La semaine dernière, j’étais assis au même endroit, dans la
cuisine de mon frère près de Paris, quand j’ai appris la mort de Dominique
Rolin. Aujourd’hui, celle de Jacqueline Harpman. Non, le printemps européen n’a
pas très bien commencé pour les écrivaines belges (ou d’origine belge, puisque
Dominique Rolin était devenue française par son mariage.)
Après ses premiers livres à la fin des années cinquante,
Jacqueline Harpman avait publié deux autres livres puis s’était interrompue
pendant vingt ans, plus préoccupée, pendant cette double décennie, de
psychanalyse que de littérature. Mais, depuis 1987, elle était revenue au roman
avec constance, comme si elle avait voulu rattraper le temps perdu ou qu’elle
avait engrangé, pendant ce temps, la matière de nombreux livres. Je conserve le
souvenir ému de nos rencontres et, davantage encore, celui de la ferveur avec
laquelle plusieurs lectrices, dans une ville de la province malgache, m’avaient
parlé de ses livres.
En voici quelques-uns, lus au fil des années.
La fille démantelée (1990)
Un long cri pour tenter de se délivrer d’une mère
encombrante même après sa mort : voilà le cinquième roman de Jacqueline
Harpman. Edmée, La fille démantelée,
ne sait trop où elle en est avec sa mère. Sinon que, dans un premier temps, c’est
bien du soulagement qu’elle éprouve. Les premiers mots, sous leur apparente
sérénité (« Reste morte, ma mère. C’est
un jour calme dans ma vie. »), sont provocants : comment une
fille peut-elle rester insensible à cette disparition ?
Il ne faudra pas très longtemps au lecteur, cependant, pour
comprendre cette attitude troublante : Rose fut, c’est vrai, une mauvaise
mère – pour simplifier. Une femme froide, autoritaire, qui mesurait chichement
son affection et le temps qu’elle consacrait aux autres. Mari, enfant, tout
cela l’intéressait moins qu’elle-même et elle apparaît, aux yeux d’Edmée qui la
raconte, comme un monstre d’égoïsme. Un personnage haïssable dont les mots ont
souvent blessé sa fille en profondeur.
Le meilleur de sa mère, elle pense l’avoir connu quand elle
était encore dans son ventre. Elle s’y trouvait si bien qu’elle a prolongé le
séjour, prenant du poids et encombrant le corps maternel qui éprouvait les
pires difficultés à évacuer encore les matières fécales. Aussi la naissance
fut-elle, pour celle qui portait l’enfant, un soulagement d’autant plus grand
que l’enfant glissa avec une facilité déconcertante. Edmée en a gardé une
sourde rancœur : « Ainsi
tournai-je selle difficile et savon glissant. » Bien éloignée, somme
toute, du statut d’être humain.
Edmée retourne dans le passé, décrit des épisodes d’avant sa
naissance, puis c’est ce moment si pénible pour elle. « J’ai peur de ma mère, j’ai peur de cet instant où je suis passée
de son ventre à ses bras. » Mais elle a commencé à écrire, elle doit
poursuivre. Elle ignore pourquoi elle éprouve ce besoin. Elle ne cherche pas
vraiment à le savoir : il lui suffit de s’asseoir pour continuer son
récit, douleur nécessaire au franchissement d’une porte qui ouvre peut-être
enfin sur la liberté de ne plus penser à Rose. L’écrire pour qu’elle meure une
deuxième fois... Mais la démarche est réellement pénible, il ne suffit pas d’arracher
le pansement d’un geste brusque. « J’ai
mal à ma mère comme on a mal au cœur », écrit-elle, et on souffre avec
elle de toutes ces années définitivement irrécupérables, face auxquelles le
seul soulagement pourrait être l’oubli.
De temps à autre surgit aussi l’image du père, qui n’arrange
rien : un personnage insignifiant que personne n’avait aimé, ni sa femme
ni sa fille, et qui n’avait d’ailleurs pas fait d’efforts pour se faire aimer,
se contentant de paraître ce qu’il rêvait d’être : un homme important.
Mais il n’avait pas les moyens de l’être vraiment et il était trop inconsistant
pour que son souvenir puisse se superposer à celui de l’autre. Sur une photographie
où il se trouve avec Rose, on ne le voit pas immédiatement : elle occupe
le centre de l’image et il se trouve, à côté d’elle, légèrement en retrait.
Dans la mémoire aussi, il occupe cette place de l’ombre et il n’en surgit que
pour prendre sa véritable dimension – réduite !
Au fur et à mesure qu’elle écrit, Edmée atteint son objectif.
« Voilà : ta tombe est
construite, ma Mère, va maintenant t’y loger. Quitte-moi. » Mais en
même temps, elle a aussi obtenu un résultat plus inattendu. Elle découvre, au
terme de son entreprise, que sa voix n’était pas seulement celle de la haine :
« Je ne le savais pas en commençant,
c’est d’amour que je parle, c’est cela qui fait si mal. » Pareil aveu,
qu’on découvre comme si le voile se levait sur, enfin, la vérité – mais quelle
vérité, sinon celle d’Edmée seule ? –, déchire et apaise dans le même
mouvement. Arrivée là, Edmée a arraché tous les pansements...
Ce sujet grave est traité gravement, mais sans la moindre
pesanteur. Psychanalyste, Jacqueline Harpman a bien dû penser à son travail en
imaginant la situation dans laquelle elle plaçait Edmée, mais jamais elle n’a
essayé de l’expliquer dans une interprétation cohérente. Le travail du deuil se
fait progressivement, sans l’aide extérieure d’une démarche qui eût pu l’alourdir.
Et c’est bien la raison pour laquelle on devient, le temps de la lecture, un
peu Edmée soi-même. Avec ses questions difficiles et, à la fin, quelque chose d’un
soulagement.
La plage d’Ostende (1991)
Si la comtesse de Ségur avait bien imaginé que les petites
filles étaient moins sages que l’imagerie populaire le laissait entendre, elle
était loin d’avoir osé ce que Jacqueline Harpman, elle, vient de faire. Il est
vrai que Jacqueline Harpman, dont le premier roman, Brève Arcadie, reçut le prix Rossel en 1959, ne s’adresse pas à un
public particulièrement jeune et qu’elle ne craint pas de transgresser les
bonnes manières. D’ailleurs, un écrivain qui, après trois romans (L’apparition des esprits avait suivi en
1960 et Les bons sauvages en 1966), s’interrompt
pendant vingt ans pour reprendre de plus belle en 1987 avec La mémoire trouble et, en 1990, La fille démantelée, est déjà un cas
particulier. Quand en outre elle aborde, comme elle le faisait dans La fille démantelée, les rapports entre
une fille et sa mère, ce ne peut être banal : c’était en effet le sentiment
de haine qu’elle explorait, délimitait, comme un territoire interdit dont elle
aurait forcé les portes avec tous les moyens de la littérature.
Et la voici, avec La plage
d’Ostende, dans un roman d’amour ! On imagine aisément qu’il ne s’agit
pas d’un roman d’amour banal, même si tous les clichés habituels du genre sont
exploités – mais ils le sont avec un singulier talent qui, déjà, suffirait à
retenir l’attention. Il suffit de lire, au début du livre, la scène de la rencontre
entre Émilienne et Léopold pour savoir qu’on se trouve ici en compagnie d’un
écrivain de haut vol. Le coup de foudre s’y trouve véritablement transcendé :
« Nous ne sommes plus très nombreux
qui aient vu Léopold Wiesbeck à vingt-cinq ans. Il brillait. C’était le soleil
sur l’eau, un diamant dans la lumière, la beauté elle-même qui me regardait
sans me voir. Je lus ma vie sur son visage. Il avait les yeux gris comme un lac
l’hiver, quand tout est glacé, les cheveux noirs et frisés, et ce teint pâle, cette
blancheur laiteuse qui n’appartiennent qu’aux héros choisis par le destin. Son
sourire me transperça, ce fut l’aurore, quand le premier rayon de soleil
traverse soudain la nuit et arrache le paysage à l’ombre. Je sortis de l’enfance.
D’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. Un
séisme bouleversa mon ventre plat de fille impubère, mon âme fut transformée,
je sentis tout mon être se rassembler et aspirer cet homme comme on se remplit
les poumons d’air. »
On le devine dans ce passage, mais c’était explicite dès la
deuxième phrase du roman : si Léopold, ce beau jeune homme dont l’avenir
de peintre s’annonce brillant, a vingt-cinq ans, Émilienne en a onze seulement.
Ce n’est pas un âge où l’on prend en connaissance de cause les grandes
décisions qui influenceront ensuite toute l’existence. Sauf pour Émilienne qui,
de ce jour, ne vivra plus pleinement qu’aux moments où elle sera près de
Léopold.
Elle va, pendant des années, travailler à habituer Léopold à
sa présence, lui tendant les couleurs dont il a besoin quand il peint, devinant
sa soif pour lui mettre dans la main un verre de thé glacé. Avec l’incroyable
intelligence d’une petite fille devenue femme en un instant, Émilienne ne va
pas chercher tout de suite à séduire Léopold. Au contraire presque : elle
se fait transparente, inexistante. Il faut que sa présence devienne aussi
naturelle que celle des murs de la pièce où travaille Léopold. Entre-temps,
celui-ci s’est marié, faisant le meilleur choix possible pour sa carrière sur
laquelle veille une autre femme, plus âgée, calculatrice et sincère à la fois.
Calculatrice et sincère, Émilienne l’est aussi. Jusqu’à attendre d’être
certaine de sa beauté.
Ce jour-là – elle a quinze ans –, elle dénoue sa tresse de
petite fille, elle change de vêtements, et au moment où Léopold tend la main
pour recevoir le tube de couleur auquel il s’attend, rien ne vient. Il est bien
obligé de quitter son tableau du regard pour se tourner vers Émilienne
transformée. Et c’est comme s’il la voyait pour la première fois, dans un
éblouissement enfin partagé...
Cette passion majuscule vécue dans la clandestinité n’en a
pas fini d’emporter les différents personnages dans son tourbillon. Si les
amants la vivront dans la fièvre et le bonheur, ils feront aussi le malheur de
quelques-uns de leurs proches, à commencer par la femme de Léopold et le mari d’Émilienne
– choisi, lui, comme paravent officiel.
Non, ce n’est pas un roman d’amour comme les autres que
celui-ci : il est, jusqu’à la mort de Léopold, et même au-delà, tendu
comme un fil prêt à se rompre à chaque instant. Il est un miracle permanent,
comme une vie exceptionnelle dont Jacqueline Harpman, en nous la faisant
partager avec Émilienne, nous fait cadeau. Ce genre de cadeau ne va pas sans
risques : on peut s’y brûler. Il en a, à nos yeux, davantage de valeur
encore.
Moi qui n’ai pas connu les hommes (1995)
D’un livre à l’autre, Jacqueline Harpman surprend, s’invente
de nouveaux défis et trouve toujours le moyen d’y plier sa narration. Moi qui n’ai pas connu les hommes, son
neuvième livre – et surtout le sixième depuis huit ans, début de sa deuxième
carrière littéraire après une interruption d’une vingtaine d’années –, paraît
surgir de nulle part, sinon d’un cerveau à l’imagination fertile capable de
poser devant nous un monde totalement étranger à ce que nous connaissions jusqu’alors.
Est-ce sur la Terre que se passe son histoire, ou sur quelque
autre planète inconnue ? Nous l’ignorerons jusqu’au bout, comme d’ailleurs
la narratrice, une toute jeune fille au début d’un roman qui la conduira jusqu’à
un âge avancé, aux portes de la mort. Entretemps, comme l’indique le titre,
elle n’aura pas connu d’homme. Et pour cause : enfermée avec trente-neuf
femmes dans une geôle souterraine, elle n’en sortira qu’après le départ
précipité des gardiens – les seuls hommes vivants du livre, mais jamais
troublés par le regard insistant de la jeune fille – suite à une alerte jamais
expliquée. Et une longue pérégrination dans des paysages d’où toute vie humaine
est absente ne débouchera jamais sur aucune rencontre.
Mais, avant la libération inattendue, il y a ces jours, ces
semaines, ces mois, peut-être ces années passées dans la cave, dans une
promiscuité dont il faut bien s’accommoder et sans notion précise du temps
jusqu’au jour où la narratrice apprend à maîtriser, grâce aux battements de son
cœur, le sens de la durée. C’est la première étape sur le chemin d’une
initiation à une connaissance qui, pour l’essentiel, ne lui servira jamais à
rien, mais elle veut parfois savoir pour savoir, au cas où...
Elle est différente des autres femmes. D’abord parce qu’elle
est la plus jeune de toutes, et de loin, ce qui lui donne une espérance de vie
beaucoup plus longue en même temps que les responsabilités en découlant.
Ensuite, parce qu’elle ne sera jamais complètement une femme, quelque chose en
elle, dans son corps lui-même, étant mort avant de naître, peut-être parce qu’elle
n’en aura jamais besoin : « Les
autres étaient adultes depuis longtemps quand on put croire que j’allais faire
ma puberté. Je n’en eus que les premiers signes : il me vint du poil aux
aisselles et sur le pubis, mes seins gonflèrent faiblement, puis tout s’arrêta.
Je n’eus jamais de règles. »
L’espoir et le désespoir alternent, et même parfois se
confondent dans une aventure qui ne mène nulle part, au cours d’un voyage qui
pourrait tout aussi bien être un cercle reconduisant au point de départ. En
réalité, au cours de leur marche, les femmes sont de moins en moins nombreuses
au fur et à mesure que, l’âge et la maladie accomplissant leur lent travail de
sape, les anciennes prisonnières d’une cave devenues prisonnières d’un monde
sans signification meurent les unes après les autres, parfois « achevées »
d’un coup de couteau en plein cœur porté par celle qui, racontant leur
histoire, se reconnaît aussi, à cause de son absence de passé conscient, une
hiérarchie des valeurs sans rapport avec celle de ses compagnes.
Les seules découvertes que feront les femmes seront celles de
caves semblables à la leur, mais dont les occupants ou les occupantes auront eu
moins de chance qu’elles, enfermés au moment de l’alerte et tous morts dans des
conditions atroces, certains dans la dignité, d’autres dans une sorte de lutte
ultime pour la vie. Une seule exception confirme la règle : dans un bus
abandonné sur un semblant de route qui, plus loin, se dissout dans le paysage,
des gardiens sont restés assis, frappés par une fin mystérieuse. Le mystère de
ce qui est arrivé restera toujours entier puisque, nulle part, les faits ne
sont consignés. Il faudra d’ailleurs du temps à la narratrice pour apprendre à
lire et à écrire, assez pour devenir capable de retracer les événements, ou du
moins ce qu’elle en connaît.
Tout cela peut paraître irréaliste, voire même
invraisemblable. C’est un livre qu’il ne faut pas aborder, en effet, avec un
esprit trop cartésien qui empêcherait d’y croire. Mais il suffit d’accepter les
données de départ pour accompagner l’itinéraire d’une femme dans un monde d’autant
plus hostile qu’il reste silencieux, avare en informations, ce qui permet de
rester attentif à l’évolution personnelle d’une femme résistant comme elle le
peut à la tentation de laisser tomber les bras et d’accepter sans réaction un
destin peu enviable.
À moins qu’une certaine idée du bonheur, dans toutes les
circonstances, se dessine malgré tout à travers la pire adversité. La condition
humaine aurait-elle des aspects plus solides que nous le pensions ?
Jusqu’au dernier de mes jours (2004)
Connaissez-vous la véritable histoire du dragon que terrassa
saint Georges ? Non, non, pas la légende qui, comme toujours, donne le
beau rôle au sexe dit fort.
Un dragon terrorisait un pays, se nourrissant de vierges et
détruisant tout quand son repas n’était pas servi à temps et à point. Arrivé au
pied du château royal, il réclama son dû. Le roi avait des filles mais, à une
exception près, moins vierges qu’il le pensait. L’exception, il est vrai, qui s’appelait
Angélique, était très jeune encore. Or il advint qu’à peine le dragon arrivé,
plus aucune femme n’était vierge – les hommes s’étant armés de courage même
devant des beautés très approximatives.
Ne restait qu’Angélique, dont les fluides odorants ne
suffirent pas à calmer le dragon. A ce moment, on parla art de la guerre, et
courage, et valeur. Georges, qui était le seul à n’avoir point participé à la
défloration des vierges, semblait, à condition d’être armé, le bras tout
indiqué pour trancher la tête du dragon distrait par la présence d’Angélique qu’il
fallait bien, quand même, envoyer comme appât. Elle n’avait pas la langue en
poche et avait caché une épée sous son habit. Si bien qu’elle tua le dragon et
que toute la gloire en revint à Georges...
Jacqueline Harpman, qui raconte cela dans son dernier recueil
de nouvelles, n’hésite pas quand il s’agit de rendre leur honneur aux femmes.
Il en est d’autres, bien sûr, dans le livre, que nous ne pourrons évoquer.
Toutes ont ce petit (ou grand) quelque chose qui donne à penser que les femmes
sont, décidément, la meilleure part de l’humanité – pas toujours au sens moral.