Chère cousine,
Ne crois-tu pas qu'on exagère? Je sais que tu es comme moi: toujours un livre à portée de regard, et le plus souvent même les yeux franchement dirigés vers ses pages, le reste du monde étant absent pendant toutes ces heures que nous passons à l'intérieur. Le cœur ne bat plus au rythme commun de l'humanité mais à celui que nous impose l'auteur des lignes que nous suivons dans un substitut de l'existence. Tu me diras: oui, mais c'est parfois tellement fort!
Bien sûr, je n'essaierai pas de te convaincre du contraire puisque je pense comme toi. Quand même: regarde-toi, regarde-moi, quand nous sortons d'une pleine journée de lecture pendant laquelle nous avons traversé plusieurs univers différents. Dans quel état! Le regard est flou, nous ne savons plus où nous sommes, ni même parfois comment nous nous appelons. L'équilibre est instable (ça, c'est surtout pour moi: je lis couché et il est parfois difficile de se relever, j'ai le dos bloqué dans la position qui m'avait permis d'oublier les douleurs), les points de repère manquent...
Je parlais de cela l'autre jour avec Charles Dantzig, lecteur boulimique qui écrit, dans Il n'y a pas d'Indochine: «Je crois qu’au-delà d’une certaine dose, la lecture est une folie.» Je lui faisais donc remarquer que nous avions une conversation entre fous. Il ne m'a pas vraiment démenti:
Je crois, oui. En tant que lecteurs, nous accomplissons un acte aberrant. Aberrant et indispensable pour nous, parce que c’est ça qui nous aide à vivre. Mais 90 % de l’humanité n’accomplissent pas cet acte et le considèrent, précisément, comme aberrant. Et surtout dans les quantités où on le fait, c’est-à-dire que, aux degrés de lecture où nous sommes, je pense qu’il y a une espèce de concurrence entre nous et la vie. On a décidé, les grands lecteurs – et ne parlons pas du fait que certains de ces lecteurs deviennent écrivains, ce qui est un degré supplémentaire –, de créer une concurrence à la vie, une vie qui est plus parfaite, plus concentrée, plus condensée, meilleure, et c’est une forme d’aberration. Au fond, on devrait nous fusiller ! [Là, il a ri.] On accomplit quelque chose de tellement séparé du mouvement normal de la vie où les gens sont chefs d’entreprise, conquérants, chefs militaires, je ne sais pas. Le simple fait est un retrait de la vie. Si les autres faisaient attention, ils verraient bien qu’on est concurrents de la vie et ils ne seraient pas très contents. Mais nous ne le répéterons pas…
Alors, folle et à fusiller, chère cousine que j'embrasse?
Ton cousin.
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