mercredi 26 février 2020

Gérard Mordillat et la possibilité d’une dictature

Les Jeux olympiques de 2024 doivent être une réussite. C’est en France, dans les mois qui précèdent l’événement, que se déroule le dernier roman de Gérard Mordillat, Ces femmes-là. Ce n’est pas beau à voir…
En revanche, la lecture est passionnante et provoque un effet d’entraînement auquel on résiste aussi peu qu’au flux humain d’une grande manifestation, voire de deux. Car, en trois temps qui découpent le récit en autant de parties, « Avant », « Pendant » et « Après », se déroulent quantité de manœuvres et de drames qui en découlent directement.
Le titre annonce un éclairage particulier sur les personnages féminins. Oui, ils sont là, ou plutôt elles sont là, mais ne nous emballons pas.
Il y a plus fort en effet que Daisy, Morgane, Nadia, Faustine, Julia et les autres (elles sont une vingtaine dans la liste des personnages principaux, ajoutons-y pour faire bonne mesure une dizaine dans des rôles secondaires).
Il y a le contexte politico-social, à côté duquel manifestations et répression des gilets jaunes font pâle figure. Il offre à Gérard Mordillat un terrain de jeu idéal, d’autant qu’il l’a lui-même choisi, pour lâcher ses chiens contre toutes les dérives dictatoriales et pratiquer une ironie féroce envers un système de pensée favorable à un pouvoir fort, qui gagne les esprits à très grande vitesse. Dans le roman, au moins, car dans la vraie vie de ces années que nous vivons, cette inclination semble invraisemblable – à moins que… ? Oui, bien sûr, en pratiquant la fiction, l’écrivain, que l’on sait engagé à défendre les causes auxquelles il croit, se fait aussi lanceur d’alerte.
Donc, le grand chantier des Jeux olympique a été le prétexte à un spectaculaire rétrécissement des libertés individuelles. Pour le bien collectif, cela va sans dire, il y aura du travail obligatoire à l’intention des chômeurs heureux de retrouver ainsi le rythme de la vie active. Par crainte des désordres, et avec à la tête du pays un général-président inspiré par les ambitions d’un triumvirat de grands patrons, les syndicats seront muselés, les musulmans binationaux expulsés, tout suspect arrêté sans nécessité d’expliquer pourquoi, ni où se passe la détention…
Le pire est que tout cela semble presque normal, comment en est-on arrivé là ? Sauf, quand même, pour quelques révoltés, parmi lesquels des syndicalistes et des femmes s’invitent en première ligne dans une grande marche populaire contre les nouvelles lois liberticides. Comme par hasard, ceux qui sont favorables à ces lois manifestent en même temps. Au milieu d’événements déjà bruyants par eux-mêmes sont jetés des hommes armés bien décidés à agir.
Le principe est vieux comme le monde mais il fonctionne encore : arrangez-vous pour mettre le bordel dans la rue, pour faire couler le sang, et le peuple réclamera une autorité renforcée. Dans un jeu faussé par la manipulation, les uns et les autres tentent d’échapper au destin collectif pour suivre des voies personnelles. Pas facile, mais exaltant.

mardi 25 février 2020

Pierre Pelot, romancier magistral

Prendra-t-on un jour conscience du talent dont Pierre Pelot fait preuve dans ses romans ? Ou bien est-il à jamais disqualifié par ceux qui méprisent la littérature « de genre » qu’il a beaucoup pratiquée ? A moins que son choix de rester loin des réseaux parisiens suffise à le faire ignorer ? Quoi qu’il en soit, si on prend la peine de lire Braves gens du Purgatoire, sa dernière publication au format de poche, on prend aussi le risque d’oublier quelques idées reçues. Ce serait tant mieux…
Car il y a ici non seulement un scénario solide et complexe, non seulement les splendides décors sauvages des Vosges qu’il connaît comme sa poche, mais aussi une écriture fluide et recherchée qui mérite d’être goûtée à petites lampées. Elle se tient à la frontière de la préciosité sans jamais s’y laisser aller, elle impose la précision de ce qu’elle exprime dans des phrases balancées, et sur plus de 500 pages, avec un sens du rythme jamais pris en défaut, qui en remontrerait à bien des écrivains autrement célébrés.
Voici, par exemple, la scène puissante d’une réunion où viennent boire et manger ensemble celles et ceux qui ont assisté à l’enterrement de Maxime et de sa compagne Anne-Lisa, le premier s’étant suicidé après avoir tué la seconde, pense la police (mais pas le lecteur, qui a assisté aux événements). Dans la salle, soudain, un moment de tension : « Ceux qui s’étaient levés un instant auparavant s’étaient approchés et formaient avec d’autres qui les avaient rejoints une certaine quantité, un volume encore hésitant et en suspension de fulmination contenue. »
Cette « fulmination contenue » est sombre comme un nuage lourd prêt à déverser une averse orageuse sur nos têtes. Elle vient de loin, d’un passé boueux dont beaucoup connaissent certains pans mais dont bien peu, et encore la plupart sont-ils morts, ont une vision complète. Les actes commis autrefois remuent encore à travers des conséquences inattendues – et qui resteront incompréhensibles jusqu’au moment où toutes les clés seront fournies. Une phrase suffit à Pierre Pelot pour décrire l’état de déliquescence où se trouve le présent : « Mûris de cet humus noir profondément pourri, les fruits poisons tombaient de l’arbre aujourd’hui. »
Découvrir Pierre Pelot alors qu’il a publié plus de deux cents romans ? Il n’est jamais trop tard.

vendredi 14 février 2020

Michel Ragon, Vendéen, anar, prolétarien, etc.

Je l'aimais bien, Michel Ragon, même s'il y avait un moment que je n'avais plus rien lu de lui. C'était un homme sincère et sa sincérité transparaissait dans ses livres. Un homme multiple, aussi, dont la mort à 95 ans ne fera peut-être pas de gros titres dans les journaux, mais vers qui on ferait bien de revenir de temps à autre. Son roman le plus populaire reste probablement Les mouchoirs rouges de Cholet qui, en 1984, si mes souvenirs sont bons (les traces écrites manquent), fut l'occasion de notre première rencontre. Ensuite, il y en a eu d'autres, et d'autres lectures. Florilège.

Photo Thesupermat


La mémoire des vaincus (1990)
Michel Ragon vient de changer d’époque. Lui qui semblait, au moins en matière romanesque – car en architecture ou en critique littéraire, c’était différent –, bien ancré dans la chouannerie donne, avec La mémoire des vaincus, une grande fresque dans notre siècle.
« C’est un choix délibéré. Je voulais le faire depuis longtemps, mais c’était difficile, parce que, d’une part, il fallait embrasser des problèmes politiques ambigus et que, d’autre part, il fallait beaucoup de personnages. »
En politique, Michel Ragon a choisi de montrer, et parfois même de dévoiler, les rapports entre les anarchistes et différents pouvoirs, en France, en Russie et en Espagne. Une manière pour lui de montrer – enfin, diront certains – où il se situe idéologiquement. Du côté des vaincus, mais avec une foi entière dans la liberté.
Quant aux personnages, il en est un qui domine tous les autres, parce qu’il est le fil conducteur de tous les événements : Fred Barthélémy. Au début du siècle, ce petit voyou aurait presque pu faire partie de la bande à Bonnot. Puis, après la Révolution russe, il s’est retrouvé à Moscou où il a cru pouvoir rester fidèle à ses idéaux dans l’installation d’un système qui allait s’en révéler si éloigné. Fred Barthélémy sera aussi à la guerre d’Espagne, puis deviendra bouquiniste après la Deuxième Guerre mondiale – une époque du roman où l’auteur lui-même s’avance très peu masqué.
« Fred est un mélange de plusieurs personnages, mais le dernier est exactement celui que j’ai connu, à la fin de sa vie. Les épisodes que je relate là sont exacts à un mot près. Depuis quarante ans, j’avais cette mémoire qui disparaissait, parce que les gens mouraient, et je ne voulais pas qu’elle se perde. J’ai donc essayé de la restituer. »
Cette volonté l’a conduit à donner beaucoup de place à l’Histoire, dans laquelle il met en évidence, d’ailleurs, quelques épisodes peu connus, revenant par exemple sur l’épisode, récemment utilisé par Henri Coulonges pour La lettre à Kirilenko, des syndicalistes français trop curieux des côtés les moins exaltants de l’après-Révolution russe et éliminés pour ne pas pouvoir témoigner.
Michel Ragon se défend malgré tout d’avoir noyé les aspects romanesques sous la documentation historique.
« Il y a quand même les personnages de femmes, des aspects propres au roman. Mais il est certain que l’arrière-fond est tout à fait historique et que ça aurait pu être seulement un ouvrage historique, comme Les Mouchoirs rouges de Cholet aurait pu être seulement un livre d’ethnographie. Il y a toujours chez moi ce mélange du romanesque et de la documentation scientifique. »
Du côté des femmes, Flora, la première compagne de Fred, de la femme-enfant à la réussite sociale grâce à un peintre célèbre qui a fait d’elle son modèle et son héritière, est particulièrement émouvante, parce qu’elle lui reste, d’une certaine manière, fidèle, et que les amants d’autrefois se retrouvent toujours.
Quoi qu’il en soit, c’est par les aspects historiques que La mémoire des vaincus vaut surtout, à tel point que son auteur croit que ce roman n’aurait pas pu être publié à n’importe quelle époque.
« Il y a eu une telle prédominance du marxisme qu’un éditeur aurait craint de publier un livre comme celui-là. L’anticommunisme qui s’y trouve, et qui paraît maintenant tout à fait normal, aurait paru monstrueux il y a seulement vingt ans. »

J’en ai connu des équipages. Entretien avec Claude Glayman (1991)
Michel Ragon est un homme multiple, on ne le sait pas assez. Ceux qui ont lu ses romans ignorent le critique d’art, ceux qui utilisent ses ouvrages historiques sur l’architecture ne savent pas qu’il a été, et reste d’esprit, un compagnon de route des anarchistes. J’en ai connu des équipages, ouvrage en forme de long entretien avec Claude Glayman rassemble toutes ces facettes moins disparates qu’il peut y sembler à première vue.
« Ce qui m’a intéressé dans le travail de Claude Glayman », confie Michel Ragon, « c’est l’aspect de panorama, d’inventaire de tout ce que j’avais fait dans les secteurs les plus divers. Et je me suis aperçu, en faisant cette espèce de biographie, que les choses n’étaient pas séparées. Au moment où je publiais à propos de la littérature prolétarienne, je fréquentais le milieu anarchiste et des peintres. J’avais l’impression, rétrospectivement, qu’il devait y avoir des tranches. Mais non, pas du tout. Cela faisait partie de ma vie, au même titre. »
Pour simplifier la lecture, Claude Glayman a organisé thématiquement des conversations dont le premier résultat était, pour reprendre le mot de Michel Ragon, « monstrueux ». On passe donc en revue ses différents centres d’intérêt en découvrant chaque fois des anecdotes qui en disent long.
« Je n’avais jamais pensé être critique d’art. Je n’en ai pas la vocation. C’est le hasard des rencontres qui m’a fait connaître très tôt des peintres alors encore peu cotés. Je me suis passionné pour eux, et j’en ai parlé un peu, puis de plus en plus. Mais je n’ai parlé que des artistes qui m’intéressaient, dont j’étais un compagnon. C’est un peu la même chose pour l’architecture, d’ailleurs… Non, pas exactement. J’ai écrit une histoire de l’architecture qui demandait une certaine objectivité. »
Sur les architectes, Michel Ragon a quelques idées bien arrêtées sur leurs rapports avec le pouvoir, et en particulier un pouvoir fort. Il dit à Claude Glayman : « Ceaucescu hier et Ricardo Bofill aujourd’hui se placent tout à fait dans la lignée de Speer. C’est l’architecture destinée à magnifier le pouvoir politique, poussée jusqu’à la démence. » Peu d’architectes échappent, pour lui, à cette tentation : « Le Corbusier a toujours cherché un pouvoir fort. Il l’a cherché aux yeux de Staline, il l’a cherché auprès de Pétain… Il faut de grands projets d’État pour faire de la grande architecture. » Même les grands travaux du double septennat mitterrandien tiennent de cela : « On pourrait dire que c’est un pouvoir fort, même quasiment monarchique. »
La littérature prolétarienne l’a attiré par l’intermédiaire d’Henri Poulaille, qui dirigeait le service de presse de Grasset, mais un creux de 13 ans les a séparés avant des retrouvailles émouvantes. Ragon lui a cependant rendu hommage dans La mémoire des vaincus.
Au fond, ce qui relie tout cela, c’est l’amour de l’écriture. Sur tous les sujets qui l’ont passionné et le passionnent encore, Michel Ragon a conçu des livres. Beaucoup de livres, d’ailleurs – sa bibliographie chronologique en renseigne déjà quatre en 1991, et ce n’est pas fini ! Et pourtant, le succès populaire lui est venu assez tard, avec L’accent de ma mère, paru en 1980.
« C’était pour moi un adieu à la littérature à travers lequel j’essayais de retrouver ma culture à travers ma mère, ma terre, la Vendée, etc. Et puis ce livre a eu une telle portée sentimentale et publique que j’ai été poussé à continuer. »
Ce furent alors Les mouchoirs rouges de Cholet, La louve de Mervent et Le marin des sables, son cycle vendéen, avant La mémoire des vaincus, en hommage à ses compagnons anarchistes. Ce sera, dans l’avenir, d’autres livres encore, par fidélité à la Vendée…

Le roman de Rabelais (1994)
Michel Ragon publie Le roman de Rabelais, un ouvrage où la biographie prend toute la place et par lequel nous sommes conviés à une véritable rencontre avec un personnage de fiction plutôt qu’avec une figure historique – même si la documentation a été tout à fait sérieuse.
D’ailleurs, au point de départ, Michel Ragon voulait écrire une biographie traditionnelle, avec l’ambition de boucher enfin, grâce aux documents qu’il aurait trouvés, les trous habituellement laissés dans la carrière de Rabelais. Et puis, il a changé de point de vue : « Quand j’ai étalé tous les documents devant moi, j’ai eu envie de me promener dans la vie de Rabelais, de manière beaucoup plus libre. J’ai donc mélangé les genres, comme d’ailleurs dans la plupart de mes livres. »
Michel Ragon a l’art, en effet, d’utiliser ce qu’il connaît au profit des inventions qui le séduisent. À tel point qu’il ne sait plus toujours, après coup, ce qu’il a imaginé et ce qu’il a restitué de la vérité. Pas seulement pour Rabelais, d’ailleurs : « Je ne sais plus très bien qui est ma mère après avoir écrit L’accent de ma mère, je finis par mélanger ce qui vient d’elle et ce qui est venu d’autres personnages que j’ai utilisés pour ce portrait. »
Donc il était logique de tisser, par-dessus les larges vides de la biographie, des compléments logiques grâce auxquels Michel Ragon a l’impression de s’approcher davantage de la vérité. Mais attention : « Il n’y a aucun personnage inventé, à l’exception du petit moine – qui a son importance, puisqu’il est le seul à rester fidèle à Rabelais jusqu’au bout. »
Il faut dire que Rabelais, comme tous les écrivains de cour de son époque, était mêlé, parfois malgré lui, aux polémiques de son temps : roi français contre pape romain, par exemple, beau cas de figure dans une situation complexe dont on ne se sort qu’en se montrant assez souple pour accepter la censure. Souple, Rabelais ne l’était pas trop : quand il était lancé dans son écriture, comme le montre Michel Ragon quand il le peint en pleine action, il se laissait aller à son tempérament d’auteur. Encore ne faut-il pas confondre l’excès de l’œuvre avec celui qui en fut responsable : « La morale de l’histoire, c’est que Rabelais n’était pas rabelaisien », dit aujourd’hui le romancier-biographe.
Une chose est certaine : Michel Ragon n’a pas attendu le présumé cinq centième anniversaire pour s’intéresser à Rabelais. Il est de son pays, en quelque sorte : « Rabelais fait partie, si j’ose dire, de mon identité. J’ai passé mon enfance en Vendée, à Fontenay-le-Comte, dans la ville où Rabelais a été moine. Il y est aussi connu que Manneken-Pis à Bruxelles… »
D’ailleurs, il était déjà question de Rabelais dans Enfances vendéennes, un récit autobiographique nourri de bien des lectures. Et puis, Michel Ragon, libertaire historien de l’anarchisme, ne pouvait que retrouver plus longuement, un jour ou l’autre, un Rabelais considéré comme le grand-père de l’anarchisme.
Encore le personnage principal du Roman de Rabelais ressemble-t-il assez peu au portrait que nous ont présenté souvent les histoires littéraires. D’abord parce que des épisodes peu connus de sa vie – comme les rencontres avec Calvin ou avec Philibert de l’Orme, architecte (qui rejoint une autre passion de Michel Ragon) – sont mis en évidence, selon le bon vouloir du romancier qui articule les événements. Ensuite parce que Rabelais, homme d’Église, apparaît ici surtout comme médecin, un aspect de sa carrière qui passe généralement à l’arrière-plan.
Sans doute faut-il, ici, faire un bref détour du côté de l’histoire personnelle de Michel Ragon qui eut à fréquenter longuement les médecins et les hôpitaux il y a quelque temps, alors qu’il était en plein travail pour la conception de son livre. Il ne le reconnaît pas immédiatement, comme s’il éprouvait quelque gêne à mêler son propre parcours avec celui de son personnage, mais il finit par dire : « Le monde médical m’est tombé dessus, et Rabelais m’a aidé à guérir. Ce qui, plus de quatre siècles après sa mort, témoigne de qualités assez rares pour un médecin. » Toujours est-il que la proximité de la maladie et même de la mort a dû pousser Michel Ragon à accorder une importance plus grande à cet aspect de Rabelais. Sans pour autant fausser la vérité : « J’ai peut-être amplifié certaines choses, mais c’est lui ! »
C’est tellement lui qu’une fois refermé le « roman » de Michel Ragon, il ne peut y avoir d’occupation plus pressante que de rouvrir les œuvres de Rabelais lui-même.

Les coquelicots sont revenus (1996)
Michel Ragon, tous ses livres le disent, ne porte pas un amour immodéré aux institutions broyeuses d’hommes. Tout ce qui aligne et uniformise le voit révolté, infatigable défenseur de ceux qui n’ont pas le pouvoir de résister aux pouvoirs. Le voici donc une fois encore sur la brèche dans son nouveau roman, Les coquelicots sont revenus. Les faits se déroulent de nos jours – cela n’a pas été le cas chaque fois dans ses romans, puisque Michel Ragon puise aussi ses indignations dans l’Histoire –, au cœur d’un monde paysan en butte à une restructuration aussi profonde et traumatisante que celle du monde industriel.
Tout commence avec un remembrement, c’est-à-dire une réorganisation des terres, qui démembrait en réalité tout ce que le père de Louis, et son grand-père, et ses aïeux qu’il n’avait pas connus, avaient mis des siècles de patience à réaliser : une terre d’un seul tenant autour d’une maison, de son étable et de sa grange. Ce n’est que le premier coup. Une expropriation suit bientôt, pour élargir un chemin. Dans la foulée, un premier mouvement de révolte s’organise en solidarité avec Louis : les paysans vont déverser du purin dans la cour de la sous-préfecture. « C’était leur nouvelle manière de chouanner. »
Dès lors, la situation ne va cesser de se transformer, dans le sens d’une rationalisation de l’agriculture et de l’élevage. La modernisation, réputée indispensable, bouleverse de fond en comble les habitudes des paysans, sous la double pression des techniques enseignées aux jeunes et des exigences européennes. Les premières déconcertent les anciens, les secondes les mettent en colère. Celle-ci génère des conflits avec les autorités, une grande manifestation nationale à Paris… Le roman s’inscrit dans une réalité dont les journaux ont largement rendu compte au fur et à mesure qu’elle s’installait.
La fiction a souvent le pouvoir d’éclairer la surface des choses mieux que ne le fait une relation des événements au jour le jour, parce qu’un récit offre une vision globale et bénéficie du recul nécessaire à une compréhension plus complète. D’où vient alors que ce roman de Michel Ragon, à la différence de la plus grande partie de son œuvre, laisse un goût d’inachevé ? Il semble que l’auteur ait voulu trop bien faire, exposer thèses et antithèses dans des conversations entre personnages, dans des mises en situation trop simples pour être tout à fait crédibles.
On lit donc Les coquelicots sont revenus sans déplaisir mais aussi sans enthousiasme, comme une démonstration un peu pesante. Michel Ragon, pour une fois, n’a pas vraiment atteint son but, qui consistait vraisemblablement à nous faire entrer, de l’intérieur, dans un monde singulier. On reste donc au bord de celui-ci, en spectateur qui ne sait toujours pas comment il pourrait être partie prenante dans un débat qui, cependant, le concerne, qu’il le veuille ou non.

Un si bel espoir (1999)
Michel Ragon, anarchiste socialiste, comme il aime à se définir lui-même, est aussi, entre autres choses, historien de l’architecture. Quand il vient chez nous, il ne répugne pas à rappeler que c’est chez un éditeur belge, Casterman, qu’il a publié dans les années septante son Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes en trois volumes. Mais, depuis une quinzaine d’années et Les mouchoirs rouges de Cholet, il est surtout connu comme romancier (il avait, ceci dit, publié déjà huit romans auparavant). Un romancier qui ne renie cependant rien de ses passions quand il se met à inventer des histoires. Celle-ci, Un si bel espoir, met en scène un architecte utopiste, Hector, de 1848 aux années 1870, dans une époque propice à bien des révolutions sociales, techniques et artistiques.
De cette époque, précisément, dans ses différents aspects, Michel Ragon nous trace un portrait qui vaut bien, pour sa connaissance, plusieurs ouvrages historiques. Ses personnages, en effet, Hector et les autres, traversent plusieurs milieux différents qui sont donc chaque fois vus de l’intérieur, dans leur fonctionnement propre.
Le monde artistique est bien sûr privilégié. Ambroise, l’ami d’Hector qui sera longtemps son associé, et qui a plus que lui les pieds sur terre, monte en sa compagnie quelques projets grandioses dont la plupart échoueront tout en étant pillés par d’autres architectes. Les plus spectaculaires sont le Crystal Palace de Londres et les Halles de Paris – Il faut imaginer un ventre, un énorme ventre, dit Courbet dans un bel anachronisme en forme de clin d’œil.
Courbet, profitons de l’apparition de son nom, joue un rôle essentiel dans le roman. Parce que, comme Hector dont il est l’ami et avec qui il partagera, à peu de choses près, une femme, le peintre refuse les concessions, soucieux de suivre sa propre voie malgré les refus que lui opposent les milieux de l’art officiel. Au passage, on se trouvera à l’origine de L’origine du monde : « Quel choc ! Quelle émotion ! Pouvait-on parler de nu, de nudité, devant ce rectangle qui sectionnait un corps, du ventre au haut des cuisses, mettant en valeur, en seule valeur, le sexe, la toison pubienne peu épaisse, brune, avec des reflets roux, la fente aux lèvres légèrement écartées, qu’une tache rouge, au creux de la fissure, illumine ? »
Tout aussi radical dans ses options architecturales, Hector s’éloigne peu à peu d’Ambroise prêt à quelques compromissions avec le pouvoir pour faire reconnaître son talent et son savoir-faire par Haussmann et Morny, les personnages sans lesquels rien ne se décide. L’extraordinaire déperdition d’énergie constituée par le travail souvent vain d’Hector désole Ambroise qui aimerait lui faire partager un peu de son réalisme et de son succès. Pourtant, Hector dévient célèbre, mais grâce surtout à un Panorama de l’Égypte antique, les souvenirs illustrés qu’il a rapportés d’un séjour destiné à travailler sur le chantier du canal de Suez. Bien sûr, sur place, ses centres d’intérêt se sont révélés peu compatibles avec les côtés pratiques de l’entreprise.
Hector est un incorrigible rêveur toujours mené par l’idée qu’on finira bien par reconnaître les mérites de ses projets. Toute son énergie, toute son imagination, furent de nouveau consacrées à concevoir des œuvres que personne ne lui demandait et qu’il présentait avec une telle insistance, une telle certitude d’être dans la vérité, qu’elles importunaient les services publics qui les rejetaient brutalement.
Côté plus politique, ou idéologique, Proudhon est au premier rang des penseurs admirés par Hector. Ce n’est pas une surprise. Proudhon qui se trompe toujours sur les détails, jamais dans la pensée philosophique, et qu’Hector va voir lors de son exil bruxellois, pour le retrouver avec joie à Paris en 1862, lorsque Napoléon III amnistie les crimes politiques. Puis d’apprendre, avec douleur, sa mort au début de 1865. Dans la foulée, Morny, son exact opposé, meurt aussi. Et Julie, la maîtresse tant aimée, qui si souvent a trahi Hector, dont la présence donne à la part privée du livre un souffle romanesque puissant…
L’Empire, qui défie la Prusse, se craquèle. C’est bientôt la Commune avec l’avènement de laquelle Hector voit enfin arriver son heure de gloire, ses idées reconnues et adoptées. Mais l’histoire balaie toujours trop vite devant elle, et c’est en déportation, en Nouvelle-Calédonie, que s’achève le parcours.
Un parcours d’un romantisme échevelé, qu’on a suivi en partageant l’enthousiasme de son acteur principal, tant il est vrai que la puissance d’un idéal profondément enraciné est toujours plus forte, aux yeux du lecteur, que la stérilité – d’ailleurs souvent provisoire – de tous les efforts déployés pour mettre cet idéal en pratique.

Un rossignol chantait (2001)
Michel Ragon remonte les années, pas plus loin que son enfance et reprend des souvenirs placés à l’ombre des grands-parents et du château où ils avaient travaillé, déchus de leur gloire par procuration quand ils l’avaient quitté, méprisés par les habitants du village. La pauvreté donne peut-être de l’imagination. Assez pour rêver d’une voix de petite fille ou pour espérer un jour une vie différente. En attendant, l’enfant s’emplit la mémoire d’images simples. Le conteur sait l’art de gommer le temps et de nous donner les clefs de ses souvenirs.

Le prisonnier (2007)
Un écrivain reçoit les lettres d’un prisonnier. Celui-ci confond un personnage de roman et Christine. Qui fut l’épouse de l’écrivain. Le prisonnier l’a connue. Sous un jour très différent. Intrigué, irrité, le narrateur balance entre l’envie d’en savoir plus et celle d’interrompre le dialogue. Il s’interroge surtout sur lui-même : des origines modestes et un statut social enviable. Le cul entre deux chaises, mal à l’aise partout. Sous l’anecdote, de vraies questions.

lundi 10 février 2020

Gauz revisite la colonisation


Le premier roman de Gauz, Debout-payé, était prometteur. La vie parisienne d’un vigile né en Côte-d’Ivoire offrait une vue imprenable sur un monde du commerce inaccessible à celui qui en surveille la clientèle. C’était à peine un roman. Camarade Papa manifeste une ambition bien plus grande et en conséquence, bien que le lien n’aille pas de soi, est une éclatante réussite. L’écriture bénéficie d’une heureuse liberté mise au service de deux histoires parallèles – le genre de parallèles qui finissent toujours par se recouper.
Il ne suffit pas d’affirmer, il faut apporter des preuves.
Dans la superstructure du roman, on considérera avec intérêt la non-numérotation des chapitres qui se présentent ainsi : « Chapitre rouge », « Chapitre romain », « Chapitre Alsace allemande », « Chapitre pendulé volant », « Ya bon chapitre », etc. Et ce n’est pas tout, car il y a aussi les titres de ces chapitres, qu’on vous laisse découvrir.
Dans le détail, l’usage subtil d’une langue décalée fournit une étrange sensation simultanée de proximité et de distance. Tout est compréhensible à la première lecture, malgré des écarts calculés. Parlons de la tulipe, autrefois vedette hollandaise du capitalisme mondial : « La fleur n’est pas très belle, même les moutons refusent de la brouter. Mais à cause de la pluie value, ils s’achètent et se vendent la mauvaise herbe. Ils inventent le capitalisme des bourses. » Ou, si vous préférez, examinons les deux espèces extrêmes de colons réunis autour d’une même table : « Fourcade m’explique que les premiers sont négrophiles, la pire espèce d’hommes blancs des colonies. Péan raconte que ses voisins d’en face sont négrophobes, la pire espèce d’hommes blancs des colonies. »
Subrepticement, les deux personnages principaux se sont invités dans l’article. L’homme qui pense aux tulipes est né à Amsterdam et a des origines africaines. Camarade Papa, son père, a mélangé à ses biberons un marxisme bon teint. L’appel des ancêtres et de leur terre ne va pas tarder à le convoquer. Le second, qui prend des leçons accélérées de colonialisme, vivait un siècle plus tôt et est parti de France à la conquête de l’Afrique sur les pas de grands hommes dont les noms lestent parfois jusqu’à aujourd’hui la toponymie : Marcel Treich-Laplène, Résident de France en Côte-d’Ivoire et homme de traités toujours en faveur du Blanc, a donné Treichville à Abidjan.
La colonisation vécue par Dabilly, en direct, est déjà celle dont Anouman, aujourd’hui, mesure les lointaines conséquences. Et non ce que racontent les manuels scolaires, quand ils en parlent, ou les légendes qui nourrissent les vieux clichés racistes où puise encore le présent. Le regard de Gauz sur cet épisode historique envisagé à deux époques différentes est une appropriation totale des événements trop souvent encore envisagés du seul point de vue européen. Il n’est ni le seul, ni le premier. Kourouma, Mabanckou, d’autres encore ont contribué et contribuent à revisiter ce moment sans dire merci. Mais la voix de Gauz, totalement originale, leur ajoute une énergie nouvelle.

vendredi 7 février 2020

La mort de Pierre Guyotat

Pierre Guyotat avait 80 ans, il en a fait voir de toutes les couleurs à la littérature, par sa radicalité où le sexe et la violence dialoguent sans autre filtre que celui de l'inventivité verbale. Un écrivain peu confortable, certes, et c'était bien pourquoi il était indispensable. Ses livres le restent.
Je l'avais rencontré en 1984, je n'ai malheureusement pas sous la main l'article où je résumais notre entretien. Plus près de nous, en 2006 et en 2018, je m'étais attardé sur Coma et Idiotie. Dans les limites d'articles de presse, voici...

Coma
L’œuvre de Pierre Guyotat forme une espèce de bloc compact qui, souvent, décourage la lecture. Il faut ajouter qu’un de ses livres (Eden, Eden, Eden) a été censuré pendant onze ans. Voilà de quoi ranger définitivement l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats du côté des écrivains cultes qu’il n’est pas besoin de fréquenter pour dire tout le bien qu’on en pense.
Dommage pour les partisans de cette attitude : leur meilleure excuse vient de tomber avec la publication de Coma, un récit qui entre au cœur même de la fabrique d’écriture où travaille Pierre Guyotat. Le lieu d’un combat acharné avec la langue, au risque d’y laisser sa peau. L’auteur, qui avait toujours pensé ne pas dépasser l’âge de quarante ans (il est né en 1940), a trouvé nécessaire de poursuivre le combat avec ses démons et de fournir, à défaut de mode d’emploi, une image de l’envers du décor.
On entre avec un malaise provoqué par le narrateur lui-même dans le dépouillement de cette simplicité qui met à nu la fragilité du moment : « Le récit qui suit, je le porte en moi depuis que, sortant, au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel. »
Dégoûté par le « je », privé de lui-même, Guyotat commence un parcours vers d’hypothétiques retrouvailles avec la vie, donc avec l’écriture. Il s’agit de poursuivre une intercession entre lui et le monde, sans illusions sur la valeur du talent mais en acceptant la nécessité de la tâche.
« Je ne sais d’où vient le don qu’on m’attribue et que j’ai toujours ressenti comme une injustice, je ne sais d’où me vient la force qui me lui fait produire de l’œuvre, je ne me suis jamais donné quelque mérite que ce soit, quelque volonté que ce soit.
Comme je n’ai fait que suivre ma pente, exploiter mes penchants naturels, que je n’ai eu d’autre maître que moi-même et nos prédécesseurs, que j’ai toujours travaillé à l’intérieur de moi-même, sans conseil, tout ce qui entoure, ennoblit, construit le peu que je me ressens être – ce noyau, cette origine (le souci premier de toute pensée c’est l’origine) quasi embryonnaire, cet embryon – est de l’ordre du fantôme. »
La citation est un peu longue. Mais nécessaire car elle montre l’élan qui conduit tout le livre – et le montre mieux qu’une paraphrase.
Bien sûr, Pierre Guyotat se met en danger : son corps résiste, lui fait entendre que rien n’est innocent dans sa démarche. L’homme vacille, l’écrivain va de l’avant. Et le paradoxe de la création trouve là son explication la plus absolue. D’une part elle dévore l’individu, d’autre part elle est la seule chose qui lui permet de survivre et peut-être même, un jour, de se reconstituer tout entier. A tel point que « si j’arrête, je suis mort, et damné par le Rien. »
La démarche n’est pas devenue moins radicale avec Coma. Au contraire même puisque le retour au « je », si pénible un temps, est libérateur autant pour Pierre Guyotat que pour le lecteur. Il permet de tout dire, d’intégrer les épisodes du quotidien au cœur même de la création, de les articuler dans une compréhension globale du monde. Avec sa violence traduite dans les rapports sexuels, paradoxaux eux aussi puisqu’ils génèrent parfois une vraie douceur.
Ainsi va ce livre, contradictoire jusqu’au déchirement, corde tendue à se rompre mais à laquelle on s’accroche comme à un garde-fou qui aide à la traversée en calmant le malaise du début. D’ailleurs, la fin est presque apaisée. La réconciliation avec soi est proche. Le chemin aura été bordé de quelques images qui ont hanté Pierre Guyotat enfant, ainsi que ses sœurs et frères…

Idiotie
On vous le laissait entendre il y a quelques jours : Idiotie, de Pierre Guyotat, ferait un lauréat idéal pour le Médicis. Merci donc à ce jury pour un couronnement dans une semaine faste : la veille, le Femina lui avait attribué un inhabituel prix spécial et, le week-end prochain, le Prix de la langue française lui sera remis à Brive. Il était temps : le Prix décembre était allé à Coma en 2006 et celui de la BnF à l’ensemble de son œuvre quatre ans plus tard. Mais jamais Pierre Guyotat n’avait été couronné par un des grands prix d’automne, et cela manquait plus à ceux-ci qu’à l’auteur lui-même.
Il a, en effet, secoué la littérature comme peu d’écrivains l’ont fait. C’était il y a… 51 ans avec Tombeau pour cinq cent mille soldats, inspiré par la guerre d’Algérie. Eden, Eden, Eden allait, trois ans plus tard, manquer de peu le Prix Médicis, repéré aussi, et plus efficacement, par le Ministère de l’Intérieur français qui le censurait (interdiction à l’affichage, à la publicité et à la vente aux mineurs).
Dans son travail littéraire, la langue et la matière jouent des partitions inédites jusqu’à une opacité susceptible de décourager bien des lecteurs. Les livres de Pierre Guyotat sont hantés par une peur qu’engendrent la violence, l’esclavage, toutes les exploitations de l’homme par l’homme.
Idiotie revient, sous une forme un peu plus apaisée, sur une époque qui ne l’est pas vraiment : celle de la présence française qui prend fin en Algérie, quand l’écrivain était militaire et, ne nous en étonnons pas, déjà réfractaire à toute autorité, surtout vêtue d’un uniforme. Seuls les liens avec d’autres hommes peuvent sauver celui qu’on oblige à être là et qui n’en pense pas moins : « Nous, alors anti-France, anti-Occident, anti-nations, nous voici au septième ciel d’une nouvelle nation qui s’enfante d’elle-même devant nous, contre nous, avec nous. »
La langue s’est (un peu) assagie. Peut-être fallait-il cela pour rendre l’œuvre de Guyotat éligible à une récompense littéraire traditionnelle. Mais la rage est bien là et c’est elle qu’on salue, mieux vaut tard que jamais.

samedi 1 février 2020

Mary Higgins Clark, fin de série

Mary Higgins Clark avait 92 ans. Elle vient de mourir et, s’il faut désigner un suspect, on pensera tout de suite à son grand âge. Une explication plus simple que dans les thrillers qu’elle écrivait à flux tendu depuis 1975 (La maison du guet). Avant cela, elle avait déjà tâté de l’écriture, mais pas au rythme qu’elle allait alors prendre pour une cinquantaine de romans, certains en collaboration avec sa fille (car pourquoi, en effet, ne pas embarquer la famille dans une affaire qui marche ?), Carol Higgins Clark, ou d’autres avec Alafair Burke.
En France, on l’avait découverte en 1979 avec la traduction (par Anne Damour) de La nuit du renard grâce à laquelle on peut créditer son éditeur, Albin Michel, d’un flair certain : il avait créé, pour l’occasion, la collection « Spécial Suspense », où ont trouvé place depuis un grand nombre des livres qu’elle a signés, rejoints par d’autres auteurs et autrices souvent de qualité.
De meilleure qualité d’ailleurs que la suite de la production propre à Mary Higgins Clark. Car, si La nuit du renard avait provoqué un véritable choc (dont j’ai l’impression de n’être toujours pas remis, plus de quarante ans après), beaucoup d’autres titres sentent la colle, la grosse ficelle et les bouts de carton disposés approximativement pour ressembler, de loin, à un décor cohérent.
Bref, il y a des années que j’ai lâché l’affaire, laissant à d’autres le soin de continuer à suivre une femme dont, probablement, j’avais perdu de vue les qualités pour ne plus voir que les défauts.
Mais je ne renie rien et, en l’honneur de cette fidélité à la mémoire d’une lecture, je vous glisse le début de La nuit du renard, et je vous envie si vous ne l’avez pas encore ouvert…
Il était assis, immobile devant la télévision dans la chambre 932 de l’hôtel Biltmore. Le réveil avait sonné à 6 heures, mais il était debout depuis longtemps. Le vent froid et sinistre qui faisait trembler les vitres l’avait sorti d’un sommeil agité.Les actualités du matin avaient commencé, mais il n’avait pas monté le son. Ni les nouvelles ni les éditions spéciales ne l’intéressaient. Il voulait juste regarder l’interview.Mal à l’aise sur sa chaise trop raide, il croisait et décroisait les jambes. Il s’était douché, rasé, et avait mis le costume de tergal vert qu’il portait en arrivant à l’hôtel la veille au soir. La pensée que le jour était enfin arrivé avait fait trembler sa main et il s’était légèrement coupé la lèvre en se rasant. Il saignait encore un peu, le goût salé du sang dans sa bouche lui donna un haut-le-cœur.Il avait horreur du sang.