dimanche 31 mai 2020

Jean-Paul Kauffman devant des églises fermées

Depuis qu’il est devenu écrivain après avoir été journaliste, Jean-Paul Kauffmann oscille entre le réel et sa représentation – ce qui n’est pas tout à fait la même chose, demandez à Magritte avec sa pipe. « Mes livres entremêlent l’essai, l’histoire, l’autobiographie, le récit de voyage, le reportage, l’enquête, la chronique », écrit-il, pour montrer que ce n’est pas clair, dans Venise à double tour. Et il précise : « Ce n’est pas un assemblage de toutes ces catégories, mais une forme qui tente de fusionner le tout. »
Fusion merveilleusement réussie, de L’Arche des Kerguelen à Outre-terre en passant par Sainte-Hélène ou en longeant la Marne pour d’autres ouvrages. Ils tirent bien sûr leur force des lieux peu fréquentés dans lesquels l’auteur s’est rendu pour y trouver matière à littérature et à réflexion. Mais, surtout, on aime s’y trouver avec lui en raison de la manière dont il raconte ses séjours, ses voyages, ce qui s’est passé autrefois et ce qu’il imagine qui aurait pu se produire. En outre, il ne craint plus maintenant de comparer les moments qu’il vit à ceux qu’il a endurés lors de sa longue détention au Liban, de 1985 à 1988. Il y puise à chaque fois un bonheur tout neuf. Et le partage.
Le projet de ce livre-ci repose sur un pari un peu fou : visiter toutes églises de Venise qui, pour diverses raisons, y sont fermées. Plus ou moins closes, c’est-à-dire que certaines sont réputées inaccessibles et que d’autres sont parfois entrouvertes, pour des messes ou à des occasions exceptionnelles. La complexité de l’entreprise est telle qu’il est parfois sur le point d’y renoncer. Le plaisir d’un cigare le soir et de concerts habités par la beauté, ainsi que la tranquille obstination d’une guide qui l’aide à franchir quelques obstacles l’aident cependant à trouver le courage de continuer.
Voici donc une longue promenade devant des portes fermées. La vision des intérieurs est, dans le meilleur des cas, remplacée par la lecture des documents rassemblés par un autre passionné de ces bâtisses. Consacrées autrefois, et donc réservées à un usage strictement religieux, certaines de ces églises ont changé de statut. La faute à Napoléon pour bon nombre d’entre elles, et Jean-Paul Kauffmann, son compatriote à défaut d’être son contemporain, a parfois l’impression qu’il en en paie encore les conséquences.
L’auteur s’imprègne d’une ville qui n’est pas celle des touristes. Il sait que tout a été écrit sur Venise. Même Sartre lui a consacré un livre, inachevé et peu connu il est vrai, mais que Kauffmann admire comme il admire ce qu’ont rapporté de leurs voyages d’autres écrivains. Il fait pourtant du neuf avec l’ancien, comme si son regard décapait les murs humides menaçant ruine. Et il est d’autant plus curieux de ce que cachent les façades qu’elles lui résistent : « C’est triste à dire, mais j’ai besoin de la difficulté. Les complications me stimulent. Il me faut être empêché pour que je m’accomplisse – enfin, jusqu’à un certain point, je ne suis pas masochiste. »
Venise à double tour est le contraire d’un guide : l’itinéraire personnel d’un homme happé par l’impossible. C’est beau, c’est riche.

samedi 30 mai 2020

Boualem Sansal: «Je suis un pessimiste optimiste»


Boualem Sansal n’en a pas fini avec le thème qu’il abordait trois ans plus tôt dans 2084 : la fin du monde, qui lui avait valu (avec Hédi Kaddour) le Grand Prix du roman de l’Académie française. Un totalitarisme d’inspiration plus religieuse qu’idéologique y était à l’œuvre dans un pays imaginaire. Avec Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, les lieux sont situés plus précisément. Erlingen, où vit Ute Von Ebert, riche héritière d’une famille de financiers et d’industriels, se trouve en Allemagne. Elisabeth Potier, son mystérieux double, a survécu aux attentats islamistes parisiens du 13 novembre 2015 et termine son existence en Seine-Saint-Denis. Leurs filles, Léa et Hannah, sont installées à Londres.
A travers un « feuilleton décousu » comme un puzzle se manifestent des personnalités troublées par des menaces, en particulier à Erlingen. La ville est menacée par un envahisseur qui n’est pas nommé, sur lequel les bruits les plus inquiétants se répandent, et dont on devine qu’il ferait régner, en cas de victoire, un ordre voisin de celui qui régissait la population d’Abistan dans 2084. Des liens profonds entre les protagonistes du roman se font jour au fur et à mesure que les pièces du dossier se mettent en place. La correspondance entre Ute et sa fille Hannah en est une, qui raconte les événements d’Erlingen, où un train est annoncé pour évacuer une partie des habitants. Mais, comme avec Godot, il ne suffit pas de l’attendre pour qu’il arrive.
Le romancier propose une zone d’inconfort dans laquelle les points de repère stables manquent. Ute, dans ses lettres, hésite sur le sens de tout cela : « honnêtement, je ne sais que penser moi-même, il m’arrive en rapportant les faits de me dire que rien de cela n’est réel, quelque part il y a un esprit traumatisé qui délire et c’est par moi qu’il s’exprime. » C’est peut-être, comme dans MacBeth, « une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… » Mais elle donne à penser, et longtemps.



A Erlingen, Ute Von Ebert vit ce qu’elle raconte à sa fille Hannah installée à Londres : l’attente et la crainte d’être envahis par un mystérieux ennemi à l’identité mal définie. En écrivant, aviez-vous une idée de cette identité ?
Il est difficile de répondre à cette question. Le fait est qu’un sentiment de peur générale, diffus et puissant, étreint le monde, on le ressent tous, partout. Quand on arrive dans un aéroport international, n’importe où, on est frappé par la profusion des contrôles, par l’omniprésence de policiers et de militaires lourdement armés, par les appels incessants de sécurité. Même quand on est averti des réalités du monde, on se demande pourquoi cette débauche de moyens et quel ennemi est véritablement visé. Il y a bien sûr le terrorisme mais il y a surtout ce sentiment d’oppression qui nous fait voir des ennemis partout. En écrivant Le train d’Erlingen, c’est évidemment aux islamistes que je pensais mais des islamistes d’un genre nouveau, qui empruntent à l’islamiste traditionnel fruste et cruel mais qui inscrivent leur djihad dans un cadre très sophistiqué derrière lequel il y a des Etats (Arabie, Qatar, Iran, pays maghrébins, Soudan, Pakistan, Afghanistan, des organisations internationales (l’Organisation de la coopération islamique (OCI), la Ligue mondiale islamique (LMI)…), des sectes, des structures tentaculaires comme les Frères Musulmans, etc. Le djihad dont je parle n’est pas que le terrorisme, il est une guerre totale s’inscrivant dans le long terme qui se mène sur le plan religieux mais aussi sur les plans, politique, diplomatique, culturel, économique, financier, médiatique.
Cette vision noire de l’avenir peut sembler exagérée mais elle est fondée sur des données réelles, même s’il est difficile de mettre des noms sur elles.
D’autre part, nous ne sommes pas tous au même niveau de menace. L’encerclement par l’islamisme est une hypothèse scolaire quand on vit en Suisse, au Groenland ou au Pérou, mais il est une réalité quotidienne, dramatique au Proche-Orient, en Asie, au Maghreb, en Afrique, et pour le moins difficile dans de nombreux quartiers des grandes villes d’Europe.
Vous citez, par l’intermédiaire de vos narratrices qui analysent même certaines de leurs œuvres, de nombreux auteurs : Thoreau, Baudelaire, Kafka, Gheorghiu, Buzzati. Ces écrivains nous aident-ils à comprendre le monde ?
Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Ce qui arrive aujourd’hui est arrivé dans le passé. Il est important de connaître le point de vue de ceux qui nous ont précédés. C’est grâce à eux, à leurs écrits, à leurs combats, que nous avons pu avancer dans notre compréhension du monde et fait évoluer nos systèmes de pensée. Si personne n’avait lu les auteurs des Lumières, serions-nous aujourd’hui dans l’humanisme, la démocratie, la laïcité ? Sans doute que non. Si les Arabo-musulmans les avaient lus et médités, comme ils l’avaient si bien fait jadis avec les Grecs et les Hindous dont ils ont traduits les œuvres qu’ils ont fait connaître en Europe, seraient-ils encore aujourd’hui à ce point sous l’emprise de la religion ? Sûrement que non. Voilà pourquoi je pense que la lutte la plus efficace contre l’intégrisme passe par la diffusion la plus large de cette littérature progressiste, à l’école, au lycée, à l’université, à travers tous les médias possibles. Il faut constituer sa bibliothèque idéale et la consulter souvent. La baisse tendancielle de la lecture est un mauvais signe, qui fragilise la société, abrutie par ailleurs par la sous-culture télévisuelle, dont profitent les idéologies fascisantes car qui ignore l’histoire est condamné à la revivre.
L’imposture et l’imposteur, leur complémentarité à travers l’invention de complots et la croyance à ceux-ci, est-ce au fond le cœur de votre roman ? Ou la vérité relative par rapport à la vérité exclusive ? Ou les deux à la fois, et d’autres choses encore ?
Mon objet est bien là, pointer l’imposture qui est un phénomène en soi hyper dangereux, car d’une erreur il fait une vérité, et les imposteurs qui s’en emparent pour des buts de pouvoir et de butin. Croire que Dieu existe est pour l’individu une hypothèse intéressante, elle n’exclut pas le doute et en cela elle est un chemin vers l’humanisme, mais faire de cette croyance un axiome, une vérité absolue pour toute la société c’est ouvrir la voie au fanatisme religieux et à son travers civil, le totalitarisme. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de systèmes hybrides, certains plus dangereux que d’autres. Le capitalisme des derniers siècles et celui qui se profile entièrement voué au dieu Finance, que je dénonce aussi dans le roman sont de ces monstres bicéphales qui prennent de l’un et de l’autre, de l’humanisme idiot qui fait de l’homme sa propre idole et du fanatisme qui fait du croyant un esclave heureux de sa soumission comme le disait si bien La Boétie, dans son célèbre Traité de la soumission volontaire, livre indispensable dans sa Bibliothèque idéale, de même que les Essais de son contemporain et ami, Montaigne.
« Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu » est un livre construit sur plusieurs niveaux de fiction qui se révèlent progressivement. Avez-vous eu la volonté d’égarer le lecteur ?
L’égarer, non, mais lui montrer que le chemin de la  connaissance n’est pas linéaire, il est multiple et mystérieux, et que rien n’est jamais acquis. A un pas de la connaissance on est aussi ignorant que celui qui n’a pas commencé son voyage. Je dirais aussi que toute connaissance acquise facilement est douteuse et dangereuse, elle est une idée reçue, un a priori, un savoir superficiel. La vérité est une quête incessante et le roman (qui n’est pas un essai ni un mode d’emploi) doit être un texte à déchiffrer. Le plaisir de la découverte de la connaissance et le plaisir de lecture vont ensemble. J’ai quand même fait un prologue dans lequel je fournis la trame générale du roman, j’avais peur que la complexité de l’histoire ne décourage le lecteur dès le premier chapitre.
Par ailleurs, et Léa le dit elle-même à la fin, c’est une sorte de roman impossible dont un des buts semble être précisément de démontrer sa propre impossibilité en additionnant des fragments qui s’organisent d’eux-mêmes. Vous le pensez aussi ?
C’est le paradoxe, on ne peut parler de la connaissance que si on la sait déjà. Sur son chemin, on est dans l’ignorance, dans le flou, dans l’hypothèse et le doute, tantôt dans la peur, tantôt dans l’exaltation. La connaissance est la vérité sue mais il n’est pas dit que toute vérité est bonne à savoir. Celui qui regarde la Gorgone est transformé en statue, comme la femme de Loth est pétrifiée quand elle se retourne pour voir le feu divin anéantir Sodome et Gomorrhe. Sachant cela, on devrait par prudence ou sagesse s’interdire de chercher la connaissance ou du moins refuser de l’atteindre car on ne sait pas à l’avance ce qu’elle fera de nous, nous transfigurer ou nous anéantir. Comme nous cherchons la connaissance pour nous réaliser, la connaissance nous cherche pour exister en réalité, à travers nos actes, et pas seulement en principe virtuel.
Vous apportez parfois, à travers vos personnages, une bouffée d’optimisme : « sur le long terme, l’humanité semble bien pouvoir survivre à tous les dieux », par exemple. Tout n’est donc pas perdu ?
Je répète souvent que je suis un pessimiste optimiste. Le présent n’incite pas à l’optimisme, il est notre confrontation incessante et douloureuse avec la réalité. Quand on regarde le passé, nous ne voyons que souffrances et malheurs et quelques rares et fugaces bonheurs. Nos espérances ne peuvent finalement être investies que dans le futur, le long terme. C’est le seul temps sur lequel nous avons les pleins pouvoirs, nous pouvons le peindre en bleu, en rose, en rouge, en vert, en blanc et le mouvoir dans la direction que l’on veut, nord, sud, est, ouest. On peut aussi se convaincre qu’à ce terme, nous aurons réglé tous nos problèmes, l’islamisme, la pollution, le réchauffement climatique, le grand banditisme, l’esclavage, la misère, etc.
Le long terme dont je parle ne s’inscrit pas dans cette vision linéaire du temps. Je vois dans l’évolution à venir terme la possibilité d’une transformation radicale de l’humanité, un nouveau cycle d’évolution. Nous étions des batraciens qui sortis des océans se sont transformés en singes qui descendus des arbres sont devenus des hommes. Je pense que la prochaine étape nous verra disparaître en tant que corps animal et nous sublimer en tant qu’esprit, une onde ou simplement une formule mathématique dans l’immense ordinateur que formeront nos esprits connectés les uns aux autres. A cette étape, on pourra dire que Dieu est mort (et donc toute forme d’organisation verticale) et poursuivre tranquillement notre nouvelle vie d’homme-esprit. Je me sens optimiste quand je pense à cette possible évolution.
Mais ce rêve mis de côté, je pense que le jour où les ressources vitales à l’humanité (eau, air, électricité et nourriture de base) viendront à manquer nous serons devant le plus grand défi de notre histoire : nous devrons nous entretuer pour qu’une minorité survive ou nous unir et construire un nouveau monde, un monde de survie.
Un hameau proche d’Erlingen porte un nom qui rappelle votre précédent roman : Kleines Dorf 2084 Bis. Un clin d’œil à vos lecteurs ?
C’est en effet un clin d’œil à 2084 mais je le fais pour dire surtout qu’il y a toujours, non loin de notre village, un hameau plus ou moins invisible habité par le Mal. Je suggère qu’il faut tout faire pour l’éviter, le Mal est rusé et contagieux. Le combattre n’est pas le mieux à faire, nous ne sommes pas de taille, il nous vaincrait sûrement, comme il pourrait par ses cris de guerre et sa ruse, séduire quelques-uns des nôtres et introduire le virus dans nos rangs. Il ne faut combattre que si on est sûr de gagner. Installer une frontière hermétique entre nous et le Mal est la bonne attitude et elle est exempte de risques. Si on avait isolé l’Allemagne de Hitler, il n’y aurait pas eu de guerre, mais voilà on a voulu monnayer avec lui, on a coopéré avec lui, on lui a permis de construire une économie forte, on a négocié avec lui, on a été de concession en concession. Résultat quand il s’est persuadé qu’il pouvait à coup sûr vaincre, il s’est déchainé sur l’Europe.
Si on regarde le hameau islamiste, on voit qu’il a vaincu tous les villages environnants, qu’il a séduit nombre de jeunes des villages suivants et qu’il étend sa toile sur tout le pays. A ce stade, on ne peut plus le combattre, c’est la métastase, le début de la fin. Il faut, si c’est encore possible, fermer la frontière, dresser autour de lui un cordon sanitaire hermétique.

vendredi 29 mai 2020

Quand Adeline Dieudonné partait en tournée


Je vous ai déjà parlé ici de La vraie vie, le premier roman d’Adeline Dieudonné qui a beaucoup fait parler de lui en 2018. La réédition au format de poche me donne l’occasion d’y revenir par le biais de ce qu’elle me racontait, à cette époque, de la préparation au Goncourt des Lycéens. Coup d’œil dans le rétroviseur – ceci se passait il y aura bientôt deux ans…

Adeline Dieudonné, pendant une semaine d’octobre, a fait comme les autres écrivains présents dans la première sélection du Goncourt, bien que pas tous avec la même assiduité : elle a écumé des lycées de France pour rencontrer les jeunes lecteurs du Goncourt des Lycéens à Paris et ailleurs. Ceux-ci auraient à choisir cinq titres parmi ceux qui avaient été retenus par les « vieux » jurés, pour la délibération finale de ce jeudi à Rennes.
Bonne nouvelle : La vraie vie, son premier roman, appartient à la dernière sélection des lycéens, avec trois autres premiers romans de femmes et le deuxième de David Diop. Pas de pronostics pour l’instant, seulement des souvenirs. Plutôt agréables, d’ailleurs, à commencer par ceux de la découverte d’écrivains, plus complices que concurrents, embarqués dans le même parcours. Le côté « colonie de vacances » lui a plu, quelques personnalités aussi. Elle a d’ailleurs acheté les livres de Guy Boley et de Nicolas Mathieu – le Goncourt – et elle peut les lire tranquillement : ils ne sont pas parmi les finalistes. Une constante dans ses propos : ces écrivains-là et plusieurs autres sont sympathiques.
La raison d’être du parcours, reste, bien entendu, la rencontre avec les lycéens et les lycéennes. Qui posent, peut-être, des questions différentes des lecteurs professionnels ou même des adultes qui ne le sont pas ?
« L’ambiance était très festive, surtout le premier jour à Paris. Mais il y a parfois des questions vaches. On m’a demandé, par exemple, pourquoi il y a tant de clichés dans le livre. Ils disent cash ce qu’ils pensent. »
Adeline Dieudonné donne l’impression d’être partout comme chez elle, elle l’a prouvé dans les émissions de Laurent Busnel, de Laurent Ruquier ou ailleurs. On ne s’inquiétait donc pas pour elle face à des lycéens. Elle ne pense pas que les choses sont si simples : « J’étais un peu plus sur mes gardes, parce qu’on les sent exigeants. J’ai l’air à l’aise, mais je suis toujours un peu tendue au moment de monter sur le plateau. » Sur ce plateau, trois ou quatre écrivains, selon les variations de disponibilité, et dix minutes chacun, c’est-à-dire au fond peu de temps pour présenter son livre.
Ou pour séduire ? Car l’occasion est unique de rencontrer des jurés potentiels qui feront en tout cas remonter leurs votes vers la dernière délibération, celle qui se passe entre délégué(e)s des différentes classes concernées. Adeline Dieudonné ne croit pas trop à cette séduction : « Bien sûr qu’on est dans un rapport de séduction. Mais pas pour obtenir des voix, plutôt pour convaincre de lire le livre. Tout le monde ne l’a pas lu, ils sont rares, ceux qui, en plus des cours et des devoirs, lisent les quinze livres sélectionnés. Quelques-uns y arrivent. Quant aux manœuvres de séduction à proprement parler, ils n’y sont pas sensibles. Le discours démago, avec eux, je ne pense pas que ça marche. »
Elle retient le plaisir qu’elle a eu à dire des choses qu’elle n’avait pas dites aux journalistes. Oups ! voilà le genre de confidence dont on ne peut se contenter. Quoi ? quoi ? quoi ? Elle rit. Et avoue, en riant : « Que j’ai écrit ce livre pour séduire un homme. »
Elle retient aussi que, lors de la dernière étape de sa tournée des lycées, c’était son anniversaire. La date n’était pas passée inaperçue, merci Facebook. « Trois cents lycéens et lycéennes qui chantaient bon anniversaire, c’était génial ! »

dimanche 17 mai 2020

BHL déconfiné

Bernard-Henry Lévy a dû vivre des semaines difficiles en philosophe tout-terrain soucieux d’aller prendre la température du monde là où les conflits menacent les populations les moins favorisées. Voyez-le arpenter la planète alors qu’elle allait être parcourue, en moins de temps qu’il n’en faut à BHL pour boucler un « bloc-notes » destiné au Point, par Ce virus qui rend fou – titre de son nouveau (petit) livre de circonstance, à paraître le 10 juin seulement chez Grasset mais disponible depuis quelques jours dans sa version numérique.
Non, je ne surveille pas son agenda, je me contente de lire ce qu’il en dit. Du Nigeria, il avait « rapporté, quelques semaines plus tôt, un reportage sur des massacres de villages chrétiens par des djihadistes peuls ». Au moment où l’épidémie se déclarait, il était « en mission sur l’île de Lesbos, en Grèce, dans un camp prévu pour 2 000 réfugiés mais où ils étaient 20 000, souvent venus de Syrie, puis chassés de Turquie par Erdogan, à s’entasser dans des conditions sanitaires qui défient l’imagination. » Quelques heures avant l’entrée de la France dans le confinement et la fermeture des frontières, il était en reportage au Bangladesh : « on y mourait de la dengue, du choléra, de la peste, de la rage, de la fièvre jaune et de virus inconnus ; mais voilà que l’on y détecte quelques cas de Covid et lui aussi, comme un seul homme, se sangle dans le confinement. »
Non, BHL n’est pas homme à aimer le confinement, même s’il s’y plie en citoyen respectueux des lois. Heureusement pour lui, quand il est enfermé, c’est l’extérieur qui vient à lui. Il reçoit des vidéos « de Kiev et de Milan, de New York et de Madrid, mais aussi de Lagos, d’Erbil ou de Qamishli », heureux homme qui n’a pas, comme nous, à surfer sur la toile pour savoir comment les choses se passent ailleurs. Il est le réceptacle de toutes les situations critiques, l’oreille où s’écoulent les plaintes.
Son œuvre parle pour lui. Voyez comment il la cite sans fausse modestie. Ses convictions profondes remontent à ses débuts, « au temps de La Barbarie à visage humain ». Ce qu’il pense, il l’a « toujours pensé » et il a écrit des livres sur toutes les convulsions de nos sociétés, afin que ses lecteurs en prennent la juste mesure et ne se laissent pas contaminer par la pensée superficielle de commentateurs qui ne citeraient pas à tout bout de champ Virgile, Pascal, le Talmud, Foucault, Lacan, La Boétie, on en passe (pas Botul, soyons sérieux, on n’est pas là pour se moquer).
Car BHL pense, et sa pensée est aussi souple que ses convictions sont arrêtées. Il est capable d’envisager, sur ce qui s’est passé avec ce foutu virus dans la tête des gens (qui n’ont pas pris, comme lui, le temps de la réflexion), une possibilité, puis son inverse, puis l’inverse de l’inverse – qui n’est pas, comme les esprits simples auraient pu le concevoir, le retour au point de départ mais plutôt une sorte de tournis philosophique aux points de repère assez flous.
Dans le même registre, il s’inquiète de ce que l’on n’avait jamais vu, « sur tous les écrans de la planète, l’image de ces éditorialistes cédant la place à des commentateurs hospitaliers ». Au moins, reconnaît-il, ceux-ci savent-ils de quoi ils parlent, au contraire d’un quelconque « opinioniste professionnel ». Parlerait-il de lui-même, qui a un avis sur tout ? On se gardera d’avancer cette hypothèse absurde. Il n’est pas fait du même bois que les « sachants » dont la communauté est traversée par des fractures qui la dévalorisent. Tandis que BHL est en droit d’affirmer, à trois reprises : « je sais », sachant sachant savoir grâce à l’épistémologie, à Kant, à sa perception de la « pétarade perpétuelle » produite par les scientifiques.
BHL est en colère, il conduira le front de la résistance « à ce vent de folie qui souffle sur le monde. » Et ne croyez pas que cette colère vient de naître. Elle a grandi, sous les yeux des lecteurs du Point, dans son « bloc-notes » déjà évoqué et que Ce virus qui rend fou reprend en partie, réécrit pour d’autres pages, complète un peu.

dimanche 10 mai 2020

Sortir n’est pas rentrer, et réciproquement

Demain, les librairies sortent, en ordre dispersé et avec les moyens que chacune se donne pour répondre aux contraintes imposées par les circonstances, de leur léthargie – semi-léthargie pour celles qui avaient continué à assurer, tant bien que mal, les besoins en lecture de leurs clients.
Et l’on parle d’une autre rentrée littéraire, histoire de mettre de l’ambiance là où il n’est pas si facile d’exciter l’appétit. On s’apprête à mettre le feu aux éclairages laser, à lancer les bains de mousse et à inviter des DJ. Non, je déconne. Encore que j’en devine qui sont capables de tout pour se faire remarquer. Je leur pardonne : les temps sont durs, et ça ne va pas s’arranger.


L’académie Goncourt, malgré tout, pour adoucir la peine des libraires, participe au déconfinement à sa manière et attribuera, demain, quatre prix d’un coup, d’un seul – c’était prévu pour le mois de juin, mais il n’est pas question de manquer le premier jour de (prudente) respiration (l’annonce étant faire par visioconférence, la contagion ne pourra être que virtuelle).
Nous apprendrons donc, dans vingt-quatre heures et des poussières, qui sera cette année le lauréat du Goncourt de la poésie Robert Sabatier, prix pour lequel aucune sélection n’a été annoncée, ce qui n’empêche pas les jurés, j’imagine, d’avoir leur petite idée sur la question.
Les trois autres lauréats, pour le premier roman, la nouvelle et la biographie, seront choisis dans des listes fournies il y a quelques jours. L’une d’elles est maladroite, je vais vous expliquer pourquoi.
Au Goncourt du premier roman, Maylis Besserie (Le tiers temps, Gallimard), Anne Pauly (Avant que j’oublie, Verdier) et Constance Rivière (Une fille sans histoire, Stock) sont en lice. J’ai beaucoup aimé le livre d’Anne Pauly, je n’ai pas lu les autres, je m’abstiendrai donc de commentaires vagues ou de pronostic hasardeux.
Pour le Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux, cinq ouvrages sont retenus. Deux d’entre eux sont des biographies des frères Goncourt, belle coïncidence et choix cornélien, à moins de partager la récompense – ce qui serait injuste, car l’ouvrage de Pierre Ménard (Tallandier) est à mes yeux supérieur à celui de Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief (Fayard), bien que celui-ci donne dans l’exhaustivité. Les autres sujets des biographies sont Chamfort, davantage connu pour ses maximes et pensées que pour Manureva, ne confondons pas (par Jean-Baptiste Bilger, au Cerf), Jacques Rigaut, suicidé magnifique (par Jean-Luc Bitton, chez Gallimard), et Hugo Pratt (par Thierry Thomas, chez Grasset), envers qui j’avoue un faible pour de bonnes et une mauvaise raisons (les bonnes : son œuvre et une rencontre inoubliable ; la mauvaise, quoique… mon restaurant préféré est le Corto Maltese, dans ma bonne ville de Toliara).
Et puis, il y a le Goncourt de la nouvelle. Trois livres… dont un seul est paru à ce jour : les Nouvelles, version intégrale, de Vincent Ravalec (Au Diable vauvert). Le recueil d’Anne Serre, Au cœur d’un été tout en or (Mercure de France) ne sortira que le 28 mai. Celui de François Garde, Lénine à Chamonix (Paulsen), le 2 juillet seulement. Ce serait une curieuse façon d’aider les libraires si le Goncourt de la nouvelle allait à un de ces deux ouvrages indisponibles !