vendredi 25 mai 2012

Amour, tendresse et Maupin


Huitième épisode des Chroniques de San Francisco, le roman d’Armistead Maupin n’abandonne pas le petit milieu gay dont ses lecteurs sont familiers, ni les personnages récurrents qui le constituent. Mary Ann n’est donc pas une inconnue. Elle ne l’est pas davantage pour les habitants de San Francisco où elle a passé sa jeunesse et où elle était devenue une vedette locale grâce à son émission de télévision. Comme elle le constatera en créant son profil Facebook, ses prestations sont restées dans les mémoires. Mais, comme le réseau social possède aussi une face négative, un de ses « amis » possède d’elle des souvenirs moins agréables, liés à une histoire ancienne qu’elle avait enfouie dans un coin de son cerveau auquel elle ne rendait jamais visite. C’est la concession que fait l’auteur au roman noir.


Pour le reste, il n’est qu’amour et tendresse. Mary Ann en a bien besoin. Elle revient à San Francisco après une séparation brutale. Elle a assisté, grâce à une session de Skype restée ouverte, à une scène torride digne d’une sextape : son mari et sa « coach de vie » se donnant du bon temps dans une chambre d’hôtel à Venise. Dans la foulée, Mary Ann a appris qu’elle avait un cancer de l’utérus.
C’est beaucoup pour une seule femme, qui se tourne alors vers Michael Tolliver, son vieil ami fidèle. Ben, le « mari » de celui-ci, voit d’un assez mauvais œil une femme s’installer chez eux. Il sait cependant qu’elle ne menace pas leur couple et se montre assez compréhensif pour apporter lui aussi son soutien à Mary Ann.
Au fond, Armistead Maupin montre comment une communauté aux membres soudés par des aventures communes s’organise pour aider une amie pourtant hétérosexuelle. Au-delà des clichés, parfois présents malgré tout à travers quelques détails de la vie quotidienne, le romancier englobe la plupart de ses personnages dans une bulle de bien-être que les pires malheurs ne parviennent pas à faire éclater.
Vision idéale et irréaliste ? Peut-être. Par moments, on n’en est pas loin. Mais le talent de l’écrivain est tel qu’il happe le lecteur dans son univers confortable. On en viendrait presque à espérer devenir l’associé de Michael, quand bien même on ne se serait jamais occupé d’une entreprise de jardinage. Ou mieux connaître Anna, une femme extraordinaire qui était autrefois un homme. Ou encore avoir des problèmes d’utérus pour saisir l’occasion de mesurer l’amour et l’amitié qui nous entourent. Bon, n’exagérons pas.

jeudi 24 mai 2012

La mort de Jacqueline Harpman


La semaine dernière, j’étais assis au même endroit, dans la cuisine de mon frère près de Paris, quand j’ai appris la mort de Dominique Rolin. Aujourd’hui, celle de Jacqueline Harpman. Non, le printemps européen n’a pas très bien commencé pour les écrivaines belges (ou d’origine belge, puisque Dominique Rolin était devenue française par son mariage.)
Après ses premiers livres à la fin des années cinquante, Jacqueline Harpman avait publié deux autres livres puis s’était interrompue pendant vingt ans, plus préoccupée, pendant cette double décennie, de psychanalyse que de littérature. Mais, depuis 1987, elle était revenue au roman avec constance, comme si elle avait voulu rattraper le temps perdu ou qu’elle avait engrangé, pendant ce temps, la matière de nombreux livres. Je conserve le souvenir ému de nos rencontres et, davantage encore, celui de la ferveur avec laquelle plusieurs lectrices, dans une ville de la province malgache, m’avaient parlé de ses livres.
En voici quelques-uns, lus au fil des années.

La fille démantelée (1990)



Un long cri pour tenter de se délivrer d’une mère encombrante même après sa mort : voilà le cinquième roman de Jacqueline Harpman. Edmée, La fille démantelée, ne sait trop où elle en est avec sa mère. Sinon que, dans un premier temps, c’est bien du soulagement qu’elle éprouve. Les premiers mots, sous leur apparente sérénité (« Reste morte, ma mère. C’est un jour calme dans ma vie. »), sont provocants : comment une fille peut-elle rester insensible à cette disparition ?
Il ne faudra pas très longtemps au lecteur, cependant, pour comprendre cette attitude troublante : Rose fut, c’est vrai, une mauvaise mère – pour simplifier. Une femme froide, autoritaire, qui mesurait chichement son affection et le temps qu’elle consacrait aux autres. Mari, enfant, tout cela l’intéressait moins qu’elle-même et elle apparaît, aux yeux d’Edmée qui la raconte, comme un monstre d’égoïsme. Un personnage haïssable dont les mots ont souvent blessé sa fille en profondeur.
Le meilleur de sa mère, elle pense l’avoir connu quand elle était encore dans son ventre. Elle s’y trouvait si bien qu’elle a prolongé le séjour, prenant du poids et encombrant le corps maternel qui éprouvait les pires difficultés à évacuer encore les matières fécales. Aussi la naissance fut-elle, pour celle qui portait l’enfant, un soulagement d’autant plus grand que l’enfant glissa avec une facilité déconcertante. Edmée en a gardé une sourde rancœur : « Ainsi tournai-je selle difficile et savon glissant. » Bien éloignée, somme toute, du statut d’être humain.
Edmée retourne dans le passé, décrit des épisodes d’avant sa naissance, puis c’est ce moment si pénible pour elle. « J’ai peur de ma mère, j’ai peur de cet instant où je suis passée de son ventre à ses bras. » Mais elle a commencé à écrire, elle doit poursuivre. Elle ignore pourquoi elle éprouve ce besoin. Elle ne cherche pas vraiment à le savoir : il lui suffit de s’asseoir pour continuer son récit, douleur nécessaire au franchissement d’une porte qui ouvre peut-être enfin sur la liberté de ne plus penser à Rose. L’écrire pour qu’elle meure une deuxième fois... Mais la démarche est réellement pénible, il ne suffit pas d’arracher le pansement d’un geste brusque. « J’ai mal à ma mère comme on a mal au cœur », écrit-elle, et on souffre avec elle de toutes ces années définitivement irrécupérables, face auxquelles le seul soulagement pourrait être l’oubli.
De temps à autre surgit aussi l’image du père, qui n’arrange rien : un personnage insignifiant que personne n’avait aimé, ni sa femme ni sa fille, et qui n’avait d’ailleurs pas fait d’efforts pour se faire aimer, se contentant de paraître ce qu’il rêvait d’être : un homme important. Mais il n’avait pas les moyens de l’être vraiment et il était trop inconsistant pour que son souvenir puisse se superposer à celui de l’autre. Sur une photographie où il se trouve avec Rose, on ne le voit pas immédiatement : elle occupe le centre de l’image et il se trouve, à côté d’elle, légèrement en retrait. Dans la mémoire aussi, il occupe cette place de l’ombre et il n’en surgit que pour prendre sa véritable dimension – réduite !
Au fur et à mesure qu’elle écrit, Edmée atteint son objectif. « Voilà : ta tombe est construite, ma Mère, va maintenant t’y loger. Quitte-moi. » Mais en même temps, elle a aussi obtenu un résultat plus inattendu. Elle découvre, au terme de son entreprise, que sa voix n’était pas seulement celle de la haine : « Je ne le savais pas en commençant, c’est d’amour que je parle, c’est cela qui fait si mal. » Pareil aveu, qu’on découvre comme si le voile se levait sur, enfin, la vérité – mais quelle vérité, sinon celle d’Edmée seule ? –, déchire et apaise dans le même mouvement. Arrivée là, Edmée a arraché tous les pansements...
Ce sujet grave est traité gravement, mais sans la moindre pesanteur. Psychanalyste, Jacqueline Harpman a bien dû penser à son travail en imaginant la situation dans laquelle elle plaçait Edmée, mais jamais elle n’a essayé de l’expliquer dans une interprétation cohérente. Le travail du deuil se fait progressivement, sans l’aide extérieure d’une démarche qui eût pu l’alourdir. Et c’est bien la raison pour laquelle on devient, le temps de la lecture, un peu Edmée soi-même. Avec ses questions difficiles et, à la fin, quelque chose d’un soulagement.

La plage d’Ostende (1991)


Si la comtesse de Ségur avait bien imaginé que les petites filles étaient moins sages que l’imagerie populaire le laissait entendre, elle était loin d’avoir osé ce que Jacqueline Harpman, elle, vient de faire. Il est vrai que Jacqueline Harpman, dont le premier roman, Brève Arcadie, reçut le prix Rossel en 1959, ne s’adresse pas à un public particulièrement jeune et qu’elle ne craint pas de transgresser les bonnes manières. D’ailleurs, un écrivain qui, après trois romans (L’apparition des esprits avait suivi en 1960 et Les bons sauvages en 1966), s’interrompt pendant vingt ans pour reprendre de plus belle en 1987 avec La mémoire trouble et, en 1990, La fille démantelée, est déjà un cas particulier. Quand en outre elle aborde, comme elle le faisait dans La fille démantelée, les rapports entre une fille et sa mère, ce ne peut être banal : c’était en effet le sentiment de haine qu’elle explorait, délimitait, comme un territoire interdit dont elle aurait forcé les portes avec tous les moyens de la littérature.
Et la voici, avec La plage d’Ostende, dans un roman d’amour ! On imagine aisément qu’il ne s’agit pas d’un roman d’amour banal, même si tous les clichés habituels du genre sont exploités – mais ils le sont avec un singulier talent qui, déjà, suffirait à retenir l’attention. Il suffit de lire, au début du livre, la scène de la rencontre entre Émilienne et Léopold pour savoir qu’on se trouve ici en compagnie d’un écrivain de haut vol. Le coup de foudre s’y trouve véritablement transcendé : « Nous ne sommes plus très nombreux qui aient vu Léopold Wiesbeck à vingt-cinq ans. Il brillait. C’était le soleil sur l’eau, un diamant dans la lumière, la beauté elle-même qui me regardait sans me voir. Je lus ma vie sur son visage. Il avait les yeux gris comme un lac l’hiver, quand tout est glacé, les cheveux noirs et frisés, et ce teint pâle, cette blancheur laiteuse qui n’appartiennent qu’aux héros choisis par le destin. Son sourire me transperça, ce fut l’aurore, quand le premier rayon de soleil traverse soudain la nuit et arrache le paysage à l’ombre. Je sortis de l’enfance. D’un instant à l’autre, je devins une femme à l’expérience millénaire. Un séisme bouleversa mon ventre plat de fille impubère, mon âme fut transformée, je sentis tout mon être se rassembler et aspirer cet homme comme on se remplit les poumons d’air. »
On le devine dans ce passage, mais c’était explicite dès la deuxième phrase du roman : si Léopold, ce beau jeune homme dont l’avenir de peintre s’annonce brillant, a vingt-cinq ans, Émilienne en a onze seulement. Ce n’est pas un âge où l’on prend en connaissance de cause les grandes décisions qui influenceront ensuite toute l’existence. Sauf pour Émilienne qui, de ce jour, ne vivra plus pleinement qu’aux moments où elle sera près de Léopold.
Elle va, pendant des années, travailler à habituer Léopold à sa présence, lui tendant les couleurs dont il a besoin quand il peint, devinant sa soif pour lui mettre dans la main un verre de thé glacé. Avec l’incroyable intelligence d’une petite fille devenue femme en un instant, Émilienne ne va pas chercher tout de suite à séduire Léopold. Au contraire presque : elle se fait transparente, inexistante. Il faut que sa présence devienne aussi naturelle que celle des murs de la pièce où travaille Léopold. Entre-temps, celui-ci s’est marié, faisant le meilleur choix possible pour sa carrière sur laquelle veille une autre femme, plus âgée, calculatrice et sincère à la fois. Calculatrice et sincère, Émilienne l’est aussi. Jusqu’à attendre d’être certaine de sa beauté.
Ce jour-là – elle a quinze ans –, elle dénoue sa tresse de petite fille, elle change de vêtements, et au moment où Léopold tend la main pour recevoir le tube de couleur auquel il s’attend, rien ne vient. Il est bien obligé de quitter son tableau du regard pour se tourner vers Émilienne transformée. Et c’est comme s’il la voyait pour la première fois, dans un éblouissement enfin partagé...
Cette passion majuscule vécue dans la clandestinité n’en a pas fini d’emporter les différents personnages dans son tourbillon. Si les amants la vivront dans la fièvre et le bonheur, ils feront aussi le malheur de quelques-uns de leurs proches, à commencer par la femme de Léopold et le mari d’Émilienne – choisi, lui, comme paravent officiel.
Non, ce n’est pas un roman d’amour comme les autres que celui-ci : il est, jusqu’à la mort de Léopold, et même au-delà, tendu comme un fil prêt à se rompre à chaque instant. Il est un miracle permanent, comme une vie exceptionnelle dont Jacqueline Harpman, en nous la faisant partager avec Émilienne, nous fait cadeau. Ce genre de cadeau ne va pas sans risques : on peut s’y brûler. Il en a, à nos yeux, davantage de valeur encore.

Moi qui n’ai pas connu les hommes (1995)



D’un livre à l’autre, Jacqueline Harpman surprend, s’invente de nouveaux défis et trouve toujours le moyen d’y plier sa narration. Moi qui n’ai pas connu les hommes, son neuvième livre – et surtout le sixième depuis huit ans, début de sa deuxième carrière littéraire après une interruption d’une vingtaine d’années –, paraît surgir de nulle part, sinon d’un cerveau à l’imagination fertile capable de poser devant nous un monde totalement étranger à ce que nous connaissions jusqu’alors.
Est-ce sur la Terre que se passe son histoire, ou sur quelque autre planète inconnue ? Nous l’ignorerons jusqu’au bout, comme d’ailleurs la narratrice, une toute jeune fille au début d’un roman qui la conduira jusqu’à un âge avancé, aux portes de la mort. Entretemps, comme l’indique le titre, elle n’aura pas connu d’homme. Et pour cause : enfermée avec trente-neuf femmes dans une geôle souterraine, elle n’en sortira qu’après le départ précipité des gardiens – les seuls hommes vivants du livre, mais jamais troublés par le regard insistant de la jeune fille – suite à une alerte jamais expliquée. Et une longue pérégrination dans des paysages d’où toute vie humaine est absente ne débouchera jamais sur aucune rencontre.
Mais, avant la libération inattendue, il y a ces jours, ces semaines, ces mois, peut-être ces années passées dans la cave, dans une promiscuité dont il faut bien s’accommoder et sans notion précise du temps jusqu’au jour où la narratrice apprend à maîtriser, grâce aux battements de son cœur, le sens de la durée. C’est la première étape sur le chemin d’une initiation à une connaissance qui, pour l’essentiel, ne lui servira jamais à rien, mais elle veut parfois savoir pour savoir, au cas où...
Elle est différente des autres femmes. D’abord parce qu’elle est la plus jeune de toutes, et de loin, ce qui lui donne une espérance de vie beaucoup plus longue en même temps que les responsabilités en découlant. Ensuite, parce qu’elle ne sera jamais complètement une femme, quelque chose en elle, dans son corps lui-même, étant mort avant de naître, peut-être parce qu’elle n’en aura jamais besoin : « Les autres étaient adultes depuis longtemps quand on put croire que j’allais faire ma puberté. Je n’en eus que les premiers signes : il me vint du poil aux aisselles et sur le pubis, mes seins gonflèrent faiblement, puis tout s’arrêta. Je n’eus jamais de règles. »
L’espoir et le désespoir alternent, et même parfois se confondent dans une aventure qui ne mène nulle part, au cours d’un voyage qui pourrait tout aussi bien être un cercle reconduisant au point de départ. En réalité, au cours de leur marche, les femmes sont de moins en moins nombreuses au fur et à mesure que, l’âge et la maladie accomplissant leur lent travail de sape, les anciennes prisonnières d’une cave devenues prisonnières d’un monde sans signification meurent les unes après les autres, parfois « achevées » d’un coup de couteau en plein cœur porté par celle qui, racontant leur histoire, se reconnaît aussi, à cause de son absence de passé conscient, une hiérarchie des valeurs sans rapport avec celle de ses compagnes.
Les seules découvertes que feront les femmes seront celles de caves semblables à la leur, mais dont les occupants ou les occupantes auront eu moins de chance qu’elles, enfermés au moment de l’alerte et tous morts dans des conditions atroces, certains dans la dignité, d’autres dans une sorte de lutte ultime pour la vie. Une seule exception confirme la règle : dans un bus abandonné sur un semblant de route qui, plus loin, se dissout dans le paysage, des gardiens sont restés assis, frappés par une fin mystérieuse. Le mystère de ce qui est arrivé restera toujours entier puisque, nulle part, les faits ne sont consignés. Il faudra d’ailleurs du temps à la narratrice pour apprendre à lire et à écrire, assez pour devenir capable de retracer les événements, ou du moins ce qu’elle en connaît.
Tout cela peut paraître irréaliste, voire même invraisemblable. C’est un livre qu’il ne faut pas aborder, en effet, avec un esprit trop cartésien qui empêcherait d’y croire. Mais il suffit d’accepter les données de départ pour accompagner l’itinéraire d’une femme dans un monde d’autant plus hostile qu’il reste silencieux, avare en informations, ce qui permet de rester attentif à l’évolution personnelle d’une femme résistant comme elle le peut à la tentation de laisser tomber les bras et d’accepter sans réaction un destin peu enviable.
À moins qu’une certaine idée du bonheur, dans toutes les circonstances, se dessine malgré tout à travers la pire adversité. La condition humaine aurait-elle des aspects plus solides que nous le pensions ?

Jusqu’au dernier de mes jours (2004)



Connaissez-vous la véritable histoire du dragon que terrassa saint Georges ? Non, non, pas la légende qui, comme toujours, donne le beau rôle au sexe dit fort.
Un dragon terrorisait un pays, se nourrissant de vierges et détruisant tout quand son repas n’était pas servi à temps et à point. Arrivé au pied du château royal, il réclama son dû. Le roi avait des filles mais, à une exception près, moins vierges qu’il le pensait. L’exception, il est vrai, qui s’appelait Angélique, était très jeune encore. Or il advint qu’à peine le dragon arrivé, plus aucune femme n’était vierge – les hommes s’étant armés de courage même devant des beautés très approximatives.
Ne restait qu’Angélique, dont les fluides odorants ne suffirent pas à calmer le dragon. A ce moment, on parla art de la guerre, et courage, et valeur. Georges, qui était le seul à n’avoir point participé à la défloration des vierges, semblait, à condition d’être armé, le bras tout indiqué pour trancher la tête du dragon distrait par la présence d’Angélique qu’il fallait bien, quand même, envoyer comme appât. Elle n’avait pas la langue en poche et avait caché une épée sous son habit. Si bien qu’elle tua le dragon et que toute la gloire en revint à Georges...
Jacqueline Harpman, qui raconte cela dans son dernier recueil de nouvelles, n’hésite pas quand il s’agit de rendre leur honneur aux femmes. Il en est d’autres, bien sûr, dans le livre, que nous ne pourrons évoquer. Toutes ont ce petit (ou grand) quelque chose qui donne à penser que les femmes sont, décidément, la meilleure part de l’humanité – pas toujours au sens moral.

mercredi 23 mai 2012

Le premier roman de Katherine Mosby, déjà une œuvre de la maturité

On aura fait le chemin à l’envers dans l’œuvre de Katherine Mosby : Sanctuaires ardents, traduit en 2010, est son premier roman. Nous en avions lu un autre en 2009, Sous le charme de Lillian Dawes, auquel fut fait un excellent accueil. Celui-ci aurait suffi à justifier l’intérêt pour un livre plus ancien – il a quinze ans. Il y a une meilleure raison encore : les débuts de l’écrivaine n’avaient rien d’hésitant, ils étaient déjà l’œuvre d’une conteuse née, capable d’imposer une femme dans une petite ville où elle n’a pas sa place, et de nous faire vibrer avec Vienna Daniels à partir de son installation à Winsville, en Virginie, jusqu’aux malheurs qui l’accablent ensuite.


Cela avait très mal commencé, quand elle avait voulu peindre la grange en bleu : « Elle était entrée à la quincaillerie Henshaw en demandant de la peinture couleur lapis-lazuli. Il avait fallu cinq questions et quatre personnes à Henshaw pour découvrir ce qu’était le lapis-lazuli – tout ça pour une grange ! » Il n’en faut pas davantage pour faire d’elle une originale. Et bien pire : cette femme est un terreau parfait pour y planter toutes les rumeurs. Elle est socialiste ou communiste, elle ne croit pas en Dieu, elle aime les Nègres, elle fume… D’ailleurs, elle lit, il faut bien que cela lui ramollisse le cerveau !
Ses enfants, Willa et Elliott, ont hérité de la singularité de leur mère. Ils sont livrés à eux-mêmes, expérimentent les contacts avec la nature, ne font que ce qui leur plaît – et leur vive intelligence jointe à une imagination débordante leur permettent de mettre leur existence en scène d’une manière toujours différente.
Le mari de Vienna s’est éloigné un jour sans projet de retour, peut-être lassé d’un excès de fantaisies. Les habitants de Winsville finissent pourtant par se résigner : à leurs yeux, Vienna est une originale ne leur faisant courir aucun autre danger que celui d’être de temps en temps étonnés.
La manière dont Katherine Mosby installe cet espace de liberté à côté d’une bourgade régie par des règles anciennes est tout à fait réjouissante. Il semble qu’une (petite) communauté d’utopistes, nourrie au lait de la raison des Lumières, tente de cohabiter au sein d’un groupe beaucoup plus étendu et sans aucune volonté de changement, ni même de réflexion sur une possibilité de changement.
Mais le roman n’est pas un espace étale sur lequel camperaient des personnages aux positions immuables. On trouve même, chez certains habitants de Winsville, une admiration ambiguë pour Vienna. On observe aussi une évolution dans les attitudes des uns et des autres et, si l’on avait presque oublié l’existence du mari, Willard, il se rappellera à nous par l’intermédiaire d’une nouvelle compagne dont l’irruption marquera la fin tragique du livre. On restera alors sous le choc après avoir été longtemps, dans la fascination.

mardi 22 mai 2012

Paul Fournel, qui voulait être Jacques Anquetil

Paul Fournel m'attend, assis sur un canapé, dans les bureaux des Éditions de l’Olivier, boulevard du Montparnasse, où les Éditions du Seuil, déménagées de la rue Jacob vers Montrouge, ont gardé un pied-à-terre, histoire de rester en ville. Ce déménagement est le symbole d’une édition française en pleine réorganisation. Moins artisanale, plus industrielle – pour les grandes maisons. Le quartier des éditeurs y a perdu son âme, à moins que les boutiques de fringues aient une âme aussi ? Ce n’est pas certain. Une édition qui doit intégrer la révolution numérique, aussi, toute une nouvelle culture devant laquelle, souvent, elle se trouve désemparée. C’était le sujet du précédent livre de Paul Fournel, La liseuse, sorti en janvier.


Aujourd’hui, un nouvel ouvrage est prêt à paraître le 7 juin : Anquetil tout seul. L’idole de son enfance, auquel il s’identifiait. Et dont il devait bien constater, les années passant, qu’il ne possédait aucun des talents. (Paul Fournel et moi sommes faits pour nous entendre. Quand j'étais gamin, je voulais être Gaston Roelants.) A l’époque, la France était divisée en deux. On était pour Anquetil ou pour Poulidor. Les duels se terminaient presque toujours par la victoire d’Anquetil mais, s’ils s’étaient retrouvés au deuxième tour d’une élection présidentielle (François Hollande est investi aujourd’hui même), Poulidor l’aurait emporté haut la main. Sans obtenir cependant la voix de Paul Fournel, attaché à son héros jusqu’à en faire le portrait en partie imaginaire. Le personnage se construit autant par ses exploits et ses déclarations que par ce qu’il représentait pour un enfant tel que le considère maintenant Paul Fournel, lui-même, enfin adulte.
Dans la rue, il pleut et les bus affichent la couverture du dernier roman de Marc Levy. Dans le métro, on est au sec et les passagers lisent Karl Marx ou Aimé Césaire. Quand ils ne sont pas, bien sûr, accrochés à leur iPhone. Même Paris change. Sans abandonner tout à fait le livre. J'ouvre Peste & choléra, de Patrick Deville, publié au Seuil le… 23 août prochain. Télescopage d’un printemps pourri et d’une fin d’été prometteuse.

lundi 21 mai 2012

A Paris, on parle déjà de la rentrée littéraire

Rue des Saints-Pères, chez Grasset, Myriam, attachée de presse, me demande de patienter cinq minutes. Elle reçoit, dans son bureau, Anne Berest, qui publie un roman à la rentrée. Elle sera un des transferts de cette rentrée, puisqu’elle avait publié son livre précédent au Seuil. Mais son éditrice, Martine Saada, a changé de maison, et l’écrivaine l’a suivie, en témoignage de la relation forte qui s’installe parfois entre un auteur et celui ou celle qui l’aide à publier le fruit de son travail.
Sur le bureau de Myriam, un livre attire l’œil : La présidentielle, de Patrick Besson, les portraits de politiciens qu’il a publiés avant l’élection de François Hollande sur le site du Point, hebdomadaire où il tient une chronique. Particularité de ces articles : ils sont aussi des pastiches, écrits à la manière de Marguerite Duras, Françoise Sagan, Georges Simenon et bien d’autres. Dans un voyage de quatre semaines, il n’est pas raisonnable de se charger de livres, d’autant que les Pléiade pèsent déjà. Mais Myriam a vu mon regard – Patrick Besson est un écrivain fréquenté de longue date, avec lequel des relations amicales se sont installées – et elle m'oblige presque à emporter l’ouvrage. Nous nous reverrons, plus tard, pour évoquer la rentrée littéraire. Anne Berest et les autres…


Aujourd’hui, c’est avec Elisabeth Barillé qu’il fallait caler, par l’intermédiaire de Myriam, un rendez-vous plusieurs fois déplacé. Heure et lieu définitifs : 18h30, place de Clichy, au Wepler. C’est grand, le Wepler, et nous ne connaissons pas. Mais, quand une dame entre avec l’air de chercher quelqu’un, c’est elle. Sa menthe à l’eau est d’un vert plus clair que la bouteille de mon quart Perrier, et les couleurs de la conversation sont celles de la Russie dont elle a rapporté son dernier livre, Une légende russe. Elle était partie sur les traces de Lou Andreas-Salomé qui a accompli un voyage de quatre mois en 1900. Elisabeth Barillé est revenue avec un éclairage nouveau sur une histoire familiale. Et un jugement moins sévère sur Troyat, écrivain français d’origine russe qu’adorait sa mère, à qui elle doit d’ailleurs son prénom : un de ses romans s’intitule Tendre et violente Elisabeth.
 

dimanche 20 mai 2012

Chez Gallimard, Caryl Férey et la Pléiade

Je voyage, au fond, assez peu. Mais, là, je suis en plein dedans depuis une semaine, et je n'ai pas trouvé le temps d'écrire la moindre ligne pour ce blog. Alors qu'un rayon de soleil perce dans les rues de Mons (en Belgique), je reviens un peu en arrière. A lundi, pour commencer.
Les Éditions Gallimard ont changé d’adresse. La fois dernière, l’imposant bâtiment derrière les murs desquels se décide, pour partie au moins, ce qu’est aujourd’hui la littérature française appartenait encore à la rue Sébastien Bottin. En hommage à son fondateur, la rue a été rebaptisée, l’année dernière (celle du centenaire de la maison), rue Gaston Gallimard. A l’intérieur, rien n’a changé. L’effervescence règne, ballet de coursiers, d’attachées de presse et d’éditeurs qui passent devant les photos d’écrivains accrochées aux murs, sans plus les voir.
Je suis venu rencontrer Caryl Férey. Une demi-heure d’avance laissera le temps à d’autres conversations. La première est de hasard, avec Frédérique qui accomplit sa part du ballet dont je parlais. Elle s’occupe de collections de poche dérivées de Folio – qui a quarante ans en 2012 et célèbre l’anniversaire avec quelques ouvrages particuliers, édités avec soin, dont je ne vois malheureusement jamais à quoi ils ressemblent. Un peu d’incompréhension, semble-t-il, avec le service de presse responsable de la collection. Mais Frédérique se fait fort de lever le malentendu autour d’un café auquel elle m'invite et où elle conviera ses collègues.
Après Folio, la Pléiade. Format de poche aussi, mais il s’agit de la Rolls Royce de la maison. Les textes sont publiés sur papier bible, enserrés dans l’écrin d’une couverture pleine peau dorée à l’or fin. Luxe et simplicité, pour un Panthéon de la littérature servi par des spécialistes attentifs à l’édition précise des œuvres, souvent abondamment annotées. Ce n’est pas le cas pour Jules Verne, dont Vanessa me donne les deux volumes de Voyages extraordinaires qui seront demain en librairie. Les notes n’occupent que peu de pages. En revanche, il y a dans ces volumes, outre quatre romans (dont L’île mystérieuse et Vingt mille lieues sous les mers), les illustrations des éditions originales. Cela fait rêver…
François Angelier, producteur de l’émission Mauvais genres (France Culture), est de ceux qui ont longtemps rêvé depuis qu’à sept ou huit ans, il a emprunté une édition Hetzel à des voisins. Aujourd’hui, il est redevenu le gamin emporté par Jules Verne et ces gravures dans les fictions étonnantes créées au 19e siècle : les Éditions Gallimard lui ont confié l’album de la Pléiade 2012. Un livre somptueusement illustré, qui ne se vend pas mais que les libraires offrent à l’achat de trois volumes de la collection. Comme il n’est jamais réimprimé, sa valeur augmente avec le temps, et il devient difficile de trouver un album des cinq premières années à moins de 300 euros. Cher, pour un livre au point de départ gratuit…
Un rendez-vous téléphonique est pris pour l’après-midi avec François Angelier, qui me dira le plaisir pris à raconter « son » Jules Verne dans « un petit monument informatif et personnel. Il ne s’agissait pas d’écrire un essai, mais la part personnelle autorise l’insistance sur certains événements. J’ai ainsi beaucoup utilisé sa vie personnelle, familiale et amoureuse, son ancrage dans la vie politique, ses cadences de travail soutenues, en accord avec son éditeur, les éléments de voyage… »
Entre Gallimard et Grasset, autre maison prestigieuse, il doit y avoir cinq cents mètres. Sur le trajet, boulevard Saint-Germain, le Musée des lettres et manuscrits où s’ouvre après-demain l’exposition Jack Kerouac. J'y passe le nez ? Oui, mais les préparatifs battent leur plein et il n’y a encore rien à voir.
(A suivre.)