jeudi 26 janvier 2012

Andreï Makine entre amour et dissidence

Voici un roman, Le livre des brèves amours éternelles, qui peut presque se lire comme un recueil de huit nouvelles. Mais il se tisse entre elles une cohérence rendue explicite par le début et la fin, où un personnage d’abord rencontre Dmitri Ress, qualifié de dissident au temps de l’URSS, puis se le remémore après sa mort, découvrant qu’il avait aimé avec intensité, alors qu’il l’imaginait solitaire.
Le reste du livre est donc occupé par des histoires d’amour, histoires qui laissent un souvenir éternel en raison même de leur brièveté. Andreï Makine explore ce paradoxe apparent dans différentes situations déclinées au fil des changements survenus dans le pays. De l’utopie marxiste à la pesanteur d’un Etat tout-puissant, de l’espoir né en 1989 au règne de l’argent, l’environnement social et politique en mutation influence les amours – brèves ou longues.
Chaque chapitre recèle, en son cœur, une scène fondamentale qui en est la justification. Andreï Makine possède l’esprit de système, un peu trop d’ailleurs. Une de ces scènes marquera cependant ceux qui la liront presque autant que ceux qui l’ont vécue. Quand, dans un cinéma, le narrateur et son amoureuse du moment vont voir Mille milliards de dollars, le film d’Henri Verneuil, toute la salle applaudit à une scène. «L’ovation qui éclata fut plus éruptive qu’à n’importe quel concert de rock.» Patrick Dewaere, qui incarne un journaliste, prend une chambre dans un hôtel de province, et le préposé ne lui demande pas davantage ses papiers qu’au couple qui le suit. La situation est inimaginable pour les spectateurs, parmi lesquels se trouvent probablement bien des amants qui ne peuvent, eux, se réfugier à l’hôtel tant les contrôles d’identités y sont stricts.
«Ce soir-là, plus efficacement que tous les dissidents réunis, Patrick Dewaere a contribué à la chute du mur de Berlin», ajoute Andreï Makine. Ce qui est probablement excessif mais s’inscrit parfaitement dans la logique de son livre.

vendredi 20 janvier 2012

Catherine Lépront : la mystérieuse Esther de Mésopotamie

Partons du principe que la narratrice du roman de Catherine Lépront est l’intermédiaire entre l’auteur et le lecteur. Il faut bien que quelqu’un guide celui-ci dans l’univers qui s’installe dès les premières pages d'Esther Mésopotamie. Et qu’elle se charge de présenter des personnages qu’elle connaît depuis vingt ans, depuis qu’elle travaille avec le professeur Osias Lorentz, expert en antiquités, appelé sans cesse aux quatre coins du monde pour donner son avis sur certaines pièces, quand il n’est pas occupé à faire cours à l’université de Damas. Cela lui laisse peu de temps pour séjourner à Paris et il n’est, au début du livre, pas beaucoup plus qu’une silhouette élégante. Un homme cultivé et séduisant.
En revanche, Anabella Santos João, «la Santos» comme on l’appelle familièrement, occupe toute la place. Il est vrai qu’elle a quatre vies, dont trois simultanées.
La quatrième, chronologiquement la plus ancienne, s’est terminée il y a trente ans, quand elle est arrivée à Paris. Faisant du même coup une croix sur son enfance et son adolescence au Cap-Vert. Elle n’avait pas tout à fait l’âge indiqué sur son passeport, elle n’avait pas l’intention d’entamer les études qu’elle venait officiellement suivre en France. Et elle avait perdu ses valises. Osias Lorentz, attiré par le bruit qu’elle faisait dans l’aéroport, intrigué par l’énergie de ce petit bout de femme filiforme, l’a prise en charge et lui a offert ses trois autres vies. Pendant lesquelles Ana a pris un kilo par an – trente, donc – sans rien perdre de sa légèreté ni de sa vivacité. Mais sa présence en impose, dans tous ces rôles.
Elle est d’abord la gardienne du bric-à-brac qui s’entasse chez son «Doktor», titre qui lui plaît depuis qu’elle l’a lu sur une enveloppe. Elle est aussi la secrétaire de Lorentz, tâche dont elle s’acquitte si consciencieusement qu’elle ouvre même avec discrétion le courrier personnel. Elle est, enfin, devenue la gardienne de l’immeuble. Sa personnalité massive, voire agressive tant elle semble être surtout attachée à défendre son bienfaiteur contre toutes les intrusions, retient autant l’attention de la narratrice que la nôtre.
La personnalité d’Osias Lorentz met un peu plus de temps à se dessiner. Très absent, nous l’avons dit, il se consacre presque tout entier à ses travaux. Mais garde aussi à l’esprit une mystérieuse Esther qui, dit-il, ne partage pas l’amour qu’il lui porte. De cette inconnue, les deux autres femmes sont maladivement jalouses. Elles la détestent sans la connaître, tandis que les précédentes épouses de Lorentz, reléguées dans le passé, font partie d’un décor oublié depuis longtemps. Mais voir «leur» homme, que d’une certaine manière elles se partagent, qu’elles aiment toutes les deux sans se l’avouer, attaché à une inconnue, c’est tout à fait insupportable!
Savoir qui elle est, si nous la rencontrerons un jour – à supposer qu’elle existe, s’interroge la narratrice –, voilà toute l’énigme du roman. Entièrement bâti autour de cette figure à construire ou à découvrir. Catherine Lépront tourne autour d’Esther qui occupe d’autant plus les esprits que nous ne savons rien d’elle.
La narratrice moins encore, peut-être, que n’importe qui. Car, pour avoir aussi sa propre histoire où tout n’est pas rose, cette femme a surtout besoin de comprendre quelle place elle occupe dans un environnement où elle se sent bien: la proximité d’Osias Lorentz et d’Anabella.
Avez-vous vu le motif dans le tapis?

jeudi 19 janvier 2012

Charif Majdalani réinvente la caravane qui passe

Charif Majdalani a le goût des entreprises démesurées, dans lesquelles l’homme est amené à se surpasser, au risque de se casser la figure. Il l’avait montré dès son premier roman, Histoire de la Grande Maison. Il a renouvelé l’expérience dans un Caravansérail qu’on traverse avec autant d’exaltation que de crainte. Puis, très récemment, dans son troisième ouvrage, Nos si brèves années de gloire.
Dans Caravansérail, le danger guette à chaque instant mais l’intention est magnifique – et parfaitement inutile, ce qui la rend bien entendu beaucoup plus convaincante. Le ton est donné dès la première phrase, dont voici le début (car elle est longue): «C’est une histoire pleine de chevauchées sous de grandes bannières jetées dans le vent, d’errances et de sanglantes anabases, se dit-il en songeant que cela pourrait être la première phrase de ce livre sur sa vie qu’il n’écrira jamais»
Tout un programme. Tenu en grande partie grâce à un retournement étymologique du mot choisi comme titre: ici, le caravansérail n’est plus le logement des caravaniers, mais une caravane qui transporte un palais en pièces détachées. Une idée folle qui vient à l’esprit de Chafic Abyad au début du 20e siècle, quand il est séduit par un petit palais dans la ville arabe de Tripoli. Le bâtiment est invendable sur place. Il aurait pourtant belle allure, ailleurs. «Toujours est-il qu’un matin Chafic Abyad organise le démontage de son petit sérail, pierre par pierre. Après quoi il affrète une immense caravane sur laquelle il le charge intégralement, murs peints, miroirs, cheminées, bassin orné à la mauresque, toit ouvré découpé en trois pans, escalier soigneusement désenchâssé.»
Commence alors un très long voyage, semé d’images fortes, de reflets des miroirs, d’abandons provisoires, de pertes inévitables… La traversée d’un désert derrière chaque dune duquel peuvent se cacher des pillards. Ou des habitants furieux de voir leur eau pillée. Ou un train transportant des Autrichiens, tombé en panne au milieu de nulle part. On croisera Lawrence d’Arabie. Les temps ne sont pas sûrs, la région est disputée entre des nations et des tribus. La route est longue, incertaine, pleine de détours subits. L’aventure est extraordinaire. Charif Majdalani n’en fait pourtant pas une véritable épopée. Les ressorts de son récit ne sont pas des hauts faits d’armes spectaculaires. Il utilise plutôt les intentions secrètes des uns et des autres, les alliances provisoires et les trahisons mineures, l’appât du gain et le rêve d’une fortune reposant davantage sur une réputation que sur une véritable richesse.
Il ne donne pas non plus à Chafic Abyad le rôle de celui qui tire les ficelles. Il a trouvé en Samuel Ayyad un personnage beaucoup plus riche de facettes plus ou moins secrètes. Un agent des Britanniques qui agit surtout pour son propre compte, brouille les cartes et prend la main chaque fois qu’il le peut. Sauf à la fin, quand il rencontre une jeune fille qui deviendra la grand-mère du narrateur.
Caravansérail tente, en apparence, de perdre le lecteur, de l’égarer sur des chemins qui ne conduisent nulle part. Mais Charif Majdalani est bien trop habile pour abandonner dans les sables le fil de son récit. Et on le suit avec un appétit renouvelé à chaque péripétie.

mercredi 18 janvier 2012

Les 40 ans de Folio

Je me souviens de la première fois où j'ai vu, en librairie, des volumes de la collection Folio. Ils venaient de sortir, c'était il y a quarante ans, je ne connaissais rien, mais alors, moins que rien, à la vie de l'édition française, et je me suis longuement interrogé sans trouver de réponse: ils n'étaient pas bien en Livre de poche, les Malraux, Camus et autres Saint-Exupéry? Que leur prenait-il, d'aller faire un tour ailleurs, sous une couverture illustrée où le fond blanc prenait beaucoup de place? (Il allait d'ailleurs très vite jaunir, ce blanc-là - même la reproduction de La chute, de Camus, dans le dépliant envoyé par Gallimard pour l'anniversaire n'y échappe pas.)
Quarante ans, cela représente 5400 titres de 2500 auteurs, 365 millions d'exemplaires vendus, 32 prix Goncourt, presque autant de prix Nobel (31), 13 collections dérivées, depuis les trois lancées en 1985: Folio Essais, Folio Histoire et Folio Actuel. La bande dessinée a trouvé sa place l'an dernier et, pour célébrer les multiples réussites de Folio en quatre décennies, des éditions spéciales paraissent tout au long de l'année. Gastby le magnifique, de Francis Scott Fitzgerald, dans une nouvelle traduction de Philippe Jaworski, est la première. Elle sera suivie par une anthologie du Journal d'André Gide, Candide de Voltaire, illustré par Quentin Blake, les Exercices de style de Raymond Queneau, les Œuvres farfelues d'André Malraux, Sa majesté des mouches de William Golding...
Au fond, la collection a assez peu changé depuis ses débuts. La preuve par deux couvertures du n° 1 de Folio. En haut, celle de 1972, en bas, celle d'aujourd'hui. Il ne vous échappera pas qu'il s'agit de la même photo, dans une maquette pourtant revue de fond en comble. L'auteur a retrouvé son prénom et a pris de la couleur, dans une police de caractères différente. Le rectangle qui symbolisait la collection a disparu. Et la couverture est clairement divisée en deux espaces, auteur et titre dans la partie supérieure, illustration dans la partie inférieure, la plus grande.
Ce que ne montrent pas ces deux couvertures, c'est la variété des modifications apportées au fil du temps. Car il y en a eu d'autres, plus éloignées du modèle d'origine vers lequel revient la dernière mouture. La preuve, peut-être, que les premiers choix étaient à peu près les bons, et que la suite n'a été que des concessions faites à l'air du temps.
L'air du temps a peut-être quelque chose à voir aussi avec la qualité du fonds sur lequel repose Gallimard, cent ans et des poussières. Les éditeurs qui se sont succédé dans la vénérable maison ont très souvent réussi à capter le meilleur de la littérature en train de s'écrire. Depuis le début de cette année (encore très jeune), dans la série de livres au format de poche que ce blog a proposés, il y avait deux excellents romans parus en Folio: un prix Nobel (Herta Müller) et un prix Femina (Maylis de Kerangal). Arrivés là par des chemins parfois détournés: les premières traductions françaises de Herta Müller étaient parues au Seuil et Maylis de Kerangal publie depuis ses débuts chez Verticales. Mais Gallimard avait signé le contrat du dernier roman de Müller avant l'attribution du Nobel et Verticales, belle petite maison d'édition à la survie économique parfois fragile, avait d'abord été soutenue par Slatkine, puis par le Seuil, et enfin intégrée au groupe Gallimard. On ne s'y trompe décidément pas si souvent, même si d'autres ont parfois défriché le terrain.
Et vous voyez aussi que je connais la vie de l'édition française un peu mieux qu'il y a quarante ans...

mardi 17 janvier 2012

Carlos Ruiz Zafón : Grand-Guignol à Barcelone

Comme beaucoup d’écrivains dont le public s’étend de 7 à 77 ans, Carlos Ruiz Zafón comprend mal ce que signifie «roman pour la jeunesse». Comme beaucoup d’écrivains qui ont été de grands lecteurs précoces, il avait tendance à éviter les livres qui portaient cette mention. Voilà probablement pourquoi Marina est sorti simultanément en France sous deux présentations, comme pour l'édition de poche actuelle.
A Barcelone, deux adolescents se rencontrent à la fin des années soixante-dix. Oscar vit dans un collège dont il ne cesse de s’échapper pour goûter dans de longues promenades le charme vénéneux des rues étroites et des vieilles bâtisses. Marina, seule avec son père dans une maison poussiéreuse qui paraît abandonnée, semble veiller sur un malade, autrefois peintre célèbre, reclus depuis la mort de son épouse.
Il y a tout ce qu’il faut d’ombres et de brouillards, de bruits étranges et d’odeurs suspectes, de mystères inquiétants et de personnages ambigus pour répondre aux codes du roman fantastique. Il y en a tant qu’il y en a trop. Oscar et Marina, aventuriers dignes du Club des Cinq, ne se lassent pas de secouer des portes fermées sans se dire jamais ce que nous avons pressenti, qu’ils feraient mieux de ne pas entrer là-dedans. Ils se précipitent sur le moindre indice comme un affamé sur un bout de pain, alors qu’on se demande bien, au fond, pourquoi ils s’intéressent à une histoire qui ne les concerne en rien. Oscar s’enfonce dans les égouts alors qu’un policier lui a conseillé de n’en rien faire…
La machinerie sophistiquée est celle du Grand-Guignol, coulées de sang comprises dans le forfait (identique pour les deux éditions) qu’on vous demande avant de commencer une visite très inhabituelle de Barcelone. Faut-il ajouter que les décors, en partie ceux d’un somptueux théâtre inachevé, sont à la hauteur du reste? Un genre de carton-pâte non ignifugé, comme le prouve une des dernières scènes.
Il n’est pas interdit de s’amuser aux efforts de Carlos Ruiz Zafón. Au second degré, Marina est d’ailleurs un livre assez drôle. Ce n’était peut-être pas l’intention de l’auteur.

lundi 16 janvier 2012

Le chantier de Maylis de Kerangal

Bienvenue à Coca, ville d’Amérique fondée par les colons qui ont fait reculer les Indiens. Ville qui, en ce troisième millénaire, entre dans l’ère moderne. Son maire, John Johnson, dit le Boa, a été ébloui par Dubaï: partout, des grues, des tours. L’effervescence des grands projets et des constructions audacieuses, effervescence qu’il se verrait bien imiter pour laisser sa marque à Coca. Ce sera un pont gigantesque pour relier les deux rives de la cité, un trait jeté entre ciel et terre dont on se souviendra.
En attendant, il faut le construire, ce pont. Transformer le trait de génie d’un architecte en fondations et superstructures, en béton et acier, utiliser les ressources du génie civil et les forces de l’homme.
Maylis de Kerangal utilise les mots à la manière dont Summer Diamantis calcule les proportions des éléments nécessaires à la fabrication du béton dont elle est responsable sur le chantier. Elle mêle les éléments dans des proportions idéales, mouille et touille, attend que ça prenne. Et ça prend.
La romancière envisage la construction dans sa durée, de la conception à l’inauguration, en passant par l’appel d’offre, le recrutement, la gestion des ouvriers, l’opposition de certains, les délais de livraison, les revendications salariales, on vous passe quelques détails. Mais le livre, lui n’en fait pas l’économie. Rien n’y est omis de ce qui fait le quotidien de cette foule agissante sous la direction de Georges Diderot, chef de travaux qui manie l’autorité et la compréhension à doses équivalentes, homme durci sous tous les climats où les travaux publics avaient besoin de ses compétences, et pourtant plus tendre qu’il y paraît.
Naissance d’un pont est un roman formidable, porté par un double projet: celui qu’il relate et celui, littéraire, qui le sous-tend. Il s’agit bien, comme sur le terrain, d’organiser le tâtonnement. Pour un résultat splendide, récompensé par le prix Médicis 2010.

dimanche 15 janvier 2012

Le chat de Martha Grimes a tout vu

Quand le seul véritable témoin d’un crime est incapable de parler, le commissaire Richard Jury ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’il pourrait dire. Mais comment comprendre le regard d’un chat, même si celui-ci a dû assister au meurtre de Mariah Cox? Bibliothécaire sans histoires, elle menait en réalité une double vie qui explique l’élégance des vêtements trouvés sur son cadavre, derrière un pub.
Martha Grimes, qui a donné depuis longtemps une vraie vie à son personnage fétiche, l’approfondit de livre en livre. Jury n’est pas insensible au charme féminin en général mais pense surtout à Lu, encore à l’hôpital après une mésaventure racontée dans un volume précédent. Son esprit vagabonde parfois loin de l’enquête. Il y revient cependant toujours, ne serait-ce que parce qu’elle se complique avec la découverte d’un deuxième cadavre. Et parce que la femme de Cummins, le flic local, est assez obsédée par les chaussures de luxe pour que ses lumières soient précieuses.
Il y a, dans Ce que savait le chat comme dans les autres polars de Martha Grimes, moins de surprises que de confort provoqué par des habitudes bien ancrées. Mais l’intrigue est construite à l’ancienne, avec un soin maniaque pour poser des indices discrets et élaborer des pistes qui seront suivies en vain. C’est de la belle ouvrage, au classicisme solide.

samedi 14 janvier 2012

Minuit, symbole de la France occupée et en création, selon Dan Franck

Quand il a publié Bohèmes en 1998, Dan Franck n’imaginait probablement pas que Libertad! verrait le jour six ans plus tard et, après six nouvelles années, Minuit. Ce récit touffu et passionnant, devenu après coup un véritable cycle, Les aventuriers de l’art moderne, avance dans le siècle – le vingtième – avec des détails de plus en plus précis. Si le premier volume racontait trois décennies (1900-1930), le deuxième courait sur une seule (1931-1939), et celui-ci se limite aux années de la Seconde guerre mondiale. La littérature abonde, il est vrai, sur cette période, peut-être davantage encore que sur les précédentes. On en veut pour preuve une bibliographie (sélective) qui occupe, en petits caractères, les cinq dernières pages du livre.
Ils n’ont pas tous choisi d’y être, mais ils sont tous là, dans la France occupée. Peintres, musiciens, cinéastes, acteurs, chanteurs, écrivains… Au fond, pas si différents dans leurs comportements de l’ensemble de la population.
Certains n’ont pas caché avant la guerre leur sympathie pour l’ordre instauré par Hitler, sympathie qui s’accompagne parfois d’un identique rejet des Juifs. Ils se réjouissent d’événements dans lesquels la France, perdue par la paresse et la jouissance, trouvera une chance de redevenir grande.
D’autres ont vu venir avec crainte tout ce que représentait le nouveau désir de puissance de l’Allemagne. Et quelques-uns parmi eux sont entrés tout de suite en résistance contre le choix de Pétain. La plupart, cependant, attendront prudemment. Il est question, après tout, de leur peau – et la liste est longue de ceux qui l’ont laissée dans l’aventure, sans se demander s’il y avait lieu d’être courageux ou pas, tant la voie à suivre leur paraissait évidente.
Minuit – le titre –, c’est le nom de la belle maison d’édition créée par Pierre de Lescure et Jean Bruller pour publier Le silence la mer, que le second signa Vercors. Dan Franck raconte sa naissance à la manière dont il traite tous les épisodes de sa fresque: comme un romancier qui se garderait, pour une fois, d’imaginer mais qui aurait gardé entier son pouvoir d’évocation. Puisqu’il a tout lu, et qu’il ne prétend pas avoir découvert quelque anecdote inédite et croustillante, il se contente de restituer. Mais avec un art de la mise en scène époustouflant. Et un sens de la nuance qui l’honore: entre le noir et le blanc, si faciles à juger aujourd’hui, d’innombrables nuances de gris habillent ses personnages vrais.
On retiendra une foule de moments tragiques, drôles ou simplement humains. On n’oubliera plus les noms de ceux qui sont restés résolument fidèles à des idéaux variés mais qui avaient en commun d’être incompatibles avec le nazisme et l’antisémitisme.

vendredi 13 janvier 2012

Herta Müller et la musique douloureuse d’un camp de travail

La lauréate du prix Nobel de littérature 2009 n’est pas du genre à se contenter d’un sujet. Dans La bascule du souffle comme dans ses précédents romans traduits en français, le premier choc est celui des mots, de la langue et du rythme. Avant de savoir de quoi il est question, découvrant seulement un jeune homme et sa valise, on est frappé par le besoin de précision qui amène des hésitations, des reprises – dans le double sens de recommencer et de raccommoder. Ouverture:
Tout ce que j’ai, je le porte sur moi.
Ou plutôt, tout ce qui m’appartient, je l’emporte avec moi.
Dans les dernières pages, cinq ans plus tard, le mouvement des reprises est plus explicite encore:
T’as vu comme il pleure, ça déborde en lui.
J’ai souvent réfléchi à cette phrase, puis je l’ai écrite sur une page blanche. Le lendemain, je l’ai rayée. Le surlendemain, je l’ai remise dessous, biffée, puis récrite. Une fois la feuille remplie, je l’ai arrachée. C’est ça, le souvenir.
Le sujet, pourtant, est solide. Nous sommes en 1945. Les Allemands vivant en Roumanie, âgés de dix-sept à quarante-cinq ans, sont déportés par les Soviétiques dans des camps de travaux forcés. Parmi eux, la mère de Herta Müller. En 2001, celle-ci a commencé à recueillir les confidences d’un autre déporté, Oskar Pastior, originaire de son village. Puis, quand il est mort, en 2006, elle a transposé le témoignage inachevé dans ce roman, écrit à la première personne. Le résultat est stupéfiant.
Léopold Auberg, de Hermannstadt en Transylvanie, a dix-sept ans quand il arrive au camp, après un voyage en wagon à bestiaux. Au fond, il est plutôt content de partir. Il sera, bien sûr, moins heureux d’être là quand il aura à subir la faim, l’inconfort, la maladie, la fatigue. La faim, surtout, quand le palais prend toute la place dans la tête et que la seule pensée est de trouver quelque chose à manger. Quand certains mots prennent une valeur inattendue, comme «belle-dame», une sorte d’épinard sauvage dont Léopold fait une longue description, à la mesure de l’importance que la plante a prise dans sa survie. Quand le ciment emplit la bouche. Quand la peau brûle au contact de substances chimiques. Quand le pain n’est jamais suffisant. Quand trop peu de vêtements n’arrêtent pas le froid…
Tout cela se traduit dans des phrases râpeuses, douloureuses, qui méritent d’être envisagées chacune pour elle-même – et toutes dans leur ensemble. Une musique toute de cris à peine étouffés émane de pages éblouissantes, dans lesquelles la perfection de l’expression est tout le contraire d’un écran devant les conditions du camp soviétique. Elle fore au-delà de la surface, pénètre les cœurs et donne à partager cinq années de servitude.
Il y a un peu plus de deux ans, avant son Nobel, Herta Müller était peu connue des lecteurs francophones. Le prix nous aura aidés à recevoir sa voix singulière, ses romans peu confortables mais indispensables.

jeudi 12 janvier 2012

Gérard Mordillat dénonce la collusion entre la politique et le capital

Au milieu des grands conflits sociaux engendrés par la mondialisation, Gérard Mordillat convoque les forces de la nature. Un cataclysme ne vient jamais seul. Comme Les vivants et les morts et Notre part des ténèbres, Rouge dans la brume est traversé par une tempête qui semble renforcer la colère de Carvin et de ses collègues sur le point de perdre leur emploi. Rentable, performante, soutenue par des fonds publics, la Méka va fermer et être délocalisée en Serbie, l’usine démantelée et les machines transportées par camions jusqu’à Novi Sad. Rentabilité, le seul souci de ses propriétaires…
Mais Carvin, ouvrier cultivé, a construit sa colonne vertébrale idéologique sur, entre autres textes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 – ce n’est pas la plus connue. Il en cite volontiers les articles 33, 34 et 35 qui légitiment, en particulier le dernier, les méthodes de sa lutte: «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» 
Un pas plus loin que l’indignation de Stéphane Hessel, Carvin est un opposant radical à la collusion entre le pouvoir politique et le grand capital – pour le dire vite et de manière un peu caricaturale. Mais Gérard Mordillat ne craint pas les positions tranchées, dont il tire profit pour donner à son roman une énergie débordante.
Occupation d’usine, séquestration de dirigeants, revendications sur les primes et les reclassements, menaces de destruction de l’outil de travail, regroupement des forces avec les ouvriers d’autres entreprises en difficulté, tout est mis en pratique dans une dramatisation reposant sur une tension croissante. «Je crois qu’on ne sera jamais assez révoltés», dit Carvin. Qui l’est pourtant, à lui seul, suffisamment pour entraîner ses camarades.
La directrice des ressources humaines de la Méka, séduite par l’homme encore plus que par ses théories, elle le prouve, leur emboîte le pas. Elle ne sera pas la dernière à faire le coup de poing quand il le faudra.
Cela bouillonne, parfois presque trop. Mais, dans la veine d’un roman social que Zola n’aurait pas reniée, Gérard Mordillat confirme qu’il est un formidable feuilletoniste capable d’accrocher un lecteur prêt à tout croire pour aller jusqu’au bout du livre.

mercredi 11 janvier 2012

Pierre Assouline et Philippe Claudel à l'académie Goncourt

Françoise Mallet-Joris, plus très ingambe, avait démissionné. Jorge Semprun est mort. Il manquait deux convives aux déjeuners de l'académie Goncourt - les couverts 9 et 10. En même temps qu'ils remettaient officiellement à Vénus Khoury-Ghata leur prix de la poésie (pour lequel ils avaient voté en décembre), les académiciens se sont concertés pour compléter leur table. Puisqu'il n'y a pas de candidature, c'est souvent une surprise. Cela n'a pas manqué. Mais c'est une double bonne surprise.

Pierre Assouline, écrivain, critique, blogueur, très récemment invité ici même pour parler de La république des livres, est un fin connaisseur de la chose littéraire, et du monde qui l'entoure. Il a longtemps dirigé Lire - il y succédait à Bernard Pivot, qu'il retrouvera donc mensuellement chez Drouant. Il a publié des biographies exemplaires, sur Gaston Gallimard, Hergé, Georges Simenon, etc. Il a créé, avec un Simenon suivi, à la fin de l'année dernière, d'un Proust, la collection des "autodictionnaires". Il a, l'année dernière aussi, rédigé un rapport très pointu sur la situation des traducteurs littéraires. Il est au rendez-vous du Monde des livres. Quoi d'autre? Ah! oui! l'essentiel: le roman qu'il a publié il y a un peu moins d'un an, Vies de Job, est tout simplement un des meilleurs (à mes yeux, qui en valent bien d 'autres) de l'année dernière. Un ouvrage touffu, d'une intelligence et d'une sensibilité auxquelles il est impossible de rester insensible.
Bref, cet homme, à qui je dois le respect (il est mon aîné pour une dizaine de mois), m'impressionne. Et son élection à l'académie Goncourt est une excellente nouvelle.

Je connais moins Philippe Claudel. Mais Les âmes grises était un superbe roman et nous avions bavardé autour de L'enquête, sorti en septembre 2010. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager cette conversation dans laquelle il est aussi question de cinéma, puisque l'écrivain se double, depuis quelque temps, d'un réalisateur.

Avez-vous relu Kafka avant d’écrire L’enquête?

Pas du tout. En outre, j’ai toujours été un lecteur extrêmement parcellaire de Kafka. C’est quelqu’un dont je n’ai jamais trop aimé les textes, en fait. Ça m’ennuie, ça me tombe des mains. J’ai un peu lu son Journal et ses Lettres à Milena jadis, et puis ses nouvelles. Les romans… Le château, je n’ai jamais dépassé une dizaine de pages et Le procès, je le connais plus par le film d’Orson Welles que par le texte. Donc, je ne suis pas un très bon client.

On ne peut pourtant pas s’empêcher d’y penser…

L’un n’empêche pas l’autre. Je suis un peu comme tout le monde, j’ai une idée de Kafka sans l’avoir lu, c’est comme Proust. Je suis capable de me représenter l’univers de ses livres, cette oppression administrative de l’individu, etc., mais il n’est pas dans mon Panthéon.

Ce livre-ci est-il né après un déclic particulier?

Il doit y en avoir plusieurs. Mais c’est sans doute le fait d’être dans une situation particulièrement inconfortable dans le monde d’aujourd’hui, de faire moi-même le constat que je comprenais de moins en moins les choses, que j’avais du mal à trouver ma place dans la sphère économique, politique, individuelle, administrative et sociale. Je me suis intéressé à des suicides organisés sur Internet, notamment au Japon. On voit des êtres humains se mettre en contact sur Internet et décider ensemble, sans même se connaître, de mettre fin à leurs jours. J’avais commencé à gamberger un peu sur cette piste-là. Et puis sont intervenues d’autres formes de suicides en série dans des grandes sociétés françaises et ça a été vraiment le début de l’écriture. Je me suis dit: envoyons un enquêteur dans une entreprise gigantesque et voyons un petit peu ce qu’il advient.

Ce qu’il advient pour le lecteur, au moins, c’est de constater l’énorme écart entre le monde de l’entreprise et le monde réel…

Si vous voulez, dans les premières pages, le récit se structure de façon très réaliste. Ensuite, la réalité est sabotée de multiples façons par des événements qui sont autant d’embûches dans le parcours de l’enquêteur. Et il y a une sorte d’expansion un peu fabuleuse de l’entreprise qui arrive à prendre la dimension de la ville, puis du monde. Mais je pense que le livre est aussi une enquête sur ce que peut être le roman aujourd’hui. Est-ce que le roman et son créateur, le romancier, sont encore à même de raconter le monde, de l’expliquer, de l’interroger? Est-ce que le fondateur, à l’image de celui qui est dans le livre, pourrait être une sorte de fondateur de l’entreprise humaine, c’est-à-dire une sorte de dieu auprès duquel on voudrait trouver des réponses à nos questions? Alors qu’il n’est plus qu’un balayeur relégué dans une sorte de décharge… Tout s’entremêle dans une écriture qui était pour moi logique et plaisante et qui permet, je pense, au lecteur de faire différents niveaux de lecture.

N’avez-vous pas pensé mener vous-même une enquête?

Non, je n’ai pas ce talent-là. D’autres l’ont probablement mais, moi, coller à la réalité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas un historien, je ne suis pas un journaliste et je n’ai pas du tout les compétences pour ça. J’essaie toujours de voir derrière les choses, ou à côté, au-dessus, en dessous, et de tirer la fable de ce qui apparaît devant moi, de révéler des architectures. L’en dehors, l’au-delà des choses, c’est ça qui m’intéresse. Et c’est ce que je sais faire, je pense. Faire un récit réaliste sur ces phénomènes à la fois ne m’intéresse pas et serait hors de mes capacités.

Dès le début, l’enquêteur est, avec majuscule, l’Enquêteur. On ne connaîtra jamais son nom. Et tous les personnages du roman n’existent que par leur fonction, avec d’ailleurs une majuscule, mais sans identité personnelle. Pourquoi?

C’est une évolution logique par rapport à ce que j’avais écrit avant où, dans des romans comme Les âmes grises, La petite fille de Monsieur Linh, Le rapport de Brodeck, on avait des personnages qui perdaient leurs caractéristiques humaines. Les descriptions se faisaient de plus en plus rares, les fonctions prenaient le pas sur les hommes. Donc, là, c’est allé encore un petit peu plus loin. Et puis, par rapport à ce sujet, il me semblait assez important de mettre l’accent sur l’anonymisation que suppose le monde du travail où l’on n’existe en effet que par les fonctions qu’on remplit. Et dès lors qu’on ne les remplit plus ou qu’on nous les refuse, nous sommes rayés, nous sommes en dehors, remisés dans des boîtes, dans des placards…

Votre roman est à la fois très précis et très flou. Une vision analogue à celle que vous utilisez au cinéma, qui influence l’écriture? Ou le contraire?

Les deux se mêlent indépendamment de ma volonté et s’influencent au-delà de ce que je pourrais penser. Je viens de terminer le tournage de mon deuxième film et j’ai parfois, sur le plateau, des réflexes d’homme d’écrit. Je conçois parfois certaines scènes, certains plans plus d’une façon littéraire que cinématographique. Et inversement, lorsque j’écris un livre, je vois que j’emprunte parfois aux techniques du montage, du cadrage ou de la mise au point. J’aime beaucoup la mise au point, la profondeur de champ – ou l’absence de profondeur de champ. C’est magique, l’appareil photo ou la caméra qui vous permet, avec une sorte de molette, de faire le point sur un sujet et de laisser dans le flou les autres. Ça m’intéresse beaucoup.

Une phrase revient, à peu de choses près, deux fois dans le roman. L’épigraphe, extrait de L’enfer, le film de Clouzot, «Ne cherche rien. Oublie», puis, dans les dernières pages, «C’est en ne cherchant pas que tu trouveras». Y a-t-il une évolution entre les deux?

Je ne sais pas, en fait. La phrase de Clouzot est prononcée par Reggiani dans ce film qui n’a jamais été réalisé. Clouzot a passé des années de sa vie, avec des moyens considérables, à faire des essais pour ce film sur lequel un documentaire est sorti l’année dernière. Il y a une scène très belle où Reggiani est hanté par une voix off. Le film de Clouzot n’aurait rien eu à voir, il parle de jalousie. Mais l’aspect tentative avortée de ce film, je parle en termes de production, une entreprise cinématographique vouée à la folie et à l’échec, ça m’intéressait beaucoup. Et il y avait le mot «enfer» qui, par rapport à L’enquête, résonnait aussi. Dans la deuxième phrase, il y a une volonté de déboussoler, de tourner les aiguilles dans l’autre sens. Toute quête, normalement, aboutit à une recherche, tout livre aboutit à une réponse, alors que là, ce qui m’intéressait finalement, c’était de poser des questions, de mettre en place un désarroi. D’orienter les gens vers un questionnement humain qui soit métaphysique, ce qui est déboussolant.

L’important, c’est de poser les bonnes questions, davantage que de fournir les réponses?

L’important, c’est de poser des questions. Je ne sais pas si c’est de poser les bonnes. Inciter les gens à se poser des questions.

Après la fin du montage de votre deuxième film, après la parution de ce roman, savez-vous déjà si vous vous orientez ensuite vers un autre film ou un autre livre?

En réalité, j’essaie de faire les deux en même temps. Là, il y a un désir de film et un désir de livre, donc on va essayer d’agencer au mieux ces deux désirs-là pour qu’ils progressent à leur rythme.

Parallèlement?

Oui. J’aime bien entrelacer les exercices et, dans la même journée, consacrer du temps à un film puis à un livre.

Lionel Shriver : mariage sur court

Lionel Shriver aurait tout aussi bien pu intituler son roman: Double mixte. Si on a regarde la couverture, on aura compris qu’il est question de tennis. Lionel Shriver ne nous avait pas habitués à l’exploration du monde sportif. Mais cette troisième traduction donne accès à un livre paru en 1997 et antérieur aux deux premières. Dans Double faute, si Lionel Shriver se concentre déjà sur les problèmes de couple et sur tout ce qui peut venir perturber une belle entente – de l’intérieur ou de l’extérieur – elle ne donne pas (encore? il faudrait lire les six romans qui précèdent pour en être certain) dans la complexité de la construction narrative telle qu’on l’a rencontrée avec Il faut qu’on parle de Kevin ou La double vie d’Irina. Après tout, la linéarité n’a pas que des inconvénients: ici, elle nous attache très vite à Willy et à Eric.
A Willy surtout, d’ailleurs. Elle donnerait sa vie pour le tennis. Elle joue depuis qu’elle a cinq ans, elle est classée 437e mondiale et rêve de Flushing Meadows où elle a été, gamine, ramasseuse de balles. Willy possède un talent moyen mais elle est bosseuse, prête à aller au-delà de la douleur à l’entraînement pour s’améliorer et entrer dans le top 100, voire mieux comme lui promet son entraîneur, avec lequel sa relation est ambiguë. Eric, qui la rencontre par hasard pour un match improvisé au cours duquel Willy le bat, n’est que 972e. Le tennis n’est pas toute sa vie: il est doué pour tout ce qu’il entreprend, donc pour le tennis aussi. Il a pourtant commencé tard, à dix-huit ans, et son jeu foisonne d’éclairs de génie autant que de faiblesses techniques. Sur le court, malgré la conscience qu’il a d’être un joueur de tennis provisoire, il développe, comme les champions, un tempérament de tueur…
Leur première rencontre constitue-t-elle une bonne base pour un couple? A leurs yeux, oui. Très vite, ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Et, comme toujours dans les premiers temps de l’amour, chaque élément de leur existence commune participe à leur bonheur. Quand bien même il s’agit de t-shirts mouillés qui sèchent sur le radiateur.
Comme ils ont tous deux l’ambition de progresser, et de vivre de mieux en mieux de leur sport, ils se soutiennent mutuellement. Les classements s’améliorent. Un peu plus rapidement pour Eric qui, il est vrai, vient de loin. Willy commence à craindre le jour où Eric la battra à l’entraînement, celui où son classement sera meilleur que le sien et où la jalousie viendra empoisonner leur relation.
Ce n’est qu’un jeu? Pas vraiment. Même pas pour Eric, qui semblait planer loin au-dessus de ces considérations et qui pourtant, au fur et à mesure qu’il gagne des tournois, regrette que sa femme ne s’occupe pas davantage de lui. Tandis que la même femme se désespère de stagner, puis de régresser après une blessure, incapable de partager la joie de son mari, pire, n’aimant rien tant que les défaites qu’il subit parfois.
Et voilà comment un couple part à vau-l’eau, miné par les contradictions qui pèsent sur des objectifs communs, Willy et Eric n’étant plus en mesure, à un certain niveau, de se tirer mutuellement vers le haut. De récriminations mesquines en emportements plus graves, le chemin décrit par la romancière conduit vers un échec prévisible. A moins de renoncer à vouloir embrasser en même temps le bonheur et la réussite. Lionel Shriver ne semble pas trop y croire.

lundi 9 janvier 2012

Deux années en Sarkozie avec Patrick Rambaud

Le rythme est parfait. Patrick Rambaud, depuis le début de la présidence de Nicolas Sarkozy, livre ponctuellement, début janvier, sa Chronique du règne de Nicolas Ier qui, un an plus tard, reparaît au format de poche.
Comme j'avais pris un peu de retard dans la lecture de cette série, je viens d'en lire deux à la suite, la Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier et la Cinquième chronique du même règne.
On sait - et, si on ne le sait pas, il est temps de le découvrir - que Patrick Rambaud ne porte pas son président en très haute estime. Il suffit de considérer la kyrielle d'appellations non contrôlées dont il l'affuble pour en avoir une première idée. Je pioche, au hasard, dans les deux volumes: Notre Chatouilleux Leader, le Frémissant Souverain, Notre Truculent Tyranneau, Notre Élégant Monarque, Notre Cher Leader, le Prodigieux Souverain, Notre Verbeux Leader, Notre Misérable Prince, Notre Turgescent Despote, Notre Martial Souverain, Notre Mirobolant Monarque, Notre Turpide Leader, Notre Calculateur Souverain, Notre Brouillon Despote, etc.
Cette liste, très incomplète au demeurant, mérite à elle seule des applaudissements. Ouverte trois volumes et quatre ans plus tôt, elle semble dérouler à l'infini des possibilités qui donnent le vertige. Car il semble bien (il faudrait, bien entendu, vérifier) que Patrick Rambaud pousse la coquetterie jusqu'à se renouveler sans cesse et ne jamais se répéter. Chapeau l'artiste!
Dans sa chronique du temps, les événements ne manquent pas. Entre la tentative de promotion de Monseigneur le Dauphin à la tête de l'Epad, la farce de Sa Majesté prétendant avoir contribué, avant son règne, à la chute du mur de Berlin, les jongleries du duc de Chantilly, la guerre du duc de Villepin, la toute-puissance de M. le Cardinal, la milliardaire, ses enveloppes et son gigolo, le quatrième volet des trépidantes aventures du royaume offre une succession rapide d'anecdotes colorées d'un style puisant dans la palette d'un XVIIIe siècle remis au goût du jour. Comme les précédents, et comme le dernier paru, où la circulaire Hortefouille le dispute en risibilité (ça se dit, ça? non, probablement pas, tant pis, tout le monde comprend) à l'arrivée de la petite fadette. Ou au faux pas de la duchesse de Saint-Jean-de-Luz, au vicomte de Saint-Germain costumé en Malraux, au bébé électoral, au Sofitel maudit... n'en jetez plus, la Cour est pleine!
Patrick Rambaud a la dent acérée et la plume virevoltante. On pourrait extraire bien des phrases qui résonnent comme des jugements définitifs, sur le ton de maximes. Tome 5, chapitre I, paragraphe 1 (c'est ainsi que, plus tard, on situera les citations dans un ensemble devenu vaste):
Le Prince changeait souvent d'opinion car il n'en possédait point en propre; par cela, qu'il appelait pragmatisme pour se dédouaner d'une pareille absence, il désarçonnait le peuple comme ses courtisans.
Pan!
Mais, si le lecteur continue à se réjouir de chaque livraison, le chroniqueur semble s'en fatiguer quelque peu. Dans l'adresse à Notre Déprimante Majesté, il conclut par un sonore: "dégagez, Sire." Et, son devoir annuel achevé, il le paraphe de sa lassitude: "A suivre une dernière fois, espérons-le."

samedi 7 janvier 2012

Jeanne d'Arc, tous derrière (sauf François Reynaert) et elle devant

Personnellement, ce que j'aime, à Domrémy-la-Pucelle, c'est un agréable petit bistrot où il m'est arrivé de boire d'excellentes bières belges - mais je ne sais pas s'il existe encore. Rien que pour cela, je trouve ce village adorable. Quant à Jeanne, 600 ans et toute son aura, je la laisse à ceux qui se revendiquent d'elle, qu'ils s'appellent Nicolas Sarkozy ou Jean-Marie Le Pen secondé par sa fille. Les femmes guerrières, très peu pour moi. Les hommes non plus, d'ailleurs, qu'on ne vienne pas m'accuser de sexisme! D'ailleurs, les cours d'Histoire que j'ai subis tout au long de mes études, ponctués de dates de batailles et de couronnements, ne m'ont pas laissé de grands souvenirs. Mes professeurs, sympathiques mais peu curieux, ne se nourrissaient que de manuels déjà obsolètes - et j'étais réfractaire à cette becquée. Genre anorexique. Plus tard, des historiens envisageant les choses sous des angles plus humains m'ont un peu réconcilié avec cette discipline, mais il était sans doute trop tard pour effacer les traces inscrites en moi par Alexandre Dumas...

Jeanne d'Arc, donc, tous les jours à la télé pour célébrer la légende, le mythe, la belle aventure courageuse et illuminée, vous en pensez quoi? Si j'étais Jeanne d'Arc, je le serais tendance François Reynaert, dont on réédite en poche le salutaire Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises.
Sept cents pages, ou presque, il n'en fallait pas moins pour faire la peau à des clichés qui ont la vie dure. Puisqu'ils constituent, après tout, le roman national d'une France très à l'aise encore dans les manuels poussiéreux. Mais l'épopée n'a que des rapports lointains avec la réalité, même si Max Gallo semble ne jamais s'en être aperçu.
A propos de Jeanne d'Arc, donc, puisque c'est elle qui m'amène à ce livre, François Reynaert rapporte une évidence qui le conduit immédiatement à une question: "Tout le monde sait combien Jeanne d’Arc est célèbre. Qui se demande quels dégâts peut produire cette célébrité?" 
Il s'en tient d'abord à la version officielle, celle que tout le monde, même les cancres des cours d'Histoire, connaît à peu près. Inutile d'y revenir, sinon pour rappeler qu'après tout, ce sont les Bourguignons qui la font prisonnière et la vendent aux Anglais. Au passage, l'auteur ne peut quand même s'empêcher de noter qu'elle était "un chef de bande comme il y en a tant en cette période de guerre civile."
Puis vient l'élaboration de la légende, au XIXe siècle. "Elle est l'héroïne rêvée d'une époque hystérisée par la construction de l'identité nationale". Détails révélateurs à l'appui, jusqu'à nos jours de célébration.
Ce qu'on sait moins, et que François Reynaert prend le soin de nous apprendre (si nécessaire, car il y avait, si, si, des élèves qui suivaient le cours d'Histoire, même à mon époque), c'est que Jeanne n'était pas seule sur le terrain et que d'autres, pucelles ou non, auraient pu s'inscrire dans les mémoires. Si elle n'avait pas manœuvré habilement (elle n'était probablement pas idiote, la petiote!) pour occuper toute la place.
Voyez Catherine de La Rochelle, qui entend des voix et se met en route pour aller parler au roi. Malheureusement pour Catherine, Jeanne l'a précédée en femme qui parlait à l'oreille des rois, et est envoyée à sa rencontre pour la jauger. Elle est spécialiste, après tout. "Jeanne déclarera évidemment sa rivale complètement folle et appuiera son jugement sur des critères indiscutables: ce sont sainte Catherine et sainte Marguerite, à qui elle a posé la question, qui l'en ont assurée."
L'anecdote est belle. Un peu moins glorieuse que le mythe, bien sûr. Il en va souvent ainsi avec les mythes: frottez-les assez longtemps, et au lieu de se mettre à briller plus fort, ils révèlent que leur éclat reposait seulement sur un plaquage doré qui ne résiste pas à l'examen.

vendredi 6 janvier 2012

Millénium 2 : tout savoir de Lisbeth Salander

On le sait depuis le premier volume de Millénium, et je parle ici pour les lecteurs de poches puisque les autres n'ont plus rien à apprendre depuis longtemps, le personnage de Lisbeth Salander est à la fois attachant et bourré de mystères. Cette jeune femme atypique, hackeuse de haut vol, préserve les secrets de sa vie avec autant de volonté qu'elle en met à percer ceux des autres.
Après Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, il était donc assez logique que Stieg Larsson se concentre surtout sur son principal personnage féminin dans La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette.
La fille en question est évidemment Lisbeth Salander, dont il reste à comprendre le rêve, en même temps que tout ce qui a fait d'elle ce qu'elle est devenue. Pourquoi aussi elle a disparu de tous les radars, et en particulier de celui que Mikael Blomkvist braque dans toutes les directions avec l'espoir de la revoir - cela se fera, dans des circonstances très différentes de ce qu'il avait espéré, avec de la violence, du sang, et un réseau d'indices qui dessinent une affaire au moins aussi complexe que dans le volume initial.
Comme avec celui-ci, je me suis laissé avoir pour la deuxième fois, complètement. Entraîné par la vitesse du récit, plongé dans des nœuds apparemment inextricables, j'ai presque regretté d'en arriver à la fin. Oui, c'était bon. Oui, le texte contient bien quelques scories et je me suis dit parfois qu'il aurait pu être encore meilleur. Mais, franchement, le besoin de rigueur littéraire arrive parfois à se faire oublier quand la tension est tenue à ce point pendant 800 pages. Du moins cette absence ne m'a-t-elle guère troublé ici.

jeudi 5 janvier 2012

L'adieu à Kurt Wallander

Kurt Wallander, combien d’enquêtes? L’homme inquiet est, selon que le cycle intègre ou non Avant le gel, dont sa fille Linda est l’héroïne, la dixième ou la neuvième. La dernière, quoi qu’il en soit, pour le personnage favori de Henning Mankell, «un policier de province un peu ballot», ainsi qu’il se définit lui-même à la fin de ce nouveau roman. Il a vieilli et aborde bientôt la soixantaine. (Si on le préfère à ses débuts, quand il avait 43 ans, ils sont toujours en librairie puisque, outre les poches, une intégrale est disponible.) Il devient grand-père. Il oublie son arme dans un restaurant. Et il affronte une énigme dans laquelle l’autre grand-père de sa petite-fille est au premier plan.
Håkan von Enke, brillant officier de marine aujourd’hui à la retraite, est resté obsédé par une mission au cours de laquelle un sous-marin probablement ennemi, coincé dans les eaux territoriales suédoises, a réussi à s’échapper grâce à un ordre venu de très haut. De si haut, d’ailleurs, que personne n’en situe l’origine. Des relents de guerre froide et d’alliances plus ou moins explicites planent sur un mystère que von Enke se dit sur le point de percer.
C’est ce qu’il avait confié à Wallander avant de disparaître. Avant que son épouse disparaisse à son tour. Une affaire de famille autant qu’un enjeu de sécurité nationale pour l’inspecteur qui patauge dans des eaux troubles. Ce n’est pas la première fois. Pas la première fois non plus qu’il est dépassé par les événements. La grande différence, pour le lecteur, tient au fait de savoir que ce sera la dernière. On se penche donc, inconsciemment, avec une concentration plus soutenue sur le destin d’un homme empli des contradictions que la société où il vit a fait siennes. Leur poids est de plus en plus encombrant, on en jugera.

mercredi 4 janvier 2012

Lectures de janvier 1912 : maintenant, la bibliothèque

C'est bien beau, pensez-vous (du moins si j'en crois la courbe du nombre de pages vues ces derniers jours), de nous balader à travers la presse dans ce qui se lisait en janvier 1912.
Mais si, en outre, on pouvait lire nous-mêmes quelques-uns de ces ouvrages, est-ce que ce ne serait pas mieux encore?
Je dis oui. Et, pour répondre à cette question non encore exprimée, sinon par moi tout seul, ici, je vous ai fabriqué un petit - non, un gros - livre électronique au format EPub. Malheureusement à vendre - il faut bien rémunérer un peu le travail. Mais à prix d'ami: moins de cinq euros pour un volume comptant plus d'un million de signes, c'est-à-dire, en comptant à la louche, l'équivalent d'un livre papier de plus de 600 pages.
Il s'agit, si tout va bien, d'une nouvelle collection, à parution mensuelle, d'où le titre: Bibliothèque 1912: 1. Janvier. J'y réédite trois titres dont il est question dans les articles évoqués à travers les notes de blog publiées depuis le début d'une année encore très jeune et pourtant déjà bien pleine. Soit L'homme qui a perdu son moi, d'André Beaunier, Lettres de jeunesse à Henri Vandeputte, de Charles-Louis Philippe, et L'aile, de Jean Richepin.
Je vous suggère de faire l'expérience, quitte à ne pas la renouveler le mois prochain si elle ne vous a pas convaincu. Mais, l'ayant vécue de mon côté (et avec une attention soutenue, car il s'agissait aussi de corriger la copie pour obtenir un résultat de qualité), j'ai pris un immense plaisir à découvrir des ouvrages relativement peu connus qui, sans être les chefs-d’œuvre de leur temps, m'ont fait sentir l'air de celui-ci.
C'est comme se balader dans la bibliothèque oubliée d'un aïeul cultivé, secouer des pages poussiéreuses (sans la poussière, dans ce cas-ci) et compter sur le hasard (d'accord, je le manipule un peu, ce hasard) pour partir dans une exploration littéraire datée...

mardi 3 janvier 2012

Lectures de janvier 1912 (3)

Neel Doff,
André Beaunier,
Abel Hermant,
Jean Schlumberger

D’autres livres trouvent grâce, ou matière à discussion, aux yeux des chroniqueurs.
Pour ouvrir 1912, le 1er janvier dans L’Aurore, Paul Duprey conseille de lire Jours de famine et de détresse, de Neel Doff, paru l’année dernière chez Fasquelle, « un livre d’amertume et de vérité. » Le journal de Keetje a frappé le critique : « Les tableaux, sans lien apparent, semblent naître d’un effort de sa mémoire. On en doit louer la simplicité absolue  le style sans artifice, parfois, par des tournures étrangères, fait l’effet d’une excellente traduction. »
Emile Bergerat, qui publie ses Souvenirs d’un enfant de Paris depuis l’année dernière, aussi chez Fasquelle, vient de donner une suite aux Années de bohème. Philippe-Emmanuel Glaser se montre, dans Le Figaro, séduit par La phase critique de la critique. « Emile Bergerat est un merveilleux journaliste : il a le don de la jeunesse éternelle, il vivifie tout ce qu’il touche  et, avec une bonhomie souriante, il nous rend les boulevards, les cafés, les théâtres, tout le Paris d’autrefois  il ressuscite les grands morts : les Paul Arène, les Glatigny, les Armand Silvestre, les Rops, les Monselet, les Vallès  d’un coup de baguette magique, il rajeunit les grands vivants, comme Anatole France, et les replace dans le cadre de leurs premières années, de leurs premiers succès. »
Camille Vettard, dans La Nouvelle Revue Française, a remarqué un roman publié chez Plon par un collaborateur du Figaro. André Beaunier dédie à Paul Bourget L’homme qui a perdu son moi, né d’un « double état d’émotivité religieuse et de désenchantement intellectualiste. » Et explique son « dessein abstrait » dans la dédicace : la science vaut moins que la croyance. Puis il lui donne forme humaine, à travers le personnage d’« un jeune savant de génie qui abandonne tout pour la science ». Jusqu’au moment où il prend conscience de s’être fourvoyé. « A la fin, cependant, Michel Bedée reconnaît son erreur, il la proclame […] ». Il n’a pas échappé au critique qu’« une thèse préexiste à l’œuvre », et il le regrette puisque le résultat est un « livre obscur et inégal. » Tout n’est pourtant pas à jeter dans L’homme qui a perdu son moi : « les belles pages – voyez notamment celles qui ont trait à Spinoza et à la vie monastique de Bedée à Rijnsburg – les pages fines, fortes, profondes, abondent. »
Abel Hermant est un autre écrivain en vogue, et publie Les renards (Michaud). « Rien de plus amusant », écrit V.-Paul Duprey dans L’Aurore, que ces portraits où l’on croit reconnaître l’un et où l’on découvre, l’instant d’après, les traits de caractère d’un autre. « C’est presque un chef-d’œuvre d’allusion et d’ironie », conclut le critique. Dans Le Journal des débats, V. loue « le don tout spécial de pince-sans-rire qui caractérise le talent de M. Abel Hermant […] un moraliste qui sait voir et qui sait peindre les mœurs et les travers de son temps, et qui garde à sa façon la véritable tradition de l’esprit français. » Rachilde, constatant dans Le Mercure de France que ce livre ressemble furieusement à la réalité, félicite « l’auteur de ses brillants exercices de prestidigitation. Plus il va et plus il nous étonne par l’élégance de son doigté. […] Un pays qui s’égare n’est jamais perdu quand il lui reste de pareils conservateurs pour ses fiches anthropométriques. »
Puisque nous avons ouvert cette revue de presse de janvier 1912 avec un livre paru à la Nouvelle Revue Française, jeune maison promise à un bel avenir, terminons de la même manière, comme Rachilde, dont il vient d’être question, y engage, à propos de L’inquiète paternité, de Jean Schlumberger, dans Le Mercure de France – mais brièvement et sans insister : « Le roman, tout en dialogue, est curieux par la façon dont on est amené à en découvrir la psychologie. » Paul Souday est plus prolixe dans Le Temps puisqu’il consacre l’intégralité d’une de ses chroniques à l’ouvrage. « C’est un jeune écrivain d’un talent déjà vigoureux, d’un esprit original et chercheur. Son défaut, très sympathique chez un jeune homme, et qui résulte d’une louable haine de la banalité, consiste à se fier avec trop de complaisance à ce prestige de l’obscur, dont Montaigne, Nietzsche, M. Maurice Barrès et M. Emile Faguet ont finement parlé. » Souday trouve le livre un peu trop sec, péchant par « excès de concision. On est tenté d’analyser sa pensée avec plus de développement qu’il n’en a mis lui-même à l’indiquer. » De quoi méditer, sans doute, sur la relativité des expériences éternelles. Mais pas assez pour remuer profondément le lecteur.

lundi 2 janvier 2012

Lectures de janvier 1912 (2)

L’influence de Wells
chez Jean Richepin
et Maurice Renard

La littérature occupe, dans la vie culturelle, plusieurs étages différents. A celui de l’imagination, V.-Paul Duprey (L’Aurore) voit « une influence croissante et régulière », celle de Wells. Dont, cela tombe bien, Henri Davray et R. Kosakiewicz ont récemment traduit, au Mercure de France, L’histoire de M. Polly. Henri Ghéon, dans La Nouvelle Revue Française, établit une comparaison nuancée avec l’œuvre de Dickens : « Des valeurs hiérarchisées de Dickens, aux valeurs individualistes de Wells, dans un livre comme l’Histoire de M. Polly par exemple, il y a loin. Mais le procédé d’analyse, de réaction, reste le même  le même aussi, le procédé d’humour. » Francis Chevassu, du Figaro, sur le même terrain, en profite pour noter une évolution dans l’œuvre de Wells, « un disciple de Dickens dont le mérite n’est pas inférieur à celui du brillant historiographe des Martiens et du géographe des paysages lunaires. » Ce que confirme Ghéon : « le second Wells est né. »
Mais revenons aux influences du « premier » Wells, constatée par Duprey dans les livres récents de Jean Richepin (L’aile, chez Pierre Lafitte) et Maurice Renard (Le péril bleu, chez Michaud).
Duprey trouve chez le premier, ainsi que Jean Richepin l’a lui-même précisé, « un essai d’étude physiologique et psychologique d’un génie féminin, presque tout entier situé dans l’inconscient. » Il y ajoute, en corollaire : « ces théories ne vont pas sans développements et explications que Jean Richepin nous donne sans aridité ni sécheresse, mais plutôt avec une largesse magnifique. Même en ces matières, Jean Richepin montre une aisance remarquable et il ajouterait plutôt à l’habituel vocabulaire scientifique. »
Le second paraît l’impressionner davantage. « On peut résumer l’impression de lecture en disant qu’on s’éveille du livre de M. Maurice Renard, comme d’un cauchemar le plus ahurissant. » Voilà qui vaut mieux que « la friperie sentimentale » dont le goût public est « si notoirement écœuré. » Il décèle dans Le péril bleu « de telles qualités de style, de composition et d’invention qu’il se pourrait bien que M. Maurice Renard eût en même temps trouvé un chemin où il eût dessein de persévérer quelques jours. »
Rachilde, au fond, ne dit pas autre chose, à propos du même Péril bleu, dans Le Mercure de France : « Or, je vous le dis en vérité : l’avenir est à ceux qui feront du beau roman d’aventure parce que tous les systèmes psychologiques connus ne valent pas l’inconnu, le mystère, la possibilité de l’absurde. Bien conduit, le roman d’aventure mène à tout et peut-être à la psychologie. » Et en voici donc un selon son goût : « Je ne peux ni ne veux vous indiquer toutes les surprises que nous réserve la lecture du Péril bleu ;  c’est à la fois de l’inquiétude et du rêve, du phénomène réel et de la catastrophe imprévue. A coup sûr, c’est le charme d’un récit où l’on nous mène du prouvé à l’inexplicable sans effort, comme dans un calcul où la littérature parfaitement claire tiendrait lieu d’algèbre et serait aussi rigoureusement logique. »

A la mode,
saint François d’Assise
et le Japon

« Saint François d’Assise est le saint à la mode. Le mot peut paraître irrévérencieux, mais c’est le mot juste », note Paul Souday dans Le Temps. Les traductions des Petites fleurs se multiplient – deux viennent de paraître, presque simultanément, chez Perrin et à la Bibliothèque de l’Occident. Et, malgré l’absence de réelle postérité, il reste « une lumière céleste, dont le moindre rayon éclaire les esprits et réchauffe les cœurs. »
Puisqu’il est question de mode, celle du Japon se manifeste dans les librairies, répercutée par les pages des journaux.
C’est Walter Tyndale, peintre anglais, qui en rapporte des souvenirs dans « un volume plein de jolis détails et d’observations piquantes », Le Japon fleuri (Editions Pierre Roger) dont le supplément littéraire du Figaro publie un extrait.
C’est, surtout, Lafcadio Hearn, auquel Francis Chevassu consacre deux feuilletons successifs du Figaro. Le 23 janvier, il signale le volume que Joseph de Smet publie au Mercure de France sur l’auteur britannique. Un « monument » dont l’existence se justifie, explique-t-il, par la manière dont Hearn « a enrichi la sensibilité occidentale de nouveaux motifs d’émotion ; il a élargi les perspectives que l’exotisme avait ouvert à nos rêves. » Pour le prouver, voici « l’excellente traduction » que Marc Logé donne, chez le même éditeur, de La lumière vient de l’Orient. Lafcadio Hearn doit son prénom à la rencontre que fit son père, chirurgien-major de l’armée britannique, à Lefcada où il était en poste, d’une Grecque qu’il épousa. Et de leur union naquit un Lafcadio qui allait se découvrir une fascination pour le Japon. « Il est probable que le Japon attira d’abord Lafcadio Hearn par la promesse des spectacles inconnus et des sensations inédites ». Il ne s’en est pas contenté, ni de recueillir « les plus exquises légendes, avec l’ardeur d’un néophyte qui croit avoir trouvé enfin “la terre promise de l’altruisme” et avec la complaisance d’un psychologue dont la curiosité se plaît aux commentaires et aux rapprochements. » Il a vu plus loin, alors qu’il écrivait son livre à un moment où « le Japon n’avait pas encore manifesté le dessein de tenir le rôle d’une grande nation. Lafcadio Hearn, cependant, avait pressenti cette ambition. »
La semaine suivante, Chevassu, qui devait s’être trouvé à l’étroit dans son rez-de-chaussée pour évoquer La lumière vient de l’Orient, complète son propos avec un large résumé de l’ouvrage. « Ce charmant Lafcadio Hearn ne sut jamais se défendre, dans ses émotions les plus sincères, d’être un philosophe systématique et un littérateur. Son livre n’en est pas moins un des plus curieux qu’on ait produit depuis longtemps. »

dimanche 1 janvier 2012

Lectures de janvier 1912 (1)

Que lisait-on il y a cent ans ? Comment les journaux rendaient-ils compte de la littérature en train de se faire ? Décalée d’un siècle, l’actualité prend une saveur singulière. Panorama d’un temps dont nous avions déjà presque tout oublié.
A partir du 16 janvier 1912, il sera interdit de jeter prospectus et épluchures de légumes dans les rues de Paris. Ainsi en a décidé le préfet Lépine dans une ordonnance de police. Mais les écrivains ont d’autres préoccupations. Toujours les mêmes, en réalité. Parmi elles, les prix littéraires sont un sujet inépuisable.
Demandez à Pierre Mille ce qu’il en pense. Une jeune revue lui a posé la question. Il répond le 11 janvier dans Le Temps, en constatant que la prolifération des récompenses accompagne celle des écrivains. « Tout au plus pourrait-on dire qu’ici encore c’est la fonction qui a créé l’organe : il y a de nos jours presque autant d’écrivains, surtout de romanciers, que de bicyclistes ou de chauffeurs. Et que voilà même un phénomène étrange : cette surproduction se manifeste au moment même qu’on signale, l’attribuant à l’affaiblissement de la culture classique, une crise du français, où l’on nous dit qu’ils deviennent de plus en plus rares ceux qui savent écrire et composer. »
Si au moins le « jugement des pairs » mettait en valeur des œuvres originales ! Mais non : « si souvent, cet aréopage tombe précisément sur l’œuvre de seconde main, ayant négligé auparavant celle qui lui a donné naissance, et sans quoi celle-là n’aurait jamais existé. »
La preuve par deux exemples. Charles-Louis Philippe, qui « avait le don, ou le procédé – mais si c’est un procédé, il l’avait créé – d’exprimer avec une extrême simplicité les choses compliquées, de diviser jusqu’à la ténuité presque infinie les sentiments simples. » Il n’a jamais été couronné, au contraire de Marguerite Audoux, une imitatrice. Et Romain Rolland, dont Jean-Christophe « ne ressemble à rien qui ait jamais été écrit en français. […] Romain Rolland a fait des disciples, et il faut s’en féliciter. […] Et c’est l’un de ces disciples, l’auteur de Monsieur des Lourdines, qui vient de recevoir un prix littéraire. »
Alors, ces prix ? « Mon Dieu, si on ne votait pas du tout ? Mais cette conclusion est anarchiste. »

Charles-Louis Philippe
et Romain Rolland,
quand même

Les écrivains que Pierre Mille cite en modèles ne sont pourtant pas absents de l’actualité.
De Charles-Louis Philippe, mort deux ans plus tôt, les Éditions de la Nouvelle Revue Française viennent de publier les Lettres de jeunesse échangées avec l’écrivain belge Henri Vandeputte. Paul Souday, dans Le Temps, juge sévèrement les goûts littéraires de Philippe. « Il abomine Stendhal, Barrès, Moréas, et juge Rabelais fatigant. Il n’avait pas autant de culture que de talent naturel ; ou du moins sa culture était purement scientifique ». Il juge sévèrement bien d’autres aspects. Sa volonté d’être un barbare : « Il oublie que les vrais barbares ne poliraient pas leurs phrases du tout. » Ou la naïveté (bien qu’« exquise ») avec laquelle Philippe raconte à son correspondant le vrai dénouement de Bubu de Montparnasse, roman où « tout est exact et copié d’après nature ». Mais Souday, après avoir ironisé, semble éprouver le besoin de corriger le tir. « Avec tout cela, sa correspondance est toute fraîche de jeunesse ; Philippe fut l’un des écrivains les plus originaux de ce temps, et sa mort prématurée [à 35 ans] n’est pas une perte moins déplorable que celle d’un Hugues Rebell, d’un Laforgue ou d’un Jules Tellier. »
Pour les prix littéraires, Romain Rolland n’attendra plus longtemps : le prix Nobel lui sera attribué en 1915. Il publie, chez Ollendorf, Le buisson ardent, avant-dernier volume de Jean-Christophe, et plusieurs voix le saluent. Rachilde fait le point sur le parcours du personnage dans Le Mercure de France : « C’est la fin du voyage de Jean-Christophe, le musicien au génie tourmenté, le chercheur d’absolu. Christophe veut aller jusqu’au peuple, oubliant que l’homme de génie doit vivre seul, ou dans une élite capable de le comprendre. » Et elle note, dans les derniers chapitres, « de belles et nobles pages sur la misère des animaux et les souffrances injustes que leur impose l’homme, leur frère… si souvent inférieur. »
Francis Chevassu, dans Le Figaro, aime lui aussi la fin du roman, pour la sérénité qui vient. « C’est ainsi sur des images de confiance, d’espoir et d’indulgence apitoyée que s’achève ce livre touffu où la peinture de la réalité vulgaire côtoie le lyrisme le plus effréné, où une philosophie à la fois sévère et tendre soutient l’observation. On peut regretter, dans la première partie, l’abondance un peu diffuse des idées et la longueur de certaines descriptions ; mais la seconde est nette, sobre, incisive et passionnée. Un souffle tragique la traverse et la soulève ; elle rend Le Buisson ardent digne des autres chants de ce remarquable poème. »
Paul Souday (Le Temps) tient pour une bonne nouvelle que ce volume soit le pénultième de l’ensemble. « Non pas que je veuille critiquer les dimensions raisonnables de ce Jean-Christophe […] ; cependant l’on ne sera pas fâché d’embrasser enfin d’un seul coup d’œil ce récit touffu, de connaître les conclusions de M. Romain Rolland et de se former sur son œuvre une opinion d’ensemble. » Comme Chevassu, il émet quelques réserves, d’ailleurs plus fermes, à propos de la première partie : « Au sujet des problèmes sociaux, M. Romain Rolland manifeste derechef son irritant et trop fameux antiintellectualisme. Les idées, ça ne compte pas. L’intelligence, c’est un îlot ruineux, battu par l’Océan de la vraie vie. » Et, décidément, « la seconde partie du volume paraît bien supérieure. » Ce qui doit tenir, au fond, à la nature de l’écrivain : « venu sur son vrai terrain, M. Romain Rolland, ici comme dans tous les chapitres similaires des huit volumes précédents, nous émeut profondément et force l’admiration. Il a ses raisons pour ne pas aimer les idées et les intellectuels : assez faible et nuageux idéologue, il est un merveilleux peintre de sentiments. »

(A suivre...)