer Marcel Proust, par la bande, à ses chroniques de Gil Blas. Le lundi 15 décembre, il lance, À propos d’un temple enseveli, une réflexion sur la place de la musique à Paris. Il s’agit de faire la part des choses entre le véritable goût musical et le snobisme qui fait aller au concert parce qu’il faut y être allé…
Et c’est dans Du côté de chez Swann qu’il va chercher un exemple, comme si le monde du roman était très précisément le monde réel.

Et vous, belle Madame, qui êtes-vous ?
Vous êtes l’exquise Madame Dupont, la superbe Madame Worms-Mendelssohn, la près parisienne Mrs Bavhard-Thoultan, la douce Conception de la Plata. Vous êtes la très célèbre comtesse de Monteriender à qui Marcel Proust, dans son adorable Swann, fait dire ce mot typique, à l’issue d’une audition qui eût dû surtout évoquer un silence religieux : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort… depuis les tables tournantes ! »


En voilà une qui ne risque pas d’entendre la phrase dans la sonate de Vinteuil, et que Gabriel Astruc utilise pour prouver qu’on n’aime plus, de nos jours, la musique. Ni le théâtre, ni d’ailleurs aucun spectacle de qualité. C’est bien « un temple enseveli »…


samedi 14 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (4)

Vous n'en avez pas assez? En voici encore. Et ce n'est pas fini.

Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux

La colonisation, une histoire à sens unique comme on l’écrivait pendant et juste après, c’est bien fini. Les chercheurs, désormais pluridisciplinaires et ouverts à la diversité des cas à travers le monde, apportent bien des nuances à l’ancienne vision monolithique. L’interaction entre le colonisateur et le colonisé, les races et les classes, les enjeux économiques et de civilisation, voilà quelques lignes de force d’un ouvrage collectif inédit qui oblige à réfléchir autrement. Tant mieux.

Toni Morrison, Home

Toni Morrison jette d’abord un voile sur l’histoire de Frank Money, soldat de la guerre de Corée qui a échappé, dans l’armée, à la ségrégation raciale et retrouve les effets désastreux de sa couleur de peau, noire, au retour dans le civil. Lancé dans une traversée des Etats-Unis pour sauver sa sœur en danger, il livre peu à peu tous ses secrets, jusqu’au dernier – terrible. Ce roman est un chant douloureux qui remue en profondeur et apaise dans le même temps.

Patrick Deville, Peste & choléra

La vie formidable d’Alexandre Yersin est devenue un roman à la hauteur de son sujet. Le découvreur du bacille de la peste traverse, de 1863 à 1943, une époque que Patrick Deville explore depuis quelques romans sur toute la planète. A petites touches précises, les avancées de la science et les bouleversements politiques se répondent dans un monde où le sens reste créé par les hommes. Et celui-ci, avec toujours une idée d’avance sur ses actions, mérite vraiment qu’on s’y intéresse de près.

Salman Rushdie, Joseph Anton

Le début est connu : le 14 février 1989, Les versets sataniques, le roman qu’avait écrit Salman Rushdie, vaut à celui-ci une condamnation à mort. Ensuite, il est protégé, il ne sort que rarement de l’ombre où il se cache. Quand il raconte ces années difficiles, il le fait à la troisième personne, utilisant le pseudonyme pris dans la semi-clandestinité. Cependant, il vit, fait des rencontres, écrit. Et il exerce, outre son sens de l’analyse, son humour aigu.

Jonathan Coe, Désaccords imparfaits

Jonathan Coe pratique peu la nouvelle : trois fois en quinze ans. Ajoutons-y un article qui rêve sur Billy Wilder, c’est toute sa production dans le genre. Dommage qu’il n’y en ait pas davantage, on en aurait bien repris. Une histoire de fantôme, une musique en accord avec un lieu et qui aurait pu déboucher sur une autre vie, un festival de cinéma qui tourne au règlement de compte : de belles lignes de fuite dessinées avec précision puis s’épanouissent dans le flou.

vendredi 13 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (3)

Au fil des mois, je suis tombé sous le charme de ces livres. On partage le plaisir? Volontiers, en ce qui me concerne.


Une femme dont on se sait presque rien, sinon qu’elle a traversé brièvement l’histoire du cinéma et puis a été oubliée. Sur cette Barbara Loden, la narratrice écrit une brève notice pour une encyclopédie. Mais ce n’est pas parce qu’il faut faire court qu’il est inutile de tout savoir. Voici donc une recherche qui en entraîne d’autres, dans les enchaînements provoqués par une insatiable curiosité. C’est fascinant comme un puits sans fond, et cela méritait bien le prix du Livre Inter 2012.

Olivier Truc, Le dernier Lapon

Le 10 janvier, en Laponie centrale, le soleil ne se lève pas. Du lendemain au 28 janvier, on gagnera progressivement cinq heures de jour. Qui permettront à Klemet et Nina, de la police des rennes, de résoudre une double énigme : le vol d’un tambour traditionnel et le meurtre d’un éleveur de rennes. Pendant ce temps, Olivier Truc nous fait découvrir une civilisation dont nous connaissions peu de choses, grâce à une intrigue de plus en plus passionnante au fil des jours qui passent.

R. J. Ellory, Les Anges de New York

Frank Parish va mal depuis que son équipier est mort. Plus mal encore depuis que, devant les meurtres d’adolescentes, il s’inquiète pour sa fille. Et la mémoire de son père, héros de la police et grand corrompu derrière les apparences, achève de l’enfoncer. Flottant sur des litres d’alcool, peu soucieux des procédures, il a tout pour devenir un déchet de flic. Sinon qu’Ellory en fait le personnage central d’un roman qui se dévoile par couches successives.


La polyphonie est si parfaite que l’on croit souvent entendre une seule voix. Mais on comprend très vite qu’elle vient d’une multitude de femmes japonaises arrivées aux Etats-Unis pour y trouver un mari, au début du 20e siècle. Leur questionnement collectif et leurs souffrances partagées laissent un espace à des expressions de solistes, de quoi nommer ces anonymes. Un roman aussi inquiétant que fascinant, d’une terrible beauté qui lui a valu le prix Femina étranger.



Un des plus grands nouvellistes que les Etats-Unis nous ont donnés, et ils n’ont pas été avares dans le genre. On peut faire semblant de connaître l’espagnol et se planter dans une histoire d’amour qui l’utilise. Ou faire mine de se trouver bien l’été à New York, pour trouver plus fort que soi. Ou encore tout savoir de la manière d’entrer en littérature, et échouer. Huit bijoux, parmi les trois cents écrits en quinze ans par un auteur culte.

jeudi 12 décembre 2013

Encore un prix pour Pierre Lemaitre

Même si David Caviglioli, sur le site Bibliobs, s'obstine à coller un accent circonflexe superflu sur le "i" de son nom, j'admets volontiers avec lui que Pierre Lemaitre n'avait pas besoin du Prix France Télévisions, qui lui a été attribué aujourd'hui après le Goncourt. Seuls Blake et Mortimer (remarquez qu'ils ont dû s'y mettre à deux, comme d'ailleurs le scénariste et le dessinateur) parviennent à le devancer dans les listes de meilleures ventes pour l'instant.
Ceci dit, Au revoir là-haut ferait un bon téléfilm (France Télévisions, téléfilm, vous suivez?), à condition de passer rapidement sur les premières pages qui provoqueraient un dépassement de budget avant même d'en estimer le premier poste. Un bon film aussi, d'ailleurs. Et, en attendant, une bonne lecture.
Mais, oui, il y avait d'autres ouvrages en lice, et non des moindres. Mon confrère en cite un en particulier, sur lequel j'avais déjà beaucoup insisté, je n'y reviendrai donc pas.

Dany Laferrière, mangeur de bananes, à l'Académie française

Je l'espérais sans trop y croire. Et puis c'est arrivé: Dany Laferrière a été élu tout à l'heure à l'Académie française dès le premier tour de vote, succédant à Hector Bianciotti. Sale temps pour celles et ceux qui, en France, n'aiment pas les mangeurs de bananes. Christiane Taubira est toujours ministre de la Justice, Miss France est une métisse franco-africaine, Ousmane Sow a été élu cette semaine à l'Académie des Beaux-Arts, et aujourd'hui Dany... Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire en repensant à ce qu'il écrit, parlant de l'époque où il se préparait à écrire son premier livre, dans Journal d'un écrivain en pyjama paru en septembre: " J’adore l’odeur suffocante des bananes trop mûres et des mangues jaunes qui m’agresse dès que j’ouvre la porte." Le goût des fruits qui lui vient de sa "nature caribéenne". Ha!
Je m'excite, je m'excite, pardonnez-moi, c'est la joie. Mais je ne sais pas du tout s'il y voit, lui, un geste antiraciste de la part des académiciens désormais ses pairs. Dany Laferrière se veut d'abord écrivain. Cela ne l'empêche pas d'avoir des idées, mais cela l'autorise aussi à en changer chaque fois qu'il le veut. Il n'est pas l'homme des affirmations péremptoires ni des romans à thèse. Plutôt celui qui introduit la poésie dans le récit et glisse en fraude quelques sensations inédites à celui (la lectrice, le lecteur, et même plutôt la lectrice que le lecteur) qui ne lui avait rien demandé. Cela fait du bien pour un tas de raisons, parce qu'il réenchante la littérature à chaque instant, parce que chaque rencontre avec lui, qu'elle se fasse par les livres (c'est ainsi que je l'ai connu d'abord), par un échange de courriels ou par téléphone (nous l'avons fait plusieurs fois) ou enfin lors d'une vraie rencontre (l'an dernier, et répétée plusieurs fois entre Bruxelles et Saint-Malo), est un émerveillement, un moment qui donne force et enthousiasme.
Voilà, c'est tout simple: j'aimais les livres de Dany Laferrière, j'aime l'homme aussi et son élection à l'Académie française, quoi qu'on pense de cette institution, est une bonne, une excellente nouvelle. Sauf pour ceux qui n'aiment pas les mangeurs de bananes, mais je crois l'avoir déjà dit...
J'ai parlé plusieurs fois de lui dans ce blog, on ne me soupçonnera donc pas de voler au secours d'un nouvel Habit vert qui ne m'a d'ailleurs rien demandé. Brièvement quand il a reçu le Prix Médicis il y a quatre ans. Avec inquiétude au moment du tremblement de terre de janvier 2010, alors qu'il se trouvait à Haïti. Puis à propos du livre qu'il avait tiré de cette expérience. Et au moment de la réédition au format de poche de Je suis un écrivain japonais. Aujourd'hui, je reviens sur L'énigme du retour, ce Prix Médicis sur lequel, faut de temps, j'étais passé trop vite.
Le roman de Dany Laferrière, écrit pour sa plus grande partie en vers libres, s’ouvre par un coup de fil : « La nouvelle coupe la nuit en deux. » Son père est décédé à New York. Il l’a peu connu, l’exil les a séparés, le père ayant quitté très tôt Haïti pour des raisons politiques. Et l’exil ne les aura pas réunis après que le fils a fui la dictature à son tour. Il aura donc fallu la mort pour les rapprocher. Pour que Dany Laferrière prenne conscience de la place occupée par l’absent. Prenne sa place, aussi, sur le siège où il avait l’habitude de s’asseoir chez son ami coiffeur quand il venait boire le café. La succession est assurée. L’héritage est plus problématique : la valise enfermée dans un coffre de la Chase Manhattan Bank gardera son mystère, faute de connaître le code qui pourrait l’ouvrir. « Cette valise n’appartient qu’à lui. / Le poids de sa vie. »
Le temps est venu, en tout cas, de repartir vers Haïti, le pays natal qui reste une énigme autant que l’est ce retour d’un porteur de mauvaise nouvelle. Le temps de reparler avec sa mère, sa sœur, les autres membres de la famille. D’entreprendre une plongée en apnée dans un monde qui fut le sien, et ne l’est plus tout à fait, autant parce que le pays a changé qu’en raison des années passées ailleurs, et au cours desquelles Dany Laferrière a évolué.
On dit « Dany Laferrière », comme s’il était entendu que le narrateur et l’auteur ne font qu’un. C’est presque vrai. Pas tout à fait. Le romancier s’en explique d’ailleurs dans l’entretien qu’il nous a accordé. Mais il s’agit bien de son regard quand il retrouve Haïti et les paysages si souvent décrits dans ses livres. Il s’agit bien de l’exil, thème prégnant pour ceux qui l’ont vécu – alors qu’il faudrait peut-être, dit-il, faire passer la pauvreté au premier plan, s’oublier pour se fondre dans la réalité vécue sur place par ceux qui y sont restés et ne peuvent que rêver d’autres horizons. « Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un paysage, mais pour en faire encore partie. »
Bourré de fulgurances qui prennent à la gorge et au ventre, au cœur et à la tête, L’énigme du retour est un texte haché et splendide, duquel chacun privilégiera un paragraphe ou une page, selon les affinités individuelles avec la politique ou les images, avec un destin personnel ou la condition collective. Dany Laferrière a réussi un livre global, un kaléidoscope à travers lequel s’aperçoivent toutes les questions qu’il se pose, sans jamais oublier l’homme. A travers rencontres et conversations, dans une langue splendide détachée de l’ambition ancienne d’être un « écrivain rock », l’accumulation est offerte avec une générosité sans pareille, jusqu’à la fin du voyage. Pendant lequel il y aura eu des éclairs de lucidité et des moments opaques, les uns et les autres étant placés sur le même pied, sans aucune intention de les comparer dans une balance qui les opposerait.
Reste une question: dois-je maintenant le vouvoyer? (Si tu me lis, Dany...)

Michel Chaillou nous laisse aussi

Rude fin d'année pour la littérature de langue française, et la meilleure. Après Jean-Luc Benoziglio, voici que Michel Chaillou, à 83 ans, a également renoncé à vivre. Un écrivain de talent, qui touchait par chacun de ses livres (une trentaine) et, à l'intérieur d'eux, par chaque page. Souvenir d'une rencontre, il y a vingt ans...

Au rendez-vous que nous avions chez son éditeur, Michel Chaillou est arrivé en avance. Heureuse coïncidence: le narrateur de son nouveau roman a lui aussi l'habitude d'arriver trop tôt à ses rendez-vous. Un hasard, vraiment?
"Il y a un filon autobiographique, mais, en même temps, c'est un roman. Au dix-septième, au dix-huitième, on appelait les romans des Mémoires. Donc, dans Mémoires de Melle, il y a des personnages inventés et des personnages réels - ils sont tous réels, j'espère, mais je veux dire: des personnages que j'ai connus. Par rapport à Proust, disons que je me suis posé la question de savoir en quoi consistait ma démarche. Proust est, au fond, un homme de bon goût. Moi, je ne suis pas un homme de goût. Il est un homme de style, je suis plutôt un homme de langue. Ce sont donc des souvenirs en haillons que je raconte, pêle-mêle - d'où «Melle» dans le titre."
Pêle-mêle, peut-être. Mais le jeune homme de Casablanca qui se prend pour un âne - à double titre, celui de l'absence d'intelligence et du désir sexuel symbolisé par un membre impressionnant - organise quand même ses souvenirs comme s'ils constituaient la matière d'un roman. Non, pas d'un roman: de cinq romans. Mémoires de Melle est, après La Croyance des voleurs, le deuxième volet d'une entreprise qui se nourrit autant d'autobiographie que d'écriture.
"J'ai essayé de mettre au point une langue qui revient sans arrêt sur les mêmes événements en l'éclairant de nouveaux détails. C'est comme si les événements étaient les hiéroglyphes du souvenir que je déchiffrais sans cesse. C'est seulement en passant et repassant qu'on finit par comprendre ce qui se passait réellement."
L'écriture de Mémoires de Melle, comme celle d'autres livres de Michel Chaillou, est en effet au premier plan de ce que trouve le lecteur - comblé - quand il entame cette exploration d'un univers qui ne lui est pas seulement étranger par ce qu'il montre mais aussi par la manière dont les événements y sont racontés. «Je radote. Déjà, à dix-neuf ans, j'aime répéter, faire retomber le verbe en enfance, que le mot, l'événement, à force d'être ressassé, s'ouvre comme une orange, un citron qu'on presse», écrit Michel Chaillou par l'intermédiaire de ce narrateur qui lui ressemble tant. D'ailleurs, l'auteur avoue écrire et réécrire sans cesse ses pages: "À peu près cent fois parce que, pour moi, écrire, c'est une affaire de rythme. J'essaie d'inventer une langue qui soit lyrique et en même temps nouvelle, avec une utilisation du français qui soit totalement neuve. C'est mon ambition. Comme quand il pleut et qu'au matin, on se réveille dans une odeur de mouillé qui monte de la terre, dans les moments de grande chaleur. Moi, j'ai écrit au moment où la fraîcheur du sol va s'évaporer et qu'on a à la fois la chaleur et l'évaporation." Il y a donc, dans Mémoires de Melle, un côté incantatoire dont le rythme fascine.
Au bout de ce chemin sinueux, Michel Chaillou compte obtenir un ensemble de cinq mille pages, il a cette ambition de faire une oeuvre dont le poids aurait quelque chose de physique, comme si la présence de toutes ces pages pouvait être, d'une certaine manière, une arme contre l'oubli. Mais les souvenirs sont interprétés - "déchiffrés", dit Michel Chaillou - sans cesse de manière différente.
L'itinéraire du narrateur, dans Mémoires de Melle, va de Casablanca à... Melle, avec tous les sens par lesquels passe ce mot (notamment «mehl», le «sel» en arabe), et va surtout de quatorze à dix-neuf ans, un âge où toutes les découvertes sont possibles, même pour un jeune homme qu'on dit en retard pour son âge. "J'ai toujours gardé l'idée de ce retard, dit aujourd'hui Michel Chaillou. Certains me disent savant, et j'ai l'impression d'être très ignorant."
Cette ignorance-là, qui est en réalité modestie devant la force du réel, on aime la partager dans un roman gourmand, plein d'images et de mots, dont la force crée l'attente du troisième volume. Michel Chaillou en a le titre depuis six mois - mais il ne le dira pas. On prendra patience, puisqu'il le faut.

Les meilleurs poches de l'hiver (2)

Suite (et pas fin) d'une sélection qui propose de la bonne, de la très bonne lecture à bas prix. On rogne sur le format et les coûts, pas sur la qualité...

Claro, CosmoZ

On prend son souffle, on plonge dans Le Magicien d’Oz revu par Claro et transposé dans la première partie du 20e siècle. L’époque est furieuse, traversée par deux guerres mondiales. Virtuose, l’écrivain multiplie les parallèles entre la trame de départ et la réalité, et se place au niveau du mythe. Les personnages nous parlent d’une éternité ébranlée par les terribles secousses qu’ils subissent. Cette course à travers le temps et l’espace est un grand coup de frais sur le roman français.


Un Européen ensauvagé, décivilisé, revient à la civilisation après dix-sept ans passés en compagnie des Aborigènes d’Australie. Il doit tout réapprendre. Octave de Vallombrun, qui a découvert le naufragé, s’en charge, certain d’y gagner ses galons de scientifique reconnu par la Société de Géographie. Plusieurs logiques contradictoires s’affrontent pour lui compliquer une tâche qui débouche sur davantage de questions que de réponses. La principale : qu’est-ce qu’un homme ? Une belle énigme.

Michel Bussi, Nymphéas noirs

Dans Giverny, ville-musée, Monet attire toujours les touristes. Souterrainement, les habitants du lieu vivent leurs espoirs et leurs folies, jusqu’à la mort parfois. Trois personnages de femmes d’âges différents hantent un roman construit avec une troublante efficacité. Nous ne comprendrons qu’un peu avant de finir comment Michel Bussi nous a baladés et pourquoi nous l’avons suivi. Malgré tout ce qu’il ne disait pas. Ou grâce à ce qu’il ne disait pas dans sa manière de jouer avec les époques.


Treize ans plus tôt, cinq petites filles ont disparu à Ennatown. Quatre ont été retrouvées au fond de l’eau. La dernière, la police l’ignore, est toujours séquestrée par « le Noyeur ». Elle réussit à libérer sa fille qui est née pendant la détention et celle-ci se promène dans la ville en ouvrant de grands yeux sur tout ce qu’elle n’avait jamais vu. Son errance en compagnie d’un SDF noir et débile léger coïncide avec la curiosité de Vince Limonta, ex-flic, pour cette affaire. Soufflant.

Richard Powers, Gains

Presque deux siècles de l’histoire d’une fabrique de savon et de ses propriétaires. Presque deux siècles d’histoire économique, avec les crises et surtout les gains à condition de suivre la logique de l’industrialisation, de la diversification, de la mondialisation et de tous ces mots en -tion qui réjouissent les capitalistes. L’ampleur du roman de Richard Powers correspond à celle de la matière qu’il brasse avec autant de talent que de perspicacité.

mercredi 11 décembre 2013

Les meilleurs poches de l'hiver (1)

Deux fois par an, sauf quand j'oublie de le faire, je vous propose ma sélection des poches qu'il n'aurait pas fallu manquer à leur parution et qu'il n'est pas trop tard pour lire, à la faveur, pourquoi pas, des longues soirées d'hiver. Sélection toute subjective, faut-il le dire, et dans laquelle on trouve des choses inattendues, qui me surprennent parfois moi-même quelques mois plus tard. Mais, que ce soit clair, pour des raisons diverses, ces livres-ci et ceux qui suivront dans les jours prochains, je les ai a-do-rés!

Autour d’une date clé, le 1er octobre 1989, se déploient deux époques – avant et après – dans la vie d’une famille et dans l’Histoire de l’Allemagne de l’Est. Soit, en gros, avant et après le Mur de Berlin. Le roman s’évade au Mexique, où Alexander revient en 2001, bien dans sa peau, bien dans son corps de coureur mais atteint d’un cancer. Les conflits de personnes et de points de vue idéologiques se compliquent les uns par les autres, dans une fresque de haute tenue.

Simon Mawer, Le palais de verre
Dans les années 1920, Viktor Landauer, constructeur automobile tchécoslovaque, et sa femme Liesel se font construire une maison d’avant-garde : métal, béton et surtout verre. Une œuvre d’art, que leurs contemporains ne comprennent pas vraiment. Ils sont, il est vrai, préoccupés d’un mouvement qui enfle en Allemagne et qui se prépare à bouleverser le monde. Dans le même temps où l’amour entre les époux faiblit doucement. La beauté et le bonheur en question.

C’est l’histoire d’un bar. Ou l’histoire de deux amis. Ou du succès qui précède la chute, selon saint Augustin. C’est tout cela à la fois, dans une langue sinueuse et superbe, à travers laquelle les événements sont mis en valeur sous une lumière singulière. Au point de départ, une photo qui n’explique pas tout, et il arrive qu’on l’oublie presque, mais on y revient de temps à autre comme on reprend la clé qui va nous expliquer non seulement l’absence mais aussi la vie. Prix Goncourt 2012.

Emmanuelle Pireyre, Féerie générale
Sur base de sept questions improbables, Emmanuelle Pireyre dessine, comme de bric et de broc, un paysage flou plein de fantaisie et, on le découvrira au fur et à mesure, d’une sagesse souterraine. Quand bien même cette sagesse prend souvent les allures de la folie, aux marges de la raison raisonneuse. Cela pétille comme un vin jeune, on en sort avec le genre d’ivresse que provoque cette boisson : la tête plus légère et un peu mieux faite. Un objet littéraire non identifié, prix Médicis 2012.

Linda Lê, Lame de fond
En confidence, Van, né au Vietnam et installé en France, parle d’outre-tombe. Sa vie s’est conclue sur un fait divers tragique : la voiture que conduisait son épouse l’a écrasé. Van aimerait comprendre ce qui s’est exactement passé, si elle a voulu le tuer ou si l’accident ne résulte que d’un malheureux hasard. Interrompant son long soliloque, trois voix de femmes fournissent quelques clés de ce qui, en aval, a nourri cette histoire. Le chœur n’explique pas tout, mais il est somptueux.