Depuis qu’il est devenu écrivain après avoir été
journaliste, Jean-Paul Kauffmann oscille entre le réel et sa représentation –
ce qui n’est pas tout à fait la même chose, demandez à Magritte avec sa pipe. « Mes livres entremêlent l’essai,
l’histoire, l’autobiographie, le récit de voyage, le reportage, l’enquête, la
chronique », écrit-il, pour montrer que ce n’est pas clair, dans Venise à double tour. Et il
précise : « Ce n’est pas un
assemblage de toutes ces catégories, mais une forme qui tente de fusionner le
tout. »
Fusion merveilleusement réussie, de L’Arche des Kerguelen à Outre-terre
en passant par Sainte-Hélène ou en longeant la Marne pour d’autres ouvrages.
Ils tirent bien sûr leur force des lieux peu fréquentés dans lesquels l’auteur
s’est rendu pour y trouver matière à littérature et à réflexion. Mais, surtout,
on aime s’y trouver avec lui en raison de la manière dont il raconte ses
séjours, ses voyages, ce qui s’est passé autrefois et ce qu’il imagine qui
aurait pu se produire. En outre, il ne craint plus maintenant de comparer les
moments qu’il vit à ceux qu’il a endurés lors de sa longue détention au Liban,
de 1985 à 1988. Il y puise à chaque fois un bonheur tout neuf. Et le partage.
Le projet de ce livre-ci repose sur un pari un peu
fou : visiter toutes églises de Venise qui, pour diverses raisons, y sont
fermées. Plus ou moins closes, c’est-à-dire que certaines sont réputées
inaccessibles et que d’autres sont parfois entrouvertes, pour des messes ou à
des occasions exceptionnelles. La complexité de l’entreprise est telle qu’il
est parfois sur le point d’y renoncer. Le plaisir d’un cigare le soir et de
concerts habités par la beauté, ainsi que la tranquille obstination d’une guide
qui l’aide à franchir quelques obstacles l’aident cependant à trouver le
courage de continuer.
Voici donc une longue promenade devant des portes fermées.
La vision des intérieurs est, dans le meilleur des cas, remplacée par la
lecture des documents rassemblés par un autre passionné de ces bâtisses. Consacrées
autrefois, et donc réservées à un usage strictement religieux, certaines de ces
églises ont changé de statut. La faute à Napoléon pour bon nombre d’entre
elles, et Jean-Paul Kauffmann, son compatriote à défaut d’être son
contemporain, a parfois l’impression qu’il en en paie encore les conséquences.
L’auteur s’imprègne d’une ville qui n’est pas celle des
touristes. Il sait que tout a été écrit sur Venise. Même Sartre lui a consacré
un livre, inachevé et peu connu il est vrai, mais que Kauffmann admire comme il
admire ce qu’ont rapporté de leurs voyages d’autres écrivains. Il fait pourtant
du neuf avec l’ancien, comme si son regard décapait les murs humides menaçant
ruine. Et il est d’autant plus curieux de ce que cachent les façades qu’elles
lui résistent : « C’est triste
à dire, mais j’ai besoin de la difficulté. Les complications me stimulent. Il
me faut être empêché pour que je m’accomplisse – enfin, jusqu’à un certain
point, je ne suis pas masochiste. »
Venise
à double tour est
le contraire d’un guide : l’itinéraire personnel d’un homme happé par
l’impossible. C’est beau, c’est riche.
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