dimanche 8 décembre 2013

8 décembre 1913 : Francis Chevassu sur "Du côté de chez Swann" dans "Le Figaro"

Le Figaro, cette fois sous la signature de Francis Chevassu qui tient, en rez-de-chaussée de page quatre, le feuilleton littéraire, revient le 8 décembre sur le roman. Après tout, Lucien Daudet ne l’avait pas analysé. Un livre « fort original » mais qui « risque d’abord de déconcerter ». Il ne ressemble en effet à rien de connu. Un roman ? pas vraiment, il n’est pas romanesque. Une autobiographie ? mais tous les échafaudages sont là. Alors ?


La vie littéraire

C’est un livre fort original que celui de M. Marcel Proust ; mais il risque d’abord de déconcerter ; car il ne se classe à première vue dans aucun genre. Les licences que l’imagination de l’auteur semble y donner abondamment le feraient prendre pour un roman ; mais ces licences ne sont point romanesques. L’absence d’une intrigue et la fantaisie de la composition démontrent, au surplus, que le dernier souci de M. Marcel Proust fut de s’asservir à ce qu’on appelle communément l’observation de la vie. On songerait plutôt que, sous une forme inattendue, il a voulu rédiger une nonchalante et pittoresque autobiographie. Mais le premier soin d’un auteur de Mémoires est de faire, comme on dit, la toilette de ses souvenirs ; de ceux-ci, il en est qu’il exclut, d’autres qu’il pare avec application ; il tâche, en tout cas, à nous dérober les efforts préliminaires, les tâtonnements, les ébauches, tout le travail qui lui fut nécessaire pour imposer à son œuvre une ordonnance harmonieuse ou sévère ; sa construction achevée, il abat les échafaudages. M. Marcel Proust nous fait assister au contraire à la construction d’une autobiographie ; il nous montre avec quelle fantaisie la mémoire apporte, tantôt une pierre, tantôt une autre ; il nous entraîne à sa suite, explorateur tenace, dans les brousses du passé…
La merveilleuse imagination du romancier Wells n’a pas craint de jouer avec les siècles comme un enfant avec les tubes mobiles d’un télescope ; elle a inventé une fantastique machine à rapprocher le passé qui, recueillant au large de l’éther les vibrations dont se composait la vie des anciens hommes, les projette de nouveau sur notre globe et reconstitue sous nos yeux l’apparence, les gestes et la voix des contemporains de Louis XIV ou de Napoléon. M. Marcel Proust a réfléchi que le passé d’un individu n’est ni moins complexe, ni moins formidable que celui de l’humanité ; ses vibrations se prolongent aussi dans le présent de chacun d’entre nous. D’ordinaire, nous les laissons perdre ; quel trésor de méditation et de joie nous échappons ainsi chaque jour ! Car non seulement le passé survit, mais il vit vraiment, ne prend sa réelle valeur et ne s’épanouit que dans le présent… Comme le poète eut raison de dire :
Un souvenir heureux peut être sur terre
Plus doux que le bonheur…
M. Marcel Proust pense comme Musset ; c’est pourquoi il est parti « à la recherche du temps perdu ». À défaut d’une machine comme Wells, il a inventé une méthode pour retrouver le passé…
Les philosophes, qui sont gens affirmatifs, distinguent entre deux sortes de mémoires ; l’une involontaire, dont les caprices sont imprévisibles : ils la méprisent ; et ils estiment l’autre, qui serait au pouvoir de notre volonté. La prédilection des poètes est inverse de celle des philosophes ; ils aiment se fier aux révélations charmantes de la mémoire spontanée ; ils savent que celle-ci est liée à mille sensations fugitives, qui constituent notre personnalité plus que les froides et discutables entreprises de l’intelligence. Au lieu que la plupart des hommes ne prêtent qu’une attention distraite aux images mal coordonnées qui leur traversent l’esprit, les poètes tentent de les retenir sous leur regard intérieur ; M. Marcel Proust procède à la façon des poètes. Il a, comme eux, l’attention avide et inquiète ; la moindre image, il s’en saisit, la caresse, la questionne, analyse toutes ses réponses, les organise ; le plus souvent, il est magnifiquement récompensé, car cette image, en apparence insignifiante, tenait, par une multitude de fils ténus à toute une portion du passé, qu’il croyait à jamais disparue. La plus sûre méthode pour retrouver le temps perdu, c’est d’interroger minutieusement au passage chacune des sensations présentes ; car c’est le passé qui lui donne son charme ; mais tous ne savent pas l’y découvrir. « Je trouve très raisonnable, écrit M. Marcel Proust, la croyance sceptique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, dans un végétal, une chose inanimée, perdues, en effet, pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent et, sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
 Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer ; tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée en quelque objet matériel – ou plutôt dans la sensation que nous donnerait cet objet – que nous ne soupçonnons pas. Cet objet dépend du hasard, que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
Il dépendait ainsi d’une tasse de thé que M. Marcel Proust retrouvât et ressuscitât joliment ses souvenirs d’enfance. Un soir, en effet, qu’il émiettait dans cette tasse « un de ces gâteaux courts et dodus appelés « petites madeleines » qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques », il sentit « à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau touchait son palais » qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Soudain, il se revit à bien des années en arrière, petit garçon, dans la chambre de la maison de campagne de Combray, où sa tante, le dimanche matin, lui donnait une petite madeleine trempée dans l’infusion de son déjeuner. Aussitôt « comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts, qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et l’église, et le tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé… »
Des souvenirs d’enfance ne s’analysent pas. Ceux de M. Marcel Proust nous introduisent dans une famille bourgeoise d’il y a vingt-cinq ans ; ils raniment des personnages et une atmosphère d’où commence à se dégager pour nous un charme. Il n’y a pas bien longtemps qu’un recul suffisant nous permet de dégager les traits et le caractère de ce que l’histoire appellera sans doute « l’époque 1888 » ; M. Marcel Proust en a joliment dégagé quelques-uns. On rencontre dans son livre de vieilles gens, son grand-père et sa grand’mère, dit-il, qui, vers le temps où Gambetta constituait son « grand ministère », conservaient un respect aujourd’hui disparu de la hiérarchie et des « classes sociales », étaient fiers sans doute d’être parfaits bourgeois, mais auraient cru commettre une faute en fréquentant « dans la noblesse et la société du faubourg » ; si bien que leur ami M. Swann, pour rester leur ami, était obligé de leur dissimuler qu’il était un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société.
M. Marcel Proust a finement dessiné et coloré la figure de cet Anglais à peu près naturalisé Parisien, amateur d’œuvres d’art et de jolies femmes, acharné à collectionner les chefs-d’œuvre et les amours, sans souci de leur provenance, et qui finit par épouser une « cocotte », comme on disait naguère, et comme on ne dit plus guère aujourd’hui. Mais une « cocotte vraiment lancée », la trop belle Odette de Précy. Ces Monsieur et Madame Swann ne se laissent au reste entrevoir qu’à travers la brume légère qui estompe le passé ; ils furent pour le petit garçon, qui les évoque après un quart de siècle, les magiciens dont tout petit garçon a besoin pour l’aider à transfigurer l’univers ; il était naturel que M. Marcel Proust disposât autour d’eux l’enchantement de ses souvenirs…
Il l’a fait avec un tact exquis et une habileté à laquelle on doit rendre grâce. Rien n’est plus délicat pour un écrivain que de définir des impressions d’enfant ; le moindre artifice littéraire risque de les alourdir ou de les déformer. Les souvenirs de M. Marcel Proust restent dans son livre à l’état de souvenirs, ils sont nets ; et pourtant, l’impression de l’homme mûr qui les évoque ne manque jamais de s’y superposer ; elle ne les transfigure pas ; simplement elle les prolonge en rêverie ou elle les éclaire d’un humour attendri et délicieux ; contrairement à l’usage, c’est le présent qui fait ainsi une auréole au passé… Il faut lire le livre de M. Marcel Proust sans hâte – car il est compact, et c’est le reproche qu’on lui doit adresser – par les après-midi d’hiver tellement ternes, ou par les après-midi d’été tellement éclatants que la réalité prend des airs de se reculer ou de se dissoudre ; il introduit sans violence dans le pays du souvenir, qui est aussi celui de la poésie et, parfois, de l’humour…
Francis Chevassu.

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