Chère cousine,
Y a-t-il une saison pendant laquelle les brocanteurs sont à la fête? Ont-ils, dans le calendrier, un saint qui leur correspond? Ce serait maintenant car, depuis une dizaine de jours, je tombe sur des brocanteurs à chaque détour de livre. Je ne les ai pas cherchés, ils sont venus à moi. Et si j'avais eu à écrire un article sur le sujet, je suis à peu près certain qu'il m'aurait fallu de longues recherches avant de réunir les éléments que les coïncidences viennent de m'offrir.
Le premier brocanteur est discret et peut-être n'aurais-je même pas remarqué sa présence s'il n'y avait eu ensuite les deux autres, beaucoup plus envahissants. Je l'ai croisé dans le livre que Dany Laferrière, avant de devenir académicien, a publié en septembre: Journal d'un écrivain en pyjama. L'écrivain y parle de ses débuts et de sa première machine à écrire:
Je suis allé au coin de la rue acheter une vieille machine à écrire que je voyais depuis un moment dans la vitrine d’un brocanteur. Je ne voulais pas écrire ce roman à la main. Je vivais dans cette partie du monde qui a fait sa fortune à l’aide de la machine. Je voulais être un écrivain contemporain, et non un de ces paysans du tiers-monde encore à l’âge de la roue. C’était une vieille Remington 22 en bon état.
Quelques jours plus tard, je lisais Le fémur de Rimbaud, de Franz Bartelt. L'histoire d'un brocanteur qui est surtout un sacré baratineur. Sa capacité à fournir aux objets le passé qui conviendra aux éventuels acheteurs et leur donnera envie de les payer très cher. Parfois, je me demandais s'il croyait lui-même à ce qu'il racontait. peut-être que oui, après tout.
Cette année-là, je tenais une petite brocante. Que de l’objet de qualité. Pas des vieilleries à poussières. Non, vraiment de la brocante originale, pour amateurs éclairés. Par exemple, je proposais un mouchoir taillé dans le saint suaire de Turin. Authentifié par de pieux péninsulaires.
Parmi les merveilles exposées, le collectionneur n’avait que l’embarras du choix, une chaussette d’Arthur Rimbaud avec un trou au gros orteil (le trou était d’Arthur, la chaussette de sa mère), un os de la main de Napoléon, une éprouvette (étanche) contenant la vérole d’Alfred de Musset, un bocal (étanche) rempli de morpions anglais vieux de trois siècles, en bon état de conservation.Une de mes fiertés était d’avoir réussi à me procurer le tube digestif de Pantagruel. J’ai dû m’en séparer pour payer l’assurance de la camionnette.
Et puis, pour faire le troisième dans cette bande, Michael Zadoorian est arrivé avec La boutique de la seconde chance, dont le titre t'évoque à coup sûr, puisqu'il arrive après les autres, une autre brocante. Et, forcément, un autre brocanteur. Il ne se prend pas pour un surhomme, contrairement au précédent. Son ambition est plus modeste et plus touchante.
La deuxième main. L'expression parle d'elle-même: d'autres mains ont manipulé l'objet. Que l'on songe à ce que nous touchons tous les jours, aux millions de minuscules rivets qui soudent l'existence: les tasses à café, les pinces à cravate, les réveils, les lunettes de soleil, les porte-clés, les cendriers sur pied. Et si chacun d'eux avait absorbé une bribe de nous-même, et si la marque de nos doigts transmettait une parcelle de notre âme?
Étonnant, non? Trois écrivains, trois mondes, trois livres sans aucun rapport entre eux. Et ces brocanteurs partout...
Je ne sais ce qu'il faudrait en penser. Rien, probablement, c'est là, comme une évidence.
Et toi, chère cousine, en as-tu d'autres, de ces coïncidences qui font, pendant quelques instants, tourner l'esprit un peu plus vite, comme si nous étions vivants? Ce que nous sommes, après tout.
Et je le prouve en t'embrassant,
ton cousin.
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