Le Figaro, cette fois
sous la signature de Francis Chevassu qui tient, en rez-de-chaussée de page
quatre, le feuilleton littéraire, revient le 8 décembre sur le roman. Après
tout, Lucien Daudet ne l’avait pas analysé. Un livre « fort
original » mais qui « risque d’abord de déconcerter ». Il ne
ressemble en effet à rien de connu. Un roman ? pas vraiment, il n’est pas
romanesque. Une autobiographie ? mais tous les échafaudages sont là.
Alors ?
La vie
littéraire
C’est un livre fort original que celui de M. Marcel Proust ; mais
il risque d’abord de déconcerter ; car il ne se classe à première vue dans
aucun genre. Les licences que l’imagination de l’auteur semble y donner
abondamment le feraient prendre pour un roman ; mais ces licences ne sont
point romanesques. L’absence d’une intrigue et la fantaisie de la composition
démontrent, au surplus, que le dernier souci de M. Marcel Proust fut de s’asservir
à ce qu’on appelle communément l’observation de la vie. On songerait plutôt
que, sous une forme inattendue, il a voulu rédiger une nonchalante et
pittoresque autobiographie. Mais le premier soin d’un auteur de Mémoires est de faire, comme on dit, la
toilette de ses souvenirs ; de ceux-ci, il en est qu’il exclut, d’autres
qu’il pare avec application ; il tâche, en tout cas, à nous dérober les efforts
préliminaires, les tâtonnements, les ébauches, tout le travail qui lui fut nécessaire
pour imposer à son œuvre une ordonnance harmonieuse ou sévère ; sa
construction achevée, il abat les échafaudages. M. Marcel Proust nous fait
assister au contraire à la construction d’une autobiographie ; il nous montre
avec quelle fantaisie la mémoire apporte, tantôt une pierre, tantôt une autre ;
il nous entraîne à sa suite, explorateur tenace, dans les brousses du passé…
La merveilleuse imagination du romancier Wells n’a pas craint de jouer avec
les siècles comme un enfant avec les tubes mobiles d’un télescope ; elle a
inventé une fantastique machine à rapprocher le passé qui, recueillant au large
de l’éther les vibrations dont se composait la vie des anciens hommes, les
projette de nouveau sur notre globe et reconstitue sous nos yeux l’apparence, les
gestes et la voix des contemporains de Louis XIV ou de Napoléon. M. Marcel
Proust a réfléchi que le passé d’un individu n’est ni moins complexe, ni moins
formidable que celui de l’humanité ; ses vibrations se prolongent aussi
dans le présent de chacun d’entre nous. D’ordinaire, nous les laissons perdre ;
quel trésor de méditation et de joie nous échappons ainsi chaque jour !
Car non seulement le passé survit, mais il vit vraiment, ne prend sa réelle
valeur et ne s’épanouit que dans le présent… Comme le poète eut raison de dire :
Un souvenir heureux peut être sur terre
Plus doux que le bonheur…
M. Marcel Proust pense comme Musset ; c’est pourquoi il est parti
« à la recherche du temps perdu ». À défaut d’une machine comme
Wells, il a inventé une méthode pour retrouver le passé…
Les philosophes, qui sont gens affirmatifs, distinguent entre deux sortes
de mémoires ; l’une involontaire, dont les caprices sont imprévisibles :
ils la méprisent ; et ils estiment l’autre, qui serait au pouvoir de notre
volonté. La prédilection des poètes est inverse de celle des philosophes ;
ils aiment se fier aux révélations charmantes de la mémoire spontanée ;
ils savent que celle-ci est liée à mille sensations fugitives, qui constituent
notre personnalité plus que les froides et discutables entreprises de l’intelligence.
Au lieu que la plupart des hommes ne prêtent qu’une attention distraite aux
images mal coordonnées qui leur traversent l’esprit, les poètes tentent de les
retenir sous leur regard intérieur ; M. Marcel Proust procède à la
façon des poètes. Il a, comme eux, l’attention avide et inquiète ; la
moindre image, il s’en saisit, la caresse, la questionne, analyse toutes ses
réponses, les organise ; le plus souvent, il est magnifiquement récompensé,
car cette image, en apparence insignifiante, tenait, par une multitude de fils
ténus à toute une portion du passé, qu’il croyait à jamais disparue. La plus
sûre méthode pour retrouver le temps perdu, c’est d’interroger minutieusement
au passage chacune des sensations présentes ; car c’est le passé qui lui
donne son charme ; mais tous ne savent pas l’y découvrir. « Je trouve
très raisonnable, écrit M. Marcel Proust, la croyance sceptique que les
âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur,
dans une bête, dans un végétal, une chose inanimée, perdues, en effet, pour
nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons
passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison.
Alors, elles tressaillent, nous appellent et, sitôt que nous les avons reconnues,
l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et
reviennent vivre avec nous.
– Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer ; tous les efforts de notre intelligence sont
inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée en quelque objet
matériel – ou plutôt dans la sensation que nous donnerait cet objet – que nous
ne soupçonnons pas. Cet objet dépend du hasard, que nous le rencontrions avant
de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
Il dépendait ainsi d’une tasse de thé que M. Marcel Proust retrouvât
et ressuscitât joliment ses souvenirs d’enfance. Un soir, en effet, qu’il
émiettait dans cette tasse « un de ces gâteaux courts et dodus appelés
« petites madeleines » qui semblent avoir été moulés dans la valve
rainurée d’une coquille de Saint-Jacques », il sentit « à l’instant même
où la gorgée mêlée des miettes du gâteau touchait son palais » qu’il se
passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Soudain, il se revit à bien des
années en arrière, petit garçon, dans la chambre de la maison de campagne de
Combray, où sa tante, le dimanche matin, lui donnait une petite madeleine
trempée dans l’infusion de son déjeuner. Aussitôt « comme dans ce jeu où
les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de
petits morceaux de papier jusque-là indistincts, qui, à peine y sont-ils
plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent
des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de
même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann,
et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et l’église, et le tout
Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité est sorti, ville
et jardins, de ma tasse de thé… »
Des souvenirs d’enfance ne s’analysent pas. Ceux de M. Marcel Proust nous
introduisent dans une famille bourgeoise d’il y a vingt-cinq ans ; ils raniment
des personnages et une atmosphère d’où commence à se dégager pour nous un
charme. Il n’y a pas bien longtemps qu’un recul suffisant nous permet de
dégager les traits et le caractère de ce que l’histoire appellera sans doute « l’époque
1888 » ; M. Marcel Proust en a joliment dégagé quelques-uns. On rencontre
dans son livre de vieilles gens, son grand-père et sa grand’mère, dit-il, qui,
vers le temps où Gambetta constituait son « grand ministère », conservaient
un respect aujourd’hui disparu de la hiérarchie et des « classes sociales »,
étaient fiers sans doute d’être parfaits bourgeois, mais auraient cru commettre
une faute en fréquentant « dans la noblesse et la société du faubourg » ;
si bien que leur ami M. Swann, pour rester leur ami, était obligé de leur dissimuler
qu’il était un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du
comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la
haute société.
M. Marcel Proust a finement dessiné et coloré la figure de cet Anglais
à peu près naturalisé Parisien, amateur d’œuvres d’art et de jolies femmes,
acharné à collectionner les chefs-d’œuvre et les amours, sans souci de leur
provenance, et qui finit par épouser une « cocotte », comme on disait
naguère, et comme on ne dit plus guère aujourd’hui. Mais une « cocotte
vraiment lancée », la trop belle Odette de Précy. Ces Monsieur et Madame
Swann ne se laissent au reste entrevoir qu’à travers la brume légère qui
estompe le passé ; ils furent pour le petit garçon, qui les évoque après
un quart de siècle, les magiciens dont tout petit garçon a besoin pour l’aider
à transfigurer l’univers ; il était naturel que M. Marcel Proust
disposât autour d’eux l’enchantement de ses souvenirs…
Il l’a fait avec un tact exquis et une habileté à laquelle on doit rendre
grâce. Rien n’est plus délicat pour un écrivain que de définir des impressions
d’enfant ; le moindre artifice littéraire risque de les alourdir ou de les
déformer. Les souvenirs de M. Marcel Proust restent dans son livre à l’état
de souvenirs, ils sont nets ; et pourtant, l’impression de l’homme mûr qui
les évoque ne manque jamais de s’y superposer ; elle ne les transfigure
pas ; simplement elle les prolonge en rêverie ou elle les éclaire d’un humour
attendri et délicieux ; contrairement à l’usage, c’est le présent qui fait
ainsi une auréole au passé… Il faut lire le livre de M. Marcel Proust sans
hâte – car il est compact, et c’est le reproche qu’on lui doit adresser – par les
après-midi d’hiver tellement ternes, ou par les après-midi d’été tellement
éclatants que la réalité prend des airs de se reculer ou de se dissoudre ;
il introduit sans violence dans le pays du souvenir, qui est aussi celui de la
poésie et, parfois, de l’humour…
Francis Chevassu.
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