jeudi 30 avril 2020

Les joies du calendrier, suite

En l’absence de toute nouveauté dans des libraires d’ailleurs fermées pour la plupart, je vous entretenais la semaine dernière des bouleversements survenus dans le calendrier des parutions. Ce jour-là, je n’avais pas encore commencé à remodeler celui que vous trouvez en bas de cette page. Tout ce qui était annoncé entre le 20 mars et le 19 mai, c’est-à-dire pendant deux mois pleins, avait perdu toute signification.
Aujourd’hui, ça va mieux. Un peu mieux, seulement. Tous les éditeurs n’ont pas encore communiqué les changements de dates pour leurs mises en vente, ceux qui l’ont fait ont, volontairement ou non, « oublié » de préciser ce que deviendraient des titres qui avaient été prévus à une certaine époque, celle d’avant le covid-19, et ces absences m’ont parfois surpris.
Par exemple, où étaient passés, au Seuil, les ouvrages de Maryse Wolinski (date annoncée : le 7 mai), de José Saramago (9 avril) et de Maurice Olender (20 mai) ? J’ai posé la question, la réponse est venue : ils sortiront respectivement le 3 septembre, fin octobre et le 17 septembre. Rien n’est perdu pour eux.
Il n’en ira pas de même, semble-t-il, pour les premiers romans qui auraient pu, chez Gallimard, essayer de trouver leur place dans la prochaine rentrée littéraire. Une rumeur persistante, dont on finira bien par savoir si elle correspond à la réalité, les renvoie à plus tard, ou à jamais. Aucun premier roman (je conserve le conditionnel pour l’instant) ne paraîtrait donc en août sous la couverture blanche ornée d’un triple liseré.
Actes Sud, c’est tout à l’honneur de la maison arlésienne (non, je ne joue pas sur les mots), présente sa rentrée en expliquant comment elle s’est construite en raison des circonstances. Il y aura quatre romans qui avaient été programmés pour ce moment fort de la vie littéraire (et économique du livre). Et trois autres titres qui auraient dû paraître le 22 avril (La part du Sarrasin, de Magyd Cherfi) ou le 1er avril (Le petit polémiste, d’Ilan Duran Cohen, et Le Bon, la Brute et le Renard, de Christian Garcin).
Bertrand Py conclut sa présentation ainsi : « Je souhaite remercier ici les auteurs d’Actes Sud initialement prévus pour ce programme d’août, dont les textes étaient prêts – et qui ont bien voulu s’effacer, céder leur place, pour ne pas faire nombre. Nous reparlerons d’eux en 2021. Cette rentrée 4 + 3 ne sera pas la leur – mais d’une certaine manière elle leur est dédiée. »
Pas sûr que cela les consolera, mais c’est une autre histoire, à moins que ce soit le début d’une histoire sans fin…
Du coup, la rentrée, dont tout le monde, y compris les éditeurs eux-mêmes, s’accorde à dire qu’elle devrait être resserrée en nombre de titres, risque de ne pas l’être tant que cela !

vendredi 24 avril 2020

Les joies du calendrier


Le 26 février, Joël Dicker donnait en un tweet l'information que ses lectrices et lecteurs attendaient avec une certaine impatience.


Le 16 mars, c'était une tout autre chanson...


Et, enfin, la délivrance...

Il est loin d'être le seul, parmi les auteurs attendus depuis quelque temps dans les listes de meilleures ventes, à avoir dû patienter. Je ne vais pas vous faire la liste, mais quelques noms quand même, pour fixer les idées: Alexandre Jardin, Bernard Minier, Olivia Ruiz, l'inévitable Guillaume Musso... (Si quelqu'un a des nouvelles de Marc Levy... A-t-il profité des circonstances pour prendre une année sabbatique? Bien, bien...)
Il y a pire: les auteurs qu'on n'attend pas dans les listes des meilleures ventes mais qui comptent pour dix, cent, mille lectrices et lecteurs. On en parle forcément moins, et encore moins des livres théoriquement sortis à la mi-mars, confinés avant même d'avoir été posés sur les tables des librairies fermées entre-temps.
Depuis un gros mois, les éditeurs ont commencé à revoir leur copie - entendez leur programme. Prématurément pour certains, dont le calendrier ressemble désormais à un brouillon de Proust, paperolles comprises.
Les plus attentifs d'entre vous savent que j'intègre, au bas de cette page, un agenda des parutions. Oubliez-le pour quelques semaines encore, il ne correspond plus à rien - même si, parfois, les versions numériques sont sorties à la date prévue, le papier étant reporté à plus tard.
Et dire que nous sommes à un moment de l'année où la rentrée littéraire est, en principe, presque bouclée... Des parutions qui étaient prévues dans les carnets secrets des éditeurs en ont soudainement disparu, des romancières et des romanciers sont, encore bien plus que nous, dans le brouillard.
En attendant, comme personne n'a lu tout ce qui était paru depuis janvier, il ne manque pas vraiment de nourriture - sans rien dire des conseils (que je ne suis pas) pour supporter le confinement (je ne le suis pas, confiné) grâce à des ouvrages adaptés au contexte ou, au contraire, bien faits pour ouvrir un horizon trop bas.
Et puis, quand les nouveautés reviendront, on appréciera les retrouvailles avec l'actualité. Il n'y manquera, pour les lectures de livres imprimés, que l'odeur de l'encre fraîche - car elle aura eu le temps de se dissiper.

jeudi 23 avril 2020

Catherine Paysan, un quart d’heure de célébrité et des livres

Catherine Paysan vient de mourir à 93 ans et beaucoup ne retiendront d’elle qu’un célèbre numéro d’Apostrophes au cours duquel Charles Bukowski, éméché, émoustillé par l’abus de vin blanc et les genoux de Catherine Paysan, tenait absolument à tâter la rondeur de ceux-ci avec les paumes de ses mains baladeuses. C’était en 1978, Catherine Paysan venait de publier Le clown de la rue Montorgueil chez Denoël – et Bukowski, on ne veut pas savoir de quel ouvrage il était venu ne pas parler.
Il suffit de cela dans une vie, même à une époque où on ne parlait ni de réseaux sociaux ni de buzz, pour faire passer à l’arrière-plan une œuvre solide et honnête, une vingtaine de livres dont certains ont enchanté mes jeunes années de lecteur : Nous les Sanchez (1961, non, je ne l’ai pas découvert à sa parution, j’étais trop jeune), Les Feux de la Chandeleur (1966), Le Nègre de Sables (1968) ou L’Empire du taureau (1974).
Quand je l’ai rencontrée, en 1992, nous n’avons d’ailleurs pas parlé de Bukowski mais de son nouveau livre, La route vers la fiancée (Albin Michel).

On n’attendait pas Catherine Paysan au détour de l’histoire lointaine du sixième siècle, une époque où les romanciers ne se bousculent guère parce qu’elle est peu connue – « moins mal connue qu’on le pense généralement », dit cependant Catherine Paysan. « J’ai lu beaucoup de choses qui avaient été publiées par des historiens. »
Mais l’intérêt de La route vers la fiancée est d’être un roman, précisément, ce qui a même des avantages sur le plan historique : « J’ai réinventé les mentalités. » La liberté de l’écrivain reste en effet considérable quand il situe son récit loin de nous. Il n’empêche que Catherine Paysan, bien qu’elle aborde pour la première fois le roman historique à proprement parler, n’a pas l’impression d’avoir écrit un livre très différent de ses précédents : « Ça s’inclut chez moi dans une préoccupation constante qui est de traiter du choc des cultures, de l’arrivée de marginaux qui réclament leur implantation tout en revendiquant leur identité. Je suis persuadée que nous sommes bâtis comme des terrains, que nous sommes la conséquence de sédiments accumulés. Nous sommes tous métissés, par force ou par volonté ! »
La route vers la fiancée est le chemin que suit un guerrier franc vers l’Aquitaine, avec une ferveur traduite dans un lyrisme échevelé qui emporte comme un long poème en prose. Mais ce poème, auquel Catherine Paysan a travaillé quatre ans, raconte une histoire, écriture et sujet fondus en un seul élan.
« On ne fait rien sans langage. Ou on réussit, par l’écriture, à donner du relief à ce qui pourrait ne pas en avoir, ou on n’y parvient pas. Je voulais donner une couleur à tout cela. Il faut que je sois en accord avec ma propre musique. Mais ce lyrisme-là n’est pas très parisien… »
En effet, il y a trop de chair, trop de gourmandise ici pour les amateurs d’une littérature plus tenue – mais il n’est pas interdit d’aimer des couleurs très différentes dans le roman, un genre ouvert à toutes les influences.
Catherine Paysan ressemble à son livre. Elle dit d’ailleurs : « Je suis très entière. C’est à prendre ou à laisser. » Et elle ne répond pas quand on lui demande où elle habite – parce qu’on se disait qu’elle n’habite probablement pas Paris. « Le problème n’est pas de savoir où j’habite, le problème, c’est moi. J’ai toujours aimé l’incantation. Dans ma famille, on parlait beaucoup. Ma mère était une conteuse et mon père avait le sens de la prosodie. » Alors, on se souvient de Catherine Paysan poussant la chansonnette, et, en l’écoutant parler, on se dit qu’elle chante encore quand elle s’explique, et que ce chant est le même que celui de son livre.
Entière, oui, décidément. Et sachant ce qu’elle veut jusque dans son travail littéraire. « Je suis quelqu’un qui a des intentions », affirme-t-elle avec force, et on n’a aucune peine à la croire : non, rien de ce qu’elle dit dans La route vers la fiancée n’est étranger à ce qu’elle a voulu réaliser : faire l’honneur à des gens qui ne sont rien de vivre un amour comme Tristan et Iseult.

jeudi 16 avril 2020

Luis Sepúlveda lisait des romans d'amour...


Un festival littéraire au Portugal, en février, alors qu’il était peu question de confinement et de distanciation sociale, a été la malheureuse occasion, pour Luis Sepúlveda, d’être contaminé par la sale petite bête qui se répandait et a, depuis, changé nos vies. Elle lui a enlevé la sienne, à 70 ans. Retour sur quelques lectures de ses livres, en commençant par celui qui l’a rendu célèbre.

Photo Elena Torre

Le vieux qui lisait des romans d’amour (1992)
Il est rare qu’un livre s’impose avec une telle évidence : on l’ouvre, on en commence la lecture, et, très vite, après quelques pages, il nous accompagne davantage que nous accompagnons le récit. Il en va ainsi avec le roman de Luis Sepúlveda, un Chilien dont aucun texte, à notre connaissance, n’avait été jusqu’à présent traduit en français : Le vieux qui lisait des romans d’amour est à la fois une histoire qui se lit au premier degré et une fable à plusieurs niveaux de signification, l’un d’entre eux étant, d’une certaine manière, apporté par une émouvante dédicace ajoutée sous le choc d’un événement. Chico Mendes, grand défenseur de l’Amazonie, abattu par ceux qui trouvent leurs intérêt dans la destruction de cette partie du monde, était un ami de Luis Sepúlveda, et de trouver son nom avant de découvrir les premières lignes du roman les colore évidemment d’une lumière singulière.
Car, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer bien que d’autres entrées en matière seraient tout aussi justifiées, Le vieux qui lisait des romans d’amour a pour cadre cette forêt amazonienne dont il est si difficile de comprendre la vie. Et tout, ici, est affaire de compréhension : comment se mettre au diapason des autres pour savoir comment ils vont réagir ? Les autres sont aussi bien un gros chat sauvage et sanguinaire qui tue des hommes pour se venger, qu’un maire imbécile pour qui les Indiens ont, de toute manière, toujours tort.
Une seule personne comprend tout : Antonio José Bolivar Proano. Et pourquoi a-t-il cette science que personne ne peut lui contester ? Parce qu’il lit des romans d’amour – là, d’accord, c’est notre interprétation, un peu limitatrice par rapport à la réalité, mais elle repose sur quelques coïncidences troublantes.
Le fil du récit étant constitué par la chasse à l’ocelot tueur – une ocelote, en réalité – c’est la logique de celui-ci qu’il faut tenter de démonter. Et Antonio, grâce aux romans d’amour, possède la clef qui ouvre toutes les portes. Il sait, lui, que cette femelle souffre parce qu’on lui a tué ses petits. Il a appris, en vivant chez les Indiens, que la mort appartenait à la vie et qu’une sorte de balance les équilibrait : « Depuis quelque temps, il se demandait pourquoi toutes ces victimes le laissaient indifférent. C’était probablement sa vie passée chez les Shuars qui lui faisait voir ces morts comme un acte de justice. Un acte sanglant, mais inéluctable, œil pour œil. Ce fauve, le gringo lui avait assassiné ses petits et peut-être aussi son mâle. D’un autre côté, sa conduite laissait penser qu’en s’approchant comme elle l’avait fait la nuit précédente et, avant, pour tuer Placencio et Miranda, elle cherchait la mort. »
Voilà le secret, et Antonio José Bolivar le trouve dans les romans d’amour : la femme à qui on a pris ce qui faisait la valeur de son existence hurle à la mort, celle des autres d’abord, la sienne ensuite. Et il y aura, dans l’exécution qu’il s’apprête à organiser, sans doute quelque chose d’une démarche protectrice pour les autres hommes et pour lui-même, mais surtout un acte motivé par la pitié, parce qu’il croit qu’en effet l’ocelote demande, implore la mort, et, en revanche, absolument rien de l’appétit que lui suppose le maire pour la récompense promise.
Tout est simple et tout est compliqué. Les ressorts les plus élémentaires des sentiments les plus profonds sont ceux qui font naître les réactions apparemment les plus incohérentes. Mais Luis Sepúlveda a placé sur les événements une grille parfaite, à la fois transparente et très explicative. Rien ne nous échappera plus dorénavant, comme plus rien n’échappe à Antonio José Bolivar qui, à la fin du récit, reprend la direction de sa cabane et de ses romans qui parlaient d’amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes.
Le livre est bref. Mais on ne l’épuise pas, loin de là, en tentant d’en déterminer les lignes de force. Dans les marges, il est aussi riche de notations sur des personnages hauts en couleurs et sur de petits détails qui dessinent, ensemble, un tableau qui est, pour nous, aussi exotique que familier. L’exotisme tient évidemment au cadre. Les aspects familiers, eux, naissent du talent qu’a Luis Sepúlveda à nous faire entrer dans le cadre.
Pour imposer ce roman, il a fallu un concours inhabituel de circonstances très favorables. Un traducteur qui s’appelle François Maspero, un puis deux prix littéraires en France, une curiosité qui fait boule de neige, et tout cela ne serait encore rien sans la qualité d’un roman qui devrait, cet été, procurer quelques belles heures à bien des lecteurs.

Le monde du bout du monde (1993)
Ce fut, l’an dernier, le best-seller le plus inattendu de l’été : chez un petit éditeur (Métailié), d’un écrivain chilien inconnu, un roman bref mais magique recueillait successivement le prix du roman d’évasion, le prix France Culture (deux récompenses qu’on aurait pu croire inconciliables) et la faveur d’un immense public : 79 000 exemplaires vendus jusqu’à la fin de novembre, et cela a continué ensuite. Le vieux qui lisait des romans d’amour a ainsi fait connaître le nom du romancier et journaliste Luis Sepúlveda, Chilien installé à Hambourg.
Il arrive que ce genre de (bonne) surprise n’ait pas de suites : certains écrivains sont les auteurs d’un seul livre, ou au moins d’un seul bon livre, dans lequel ils mettent tout de leur expérience d’homme et de créateur. Le livre sort, il a du succès (ou pas, quelquefois), et puis on n’entend plus jamais parler de l’auteur.
Ce ne sera pas le cas, on peut déjà le dire, de Luis Sepúlveda : Le monde du bout du monde, déjà bien accueilli en librairie (où il vient d’arriver) par les lecteurs de son roman précédent, mérite mieux qu’un statut de suite de l’épisode précédent. Il s’agit à nouveau d’un ouvrage fort, totalement indépendant de l’univers du Vieux qui lisait des romans d’amour et cependant lié à lui par la puissance d’un imaginaire nourri par la réalité.
Le narrateur du deuxième roman traduit en français de Luis Sepúlveda est journaliste à Hambourg et il vient du Chili. Tiens, tiens… Faut-il reconnaître l’auteur lui-même sous ce masque (bien peu couvrant) ? Sans doute. Mais l’attribution des rôles à telle ou telle personne n’est pas la préoccupation principale d’un lecteur qui s’attend à se faire raconter une histoire.
Celle-ci se déroule en deux temps. Elle est, d’abord, celle d’un adolescent chilien qui avait lu Moby Dick et qui s’était engagé, à un âge inhabituel, dans la quête des véritables décors de ce roman, avec des baleines et des pêcheurs, sur des bateaux qui croisent en effet dans Le monde du bout du monde, quelque part du côté du cap Horn. Il s’agit d’une authentique initiation : la vie sur un bateau n’est évidemment pas celle qu’on peut mener à terre, et elle prépare à un avenir réservant quelques surprises.
Ainsi, quand notre personnage principal est, à Hambourg, occupé à travailler sur les mouvements curieux de quelques bateaux qui vont parfois jusqu’à se dédoubler, une information venue du Chili réveille chez lui des souvenirs lointains et cependant bien ancrés dans sa propre histoire…
Greenpeace est passé par là, ainsi que les bateaux-usines qui aspirent la mer pour en tirer toutes les productions industrielles possibles. Les deux visions des richesses maritimes étant, faut-il le dire, totalement incompatibles… Et le journaliste en question, qui s’intéresse de près à la protection de l’environnement, mais davantage pour des raisons sentimentales que rationnelles – le roman aurait mal supporté, sans doute, une argumentation scientifique –, n’écoute que son cœur quand il saute dans un avion pour repartir vers le pays de sa jeunesse : « Je pensais qu’après vingt-quatre ans d’absence je revenais au monde du bout du monde. »
Ce roman fascine par bien des aspects. Le moindre n’est pas la situation géographique de son décor. Mais il faut y ajouter d’autres éléments, bien sûr, où intervient à nouveau la magie de la narration telle qu’on la trouvait dans Le vieux qui lisait des romans d’amour. Il y a, dans Le monde du bout du monde, de quoi bâtir une légende, un de ces récits qui s’inscrivent dans le cœur des hommes et ne peuvent plus en être arrachés ensuite. Le roman n’a pas, évidemment, la dimension de Moby Dick, référence absolue sur laquelle il repose, mais il en a quand même une partie de la force. C’est déjà beaucoup.
On peut prendre Le Monde du bout du monde par bien des aspects : c’est un ouvrage de propagande en faveur de Greenpeace, c’est un pamphlet dénonçant les pirates de la mer, c’est l’itinéraire singulier d’un homme, c’est une magnifique description de marins, c’est un hymne à certains paysages et à certaines espèces vivantes – menacées. C’est encore beaucoup d’autres choses, à commencer par un moment de plaisir dont on regrette qu’il ne dure pas davantage – mais toutes ces histoires, rassemblées autour d’un seul fil conducteur aussi solide qu’une ligne de pêche au gros, tiennent en 120 pages, et c’est extraordinaire.

Un nom de torero (1994)
Devenu, en quelques livres, un des auteurs sud-américains les plus cosmopolites, le Chilien Luis Sepúlveda utilise d’abondance ses propres errances pour nourrir ses fictions. Voici donc, entre la pointe extrême de l’Amérique du Sud et une ville de Berlin qui vient de voir disparaître le Mur de la honte, la confrontation livrant deux hommes à eux-mêmes : Juan Belmonte est un ancien guérillero, et Frank Galinsky a travaillé pour les services spéciaux de la RDA.
D’une certaine manière, leur histoire est derrière eux, et s’inscrit dans les pages tournées de l’Histoire. Il leur reste à retrouver des raisons d’être, et peut-être ne peuvent-ils y parvenir qu’en se reposant sur ce qu’a été leur vie, ainsi que sur la personnalité d’une femme, Veronica.
On se demandera, jusqu’au bout, si l’opposition entre les deux hommes est constructive ou destructrice. Et, une fois encore, dans ce troisième roman traduit en français (après la découverte du Vieux qui lisait des romans d’amour et la confirmation du Monde du bout du monde), Sepúlveda nous offre un moment de bonheur.

L’ombre de ce que nous avons été (2010)
Le nouveau roman de Luis Sepúlveda est dédié « A mes camarades, ces hommes et ces femmes qui sont tombés, se sont relevés, ont soigné leurs blessures, conservé leurs rires, sauvé la joie et continué à marcher. » Une explication s’impose avant d’en arriver au texte. Quand Salvador Allende devient président du Chili en novembre 1970, il incarne l’espoir d’une gauche à laquelle appartient Luis Sepúlveda, 21 ans à ce moment. Militant aux Jeunesses communistes, il est, comme beaucoup d’autres, arrêté après le coup d’État du 11 septembre 1973 qui place Augusto Pinochet au pouvoir. Emprisonné, condamné à vingt-huit ans de prison, Sepúlveda est libéré en 1977 mais contraint de s’exiler. La démocratie ne reviendra dans son pays qu’en 1990, mais Pinochet y restera encore huit ans commandant en chef de l’armée.
Cette petite piqûre de rappel permettra de mieux comprendre le propos de l’écrivain dans un ouvrage certes de fiction mais hanté par L’ombre de ce que nous avons été. De ce que Sepúlveda et d’autres ont été, avant et après cette année 1973 qui a tout changé. Comment ils ont « continué à marcher »… C’est, d’une certaine manière, leur histoire qu’il raconte.
Dans un hangar dont le toit résonne sous la pluie qui arrose Santiago, Lucho Arancibia fait des mots croisés en attendant Cacho Salinas. Celui-ci a été chargé d’acheter des poulets. Lolo Garmendia est en retard. Quand ils sont réunis tous les trois, en comploteurs, ils peuvent évoquer leur passé, l’exil qui les a transformés et leur seul projet d’avenir : attaquer une banque, qui n’est d’ailleurs pas une banque. Un quatrième homme, le spécialiste, doit se joindre à eux. Mais Pedro Nolasco González, dit Pedrito, ne viendra pas. Le geste de colère de Concha, qui a jeté par la fenêtre, et sur sa tête alors qu’il passait sous la fenêtre, un vieux tourne-disque, lui a été fatal. Un accident. Une malencontreuse coïncidence. Puis la décision irréfléchie de Coco Aravena, le compagnon de Concha : il téléphone au numéro trouvé sur le cadavre, va au rendez-vous. Le voici en compagnie des trois autres personnages. Ils ne lui sont pas tout à fait inconnus. Les hasards de l’existence avaient déjà provoqué une rencontre, dont le souvenir est assez désagréable. Une autre hasard, une autre rencontre, et voici qu’émerge, derrière un mur d’un bar topless, une fortune autrefois mal acquise dont il est temps de faire un meilleur usage.
Le récit chemine comme l’histoire d’un cambriolage moral. Les préparatifs sont minutieux, et décrits avec précision. Ils sont cependant moins importants que la raison pour laquelle cet argent a autrefois été caché. L’explication ne viendra qu’avec la découverte d’une lettre laissée là par Pedrito. Elle vaut son pesant de révélations sur la manière dont un anarchiste peut, même mort, travailler avec la police.
La police, car il s’agit aussi, vaguement, d’une enquête policière – d’abord autour du cadavre de Pedrito, puis des raisons de sa présence –, est représentée par un couple exemplaire. L’inspecteur Crespo, proche de la retraite, avait de la sympathie pour Pedrito et les affaires dans lesquelles il avait trempé autrefois, avec sa morale rigoureuse d’anarchiste. Il est accompagné par une jeune adjointe, Adelita Bobadilla, « toute fière d’appartenir à la première promotion de policiers aux mains propres, ceux qui en 1973 n’étaient pas encore nés ou étaient trop petits pour pratiquer la torture ou s’allier aux narcotrafiquants ». Elle est moins encline que son chef à enfreindre les règles du service, mais se laissera aisément convaincre du sens réel de cette enquête particulière.
Il y a ici quelque chose d’un bon tour joué à la société telle qu’elle a fonctionné, qu’on l’a laissée fonctionner, quand on ne l’encourageait pas, pendant les années de dictature. Dans le cambriolage moral, c’est le mot « moral » qui compte. Luis Sepúlveda est le justicier même pas masqué qui rappelle à propos la valeur des idées et combien il peut être essentiel d’y rester fidèle.

Dernières nouvelles du Sud (avec Daniel Mordzinski, 2012)
La fin d’un monde : c’est là où Luis Sepúlveda et Daniel Mordzinski se sont rendus en 1996, sans autre but que d’aller vers le sud, en direction du Cap Horn, c’est-à-dire la fin des terres. Ils ont fait des rencontres étonnantes, avec des personnes qui étaient les dernières à vivre comme elles le faisaient et qui témoignaient d’un monde en voie de disparition. Dernières nouvelles du Sud est donc un « inventaire des pertes », le récit par le texte et la photographie de ce qui, aujourd’hui déjà, n’est plus là – et qu’il était donc temps de saisir. Entre le moment où les deux amis ont effectué le voyage et celui où le livre est devenu ceci, « le temps, la violence des bouleversements économiques et la voracité des vainqueurs en ont fait un recueil de nouvelles posthumes ».
Les histoires et les images cueillies au bord du chemin sont formidables. On n’oubliera pas l’homme qui marche sur la route, à la recherche d’un violon – en fait, du bois dont il fera un violon, car il est luthier. Ni l’arrière-arrière-petit-fils de Davy Crockett. Ni le Patagonia Express, train réservé à quelques-uns, comme de grands territoires annexés par la richesse des hommes. On n’oubliera pas non plus qu’en Patagonie, « l’histoire est un genre narratif qui ne prend pas la peine de respecter la rigueur chronologique ou l’objectivité. »
Mais quel besoin d’objectivité ? Tout est vrai, puisque c’est là.

Ingrédients pour une vie de passions formidables (2014)
Luis Sepúlveda n’est pas seulement un romancier talentueux. Il est aussi un intellectuel engagé dans les débats de son temps, au départ du Chili dont il a vécu les heures sombres, jusqu’aux conséquences tragiques de la mondialisation quand le pouvoir politique se soumet au pouvoir économique. Ces textes disparates sont reliés par une attention extrême à l’autre, à l’humain. Il n’oublie donc pas de célébrer des valeurs familiales et solidaires.
Précisément, comment ça va, côté famille ? Pas mal pour Sepúlveda, mieux qu’à certaines époques où il était très absent. D’ailleurs, il est chargé des grillades quand tout le monde se retrouve. Un signe, non ? Parmi d’autres : en rassemblant des textes épars sur les sujets les plus divers, on comprend comment les domaines privé et public se sont, chez l’écrivain, opposés avant de se réconcilier. Une forme de sagesse sans renoncer aux valeurs fondamentales.

L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines (2015)
Avec Salvador Allende comme pivot chronologique, avant et après son accession au pouvoir, des jeunes gens forcément révolutionnaires ne se contentent pas de rêver d’un autre Chili. Le monde est leur terrain de jeux intellectuels, et tant pis, ou tant mieux, si des besoins plus terre-à-terre prennent parfois le pas sur l’idéologie. Une petite dizaine de nouvelles décrivent des situations drôles, tragiques, tout ce qui constitue les coulisses d’un engagement total.

vendredi 10 avril 2020

Le Journal des Goncourt en éphéméride, peut-être...

Non, il n'y a pas de laisser-aller (ni même d'ailleurs de confinement, pour l'instant, là où je vis). Au contraire, un trop-plein de centres d'intérêt qui se bousculent dans des journées bien remplies. Parmi les activités réjouissantes auxquelles je me livre pour l'instant, la lecture de deux biographies des frères Goncourt, parues à quelques semaines d'intervalle, m'a poussé vers le Journal que je m'étais toujours promis de lire et dans lequel je n'avais fait que de brefs sondages. Cette fois, j'y suis en plein (en pleins et en déliés, aussi), avec l'idée d'en faire quelque chose que vous verrez surgir, si tout va bien, dans peu de temps.
Et, puisque nous sommes le 10 avril, je vous lâche non pas le morceau mais un morceau de ce Journal, pour la même date - en 1883.


En clair, voici ce que ça donne.
Le nez de Zola est un nez très particulier, c’est un nez qui interroge, qui approuve, qui condamne, un nez qui est gai, un nez qui est triste, un nez dans lequel réside la physionomie de son maître ; un vrai nez de chien de chasse, dont les impressions, les sensations, les appétences divisent le bout, en deux petits lobes, qu’on dirait, par moments, frétillants. Aujourd’hui, il ne frétille pas ce bout de nez, et répète ce que la voix morne du romancier formule sur le ton de : « Frère, il faut mourir », à propos de la vente de nos livres futurs : « Les grandes ventes… nos grandes ventes sont finies ! »

samedi 4 avril 2020

Marcel Moreau, la folie du Verbe


Il faut bien que même les meilleurs s’en aillent, ce qui ne donne pas envie pour autant de leur pardonner – plutôt de gueuler sur une saloperie de coronavirus qui s’en prend à un écrivain de 86 ans aux défenses forcément affaiblies…
Marcel Moreau est mort et je porte en moi une tristesse qui bouillonne comme la lave de ses phrases. Il fut un compagnon fidèle, moins parce que nous nous voyions, plus amicalement que professionnellement, de loin en loin qu’en raison de la présence permanente de son écriture.
Lire les livres de Marcel Moreau, aujourd’hui comme hier, c’est traverser la folie, les obsessions, les gouffres. Et en sortir.


J’emprunte au film de Stefan Thibeau (qui, je l’espère, ne m’en tiendra pas rigueur), Marcel Moreau : se dépasser pour s’atteindre, la photo qui illustre cet au revoir ému – mais on se retrouvera, Marcel, chaque fois que je rouvrirai un de tes livres !

Amours à en mourir et Opéra gouffre (1989)
L’écriture de Marcel Moreau est excès. Elle fait plus que frôler les abîmes, elle s’y engouffre avec l’avidité de celui qui veut les connaître pour mieux les affronter, pour avoir une chance d’en sortir non sans blessures mais au moins vivant. C’est ce qui rapproche Marcel Moreau de Stéphane Mandelbaum dont les initiales sont reprises en sous-titre d’Opéra gouffre (ou S.M. assassiné) et qui est aussi coauteur, avec son frère Arié, du livre qui se trouve ainsi ponctué de dessins emplis d’une violence désespérée.
Parlant de Mandelbaum, Moreau parle bien évidemment de lui-même, de sa lutte contre le rationnel, de la manière dont il est « malade du sens du mot », du lourd tremblement qui le prend à la racine de la langue et écartèle le style.
Amours à en mourir remet en scène le personnage de la « Folfemme », autre axe de l’imaginaire de Marcel Moreau. Et qui est à l’origine des mêmes bouleversements intérieurs, d’une émotion qui bouscule les convenances pour se faire entendre.
Avec ces deux petits livres, Marcel Moreau se montre tel qu’en lui-même. S’expose aussi, bien entendu, à tous les lecteurs bien-pensants pour qui l’excès est synonyme de mauvais goût. Alors qu’il est ici recherche de la vérité, de sa vérité.

Mille voix rauques (1989)
Ecrivain de l’excès, Marcel Moreau éprouve de temps à autre le besoin de faire le point dans sa démarche. Ces livres où il mesure le parcours accompli, et celui qui lui reste à faire, sont parmi ses plus attachants. La Pensée mongole ou Discours contre les entraves appelaient peut-être Mille voix rauques, des voix qu’on peut entendre maintenant dans un ouvrage qui semble faire charnière dans l’œuvre de Marcel Moreau.
« Ce texte est le lieu de la violence qui me reste, et de la tristesse qui me vient. » L’auteur du Chant des paroxysmes aurait-il usé sa rage ? Serait-il fatigué de hurler en solitaire ? La question qui vient naturellement après la première phrase ne se pose pas très longtemps : Marcel Moreau est toujours un fou de mots, un enragé du Verbe, supérieur pour lui à la spiritualité en Dieu. Et sa manière de nous le faire comprendre n’a rien de théorique. Pas d’essai compassé sur soi-même ! Pas de nostalgie ! Pas de regrets ! Quand Marcel Moreau se retourne sur son passé, et qu’il dit : « Tout est bien », c’est avec la démesure des passions les plus folles.
Peut-être, quand même, à force d’avoir exprimé ses colères et ses joies, Marcel Moreau en est-il arrivé maintenant à une sorte de sérénité. « Je ne serai plus le même. Vous serez différents. Sourions-nous. » A la recherche du bonheur, il sait maintenant où il se trouve. En effet, quelque chose a changé. Mais ce livre-ci ne fait que l’annoncer. C’est en cela qu’il constitue une charnière : « Ce livre est au commencement de la fin de mes livres. La suite pourrait être le silence ou, plus probablement, un sursaut convulsif provoquant de nouvelles orgies verbales. » Il n’est possible d’émettre que des hypothèses à ce sujet, dans l’attente des événements…
Auparavant, nous aurons eu le temps de nous laisser imprégner par la richesse de Mille voix rauques dont l’écriture très physique fait une petite place au sport, que Marcel Moreau ne pratique plus, mais dont il continue à admirer la tumultueuse beauté, notamment celle du rugby, cette fête sensuelle et heurtée. On placera en parallèle, parce qu’elle parle au fond de la même chose, la « Lettre de l’esprit au corps » qui constitue un chapitre dans lequel le délire est invoqué contre la décrépitude et la mort, dans un chant qui n’est pas désespéré, bien au contraire.
Quoi qu’il en dise parfois – et même dans cet ouvrage – Marcel Moreau n’a rien perdu de son tempérament. Il a toujours en lui de quoi vociférer. Ses gouffres restent ouverts sur un grand appétit d’exister par les mots. Et si son retour chez son premier éditeur (où il n’avait plus publié depuis sept ans) semble fermer une boucle, elle n’est ni la première ni la dernière…

Neung conscience fiction (1990)
Derrière ce nom imprononçable : Neung, sorte de cri sauvage, se cache – ou plutôt se montre – la dernière folie salutaire de Marcel Moreau. A son vingt-cinquième livre, l’auteur de Quintes (qui inaugura sa bibliographie en 1963) conquiert encore un pan de liberté dans un roman apocalyptique où le grand remue-méninges de la vie se traduit en extraordinaires convulsions.
Neung a été envoyé par son père – soucieux d’écrire « un livre de conscience fiction » avant de mourir – en Oxydem, un étrange pays où la langue se réduit de plus en plus en sons informes parce que les sujets de Tronikescu sont saisis « d’an-thro-pophobie, d’illitérature, de futurescence, mais aussi de frik ».
Pour sa survie, Neung se réfugie dans la Maison des Mots, occupée autrefois par son arrière-grammaire, où il va se livrer à des pratiques peu compatibles avec la moralité de l’endroit.
Une transformation physique désigne Neung comme un cas étrange : une excroissance érectile a poussé sur sa tête – c’est Jules, né du Vwortch. Et, avec ce deuxième phallus, il va s’employer à enschlouguer quelques Oxydèques, à les violer dans leur cerveau pour les débarrasser de leur Quancer. Sombre furie d’érotisme et de mort que la sienne !
Cette fable cruelle semble celle d’un homme qui, inquiet de voir notre société de plus en plus aseptisée, en appelle à la résistance. On ne peut le laisser seul…

Noces de mort (1993)
Marcel Moreau n’en finit pas de revenir en Belgique où il est de plus en plus fêté à sa juste valeur. Le vociférateur ne s’est pas calmé pour autant, comme le prouve son dernier récit publié, Noces de mort. Peut-être, simplement, l’écoute-t-on mieux, tant des écrivains comme lui nous deviennent de plus en plus indispensables au fur et à mesure que le commerce du livre, aseptisé, s’assimile à du marketing…
Le prix Plisnier en 1971, le prix Canada-Communauté française Wallonie-Bruxelles en 1977, le prix Malpertuis en 1979, le prix de la Ville de Mons en 1983, le prix Maeterlinck l’année dernière, et maintenant le prix Achille Béchet, premier du nom (doté de 200 000 francs belges), créé par la province de Hainaut en hommage à un des grands animateurs de sa vie culturelle, mort l’an dernier… La liste s’allonge, et tant mieux, puisque c’est en outre chaque fois l’occasion de revoir chez nous, chez lui, celui qui partit en hurlant et qui revient sans avoir rien abandonné de son déchirement intérieur. Il a même souvent fait un peu peur, y compris à ceux qui avaient l’occasion de lui offrir l’une ou l’autre récompense. Cette fois, pour ce prix biennal de consécration sans candidature destiné à un créateur, quelle que soit sa discipline, il est apparu comme un des artistes hennuyers (ou ayant un rapport avec cette province) les plus dignes de le recevoir.
Prix de consécration, disions-nous : sa bibliographie s’allonge presque chaque année de plusieurs lignes, de plusieurs volumes qui se ressemblent sans se confondre, dans une même orgie verbale qui prend racine loin à l’intérieur du corps et se déploie dans le monde comme un monstre magnifique auquel aucune frontière ne peut fermer un territoire. Une trentaine d’ouvrages déclinent ainsi cette Moreaumachie, pour reprendre le titre d’un de ses romans. Cette année, il a publié Tombeau pour les enténébrés, avec des photographies de Jean-David Moreau, et Noces de mort, récit terrible d’une fusion amoureuse si forte qu’elle ne peut que se perdre dans la mort.
L’homme et la femme qui sont réunis dans une chambre n’ont plus rien à connaître de ce qui les entoure. Ils sont jeunes, elle se meurt d’un cancer, il est pourchassé par les forces de l’ordre pour l’assassinat d’un homme qu’on appelle le Chef. Leurs corps se sont trouvés, ils ne se perdront plus. D’ailleurs, ils n’ont plus rien à perdre, ils ne peuvent plus que gagner du temps dans l’ardeur amoureuse, jusqu’à peut-être rendre l’amour lui-même aussi dangereux que les autres dangers dont ils sont menacés. Et si l’amour devient mortel, il a une chance d’effacer tout le reste.
« En fait, le feu du cancer (mot qu’elle n’avait jamais prononcé) se propageait en elle, et il fallait que le feu de l’Amour fût le premier à la détruire, ô mon chéri, je t’aime, je t’aime, je t’aime. » Ce lyrisme sombre et emporté fait basculer le lecteur aussi hors du temps et partager, le temps d’une folie, cet emportement dont Marcel Moreau a fait, en écriture au moins, son pain quotidien.

Bal dans la tête (1995)
On connaît, ou on devrait connaître, l’ivresse verbale de Marcel Moreau, ses élans fulgurants qui poussent son écriture à l’incandescence, au bord de la folie. Et, disant la tentation de cette folie, il ne cesse d’en explorer consciemment les abords, près de la chute mais retenu par quelque instinct vital plus fort que la mort, mort physique ou mort symbolique qui détacherait l’esprit de sa capacité à appréhender le réel pour s’engouffrer dans un univers ne répondant plus qu’à sa propre logique – illogique aux yeux de tous. C’est pourquoi, sans doute, il arrive que les livres de Marcel Moreau – il en a publié plus de trente depuis trente ans – échappent à ceux qui en tentent l’exploration, suite à un sentiment de découragement devant quelque monstruosité incompréhensible.
Cependant, sans rompre avec la radicale intransigeance de son Discours contre les entraves, il arrive à Marcel Moreau d’ouvrir plus largement la porte à celui qui voudrait tenter de la franchir. Cette impression pourrait rouvrir le vieux débat sur le problème de la lisibilité, mais celle-ci est tellement subjective qu’il est vain d’y revenir. Disons simplement, pour faire vite, qu’un roman comme Julie ou la Dissolution, souvent cité d’ailleurs par ceux qui éprouvent quelque difficulté à aborder l’œuvre de Moreau, offre sans doute une introduction plus douce à une création en totale et volontaire rupture avec tout confort. Dans le même ordre d’idée, nous nous en voudrions de ne pas citer un titre moins connu, et qui aurait mérité au minimum un élan de curiosité plus soutenu, Issue sans issue. Ajoutons-y maintenant ce Bal dans la tête dont l’auteur nous prévient cependant, dans un bref avant-propos, qu’il a longuement hésité à le publier. Il s’en explique : « J’y voyais trop l’impudique maladie de la sous-estimation de soi, conduisant au reniement de soi. Il fut écrit à une époque où il me semblait inutile d’ajouter de la vie haïe, en tout cas suspectée, à une vie que j’avais embrassée sans compter, ne dût-elle une part de son intensité qu’à un pessimisme exacerbé. »
Osons une explication complémentaire, celle du lecteur qui a traversé les fureurs de Bal dans la tête : plus proche de la mort physique que d’une mort symbolique, le roman a pu paraître trop explicite à son auteur qui aurait été tenté de garder pour lui cette descente aux enfers. Il a eu raison de n’en rien faire : même l’enfer est éclairant quand sa visite se fait en compagnie de quelqu’un qui y croit.
Un des deux personnages principaux du nouveau roman de Marcel Moreau est peut-être l’involontaire intermédiaire entre le lecteur et l’univers de l’écrivain : écrivain lui-même, il est un auteur à succès au style policé et se plaît à faire plaisir à son public. Nous n’aurons pas d’exemple de son écriture, mais ce n’est pas nécessaire : les commentaires de son frère Serge suffisent. Serge est peintre et habite son délire pour deux. Il a, en outre, séduit la femme de son frère écrivain, et celle-ci est morte. Bloqué dans sa démarche créatrice, Serge s’est tourné vers l’écriture avec la même violence qu’il avait mise dans la peinture. Il boit trop et son comportement, influencé par celui qu’il nomme Edicius, figure imaginaire de la fin, est totalement autodestructeur. Serge livre dans ses carnets des aveux qui constituent une sorte d’autopunition terrible.
Il n’est pas interdit de voir, dans les deux frères, deux faces du même personnage, l’un finissant par dévorer l’autre et par occuper toute la place jusqu’à ce que l’auteur lui-même prenne la parole, dans une conclusion de roman qui tourne à la réflexion sur le sens même du livre, pour autant qu’il puisse avoir un sens clair : « Bal… n’est sans doute pas de cette trempe des œuvres qui survivent à l’écrivain. […] Et plus je parle de lui, de la manière dont j’en parle, plus j’ai l’obscure sensation qu’il n’est pas le livre que je crois qu’il est, et que je ne suis pas l’homme dont il est censé donner l’image. Cette ambiguïté semble sans issue. »
C’est bien parce qu’elle n’a pas d’issue qu’elle est fascinante. On était entré dans le roman avec le sentiment de suivre un chemin clairement balisé, et Moreau a annexé le terrain avec ses doutes, ses lancinantes questions auxquelles il est impossible de répondre – d’où la nécessité de les poser et de les reposer sans cesse, dans une œuvre qui est moins répétitive qu’elle n’approfondit jusqu’à l’intolérable les mêmes angoisses, les mêmes obsessions.

La compagnie des femmes (1996)
A sa manière, Marcel Moreau repose le problème de l’œuf et de la poule. Lequel est antérieur à l’autre ? Bien sûr, chez lui, ce n’est pas une question d’œuf et de poule. Mais, à force d’écrire ses livres enragés, à force de creuser toujours les mêmes thèmes passionnels, il a bien dû finir par s’interroger sur la cohabitation, chez lui, de deux obsessions fondamentales. La compagnie des femmes plonge au cœur de ce maelström sur les rives duquel plus de trente livres déjà ont échoué – sans pour autant, bien sûr, s’apparenter à des échecs.
En apparence, son nouvel ouvrage ne parle que des femmes. Et en parle avec la voix du désir. Mais toujours se mêle le mouvement de l’écriture, propre à s’approcher de la réalité telle qu’il la vit : « Que reste-t-il de l’homme ? Une femme. Disons une idée de la femme. Pas une idée. Une perception. Une respiration d’elle. Une représentation qui frémit. Un corps. Qui bouge. Qui vient, va, revient. La dernière des obsessions. Celle que le Verbe n’a pas eue. Jamais définitivement eue. Seulement par rafales. Quand j’étais trop fou de lui. Ou trop drogué. Trop esclave. Quand les mots m’étaient totalement sans Elle. Chante-corps bâillonné. »
C’est comme si les mots sans la femme n’avaient pas de raison d’être. Mais peut-être le contraire est-il tout aussi vrai. Plus on avance dans son texte, plus il devient impossible de séparer le verbe et la chair, qui sont glorifiés dans leur plus intime relation, celle qui nourrit l’un et l’autre. Sorte d’incantation vitale, La Compagnie des femmes longe souvent des gouffres, car plus on s’élève et plus la chute peut être dangereuse. Mais, cette fois, Marcel Moreau reste prudemment près de la paroi, et évite de se perdre dans l’inconnu. Encore faudrait-il tenir pour acquis que le territoire exploré, marqué ainsi par ces pages, est réellement connu. Alors qu’il est sans doute davantage senti, en une perception plus instinctive que rationnelle. Le raisonnement n’a jamais été, on le sait, à la base de l’écriture de Marcel Moreau. Il procède plutôt par longues incursions dans le domaine du sensible, de l’émotion, débordé parfois même par ce qui, en lui, agit, mais laissant faire pour aller plus loin encore.
Au ressassement qui, de livre en livre, finit par constituer une œuvre dont la cohérence n’échappe plus à personne, l’écrivain se donne sans la moindre complaisance. Il ne craint pas de fustiger ce qu’il considère parfois comme ses travers, et qui en réalité est à la source de sa création. Recréation du monde, plutôt, vu par des yeux un peu fous, de cette folie qui dit les vérités trop généralement tues, par pudeur ou par crainte de la pression sociale.
Les mots de l’amour et les mots de la mort s’enlacent. Se déversent les uns dans les autres. Ou se chevauchent, se font des enfants, fragiles sonorités, hâves. Des voix de vêpres et de nénies mêlées.
Un furieux appel d’air qui nous emporte et nous élargit l’horizon à un point qu’il était impossible d’imaginer.

« Moreau », un film de Michel Jakar (1997)
Marcel Moreau, ou le verbe halluciné. Depuis son premier livre, Quintes, paru en 1962, l’écrivain, né dans un Borinage qui a laissé des traces au fond de sa mémoire, n’en finit pas d’arpenter la langue avec une folie rageuse à peine canalisée dans des textes qui ruent dans les conventions, qu’elles soient littéraires ou sociales.
Marcel Moreau l’unique. Il n’existerait pas qu’on ne penserait même pas à l’inventer, tant son cas paraît atypique dans un monde de plus en plus aseptisé. Il est pourtant nécessaire qu’il soit toujours là à donner de la voix, à rappeler que les mots peuvent – doivent ? devraient ? – naître au plus profond de l’intérieur du corps, là où les organes vitaux coexistent avec la pensée, une Pensée mongole, pour reprendre le titre d’un de ses livres.
Michel Jakar a tenté la gageure de transposer en images cette démarche inhabituelle. Il a choisi le noir et blanc, peut-être le noir de la mine et le blanc du soleil. L’ombre et la lumière se répondent dans un jeu où les deux éléments sont indispensables à une recherche d’équilibre menée toujours au bord des gouffres.
Marcel Moreau parle relativement peu dans le film, mais on le voit beaucoup. Il est dans la rue, il rentre chez lui, il découpe de la viande, il se promène. Gestes quotidiens inscrits dans la banalité de toute existence. Mais, surtout, il écrit, il écrit. Il biffe, il rature, les hésitations coupent un élan qui renaît sans cesse, la page se couvre de lignes courtes, montantes. Les lettres se serrent les unes contre les autres, tourmentées. L’écrivain au travail est un spectacle vivant, physique – et fascinant.
Néanmoins, le film paraît un peu long. Plusieurs moments auraient gagné à une plus grande brièveté. Le réalisateur se complaît dans les belles images, comme s’il croyait nécessaire d’insister pour faire comprendre son propos – qui, d’ailleurs, n’est pas explicatif, heureusement. On se serait contenté d’une heure au lieu d’une heure vingt.
Ces longueurs sont rachetées avec bonheur par la fin du film, plus vive et même, par instants, franchement drôle.
Marcel Moreau revisionnant, une trentaine d’années après, les images d’une interview télévisée où il parlait très sérieusement de son travail, cela a un côté comique. On sent l’écrivain, aujourd’hui, plus détaché, probablement plus en accord avec lui-même. Cela lui permet de prendre les choses avec un recul ironique et le spectateur s’en réjouit franchement.
Un peu plus tard, deux personnages se croisent au bord d’un champ, tous deux occupés à déclamer des textes. L’un des deux, Jean-Pierre Verheggen, interpelle l’autre : « C’est du Moreau ! » Et chacun continue son chemin, les mots à la bouche comme des fleurs au fusil. Comme un écrivain nommé Marcel Moreau qui continue inlassablement son labourage de la langue, et qu’on peut rencontrer ce soir grâce à la télévision.

Corpus scripti (2002)
Qu’on se le dise, Marcel Moreau a quarante ans : il est né en 1963, quand paraissait Quintes, premier roman très remarqué (bien qu’oublié dans la bibliographie de son dernier ouvrage) suivi d’une quarantaine d’autres livres, jusqu’à ce Corpus scripti paru à la fin de l’année dernière et qui lui a valu le prix Wepler. Juste récompense d’un acharnement à fouailler la chair autant que le Verbe.
« Parfois, je me tâte : est-ce que je suis encore entier ? Je me suis tellement amputé. Je me souviens : je prélevais de la beauté dans mes horreurs, et du temps de souffrir sur mon temps de jouir. L’écriture, c’est féroce et merveilleux, la manière dont elle donne, que ce soit par ablations ou par excédents. »
Il n’y a jamais de tiédeur chez Marcel Moreau et Corpus scripti, qui rend compte d’une vie en écriture, est de ces textes qu’il faut aborder de front comme on entre dans une tempête, sachant qu’on risque de s’y égarer mais qu’on sera plus riche après la traversée. On y est ballotté dans tous les sens, tantôt frappé par des phrases définitives, tantôt plongé dans des questions insondables, et c’est la transe d’une vie qui résiste, sauvée par la littérature. La lecture, d’abord, le jaillissement des textes, ensuite.
Ouvert par une longue « Lettre à M’Corps », le livre revendique autant les origines boraines de Marcel Moreau que son combat – un corps à corps – mené sans discontinuer, et qui sans doute ne peut finir, dans la course éperdue contre le temps entre allégresse et désespoir.
Possédé, tel est l’écrivain de Corpus scripti dont l’œuvre constitue un ensemble d’une rare cohérence, bloc compact agité de tremblements spasmodiques traduits par les mots, qui vibrent de la même manière depuis quatre décennies – même s’il n’est pas tendre envers ses premiers textes. « Ceci n’est pas mon Corps, c’est son œuvre », écrit-il. Il faut s’y frotter, encore et encore.

Des hallalis dans les alléluias (2009)
Quand Marcel Moreau parle de l’écriture, il met une majuscule au mot « Verbe ». C’est bien le moins : Quintes, son premier roman, était un livre à ce point possédé qu’une douzaine de médecins de son Borinage natal le déclarèrent bon pour l’internement. Ce jugement, qui ne se fondait peut-être pas sur un diagnostic fiable, intervenait, il est vrai, en fin de banquet…
Toujours Marcel Moreau s’est senti en marge, en raison à la fois de ses excès et de sa discrétion. La langue n’est certainement pas pour lui un sujet de plaisanterie. Il s’y plonge physiquement, cherche le rythme – et le trouve –, lutte contre les entraves dans une saine fureur qui fait de lui un extrémiste peu susceptible d’être étiqueté dans une catégorie fréquentée par le grand public.
Chaque fois qu’il commence un livre, on croit comprendre où il veut en venir. Et on se trompe. Avec Des hallalis dans les alléluias, il semble revenir sur sa « carrière » (le mot est malheureux, mais quel autre ?), d’autant que le sous-titre, entre parenthèses, annonce un Regard sur une vie secouée de Verbe, outre ses mouvements de bascule en un abysse fait Femme. La rétrospective annoncée intéresse pourtant moins l’écrivain que le présent. Le voici qui s’en prend au lissage du vocabulaire, à travers par exemple la disparition du mot métis à propos d’Obama.
Il faut sans doute commencer la lecture à la page 277, à moins de s’être frotté déjà à quelques éructations de ce phénomène définitivement inclassable. Et découvrir, en 70 pages d’un Entretien avec la « femme » de mon dernier souffle, si j’en crois ma respiration, la traversée agitée que fut cette vie vouée à l’écriture, à la mise en forme d’une instinctivité traduite dans une cinquantaine de livres.
Il y fait le point, entre beaucoup d’autres choses, sur ses rapports avec la Belgique. Difficiles, le mot est faible, bien qu’il ait été fait citoyen d’honneur de son village natal en 1985. Il en pense ce qu’il veut : Marcel Moreau est un de nos grands écrivains.

La Violencelliste (2011)
Marcel Moreau est un écrivain radical. Radicalement détaché des modes, à l’écoute de ses pulsions verbales et physiques confondues dans un flot textuel parfois difficile à endiguer mais toujours excitant à suivre. Ou presque toujours. Pas cette fois. Pourquoi renâcle-t-on devant La Violencelliste, ce « roman » qui n’en est pas un, alors qu’on l’avait ouvert avec un a priori favorable ?
Une trop grande familiarité avec l’œuvre de Marcel Moreau pourrait être à l’origine de la déception. Quand on a le sentiment d’avoir lu plusieurs fois, sous des formes à peine différentes, la même argumentation, on finit par se lasser. Il faudrait ouvrir le livre sans rien connaître des précédents pour y trouver de la nouveauté, une écriture rompant avec l’ensemble de la production littéraire actuelle, et sentir vibrer en soi quelque chose de ce qui fait vibrer l’auteur lui-même.
En adoptant le point de vue de la première fois, le Rythme – avec la majuscule qui en fait presque un personnage et, davantage qu’un personnage, un acteur – envahit la page, crée l’espèce de transe à laquelle parvient Marcel Moreau quand le mot se fait chair, quand l’organique s’exprime. Et la beauté de certaines phrases (noyées dans une masse compacte pour qui connaît trop bien) saute aux yeux, aux oreilles, au ventre : « Une phrase, c’est parfois beau comme un vol de condors au-dessus d’une panse éviscérée, sous un soleil de plomb. » Ou, ailleurs : « Confusément, je me disais que ce n’était pas assez de rêver, encore fallait-il ajouter du désir au rêve et de la volonté au désir pour arriver à fournir un commencement de consistance à ces projections de l’esprit dans une épopée où mon corps aurait toute sa place, et plus. »
Comme le mouvement se crée en marchant, la nécessité de l’écriture est prouvée par l’écriture elle-même. Il est dommage qu’elle en soit aussi le sujet, à quelques exceptions près, d’ailleurs les meilleurs passages, notamment quand reviennent à la surface les souvenirs du correcteur de presse que fut Marcel Moreau, et comment il ne devint pas libraire pour n’avoir pas lu Le grand Meaulnes.
Voilà qui ne fait pas tout à fait un livre comme l’auteur de Quintes, Discours contre les entraves ou Corpus Scripti, quelques titres parmi tant d’autres, nous avait appris à les aimer.