mercredi 9 mai 2012

Sur la route, Kerouac déroule

Waow ! « La seule parole qui me venait », écrit Jack Kerouac quand il s’imagine arrivé dans un bar de Denver où il aura retrouvé toute la bande. Waow ! La seule parole qui vient après la traversée du « rouleau » de Sur la route, première version complète d’un livre mythique enfin accessible en français. Nous en connaissions, depuis cinquante ans, la légende et une édition édulcorée qui non seulement avait subi des coupures et des modifications de noms mais avait aussi été profondément transformée dans le rythme de l’écriture, par une ponctuation plus conforme aux normes habituelles. Dans le texte de 1951 traduit il y a deux ans et au format de poche aujourd'hui, le personnage qui entre en scène dès les premières lignes n’est pas le Dean Moriarty du roman mais le Neal Cassady de la vraie vie. Tous les autres retrouvent une identité à peine masquée, il est vrai, dans l’édition de 1957. Il n’y a ni chapitres, ni paragraphes, les phrases coulent les unes derrière les autres dans une sorte de transe à laquelle Kerouac s’est adonnée pendant un mois, tapant avec frénésie les quarante mètres de rouleau qui représentaient l’aboutissement de trois ans au moins de travail préparatoire.
Le rouleau original.
Mais imaginez la tête de l’éditeur qui voit arriver un auteur avec sous le bras un gros rouleau de papier…
Howard Cunnell, qui a établi le texte à partir du manuscrit original – et a dû en reconstituer le dernier mètre, mâchonné par un chien –, corrige une partie de la légende. Il se disait que les phrases n’étaient pas ponctuées – elles le sont. Que la dactylographie avait été faite sur un rouleau de papier pour télétype – Kerouac a découpé de grandes feuilles de papier à dessin collées les unes aux autres pour obtenir une seule très longue page. Que l’auteur avait carburé à la benzédrine – il s’est contenté de café.
Ce sont des détails. Mais les détails comptent dans l’élaboration d’un mythe. Même si, pour une fois, le rétablissement de la vérité ne l’affaiblit pas. Au contraire : Sur la route retrouve son énergie initiale, sa vitesse, sa folie, toutes les qualités qui, dans les années cinquante, avaient fait fuir les éditeurs.
Le récit échevelé de cinq voyages à travers les États-Unis, le dernier prolongé jusqu’au Mexique, doit beaucoup à Neal Cassady. Il en est l’âme et le moteur. « Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. » Kerouac regarde Neal courir : « Tout d’un coup, je l’ai vu traverser la vie comme ça, bras balancés le long du corps, front en sueur, tricotant des gambettes comme Groucho Marx ». Il est une sorte d’ange, inconscient de l’image perverse qu’il dégage à travers ses excès. Il est celui que l’écrivain prend non comme modèle mais comme point de repère et à la suite de qui il s’engage dans de mémorables virées. On bouge, on décolle, on trace la route, on bombe. Les bagnoles, l’alcool, les filles, les clodos. Le vent, le soleil, les étoiles. Et les villes, avec la musique, les quartiers mal famés. Le paysage est en mouvement constant, la bande aussi, qui se défait et se reforme autrement au gré des événements.
En même temps qu’ils ne peuvent s’empêcher de dévorer les kilomètres, se poser un instant puis repartir, les personnages ne rêvent que d’une installation à la campagne, avec femme et enfants. Histoire de pouvoir montrer un jour à ceux-ci des photos qui mentiraient sur ce qu’a été leur vie. « Je me suis rendu compte que ces clichés, nos enfants les regarderaient un jour avec admiration, en se figurant que leurs parents menaient des vies lisses et rangées, se levaient le matin pour arpenter fièrement les trottoirs de la vie, sans se douter du délire, de la déglingue, de la déjante des réalités de notre existence, de notre nuit, de notre enfer, cauchemar absurde de cette route-là. »
Sur la route met en pratique l’intention de disparaître, de se fondre dans un vaste pays, au sein d’une humanité plutôt défavorisée. « Mieux vaut l’anonymat chez les hommes que la célébrité au ciel. » Paradoxalement, le livre a apporté la célébrité sur terre à Jack Kerouac.
P.S. Un film, présenté à Cannes, et une exposition, à Paris, complètent le retour de Jack Kerouac dans l'actualité.

1 commentaire:

  1. Je travaille sur le livre d'artiste et suis intriguée par cet objet lissé pour des besoins éditoriaux. Je me permets de vous citer, donc. http://fadingpaper.blogspot.ca/2012/06/36-metres-de-route.html

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